Plus de trente ans après la fin de l’apartheid, des familles de victimes continuent de porter plainte contre l’État sud-africain. Beaucoup dénoncent l’échec d’une justice promise mais jamais rendue, et remettent en cause l’héritage de la Commission vérité et réconciliation, accusée d’avoir scellé un pacte du silence au nom de la paix nationale.
Quarante ans après l’assassinat des Quatre de Cradock, figures de la lutte anti-apartheid, leurs familles attaquent l’État sud-africain. Une plainte qui ravive les plaies non refermées d’un pays où la promesse de justice, portée jadis par la Commission vérité et réconciliation, semble n’avoir été qu’un mirage.
C’est une ville modeste, située en plein cœur du Cap-Oriental, connue pour son commerce de plumes d’autruche. Aujourd’hui rebaptisée Nxuba, anciennement Cradock, cette bourgade sud-africaine a été marquée par une violente affaire de meurtre dont les responsabilités n’ont jamais été clairement établies.
Dans la nuit du 27 juin 1985, quatre militants du Front démocratique uni (FDU) quittent tardivement leur réunion. En dépit des avertissements, ils décident de prendre la voiture afin de repartir chez eux. Quelques kilomètres plus tard, ils sont arrêtés à un barrage routier par la police qui avait repéré leur véhicule quelques heures auparavant. Ce qui se passe par la suite demeure un profond mystère. Ce n’est que quelques jours plus tard que les restes des corps de Matthew Goniwe, Fort Calata, Sparrow Mkhonto et Sicelo Mhlauli seront retrouvés, brûlés, portant des traces de torture apparente.
Une justice promise… jamais rendue
C’est un procès tardif, mais lourd de sens. Des décennies plus tard, leurs proches, aux côtés d’autres familles de victimes de l’apartheid, ont finalement décidé d’assigner l’État en justice pour « manquement constitutionnel », réclamant 9 millions de dollars de réparation.
La plainte, déposée devant la Haute Cour de Pretoria, vise nommément l’actuel président Cyril Ramaphosa, plusieurs ministres, la direction de la police nationale et l’Autorité nationale des poursuites. En ligne de mire : l’échec persistant de l’État sud-africain à juger les criminels de l’apartheid, en dépit des engagements solennels pris à la fin du régime raciste en 1994.
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« Cela fait trente ans que nous attendons la vérité, et la vérité meurt avec ceux qui nous l’ont volée », souffle Thoko Goniwe, veuve de Matthew Goniwe. Ses mots résonnent comme une condamnation morale de l’African National Congress (ANC), le parti de Nelson Mandela, héros de la libération noire. Un mouvement de plus en plus contesté par ses électeurs qui accusent les leaders de l’ANC de compromission avec les anciens caciques du régime d’apartheid.
La CVR, ou la réconciliation inachevée
En 1996, deux ans après les premières élections multiraciales, le gouvernement sud-africain a mis en place la Commission vérité et réconciliation (CVR). Présidée par l’archevêque Desmond Tutu, haute autorité ecclésiastique, elle avait pour ambition de guérir les blessures du passé par un compromis inédit : l’amnistie était offerte aux bourreaux qui confessaient l’entière vérité de leurs crimes. L’espoir était immense, salué dans le monde entier comme un modèle de justice restaurative d’autant qu’elle concernait autant les responsables et affidés du régime de ségrégation raciale que les cadres de l’ANC.
Mais pour les familles des victimes, l’espérance a vite laissé place à la désillusion. Ainsi, la CVR n’a pas hésité à amnistier l’ancien président Thabo Mbeki comme 36 autres personnalités de premier plan de l’ANC. « La CVR a demandé aux meurtriers de parler, ils ont menti. Elle leur a refusé l’amnistie, et l’État n’a rien fait ensuite », résume même Maître Odette Geldenhuys, avocate du cabinet Webber Wentzel, qui représente les plaignants des Quatre de Cradock. Dans ce cas précis, six policiers avaient été identifiés. Aucun n’a été jugé. Tous sont désormais morts.
Lorsqu’elle cesse ses activités, la CVR affiche un bilan assez maigre : 21 000 témoignages de victimes recueillis, 7 112 demandes d’amnistie déposées, 849 amnisties accordées, 300 dossiers transmis au parquet national (NPA) et moins de 30 poursuites judiciaires menées à terme.
Le soupçon d’un pacte du silence
Au fil des ans, les révélations se sont accumulées, troublantes. En 2021, un ancien haut responsable de l’Autorité nationale des poursuites a témoigné qu’au moins 400 dossiers criminels transmis par la CVR avaient été « supprimés » sous la présidence de Thabo Mbeki (1999-2008). Les pressions politiques, dit-il, auraient freiné ou empêché des poursuites pour éviter de compromettre la fragile unité nationale et pour conserver à l’international une image d’un pays réconcilié avec son passé. Des accusations que le compagnon de lutte de Nelson Mandela réfute farouchement, mais qui persistent. « Comment expliquer que tant d’affaires aient été enterrées, sinon par calcul ? », interroge l’historienne Nomsa Dlamini, spécialiste de la transition sud-africaine. « L’ANC a préféré la paix à la justice. Mais une paix sans justice devient un mensonge », ajoute t-elle.
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Outre les Quatre de Cradock, la plainte regroupe également près de trente autres familles. On y retrouve des survivants de massacres oubliés, comme ceux de l’hôtel Highgate en 1993, ou la ministre actuelle du Logement, Thembi Nkadimeng, dont la sœur a été enlevée et torturée par les services de sécurité en 1983. Aucun responsable n’a jamais été jugé. Ce n’est que l’année dernière que certaines enquêtes ont timidement été rouvertes.
Le parti d’opposition EFF (Combattants pour la liberté économique), dirigé par Julius Malema n’a pas manqué de réagir : « L’ANC a protégé les bourreaux. Il est inacceptable qu’en 2025, nous n’ayons toujours pas de réponses sur les crimes de l’apartheid », a dénoncé son porte-parole dans un communiqué. Un parti qui a fait de l’anti-boer, un credo politique et qui ne manque pas d’exemples pour justifier ses diatribes anti-gouvernementales. La libération conditionnelle, en 2015, de l’ancien colonel Eugene de Kock – surnommé « le boucher de Vlakplaas ou le Fléau de Dieu » – reste dans toutes les mémoires. L’ancien officier de la police secrète de 76 ans, réputé extrêmement brutal avec les opposants à l’apartheid n’a jamais renié son passé. Lâché par ses protecteurs, il s’est empressé de pointer du doigt la responsabilité du président Frederik de Klerk dans les violences raciales orchestrées durant les négociations de transition entre 1992 et 1994. Condamné à 212 ans de prison, il a été finalement libéré « dans l’intérêt de la réconciliation nationale ».
Une nation hantée par ses morts
Le procès qui se joue à Pretoria est donc plus qu’une affaire juridique : c’est un acte de mémoire, une revendication de justice intergénérationnelle. « Un cadavre ne peut être poursuivi. Mais l’État, lui, peut répondre de son silence », rappelle Me Geldenhuys. Les familles ne demandent pas seulement de l’argent. Elles réclament l’ouverture d’une commission d’enquête indépendante sur les sabotages judiciaires, ainsi que la création d’un fonds pour la mémoire, destiné à honorer les victimes, financer des recherches, organiser des commémorations, et enseigner la véritable histoire de la transition sud-africaine.
Car derrière la « nation arc-en-ciel » que le monde admirait, il y a peu encore, c’est la photo d’un pays fracturé qui ressurgit, où l’ombre des années de plomb plane encore sur la conscience collective. Là où l’on avait rêvé de réconciliation, ce sont les larmes, la colère, et la lutte pour la vérité qui reprennent le dessus, achevant de confirmer qu’elle n’aura été qu’un mirage créé de toutes pièces.