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Osez l’alterféminisme!


Osez l’alterféminisme!

De gauche à droite et de haut en bas : Thérèse Hargot, Eugénie Bastié, Peggy Sastre et Iseul Turan (Photos : Hannah Assouline et Natacha Nikouline)Le vent tourne du côté du deuxième sexe. Une copine journaliste dans la presse féminine m’avait prévenu : « Des Antigones à Eugénie Bastié, j’observe un phénomène nouveau : des jeunes femmes idéologisées « nature et tradition », sans serre-tête ni collier de perles, parfois même en bottes de moto ou avec des boucles dans le nez, qui s’attaquent au néoféminisme tendance Najat. » Ouh là ! pas d’amalgame, ma grande ! Quoi de commun entre la transhumaniste Peggy Sastre (un cas à part), la catho-décroissante Eugénie Bastié, la sexologue Thérèse Hargot et l’anticapitaliste de droite Iseul Turan, porte-parole des Antigones ? Rien, sinon que ces jeunes femmes ne se reconnaissent aucunement dans le progressisme immense et rose que nous vend la gauche de gouvernement menée par le parti soci(ét)aliste et son rejeton Osez le féminisme.

Pour reprendre une terminologie à la mode, on pourrait taxer ces pétroleuses d’« antiféministes », selon la définition que le philosophe Antoine Compagnon donne des « antimodernes » : des modernes revenus des illusions de la modernité. Ainsi, nul n’entend contester la « première vague » du féminisme ayant ferraillé en faveur de l’égalité des droits à la fin du XIXe siècle. C’est à partir des années 1960 que le bât blesse. Tout progrès ayant son revers, les « conquêtes » de la révolution sexuelle, considérée comme la « deuxième vague » du féminisme, de la pilule contraceptive au droit à l’avortement, font aujourd’hui l’objet d’attaques en règle. Quoique personne ne songe à remettre le dentifrice dans le tube, la critique des effets secondaires de la pilule, de la « banalisation » de l’IVG que portent Eugénie, Thérèse et Iseul fait désordre au pays du MLF.[access capability= »lire_inedits »]

Clara, doctorante en « études de genre », relativise ce retour de bâton : « Le féminisme est traversé de part en part par des zones-limites : des problématiques à la frontière entre féminisme et antiféminisme, qui risquent donc à tout moment de se retourner contre le mouvement. Par exemple, la question de la prostitution fait débat. » C’est peut-être le seul point commun entre féminisme et islam sunnite : aucune de ces deux Églises n’est apte à excommunier l’incroyant, le blasphémateur ou le terroriste, au prétexte qu’il n’aurait rien à voir avec la foi dont il se réclame.

Dès la fin de la décennie 1970, la poétesse et spécialiste de Sade Annie Le Brun, issue des milieux surréalistes, s’agaçait du « terrorisme idéologique de la femellitude » sur le plateau d’Apostrophes, où elle venait défendre son essai Vagit-prop. Son dépeçage du « corporatisme sexuel qui nivelle toutes les différences pour imposer la seule différence des sexes » parle à ses cadettes Élisabeth Lévy et Natacha Polony, pourfendeuses des émasculatrices d’ « Osez le clito ».

S’engouffrant dans cette brèche béante, la génération Y a tiré un grand coup de semonce médiatique en avril dernier, avec la publication du pamphlet antiféministe d’Eugénie Bastié, Adieu mademoiselle (éditions du Cerf, 2016). Dès son stage chez Causeur courant 2013, j’avais prédit un brillant avenir à cette gersoise montée à Paris. Son irruption dans la fosse aux lions médiatique à seulement 24 printemps n’a fait que confirmer mon intuition. Des plateaux télévisés à la dernière page de Libé, Eugénie caresse l’icône Simone de Beauvoir avec son débit de mitraillette, pour mieux en déboulonner la statue.

Nos fidèles lecteurs connaissent la chanson : Castor avait tant et si bien de « génie dans l’erreur » qu’elle a donné naissance au néoféminisme égalitariste prétendant que « la femme doit se faire semblable à l’homme pour se libérer ». Si Eugénie concède au sens commun que « l’égalité juridique hommes/femmes est bien sûr un acquis positif », elle n’en enfourche pas moins sa monture catho-décroissante. Avec des accents pasoliniens, la plume junior du Figaro se dit authentiquement « pro-choix », c’est-à-dire favorable à la loi Veil, pourvu que l’avortement reste une mesure d’exception applicable après mûre réflexion. Il n’en fallait pas plus pour que Les Inrocks l’intronisât « nouveau visage de la droite réac » avant que Sophia Aram lui consacre une chronique radio entière en forme de cassage de gueule. Quand Bastié raille les contradictions du féminisme de « troisième vague » amalgamant causes féminine, queer et antiracistes, le camp du Bien sort le bâton. Ses sarcasmes sur la « nuit de la Saint-Sylvestre du féminisme » qu’ont été les viols de Cologne ne dérident guère ses détracteurs. Pensez : une sympathisante de la Manif pour tous habillée en perfecto, cela déroute la presse degôche à l’affût de Marie-Chantal.

Et qui dit incompréhension dit réaction agressive. « Je prête moins le flanc au lynchage d’Eugénie », m’avoue la trentenaire Thérèse Hargot, dont le recueil de témoignages Une jeunesse sexuellement libérée (ou presque) (Albin Michel, 2016) développe pourtant des thèses voisines. Pour faire passer la pilule, dont elle écrit d’ailleurs pis que pendre, notamment en raison de ses dégâts sur la santé, la sexologue-philosophe belge fait parler les ados. En vertu de quoi « la quasi-totalité des médias s’est intéressée au fond de mon livre, même la presse féminine lui a fait bon accueil malgré ma critique de la contraception chimique ». C’est bien connu, aux yeux de nos progressistes de médias, la mère ne ment pas : mariée depuis douze ans, flanquée de trois enfants, adepte des « méthodes naturelles de contraception » qui supposent stabilité et fidélité dans le couple, la sexologue ardennaise sait néanmoins faire oublier son ancrage catho. Séduit par sa télégénie, l’animateur Arthur l’a embauchée comme chroniqueuse dans son émission quotidienne Cinq à Sept­­­­ – que TF1 a déprogrammée début juillet faute d’audience. « La ménagère va t’adorer ! » lui a-t-il lancé sans prendre la peine de la lire. À l’antenne, Hargot cause amour et sexualité avec l’aplomb d’un « Doc »[1. Au début des années 1990, le sexologue Christian Spitz alias « le Doc » a fait le bonheur des imitateurs par ses répliques cultes (« ton corps change », « ce n’est pas sale… ») adressées aux ados dans l’émission de radio qu’il animait en tandem avec Difool. ] glamour officiant à l’ombre des jeunes filles en pleurs. Son « féminisme incarné » acte l’échec de la libération sexuelle, illustré par l’explosion d’insultes sexistes chez des ados intoxiqués par le porno à haute dose. L’enseignement majeur de son essai peut se résumer en quelques mots : les normes n’ont pas disparu. « La révolution sexuelle était un beau projet mais on est passé de la condamnation à l’obligation du sexe avant le mariage », me glisse la sémillante Thérèse. Au départ, mon féminisme zombie avait quelque réticence à suivre son obsession anti-pilule, la loi Neuwirth ayant à mon humble avis libéré la femme (et soulagé les hommes). L’idée d’un continuum entre pilule contraceptive et GPA me paraissait aussi saugrenue que la mise en accusation du lait maternel qui a engraissé le nourrisson Hitler. L’objection que m’oppose Hargot tient en une formule lapidaire : « Quand on scande « Mon corps m’appartient » et « Un enfant, si je veux, quand je veux », comment être contre la GPA ? » Aucun argument ne me vient contre cette logique implacable….

Iseul Turan ne tarit pas d’éloges sur son aînée : « Thérèse Hargot fait un travail formidable. C’est celle dont je me sens le plus proche.» La porte-parole des Antigones, une trentaine de jeunes filles aux faux airs de vestales, pour la plupart issues de milieux droitiers, royalistes ou néo-païens, se veut à l’opposé des Femen, ces amazones « hors sol » qui parodient « la guerre des sexes ». Son infiltration spectaculaire dans les rangs des militantes ukrainiennes l’avait placée sous le feu des projecteurs au printemps 2013 : l’agit prop’, ça la connaît… Depuis, Iseul et ses copines – aussi bien normaliennes qu’assistantes sociales – organisent des conférences hebdomadaires dans un bar du Marais où elles reçoivent « des intervenants de tous bords, y compris un zadiste et une semencière ». Régulièrement, des fans d’Éric Zemmour viennent les écouter, croyant communier avec des phallocrates en jupon. Raté. « Toute femme n’a pas vocation à devenir mère », m’explique Iseul en allaitant son bébé. « On peut imaginer un père à la maison du moment que les rôles symboliques de chacun sont respectés », renchérit-elle avant de me livrer sa version de la féminisation zemmourienne : « Si la société se féminise, c’est à cause des pilules et des hormones féminines rejetées dans la nature. À cause des eaux usées, 70 % des poissons de la Seine sont des femelles ! »

Écolo et anticapitaliste intégrale, Iseul s’oppose à la loi Macron « qui va faire trimer 80 % de femmes dans les zones commerciales ouvertes le week-end » mais sait gré à Najat Vallaud-Belkacem d’avoir pris en considération les blessures spécifiques des femmes – aux seins, à l’appareil génital – sur le lieu de travail dans la loi sur l’égalité hommes/femmes (2013). Un huron n’y retrouverait plus ses petits : le gouvernement avance-t-il vers la relativisation de la différence des sexes (ABCD de l’égalité) ou vers son affirmation quand il instaure des quotas de femmes dans les conseils d’administration ? « L’égalité incarnée dont parle Najat ne veut rien dire. C’est un compromis entre différents courants du féminisme (égalitariste, différentialiste, essentialiste), comme la gauche sait si bien en conclure », s’amuse Iseul.

Histoire de « vivre dans le monde réel sans s’empoisonner », les Antigones s’emploient à rédiger des fiches pratiques sur des sujets aussi concrets que les tampons bio ou le compost en appartement, en parallèle à la rédaction d’annales thématiques (« La crise de la transmission », « Les femmes et l’économie »). Comme toute militante radicale qui se respecte, Iseul s’attend au pire : GPA et transhumanisme à la carte, au nom d’une vision tronquée de l’égalité. Pour autant, on n’est pas obligé d’approuver leurs fulminations anti-IVG lequel, loin de se « banaliser », reste un acte traumatisant accompli la mort dans l’âme. Qui plus est, les principales militantes anti-GPA émargent au camp féministe pro-avortement où l’on craint plus que tout la création d’un utérus artificiel.

Une grossesse ex utero qui séparerait le sexe de la procréation : tel est le rêve que caresse Peggy Sastre, « libre penseuse, pacifiste et pour les droits des minorités ». La signataire du manifeste du collectif Les Mutants.com, selon lequel « les femmes ne feront rien dans la vie tant qu’elles auront un utérus », s’appuie sur un argumentaire darwinien. À des années-lumière idéologiques des Bastié, Hargot et autres Antigones, l’« évoféministe » Sastre fait parler notre « psychologie évolutionnaire ». Dès l’aube de l’humanité, hommes et femmes auraient développé des « stratégies évolutives » différenciées afin d’accroître leurs chances de reproduction : aux mâles l’esprit de compétition entre géniteurs rivaux, aux femelles la coopération et la prudence des matrones. La dépendance des secondes aux premiers a « longtemps été très avantageuse » pour le sexe faible, soutient Sastre. Petit bémol, corrige-t-elle, « croire que l’humain est une sorte de zombie télécommandé par sa physiologie est tout aussi absurde que de le considérer comme une page blanche ». Si cette brillante intellectuelle de 35 ans peut se targuer d’une solide formation scientifique, sa méthode biologisante peut heurter, affirme Clara : « Le féminisme a tout intérêt à s’intéresser à la science. Mais ce genre d’approche sociobiologique a conduit notamment à considérer les femmes comme inaptes à diverses activités. Sastre a logiquement recours au transhumanisme pour dépasser les déterminants physiologiques. » Bien vu. L’approche sastrienne me semble toutefois décapante à l’ère du tout-culturel.

Le « titre-troll » de son essai La domination masculine n’existe pas (Anne Carrère, 2015) synthétise la pensée des réfractaires au néoféminisme victimaire, quoique ces dernières abhorrent le projet transhumaniste. Sans déconstruire l’histoire officielle à coups de burin génétique, Iseul égratigne la réécriture du passé : « On regarde l’histoire homme/femme à travers nos mirettes. Dans les sociétés anciennes, les femmes devenaient des personnages publics à la ménopause. » Pourquoi ne pas le raconter dans la grand-presse ? « À une époque, toutes ces filles auraient écrit dans la presse féminine, mais aujourd’hui elle est engluée dans la publicité et la pensée unique », regrette ma copine plumitive. Peut-être faudrait-il recréer un espace de liberté sur papier glacé. À bonnes entendeuses…[/access]

Été 2016 - #37

Article extrait du Magazine Causeur



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