Accueil Culture Paul Celan, poète et «guerrier juif» (sic)

Paul Celan, poète et «guerrier juif» (sic)


Paul Celan, poète et «guerrier juif» (sic)
Le poète franco-roumain Paul Celan (1920-1970) © OZKOK/SIPA

Cinquante-cinq ans après son suicide à Paris (1970), évocation d’un substantiel et suggestif Cahier de l’Herne consacré à Paul Celan. Occasion et alibi d’un hommage.


C’est toujours comme requis que l’on aborde au pays de Paul Celan (1920-1970) – puisque Celan, réputé plus important poète de langue allemande depuis Rilke, est un pays.

Pays où l’on lit huit langues (russe, anglais, roumain, etc.) ; où, poète juif germanophone né à Czernowitz (Roumanie), l’on n’oublie ni le souvenir de l’Empire austro-hongrois, ni la Shoah (les parents de Paul Celan sont morts dans le camp de Michailovka en 1942-1943), ni Vienne qui révulse (tant l’antisémitisme y rôde encore en décembre 1947) et retient cependant – pour une raison : la rencontre décisive avec Ingeborg Bachmann[1].

Pays de Celan qui suppose la fuite de Vienne en juillet 1948 et l’accueil de Paris – Celan y passera près de la moitié de sa vie (1948-1970, lecteur d’allemand à l’École Normale Supérieure-Ulm à partir de 1959). Inassignable pays de Celan en vérité, qui ne se sépare pas de son œuvre : lui-même considérait sa vie – ce pays donc – « contenue dans (ses) poèmes ».


Dans L’Herne[2] qui lui est dédié, une large place est faite à des textes de philologie (sur tel ou tel poème), une autre est dévolue à des témoignages (dont Cioran), une autre encore au Celan traducteur (Shakespeare, Iessenine, Blok, Char, Michaux, etc.) ou aux « influences et lectures » (Kafka, Mandelstam, Hölderlin (omniprésents), Heidegger – le poème Todtnauberg évoque sa visite à Heidegger en 1967 et son attente déçue, etc.).

A lire aussi: Quand Cioran répondait à son courrier

Sa période surréaliste (Bucarest, 1945-1947) n’est pas négligée : « perversion des formes, pratique d’une écriture de plus en plus associative, désintégration de la syntaxe qui a un horizon historique et personnel » (J.-P. Lefebvre) : horizon des camps de la mort dont son poème Todesfuge (Fugue de mort) est l’illustration la plus célébrée.

Les recueils se succèdent – et de Pavot et mémoire (1952, mariage avec Gisèle de Lestrange) à Renverse du souffle (1967), l’obscurité grandit.

Comme le souligne encore J.-P. Lefebvre, « les manuscrits révèlent le caractère délibéré de ce processus de complexification. Celan supprime les identifiants primaires, images, toponymes : tout ce qui en apparence facilite, accélère la lecture du texte et en programme l’oubli ou l’altération ». 

L’« Affaire Goll » occupe une place à part (chapitre « Crises ») : elle dévaste Celan. La campagne de diffamation (pour plagiat) lancée en 1953 par Claire Goll (veuve du poète Ivan Goll, mort en 1950) est une calomnie. Démont(r)ée par Celan qui, pourtant, ne recueille pas les soutiens attendus ni ne suscite l’indignation escomptée – tant le mensonge est avéré et l’injustice, manifeste.

La meurtrissure sera sans remède et peut-être fatale. Cioran, que Celan traduit en allemand en 1954 (Cioran ne retouche rien : « On ne corrige pas Celan ») évoque l’« inaptitude (de Celan) au détachement ou au cynisme qui a transformé sa vie en cauchemar » (1988).

On mentionnera enfin l’usage cryptique, par Celan, de la citation – en particulier dans Le Méridien, discours nodal à l’occasion de la réception du prix Büchner (1960) : chaque citation y est indirecte. Malebranche, cité via Walter Benjamin ; Baudelaire via Benjamin Fondane ; Pascal dans la traduction de Chestov, etc. C’est selon Alexandra Richter une stratégie : outre le fait que le discours est ponctué de « N’oubliez pas que… », tous ces passeurs (Fondane, Chestov, Benjamin, etc.) sont juifs.

Il y a selon Celan – hypothèse mais qui semble fondée, par le caractère systématique du procédé – une liaison souterraine entre les différentes cultures nationales (« méridien culturel ») qui a été assurée par les Juifs. C’est un des messages postulés de Celan – peut-être pas le moindre.


L’Herne Celan, dir. Clément Fradin, Bertrand Badiou et Werner Wögerbauer, L’Herne, 256 pages.

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À lire également : le vade-mecum de Didier Cahen – comme un précipité inspiré : Lire Paul Celan (Tarabuste, 152 p.)

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Et… Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés, de François Kasbi, Éditions de Paris-Max Chaleil.


[1] Une analyse extensive de son lien avec Celan eût été bienvenue dans L’Herne : elle est absente. On s’en consolera par la lecture du livre de Cécile Ladjali, Ordalie (Babel-Actes Sud) – dont cette liaison est le cœur secret, le trésor sensible.

[2] Où la présence de repères récapitulatifs bio- et bibliographiques (a fortiori lorsque vie et œuvre sont à ce point mêlées) eût été souhaitée.



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Né à Paris en mai 1968. A collaboré ou collabore à La NRF, Esprit, Commentaire, La Quinzaine littéraire, Le Figaro littéraire, Service littéraire, etc.. A publié récemment "Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés" (Editions de Paris, 2018) et "Bien sûr que si !" (Editions de Paris, 2020)"

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