Natif de Saumur, sorti diplômé de l’école Boulle puis des Arts décoratifs avant d’intégrer l’institut d’Urbanisme de Paris, Henri Quillé (1928-2018) reste un architecte étrangement écarté du panthéon moderniste. En 1962, l’homme découvre l’île alors la plus secrète des Baléares : Formentera. Etabli à Meudon (où il réalise avec l’Atelier 12 le superbe ensemble Les Pierres Levées, dans le quartier de Bellevue, restauré avec soin voici cinq ans), il quitte définitivement la capitale en 1972 pour s’installer à Formentera, où il fait l’acquisition d’une bâtisse vernaculaire, à toit plat, isolée dans la cambrousse, « d’une géométrie simple qui lui confère un charme poétique, reflet de l’art de vivre méditerranéen : une ambiance intérieure faite d’ombre sur les murs chaulés, contrastant avec une forte luminosité extérieure » […] « Sa maison devient le laboratoire de sa démarche ». Jusqu’en 2004, il multipliera les projets sur l’île, avant de quitter définitivement, en 2010, ce havre de paix désormais arraisonné par le tourisme de masse. Rentré à Paris, il y meurt huit ans plus tard.
À bonne école
Les monographies de chez Norma sont décidément en prise avec l’air du temps. Ainsi par exemple, accompagnant l’exposition qu’avec son flair habituel lui avait consacré Francis Rambert cet hiver à la Cité de l’architecture et du patrimoine (Palais de Chaillot), l’œuvre de Philippe Prost, lauréat en 2022 du Grand Prix national de l’architecture, était-elle célébrée à bon escient : à peine clôturée l’exposition que Prost, hasard malencontreux du calendrier, était, le 27 mars dernier, avec le paysagiste Bruel Delmar, proclamé vainqueur du concours pour le réaménagement de la place de la Concorde. Certainement le moins mauvais choix entre les candidats à ce concours : les travaux que Prost a conduits, à Belle-Ile en Mer tout particulièrement, témoignent d’un authentique respect pour le patrimoine, les vieilles pierres et le paysage. Va-t-il épargner la Concorde du massacre ? C’est vraisemblable. Son projet ne casse ni l’ordonnancement, ni les symétries ni les continuités, réduisant l’emprise de la circulation automobile, mais sans rompre l’harmonie des voies et de ses perspectives, sous prétexte de « végétaliser » à tout prix.
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Pour en revenir à Quillé, de l’écologie urbaine à l’écologie rurale ne prévaut qu’une seule et même logique, au fond : le respect, la préservation, la valorisation de l’identité traditionnelle du site. Quillé a été à bonne école : dès les années 1960, il s’est lié avec Ricardo Porro, un des quatre architectes des extraordinaires Escuelas de Arte de La Habana – sans doute l’unique vestige architectural dont pourrait se targuer la sinistre Révolution castriste (que Porro ne tardera pas à fuir, d’ailleurs, pour s’exiler en France et y poursuivre une estimable carrière jusqu’ à sa mort en 2014)…
Précurseur, Quillé implante dès les années 1960 dans sa maison paysanne les premiers panneaux solaires sur le marché, tout en réunissant des artisans locaux pour imprégner de leurs savoir-faire ancestral ses « maisons organiques » faites de textures brutes, et qui combinent avec une grande élégance lignes courbes, volumes cylindriques, géométries cubiques. Dans les années 1970, une série fait système : dans les pas d’un Le Corbusier, dépourvue de cette prétention rationaliste totalitaire propre à la fameuse « machine à habiter ». Autosuffisantes au plan énergétique dès le seuil des années 1980 !
Lui-même navigateur, Quillé a l’expérience des espaces restreints, d’où l’idée de ces « maisons minimum », en parallèle à des programmes plus ambitieux en termes de taille mais aussi de composition plastique, telle la maison Sandretto (1994), dont une photo illustre la couverture du présent ouvrage – on dirait du Chirico. La maison-atelier construite en 1977 pour le peintre Erro en bordure de la côte nord de l’île était déjà un bel exemple de cette esthétique épurée, qui se déclinera en maints projets réalisés pour d’autres artistes ou entrepreneurs, tel ce « PF-70 », commande de Pietre et Angela Fedell, ou ce « KG-74 » destiné aux Grohe, cette famille d’industriels allemands à qui vous ne manquez pas de rendre grâce chaque jour en saisissant votre pomme de douche…
Tour du propriétaire
Synergie avec l’environnement, ventilations, simplicité, confort, optimisation des systèmes se retrouvent dans tous les édifices qui essaiment bientôt dans le paysage insulaire – maisons Valentin, Reiman, Pamela, Dobo, Di Meo, en passant par celle conçue pour l’architecte et urbaniste Raimon Torres, et jusqu’à cette petite maison habillée de pierres, qu’ Andrea Fiorentino réclamera pour lui seul quand il met sa maison principale en location. Un des joyaux tardifs de cette œuvre singulièrement méconnue reste sans aucun doute la vaste demeure bâtie dans les années 1990 pour Giberto Sandretto, un industriel italien, dans la partie la plus étroite de Formentera, à Es Calo, au pied de La Mola, sur un terrain qui descend en pente vers la mer.
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De cette diversité, mais aussi de cette continuité remarquable, rendent compte ici photos anciennes, en noir et blanc le plus souvent, alternant avec des photos récentes en couleur, certaines en pleine page, mais également des photos aériennes, des prises de vue des aménagements intérieurs, des plans d’architecte… au fil de ce très « beau livre », dont les pages en papier mat, d’une belle épaisseur texturée, présentent un luxe inhabituel.
Sous la direction de cet homme d’entregent et spécialiste des arts décoratifs du XXème siècle qu’est Guy Bloch-Chamfort, assisté de l’architecte Sophie Cambrillat et de Tanit Quillé, fille d’Henri Quillé et elle-même architecte dépositaire de la mémoire de l’œuvre de son père au sein d’une association dédiée dont elle est présidente, l’ouvrage se présente comme une « visite du propriétaire » : attentive à analyser dans son détail, étape par étape et de site en site, l’exemplarité de chaque édifice. Formentera, au temps du farniente sans la foule. Encore un paradis perdu, – un de plus ?
A lire :
Henri Quillé. Formentera, par Guy Bloch-Champtort, Sophie Cambrillat, Tanit Quillé. Norma éditions, 224p. 2025. (texte bilingue français espagnol)
Philippe Prost, architecte. La mémoire vive, sous la direction de Francis Rambert. Norma éditions, 195p. 2024
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