Michel Simon est mort il y a cinquante ans. Derrière sa gueule épaisse se cachait un être d’une rare sensibilité. Un acteur unique, le plus grand de tous les temps, selon Sacha Guitry, qui surmontait ses angoisses par une boulimie de travail (150 pièces, 140 films), un amour de la nature, et un penchant notable pour la pornographie.
Je dois avoir 10 ans. Je me promène avec mon oncle dans une rue de Noisy-le-Grand. C’est la banlieue tranquille avec le chant des oiseaux et des pavillons en meulière. Au bout de cette rue, il y a une grande demeure avec des cris de singe, de grands arbres et une sorte de jardin d’hiver avec une immense verrière aux vitres brisées. Devant la porte, une silhouette voûtée dans un pardessus crème, une drôle de tête couronnée d’une crinière de lion. Mon oncle le salue. L’homme lui répond d’une voix chevrotante. Il tient à la main un filet à provisions percé. Mon oncle me dit à l’oreille que c’est Michel Simon, un grand acteur. L’image s’incruste dans ma mémoire. Un acteur, pour moi, ressemblera toujours à Michel Simon.
C’est ce qu’on appelle un monstre sacré ; peut-être le plus grand acteur de tous les temps, pour reprendre le jugement de Sacha Guitry, son ami. Il est mort il y a cinquante ans. La maison qu’il habitait avec ses animaux, surtout Zaza, sa guenon, qu’il habillait comme un humain et qu’il emmenait au théâtre, le parc où l’herbe ignorait la tondeuse, sa bibliothèque aux trois mille livres, cette maison-refuge a été rasée. Son fils, François, avait pris la décision de s’en séparer. Il mourut quelques jours plus tard, me confiera l’acteur Maurice Baquet, voisin de Simon. Cette maison, c’était La Cerisaie, tout finissait par s’en aller.
Il aimait la nature car elle le préservait des hommes et de leurs manigances. Ça a un côté rousseauiste. Normal, il est né le 9 avril 1895, à Genève, dans la grand-rue, en face de la maison natale du philosophe. Ses parents sont charcutiers. Lui, l’amoureux des animaux, ils l’envoient travailler aux abattoirs de Genève, où il doit les achever avec un poinçon. Il confesse : « Pendant un an, j’ai assassiné des bêtes. » C’est un mauvais élève, il fait rire ses camarades. Les traits de son visage sont épais. La grâce, il la possède pourtant, dans le regard, mais personne ne la voit. Il en rajoute. Il est frustré, car il veut être le dernier de la classe ; or il est avant-dernier. Il y a toujours un camarade absent, il parvient à lui piquer la place dont il rêvait. C’est un provocateur, râleur, détestant l’ordre. Un jour, il dit, d’une voix malicieuse : « Je n’aime pas les leçons, elles ne servent qu’à violenter les natures. » Il devient soldat. Il connaît le cachot humide. Il sort de cette aventure tuberculeux et antimilitariste. À 17 ans, il est à Paris. Il crèche près de la porte Saint-Martin. Il finit d’être éduqué par des truands. Il s’éprend d’une prostituée, Jeanne. Il en parlera toujours avec tendresse. Pour elle, il refuse d’aller tourner à Hollywood. Elle lui fait découvrir les plaisirs de la chair et de la lecture. Il lit les enquêtes de Nick Carter et dit : « Son auteur a fini fou. Ce n’est pas à la portée des Goncourt. » Son humour l’aide à gommer la laideur de la vie. Il dévore Messieurs les ronds-de-cuir, de Courteline. Lucide, il déclare : « Ce livre préfigurait les grands conflits mondiaux. Du reste, ça se termine dans un cimetière. C’est l’œuvre d’un prophète. » Rabelais lui enseigne l’irrespect ; Aristophane, le désespoir. À propos de Céline, dont il a enregistré Voyage au bout de la nuit, il dit : « Lui, c’est un homme. Les autres n’ont pas d’idées tranchées. Ils pensent à leur clientèle. C’est difficile de trouver un homme en littérature. » Il déteste Descartes. « La logique, c’est absurde », lance-t-il. Il est tour à tour boxeur, photographe, danseur, acrobate, puis comédien, remarqué par Georges Pitoëff, genevois comme lui. Sa carrière est lancée, avec des hauts et des bas. Au total 150 pièces et 140 films.
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Tiens, là, il discute avec Jean Renoir, qui lui a offert ses plus beaux rôles – La Chienne ; Boudu sauvé des eaux –, ils sont dans une guinguette, ils ont picolé. La caméra tourne. Michel dit qu’il n’a jamais trouvé la rue du Conservatoire. Fou rire. Pour Boudu, dont il fut producteur, il rappelle qu’il a failli couler. Le film fut interdit au bout de trois jours. Motif : Boudu mange des sardines à l’huile avec les doigts et s’essuie sur les rideaux. On peut violer la morale, mais le bourgeois ne supporte pas qu’on touche à ses tentures. C’est un instinctif qui offre au personnage le petit « truc » génial – l’interprétation du farfelu Jules dans L’Atalante de Jean Vigo l’atteste. N’a-t-il pas déclaré : « Lorsqu’on chasse le naturel, il ne revient pas toujours. »
Cet angoissé tient en respect sa folie en tournant sans cesse ; c’est aussi un pornographe notoire – sa collection de treize mille pièces, photos et objets érotiques variés dont des godemichets spectaculaires, est légendaire. Il pose nu avec des prostituées, dans des scènes de sexe crues, se travestit. Il sait que l’homme est mauvais, ça le sauve. En 1940, on l’accuse d’être juif, en 1943 d’être communiste, en 1944, on le dénonce comme collabo. Il encaisse. Comme il encaisse les séquelles d’une teinture pour les cheveux qui lui attaque le visage et le cerveau. Il souffre de vertiges, ne peut plus articuler, confond les couleurs. Il met huit ans à s’en remettre. Mais l’homme est solide. Il retrouve le chemin du succès. On dit qu’il ne connaît pas son texte. Dans Drôle de drame, il bluffe pourtant Louis Jouvet, qui déclare : « Il se promenait dans son texte avec volupté. » En 1957, c’est la fin de sa carrière de vedette. On ne veut plus l’assurer, sauf Abel Gance. Cela lui permet de tourner encore quelques grands films dont Le Vieil Homme et l’Enfant, de Claude Berri. Il prend des risques car il joue un antisémite dans un long-métrage dénonçant l’antisémitisme. Le film sera récompensé à Berlin et interdit de projection à Cannes.
Dans la plupart de ses rôles, ce misogyne faussement solitaire déborde d’humanité. L’acteur à la voix si particulière et à la tête démoniaque meurt le 30 mai 1975. Bertrand Blier lui avait proposé un rôle dans Les Valseuses. J’aurais bien aimé voir Depardieu donner la réplique à cet immense comédien qui travaillait sans filet.