Le projet de démolition-reconstruction de la synagogue Copernic, unique exemple à Paris de lieu de culte Art déco, déchaîne les passions. Derrière cette polémique patrimoniale, deux visions opposées de la vie culturelle juive.
Tout commence par une banale question de mise aux normes de sécurité. Fin 2013, l’ULIF (l’Union libérale israélite de France) se voit signifier l’obligation de moderniser les infrastructures de la synagogue de la rue Copernic, construite en 1924, pour continuer d’accueillir ses fidèles. Or, l’installation de nouveaux ascenseurs et cages d’escalier rognerait de 30 % la surface des locaux. Face à ce constat et à la nécessité de mener des travaux, la direction de l’ULIF propose, en 2015, un projet d’une tout autre envergure : tout détruire pour reconstruire un nouvel édifice qui, agrandi, pourrait abriter, outre une salle de culte et son administration, un centre culturel. Le problème est que derrière l’actuelle façade côté rue, banale et sans charme, se cache l’unique synagogue Art déco de Paris.
Historique à plus d’un titre
Dès lors, quelques membres de cette communauté se mobilisent pour bloquer le projet. À l’initiative d’Eva Hein-Kunze est créée l’Association pour la protection du patrimoine de Copernic (APPC). L’APPC ne s’oppose pas à la construction d’un nouveau centre culturel, mais à la démolition de la salle de culte qui, n’étant ni inscrite ni classée, peut être offerte aux bulldozers. Dominique Jarrassé, historien spécialiste du patrimoine juif français, met en avant les qualités de l’architecte de cette synagogue, Marcel Lemarié qui, en « utilisant le béton, a dessiné des structures portantes audacieuses avec des porte-à-faux qui répondaient à un programme complexe », et précise que « cette option moderniste, qui allait à l’encontre de la tendance encore dominante des synagogues conçues sur le modèle des églises, se trouvait en parfaite adéquation avec les principes rationalistes défendus par le rabbin fondateur de l’ULIF Louis-Germain Lévy. » À cela s’ajoute un programme décoratif sobre mais parfaitement représentatif de l’Art déco : le long des murs courent des inscriptions hébraïques stylisées en lettrines dorées, et des cartouches en bas-relief montrent des objets rituels, tels le chandelier et la lyre du psalmiste, ainsi que d’autres stucs blancs et or aux motifs végétaux géométrisés. La salle ayant été bâtie dans une cour, entre deux immeubles adossés aux réservoirs de Passy, la seule source de lumière possible est zénithale. C’est pour cela que le plafond s’orne d’une verrière en vitrail – datée et signée « 1924 P.J. Tranchant» – représentant l’étoile de David au cœur d’un grand soleil aux rayons jaunes, bleus et rouges, et d’un lanternon percé de huit fenêtres, qui culmine à une dizaine de mètres.
Le projet défendu par l’ULIF prévoit de transférer la salle de culte du rez-de-chaussée au premier étage. C’est là que seraient reconstitués les éléments du décor : avant d’être détruits, les stucs seraient moulés et le vitrail démonté pour être remonté, et ses défenseurs arguent même que cette opération permettrait de retrouver le décor complet, puisqu’une partie de la frise de texte a disparu dans le percement d’un mur en 1968. La nouvelle salle, plus grande, respecterait ainsi « l’esprit » de la synagogue originelle. Mais les opposants défendent, au-delà de cet esprit, les volumes historiques du lieu, car ils témoignent de l’implantation du judaïsme dans la ville au xxe siècle. Une intégration et une discrétion que souligne Dominique Jarassé : « D’une configuration qui la situe entre la synagogue monumentale – même si elle n’a pas de façade – et l’oratoire caché, la synagogue Copernic témoigne d’un type de lieux de culte qui ont été peu conservés. La propension des instances patrimoniales à protéger les édifices imposants leur a fait négliger un type d’édifices tout aussi important que les grandes synagogues qui témoignent seulement d’un aspect de l’histoire des lieux de culte juif. Aucun oratoire n’est protégé. À Paris, il reste une dizaine d’oratoires anciens, dans le Marais en particulier, mais aucun n’est inscrit pour transmettre la mémoire de ce type de pratique qui caractérise les groupes nouvellement immigrés : juifs originaires d’Europe de l’Est dans le Marais, sépharades rue Popincourt, etc., ou les “dissidences” par rapport au Consistoire, petits groupements orthodoxes et, bien sûr, libéraux. »
Parallèlement à la question patrimoniale, le sort réservé à la synagogue Copernic révèle l’opposition de deux visions, deux conceptions du judaïsme au xxie siècle. Si, d’un côté, les défenseurs de l’édifice estiment qu’il doit conserver sa salle de culte pour des offices confidentiels, demeurer en l’état en tant que lieu de mémoire (c’est ici qu’est né le mouvement libéral et deux attentats y ont été perpétrés), les tenants du changement incarnent un judaïsme à l’américaine, pour qui l’époque est aux centres communautaires, voire aux centres culturels ouverts au plus grand nombre, comme il en fleurit en région parisienne. Une réaffirmation du judaïsme dans l’espace public, en somme, qui s’illustre aussi ici par le projet de nouvelle façade, particulièrement imposante et en rupture totale avec l’alignement haussmannien de cette petite rue du 16e arrondissement. Mais sur ce point, les architectes ont reçu le feu vert des autorités municipales pour qui l’alignement ne doit plus être respecté dans la capitale ! La déconstruction de Paris n’est pas finie.
Une résistance difficile
Tout porte à croire que le projet de l’ULIF pourra être mené à son terme : rien dans la loi ne l’en empêche, son business plan est solide et, hormis Le Parisien, La Tribune de l’Art et Causeur, la presse nationale n’en parle pas – et encore moins la presse communautaire ! L’Association des journalistes du patrimoine s’est d’ailleurs plainte que l’accès à la synagogue lui était interdit. Soutenue par de nombreuses personnalités du monde politique et culturel, l’APPC est cependant isolée dans son combat, et certaines maladresses ne lui sont pas pardonnées « en interne », tel ce tract qui interroge : « Ce que deux attentats terroristes (1941 et 1980) n’ont pas réussi à faire, les responsables de la synagogue eux-mêmes le réaliseront-ils ? »
Lors de la dernière rencontre du « Davos polonais », le Forum économique de l’Europe de l’Est, les intervenants polonais ont tenté de justifier les sommes pharamineuses en réparations que leur gouvernement exige de la part de l’Allemagne. Mais cette politiquerisque de miner la tentative polonaise pour étendre son influence sur les pays voisins. L’analyse de Harold Hyman.
La Pologne est-elle en train de devenir la puissance régionale de l’Europe de l’Est, jusqu’ici considérée comme une chasse gardée allemande? Grâce à son poids démographique et militaire, ainsi qu’à son volontarisme face aux drames de l’Ukraine et du Belarus, la Pologne étend son influence en Hongrie, en Lituanie, en Slovaquie, au Belarus, et en Ukraine. Ce faisant, la Pologne est entre en conflit non seulement avec la Commission européenne mais aussi avec l’Allemagne, risquant ainsi de compromettre le rapprochement avec ses autres pays voisins.
Varsovie contre Berlin
Cette nouvelle approche polonaise était parfaitement visible au sommet économique et stratégique annuel, « The Economic Forum of Eastern Europe », qui vient de se dérouler début septembre à Karpacz dans les Carpathes polonaises. Depuis 31 ans, on s’y exprime sur une palette originale de sujets concernant le Centre et l’Est du continent. Les Bélarusses, Roumains, Hongrois, Tchèques, Slovaques et Baltes, y sont nombreux et y parlent souvent le polonais ! Les Russes que l’on voyait autrefois dans ce forum – chercheurs, littérateurs, entrepreneurs, administrateurs et cyber-spécialistes – plus ou moins tolérés par le régime poutinien, ont maintenant disparu à cause des difficultés de voyager, et il ne reste que des exilés russes pour donner un autre point de vue. Il y a aussi quelques Français, Britanniques, Italiens, Allemands et Américains, mais nous sommes loin de l’ambiance style Davos d’il y a six ans.
En effet, le parti polonais, Droit et Justice (PiS), au pouvoir depuis 2015, a décidé de diriger sa politique étrangère non seulement contre Moscou mais aussi contre Bruxelles et même plus spécifiquement contre Berlin, ce qu’aucun autre pays n’a tenté jusqu’à ce jour. Cette ambiance de défiance s’est insinuée dans le Forum, et l’orientation des 300 tables rondes l’a démontré. L’UE n’y était pas vue comme une force positive, à cause du contentieux sur la politisation de la justice polonaise. La Commission européenne avait suspendu les 35 milliards d’euros de fonds européens de relance destinés à la Pologne. Le gouvernement et le parlement ont fini par amender la loi scélérate, et les fonds pourront être versés, mais l’ambiance s’est assombrie entre Varsovie et Bruxelles.
Cela fait cinq ans que le PiS annonce sur la scène internationale que la Pologne exige des réparations de la part de l’État allemand. Aujourd’hui, le gouvernement polonais n’en démord pas. Cet été, il a publié un rapport officiel qui quantifie les crimes et destructions nazies en Pologne pendant le Deuxième Guerre mondiale. Se fondant sur ce bilan, le gouvernement a chiffré les réparations à 6000 milliards de zloty (1300 milliards d’euros) « à rembourser sur 30 ans ». Le chef du parti, Jaroslaw Kaczynski, s’en est expliqué dans une lettre ouverte publiée dans Le Figaro le 1er septembre. Sans justification explicite, l’ambassadeur de France à Varsovie a décommandé sa présence deux jours avant le début du Forum à Karpacz, ce qui n’a pas empêché les organisateurs de subodorer la désapprobation diplomatique.
Réparations? Mieux vaut tard que jamais !
À Karpacz, des partisans de ces réparations sont allés plus loin encore dans la justification des réparations. Lors d’une table ronde appelée de manière ingénue, « La Politique mémorielle polonaise sur la scène internationale », trois intervenants sur les cinq présents se sont lancés, à tour de rôle, dans un plaidoyer pour les réparations de la part de l’Allemagne. « Pourquoi ne pas exiger ces réparations, l’Allemagne a détruit et pillé notre pays ? » Ce que personne ne nie, évidemment. Mais d’où émerge cette urgence? Comme j’étais le seul journaliste venant d’un pays autre que les pays participants, j’ai pu poser des questions : « Pourquoi ne faire ces demandes que maintenant ? » « – Pourquoi pas? Il n’est jamais trop tard ! » L’on m’a gratifié d’une série de parallèles cinglants : l’Allemagne a compensé les survivants de deux génocides, dont la Shoah (selon une recherche rapide, 80 milliards d’euros, toutes nationalités confondues), et celui commis par l’Allemagne impériale contre les Nama et les Herero en Namibie en 1901 (1,3 milliards de dollars). L’État polonais voudrait donc recevoir quelque chose à son tour. Les intervenants, pourfendeurs de l’esprit post-colonial, ont invoqué l’exemple des États-Unis qui ont indemnisé les Amérindiens, victimes d’un génocide, en leur accordant des licences juteuses de casino. Selon les intervenants polonais, le cas des Noirs américains était moins évident, car des Africains ont vendu d’autres Noirs, et les esclaves avaient la possibilité d’acheter leur liberté, ainsi que de belles maisons et même des esclaves. Les Polonais sous le nazisme ont vécu des horreurs incomparables à celles des Noirs. Dans une discussion avec moi, deux des tenants de ces idées ont fait preuve d’une fermeté courtoise, sûrs d’avoir mieux interprété l’histoire américaine que moi.
Rappelons que, dès les années 70, la République fédérale d’Allemagne a versé des dédommagements pour des sévices et des tueries commises sur des non-Juifs polonais : à ce jour, le total de ces « compensations » dépasse les 8 milliards de dollars. Beaucoup moins que pour les trois millions de Juifs polonais. Or, derrière cette nouvelle demande de réparations se cache une manœuvre politique. Le gouvernement du PiS sait que réclamer des milliers de milliards en compensation dépasse toute possibilité d’issue diplomatique, vu le refus catégorique de Berlin. Une jeune Polonaise, étudiante en science politique, était dans la salle et me souffla la clé du mystère. En effet, le PiS serait en perte de vitesse électorale. L’inflation étant à 20% et les fonds européens tardant à être injectés dans l’économie, Jaroslaw Kaczynski, l’homme fort du régime, cherche à vendre au peuple une nouvelle manne, quand bien même elle serait imaginaire. Merci, Mademoiselle, pour cette explication fort logique. La Pologne pourrait faire peur à la Lituanie, à la Hongrie (avec qui les relations se dégradent rapidement sur la question ukrainienne) et à la Slovaquie. Ces pays ont été relativement épargnés par le Troisième Reich et ont de bonnes relations aussi bien avec l’Allemagne qu’avec la Commission européenne. Le gouvernement allemand ayant renoncé au gaz russe, ils sont tous confortés dans leur solidarité avec l’Ukraine, la Hongrie restant un cas à part. Ainsi, dans son approche nationaliste et conservatrice, la Pologne actuelle pourrait perdre ces alliés régionaux. Cette démarche du PiS sème la confusion au sein des Européens et même des Américains. Un nouveau choix cornélien pourrait se présenter aux États de l’Europe de l’Est : être du côté de l’Allemagne ou de la Pologne ? La sagesse aurait exigé que les Polonais évitent une telle impasse en pleine guerre contre Poutine en Ukraine.
Bien que la France produise l’électricité la moins chère et la moins polluante, les particuliers et les entreprises auront à faire face à des pénuries d’énergie et à des factures totalement inédites. Quelles sont les causes de cette situation? Réponse : l’absence totale d’anticipation dont nos dirigeants politiques ont fait preuve ces dernières années et la carcan qu’impose l’UE au marché de l’énergie. Il est urgent de réagir ! Entretien avec Loïk Le Floch-Prigent.
Sophie de Menthon : Tous nos responsables politiques se rejettent la balle, désespèrent et font les mea culpa des autres, concernant la problématique du manque d’énergie qui nous guette. En attendant, rien ne bouge, rien ne change et il faut des solutions à court terme et vite. Nos entrepreneurs sont aussi déstabilisés qu’inquiets. Peut-être, Loïk Le Floch-Prigent, que vous allez pouvoir nous répondre sur la politique nucléaire : a-t-elle été vraiment abandonnée avant ? La fermeture de Fessenheim était-elle inévitable comme le déclare notre Président ? Combien de temps faut-il pour récupérer notre énergie nucléaire ?
Loïk Le Floch-Prigent : Pour moi, le lobby anti-nucléaire représenté par certains écologistes politiques gagne le premier combat en 1997 avec la fermeture du réacteur Super Phénix, à « neutrons rapides », qui doit remplacer les matériels à uranium enrichi en utilisant les « déchets » des centrales actuelles. C’est un coup d’arrêt aux investissements futurs, on va se contenter des réacteurs classiques déjà en fonctionnement en avançant à reculons sur une augmentation de leur puissance avec un programme franco-allemand EPR qui va connaitre tous les errements d’un programme politique non unanimement désiré. Les accidents de Tchernobyl (1986) et de Fukushima (2011) servent de prétexte à un ralentissement de tous les investissements dans cette technologie où les Français sont incontestablement en pointe. L’assaut final, car 75% de l’électricité fournie en France est d’origine nucléaire, sera réalisé lors de la campagne Présidentielle de 2012 avec l’accord entre le Parti Socialiste et les « Verts » pour fermer 15 réacteurs et ne conserver que 50% d’électricité nucléaire en France. François Hollande fera voter le PPE (Programme Pluriannuel de l’Electricité) quelques mois plus tard, programme toujours en vigueur aujourd’hui reprenant ses promesses électorales. Il est alors prévu que la première centrale arrêtée sans justification technique sera Fessenheim en indiquant que cela sera fait lors de la mise en service de l’EPR de Flamanville. En 2017, la centrale de Fessenheim est en parfait état, comme il se doit pour que l’on accepte la poursuite de son activité. Les retards sur Flamanville ne permettent pas sa mise en service lors du mandat d’Emmanuel Macron, mais celui-ci décide de fermer Fessenheim en 2020. La Centrale était une des mieux entretenues et on pouvait envisager, sans investissements importants, son maintien en fonctionnement pendant encore dix ou vingt ans. Elle était complètement payée, elle produisait donc un courant très bon marché. L’argument porté par notre Président est donc faux, l’aura-t-on mal informé ? En tous les cas, le programme Astrid qui avait repris les études des réacteurs à neutrons rapides à la demande des physiciens nucléaires français a, lui aussi, été arrêté par Emmanuel Macron en 2019 à la stupeur de la plupart des scientifiques du pays…
Sophie de Menthon : Sommes-nous toujours finalement les « stars du nucléaire » que nous prétendons être ?
Loïk Le Floch-Prigent : La question porte à la fois sur notre compétence et sur notre potentiel industriel dans le domaine nucléaire. Je peux vous rassurer, nous avons toujours des scientifiques, des ingénieurs, des techniciens de grande qualité même si certains ont dû s’expatrier pour travailler encore dans des domaines pointus. Nous avons des usines, des industriels qui ont participé aux programmes chinois, finlandais, britanniques et bien d’autres. Tout est en place, il suffit désormais de décider, et tout le secteur qui regroupe plus de 100 000 personnes attend que l’on prenne une décision concernant le programme de nouveaux réacteurs depuis des mois ou même des années !
Sophie de Menthon : En fait nous serions tributaires de l’Europe. On nous explique qu’on ne peut rien faire sans accord de l’Allemagne ni de l’Union Européenne… qu’on ne peut pas bouger un cil si quelqu’un n’est pas d’accord. Qu’en est-il réellement ? Une Europe soi-disant unie et qui diverge sur tellement de points ?
Loïk Le Floch-Prigent : Là, nous abordons un autre sujet qui est celui du marché de l’électricité et donc du prix payé par les consommateurs. La France disposait d’une entreprise qui avait le monopole quasi complet de la production d’énergie électrique, du transport et de la distribution, EDF, regroupant les compagnies nationales en 1945. C’est ce qui a permis le lancement du programme nucléaire civil puisque l’investisseur pouvait démontrer qu’il servait tous ses clients à un prix lui permettant de les amortir. C’est ainsi que 75% de notre électricité était d’origine nucléaire, avec 12% en hydraulique, il ne restait que 13% pour le thermique, charbon, fioul et gaz, le gaz étant jugé la meilleure solution. Nous étions exportateurs d’électricité grâce à nos investissements et le secteur électrique était donc devenu une source de compétitivité et de revenus pour notre pays. Certains pays européens, sous prétexte de « libéraliser » l’industrie, ont combattu notre passé de monopole au point de faire accepter un démantèlement d’EDF en trois entreprises (EDF, RTE, ENEDIS) et surtout d’inventer un marché de l’électricité avec la naissance ex nihilo de « fournisseurs » qui n’étaient ni producteurs, ni transporteurs, ni distributeurs ! Pour nourrir cette création « artificielle », EDF doit vendre une partie importante de son électricité à un prix « cassé » permettant à ses concurrents de gagner de l’argent. C’est l’ARENH, un mécanisme fou dont on savait qu’il allait nous mettre dans le mur. On comprend la jalousie des Allemands pour une entreprise exceptionnelle « monopolistique » et envahissante, on comprend moins bien l’attitude des élites françaises à « casser » EDF en acceptant petit à petit tous les désirs de nos voisins.
Sophie de Menthon : Mais les Allemands sont totalement en désaccord avec nous, alors ? Et le fameux couple franco-allemand ?
Loïk Le Floch-Prigent : La politique allemande de l’énergie est opposée à notre politique. Il n’y a donc pas de « couple franco-allemand » dans ce domaine et le quotidien de l’Europe en souffre. Notre position est cependant celle qui restera puisque les énergies intermittentes ne peuvent pas satisfaire les consommateurs individuels ou collectifs et que, soit le nucléaire soit les fossiles, sont indispensables pour nos voisins. S’ils ne veulent pas du nucléaire, ils auront le gaz et on sait où cela les mène aujourd’hui, au retour du charbon pour leur pollution et celle de leurs voisins !
Sophie de Menthon : Quelque chose me choque, en tant que présidente d’un mouvement patronal : on nous annonce devoir pratiquement nous éclairer à la bougie car les factures d’électricité vont décupler, et pourtant pour nos PME, à part des incitations comme nommer « l’ambassadeur de la sobriété » (sic) rien ! Des injonctions peu claires, les entreprises n’ont aucune consigne pragmatique sur la meilleure manière de faire face. D’autant que les particuliers seront financièrement protégés mais que rien n’est prévu pour les entreprises et les commerçants. J’ai échangé avec le syndicat des boulangers et des restaurateurs : environ 30% d’entre eux ne pourront pas poursuivre leur activité avec de telles factures, idem chez les coiffeurs.
Loïk Le Floch-Prigent : J’ai entendu la Première ministre demander aux entreprises de présenter un programme d’économies de 10% pour la fin septembre et le Président dire que des mesures avaient été prises pour les PME. Toutes les entreprises essaient de réduire leur consommation d’énergie. Les artisans et industriels qui ont des fours sont traumatisés, et rien n’a été fait par quiconque, gouvernement, administrations ou fédérations professionnelles pour les préparer au séisme que nous traversons. Un gaz et une électricité qui peuvent aller à dix fois le prix antérieur selon les heures de consommation : inconcevable !
La première chose qu’il faut faire c’est quitter la régulation des prix du gaz et de l’électricité décidés par la Commission Européenne. Les Espagnols et les Portugais ont initié ce recul et arrivent à un prix déjà élevé mais trois fois moins que nous. Nous produisons en France l’électricité la moins chère et la moins polluante, nous avons les réserves de gaz les plus importantes de l’Europe, nous sommes en position de force pour dire dans la semaine « cela suffit ». Nous sommes responsables de nos concitoyens d’abord ! Et nous devons quitter ce système avec les « fournisseurs » dans la foulée. L’ensemble des entreprises doit exiger cette décision salvatrice immédiate. Il est incroyable que ceci n’ait pas été au centre de la réunion des entreprises fin août ! C’est LE problème de la survie de la moitié de nos PME, industries et services !
Sophie de Menthon : Et les fédérations professionnelles doivent aussi donner des exemples d’économies d’énergie faciles à réaliser par secteurs car les habitudes de disposition d’énergie abondante et bon marché nous ont partiellement « endormi » depuis le choc pétrolier de 1973. Il faut redonner de la voix sur la nécessité d’éviter les gaspillages, c’est bon aussi pour la pollution, et pour l’écologie. Mais le plaidoyer pour la « sobriété » sans explications, sans visibilité, sans propositions d’outils pour l’action, et sans mises en situation concrètes est une politique de communication indigne avec des entreprises qui n’entrevoient plus aujourd’hui que la disparition devant les factures que les « fournisseurs » d’électricité et de gaz leur proposent sur trois ans ! Il est honteux de laisser chacun se « débrouiller » dans son coin et de plaider pour une diminution individuelle du chauffage cet hiver ! On attend au moins des « modes d’emploi », mais surtout des décisions fortes. Pour une crise devant laquelle chaque individu, chacun d’entre nous doit réagir et s’adapter, qu’est-ce que le gouvernement devrait dire et faire ?
Loïk Le Floch-Prigent : Le gouvernement n’a toujours pas compris la situation et la conférence de presse de notre Président lundi l’a montré ! Ils n’ont toujours pas compris que la politique « verte » des énergies renouvelables intermittentes venait de montrer son échec. On ne peut pas maintenir une activité dans notre pays sans une énergie abondante et bon marché. L’intermittence n’est pas abondante et par définition chère puisqu’elle suppose des investissements de support lorsqu’il n’y a ni soleil ni vent. Si l’on veut plus d’écologie, moins de pollution, moins de CO2, le nucléaire et l’hydraulique s’imposent.
Sophie de Menthon : Se rend-t-on compte qu’il y aura des black-out, coupures totales de courant : comment ouvrir le porche de l’immeuble, pas de trains, pas de métros… un vrai risque ! Il n’y a qu’une chose à faire – au lieu de faire une commission parlementaire pour chercher les coupables ! – c’est de voir, réacteur par réacteur, et tout de suite, ceux qu’on peut faire fonctionner ?
Loïk Le Floch-Prigent : Il faut donc que notre pays relance ses programmes nucléaires, à court, moyen et long terme (incluant l’examen de la réouverture de Fessenheim) et hydrauliques. Sortons du carcan artificiel du marché européen pour faire bénéficier nos citoyens et nos entreprises du bas coût de l’énergie dans lequel nous avons investi depuis cinquante ans. Nous avons été les « fourmis » de la fable, pas les cigales ; ce serait le comble que nous nous trouvions « fort dépourvus ».
Yan, 5 ans, réfugié ukrainien, est mort, tué par une trottinette électrique sur la promenade des Anglais, à Nice, en marchant avec sa mère en juin. Quand l’histoire et le dérisoire entrent en collision, il y a malaise dans la civilisation.
Sur les bandeaux de BFM Côte d’Azur du 7 juillet 2022, on peut lire : « Obsèques de Yan, tué par une trottinette ». On écarquille les yeux, on reformule mentalement la phrase : Yan, tué à trottinette, peut-être ? Et puis on apprend que Yan avait fui, avec sa mère, l’Ukraine en guerre et qu’il a été percuté par une trottinette roulant à vive allure sur la promenade des Anglais, en traversant une piste cyclable, au niveau d’un passage piéton. Les images défilent : un petit cercueil blanc, une gerbe de fleurs jaunes et bleues aux couleurs de l’Ukraine, un mot de Christian Estrosi. Puisse Yan reposer en paix. En paix, vraiment ?
Yan avait 5 ans, il aimait les glaces à la vanille et les figurines de Spiderman. Pendant le voyage interminable qui l’avait conduit de son Ukraine natale à Nice, sa mère lui avait raconté la France, les brioches et surtout la mer. Et quand il se recroquevillait contre elle, le petit garçon croyait entendre le ressac. Depuis qu’ils étaient arrivés à Nice, Yan, son frère aîné et sa mère aimaient flâner sur la promenade des Anglais, après l’école. Grâce au soutien de l’Association franco-ukrainienne de la Côte d’Azur (contact.afuca@gmail.com), Yan parlait de mieux en mieux français, il n’y avait aucun doute sur son intégration, plus tard, il serait professeur de mathématiques ou pilote, il hésitait encore. Jusqu’à ce qu’une trottinette vienne fracasser ses rêves contre le goudron, devant les yeux de sa mère et de son frère, un garçonnet de 12 ans.
Cette tragédie n’est pas un fait divers de plus : elle concentre tout le malaise de notre civilisation. Ce n’est pas la guerre qui a tué Yan. Le petit garçon est mort en France, dans une ville balnéaire, victime de la disneylandisation de la société. Guerre des mondes, télescopage brutal de deux réalités : d’un côté, un peuple en lutte pour sa survie et son identité, de l’autre, l’homme occidental juché sur une équerre à roulettes avec laquelle il semble avoir décidé de fusionner. Dans ce combat, homo festivus, annoncé il y a plus de vingt ans par Philippe Muray, a triomphé. Il y a fort à parier que, si jamais la paix revient en Ukraine, les symboles de la prospérité retrouvée seront des pistes cyclables et des trottinettes électriques.
La bêtise s’améliore
Attention, nous ne parlons pas ici de la bonne vieille planche à roulettes d’antan, qui nécessitait, pour avancer, une poussée du pied droit – un effort, c’est à peine pensable ! –, mais d’une trottinette montée par des adultes, dont certaines, débridées, atteignent les 80 km/heure. La modernité a décidé de consacrer tous ses efforts au dérisoire, alors tant pis si le sang coule : ce sont les dommages collatéraux de la grande kermesse permanente. Reconnaissons à la bêtise ce constant désir d’amélioration d’elle-même. Dans nos rues apparaissent des trottinettes plus grosses, plus rapides, plus féroces, pour ceux qui les montent comme pour ceux qu’elles renversent. Il y a bien longtemps que les gouvernements ou municipalités n’ont plus de prise sur l’époque. À Nice, après l’accident, il a été décidé d’ajouter un feu de signalisation et, à la nuit venue, un éclairage lumineux au sol. C’est tout.
L’incitation à la paresse, injonction commerciale et politique
Le culte de la fête n’est en vérité qu’une réponse des sociétés capitalistes à des angoisses auxquelles nos gouvernants sont incapables de répondre, une fuite en avant soutenue à la fois par les pouvoirs politiques et par les intérêts économiques. Les foules paresseuses cessent d’être dangereuses. Il suffit de prendre le métro pour observer notre société au miroir (à peine) grossissant de ses publicités : voilà des jeunes gens, avachis dans des canapés. Une seule lueur éclaire la pièce, celle des écrans (télévision, téléphone mobile, tablette) grâce auxquels l’homo clic-clac n’a même plus besoin de bouger pour commander une pizza (Uber Eats, Deliveroo, Just Eat) ou gagner de l’argent (Betclic, Winamax, Unibet). Les lumières de notre siècle ne sont plus que cathodiques et leurs dieux somnolent en mangeant des pizzas ou des « poke bowl », selon que ce sera soirée foot ou « Top Chef ». « Festivus Festivus se bourre de ridicule à la façon dont on se bourre d’amphétamines. Et quand je parle de la retombée en enfance de l’humanité, ce n’est nullement la fraîcheur ou la naïveté supposées de l’enfant que j’ai en vue, mais bien cette infernale illusion infantile de toute-puissance » : voilà ce qu’écrivait Philippe Muray en juin 2001 (Festivus Festivus, « Champs essais », Flammarion).
Lundi matin, retour à la réalité. Nos jeunes gens ont quitté leur canapé, la vie reprend : les automobilistes insultent les scooters, qui maudissent les vélos, qui ralentissent les couloirs de bus, engorgés de taxis excédés et des inévitables trottinettes électriques, considérées comme des produits jetables (à Paris, elles s’entassent sur les trottoirs et se repêchent dans le Canal Saint-Martin ou la Seine). Conséquence : du bruit, de la fureur. Et tout cela pour quoi ? Vers quel but supérieur notre société tente-t-elle de s’élever ? Que cherche-t-elle ? Dans sa Société du spectacle, Guy Debord évoquait l’asservissement des masses par le truchement de la diversion et du spectacle, la version post-moderne du panem et circenses romain. À un troupeau grégaire et passif, proposez une version unique et prémâchée du bonheur (trottinette, Uber, Netflix, etc.). Soyez heureux, c’est un ordre !
À l’heure où j’écris ces lignes, une famille est en deuil. Cela aurait pu être la mienne, ou la vôtre. Comble de cette ironie tragique : le père de Yan a obtenu l’autorisation de venir en France pour assister à l’enterrement de son fils. Le drame de Nice a fait deux victimes : un petit garçon à l’orée de sa vie et notre civilisation, qui a achevé de sacrifier ce qui lui restait d’estime en elle-même sur l’autel de la modernité festive. Quitte à aller en enfer, que ce soit au moins à trottinette électrique.
Grâce à son positionnement stratégique entre la Russie et l’UE, Bakou jouit actuellement d’une marge de manoeuvre extraordinaire. Il compte en profiter pour arriver à un accord de paix avec l’Arménie qui soit tout à fait à son avantage.
Alors que le monde est distrait par le succès de l’Ukraine à Kharkiv, des combats importants sont menés à la frontière entre Azerbaïdjan et l’Arménie. Au moins une centaine de personnes ont déjà perdu la vie (une cinquantaine de chaque côté) et l’information disponible fait état de bombardements azerbaïdjanais à grande échelle et l’utilisation de drones contre des cibles à l’intérieur de l’Arménie, sur un long front allant de Kapan et Jermuk au sud, en passant par Vardenis et Tatev, jusqu’à Goris, localité située sur le couloir de Lechin. Il s’agit d’endroits situés en République d’Arménie, et non pas dans le Karabakh, même si ces point ne sont pas loin de cette région et parfois proche des endroits où la souveraineté est disputée (dans le cadre des négociations de paix entre Bakou et Erevan l’avenir de plusieurs territoires en dehors du Karabakh est à l’ordre du jour).
Ces combats surviennent une quinzaine de jours après que les dirigeants des deux pays ont rencontré à Bruxelles le président du Conseil de l’Europe, Charles Michel, parrain des négociations. L’objectif de ces échanges était de faire le point sur les accords antérieurs obtenus lors de précédents sommets (ordre du jour des négociations, travail de comités) et notamment la question du couloir terrestre reliant l’Azerbaïdjan à la république autonome de Nakhitchevan (ce qui permettra d’établir une voie terrestre – autoroute, chemin de fer, pipeline – reliant l’Azerbaïdjan à l’Europe à travers la Turquie), la démarcation des frontières et plus globalement la possibilité d’un traité de paix.
Soudain, tout le monde a besoin de Bakou
Ces négociations sont confrontées à un problème central : le Karabakh. Le premier ministre arménien Nikol Pachinian et d’autres membres de son gouvernement sont très probablement favorable à la reconnaissance de la réintégration de la région à l’Azerbaïdjan, les forces qui s’y opposent en Arménie (le « parti du Karabakh » et les pro-russes par exemple) et ailleurs (notamment les diasporas française et américaine) sont puissantes, de sorte que, avancer sur ce chemin, c’est prendre le risque d’une crise politique majeure. Ainsi, les discussions s’éternisent autour des exigences arméniennes concernant la sécurité et les droits des Arméniens du Karabakh qui vont vivre à partir de 2025 sous la souveraineté azerbaidjanaise. Bakou est prêt à assurer leurs droits individuels (y compris la liberté religieuse) mais refuse toute reconnaissance des droits collectifs (sauf l’apprentissage de la langue). On peut donc conclure que la délégation azerbaidjanaise a été plutôt déçue de ces rencontres à Bruxelles et craint un enlisement. A Bakou on comprend les difficultés de Pachinian mais on n’a pas l’intention de lui laisser jouer la montre. D’autant plus que dans un paysage géopolitique changeant Bakou est en position de force. Car cette escalade a lieu alors que la Russie est distraite par la campagne ukrainienne et ses récents revers autour de Kharkiv. L’importance de l’Azerbaïdjan aux yeux de la Russie s’est considérablement accrue face aux sanctions européennes, car Moscou a besoin de voies de transit alternatives pour se connecter à l’Iran et à l’Asie. En même temps et pour les mêmes raisons, l’influence de Bakou à Bruxelles est elle aussi plus importante car le gaz d’Azerbaïdjan aiderait à assurer les besoins du flanc sud-est de l’Europe (Grèce, Bulgarie, Moldavie), qui ne pourra plus compter sur le fournisseur russe. Autrement dit, la brique azerbaidjanaise est un élément indispensable dans le dispositif anti-russe des États-Unis, de l’Union européenne et de l’OTAN.
L’Azerbaïdjan se trouve aujourd’hui dans une position privilégiée, dans laquelle il jouit, dans un monde multipolaire, d’une marge de manœuvre sans précédent dans toutes les directions. La dernière action militaire en est l’expression. Elle remet en question la capacité de la Russie à servir de parrain à l’Arménie mais aussi les initiatives diplomatiques menées par Bruxelles. Pour la première fois on est proche d’une situation de tête à tête entre Bakou et Erevan, ce qui accentue l’avantage azerbaïdjanais. Et à Bakou on a décidé d’en profiter pour aboutir le plus rapidement possible à un accord de paix en directe, en continuité avec la déclaration tripartite (Arménie, Azerbaïdjan, Russie) du 10 novembre 2022.
Ainsi, même si des puissances extérieures, notamment Moscou, continuent à jouer les pompiers et négocient un cessez-le-feu, de telles escalades se poursuivront probablement dans le cadre d’une logique coercitive.
Partout en France, la laideur gagne du terrain. Nos villes et nos campagnes sont victimes d’un atroce saccage. Mais ce désastre concerne toutes les composantes de nos vies, de la langue à la mode, de la publicité à l’art. Au nom de l’inclusivité, de l’égalitarisme et du fonctionnalisme, nous avons banni la beauté.
Il y a diverses façons de traverser la France et selon celle que l’on choisit, on voit un pays bien différent. Optez pour le TGV et il y a fort à parier qu’en dépit des sinistres éoliennes, heureusement avalées par la vitesse, vous serez émus, émerveillés par la variété et la splendeur des paysages, le charme des villages, la majesté de la flèche d’une cathédrale que l’on devine au loin, la fantasmagorie des lumières sur un lac à la nuit tombante. En somme, vous éprouverez la joie pure de vivre dans l’un des plus beaux pays du monde où se conjuguent si harmonieusement l’œuvre de la nature et celle des hommes.
Seulement, par choix ou par nécessité, un grand nombre de Français (et de touristes) se déplacent en voiture. Il leur est donc presque impossible d’échapper aux dépotoirs commerciaux qui défigurent les entrées de ville, et souvent les villes elles-mêmes, aux monstruosités architecturales qui jalonnent le no man’s land périurbain, sans oublier les prétendues œuvres commandées à la cousine du beau-frère du notable du coin qui trônent sur maints ronds-points.
Certes, notre cher et vieux pays a de beaux restes. Pour autant, la « France moche », que dénonçait récemment le Figaro Magazine, désole un nombre croissant de nos concitoyens. L’ennui, c’est que le règne de la laideur n’est pas cantonné aux paysages, à l’urbanisme et à l’architecture. Il a envahi notre vie quotidienne.
« Venez comme vous êtes », vraiment ?
Les publicités vantent des corps difformes et avachis, car il ne faut pas complexer tous ceux – et surtout toutes celles – qui ne correspondent pas à aux canons du moment. « Venez comme vous êtes » : le slogan de McDo résume la morale d’une époque qui répudie tout effort. Il ne s’agit pas d’imposer une norme : on ne regrette pas le règne des mannequins squelettiques qui poussaient les jeunes filles à s’affamer, mais faut-il lui substituer l’apologie implicite de la graisse, ce nouveau combat wokiste, alors que l’obésité est une épidémie mondiale ? Faut-il se réjouir que la chaussure de sport, éventuellement griffée, ait remplacé bottines et escarpins ? Omniprésente dans nos rues, tous sexes et toutes circonstances confondus, elle est désormais appelée « sneakers », sans doute qu’en anglais on peut la vendre plus cher.
La langue française n’est pas épargnée, loin s’en faut. Même avant l’apparition de la funeste écriture inclusive, les délicatesses du français avaient disparu au profit d’un idiome pauvre et dénué de toute grâce. Ce rabougrissement désespère les amoureux de notre langue, comme l’écrivain Boualem Sansal : la France, écrit-il, « a sapé ce qui était le pilier porteur de sa personnalité, de sa culture, de son histoire, qui l’a fait briller dans le monde, que chacun dans ce vaste monde rêvait de pouvoir apprendre un jour, pour dire son amour à la vie, à sa femme, à son pays, à lui-même, j’ai nommé le français, cette langue royale ».
Le plus effrayant, c’est peut-être que ce saccage frappe le domaine qui était par définition celui de la beauté, l’art. Comme l’a bien analysé Jean Clair, aux deux missions qu’Horace assignait aux artistes – enseigner et réjouir – a succédé l’ambition de heurter, choquer, effrayer : ce qu’il a appelé l’art du dégoût, une tendance qui fait volontiers appel aux excréments et autres sécrétions, suscitant des gloussements enthousiastes dans les salons branchés de la nouvelle bourgeoisie.
Au fil des siècles, les beaux-arts avaient pourtant forgé les critères permettant de juger qu’un corps, une œuvre ou une architecture est ou non « beau », le premier résidant dans les proportions. Notre culture gréco-romaine s’est bâtie sur ces canons qu’on envoie aujourd’hui voler en éclats. Ce n’est pas le signe d’un changement de civilisation, mais celui de la « décivilisation ».
Bien chic bien choc
Reste à essayer de comprendre comment nous en sommes arrivés à ce désastre qui a tant d’amis (pour reprendre la belle formule de Renaud Camus, les « amis du désastre »). Et pour commencer, qui en est responsable ? On peut, selon les champs concernés, incriminer les élus qui laissent construire n’importe quoi, les néoféministes qui tiennent la séduction pour une survivance de l’hétéro-patriarcat, les publicitaires qui surfent sur toutes les tendances idéologiques (encore que c’est leur boulot), les autorités éducatives qui, au nom de l’égalité, criminalisent l’exigence ou les artistes qui se moquent de nous. Mais la vérité, c’est que nous sommes tous responsables. Personne ne nous oblige à aller au théâtre en jeans, à déambuler dans les villes en short informe ou à nous extasier devant les immondes tulipes que Jeff Koons a plantées à Paris. Quant aux désolantes zones commerciales, elles n’existeraient pas en l’absence de clients.
Le mal est plus profond. On dirait que la beauté ne nous importe plus, que nous avons renoncé à elle comme à d’autres divinités, alors que pendant des siècles, elle a animé les controverses théologiques, les enjeux diplomatiques, les conversations de salon, les débats d’académie… et les duels sur le Pré-au-Clerc. Elle demeure cette reconnaissance mystérieuse dont on ne sait pas avec certitude si elle répond à des critères objectifs ou à la subjectivité personnelle – c’est peut-être cette complexité qui ne plaît plus (ou qui fait peur). Et puisqu’elle induit le jugement, elle est de toute façon à bannir.
Ce renoncement s’explique par une raison simple : la beauté ne sert à rien. Bien sûr, elle peut enchanter l’âme, ce qui, justement, n’est pas rien. Mais elle ne répond à aucune fonction matérielle, à aucune nécessité économique. Si une langue ne sert qu’à « communiquer », pourquoi faudrait-il qu’elle soit belle ? De même, on marche mieux en baskets qu’en talons hauts. En faisant porter à la beauté le masque infamant de la discrimination, on rabaisse aussi notre regard sur le monde et les choses. Qui, tel Oscar Wilde, oserait dire aujourd’hui : « Mieux vaut être beau que bon, mais mieux vaut être bon que laid. »
[1] Notre excellent confrère nous a involontairement brûlé la politesse, preuve que cette question a désormais droit de cité dans le débat public.
[2] Extrait d’un ouvrage collectif, Malaise dans la langue française, sous la direction de Sami Biasoni (Le Cerf, septembre 2022).
Le gouvernement reconnaît que l’école républicaine « n’est plus à la hauteur » mais interdit l’école à la maison et pénalise les écoles indépendantes dont le succès pourtant ne cesse de croître. Tribune d’Anne Coffinier, présidente de l’association « Créer son école ».
Et c’est le président de la République qui le dit officiellement, en Sorbonne, devant les recteurs réunis : « L’école de la République française n’est plus à la hauteur ». On ne peut imaginer constat plus définitif et plus glaçant. Pire que la douche froide des résultats au test Pisa tous les trois ans. C’est un constat de décès tout ce qui a de plus officiel.
Va-t-on continuer comme si de rien n’était, et recourir encore et encore à de piètres remèdes de fortune ? Créer des observatoires, organiser des assistes nationales, recruter des armées d’enseignants insuffisamment qualifiés, changer les programmes, réviser encore le bac, trafiquer encore plus les notes ? Pour faire diversion, ira-t-on jusqu’à supprimer le COD et le COI, comme l’avait fait en 2016 Najat Vallaud-Belkacem ?
De cela, les élites ne se soucient plus véritablement car en quasi-totalité, elles ont déserté l’école publique à titre personnel. Il s’agissait de procurer à ses enfants un cadre d’études plus « serein », confesse benoîtement notre ministre de l’Education pour justifier son choix d’une école très privée, l’Alsacienne, pour ses enfants. Mais le bon peuple, lui, demeure piégé dans « la trappe à ignorance » de l’école publique, fidélisé qu’il est par la gratuité de ce mode d’instruction. Si l’objectif est l’égalité, n’y a-t-il pas un devoir impérieux à changer immédiatement d’approche, puisque notre système scolaire public est, preuves à l’appui, le plus inégalitaire d’Europe ? Si l’objectif est la performance académique, la condamnation est encore plus lapidaire. Nos prestations sont dans la moyenne basse de l’OCDE et parfaitement insuffisantes à l’heure de la société de la connaissance.
Quelle chance de réussir pour nos enfants ?
Puisque l’école publique « n’est plus à la hauteur », et qu’on ne voit pas comment les ajustements de détail annoncés pourraient la ressusciter à brève échéance (surtout avec une dette égale à 115% du PIB), il est totalement évident qu’il faut miser sur une alternative privée, si déplaisante cette perspective soit-elle pour un Français. Sauf à préférer un collapsus éducatif national – ce qui serait pousser loin l’idéologie – la France ne peut plus se payer le luxe de la nostalgie. Oui, nous aimons tous l’école communale, celle des hussards noirs et de Jules Ferry, celle de Doisneau et de la fraternité du même banc d’école partagé par le fils du notable et du cantonnier. Mais cela fait longtemps que notre école publique ne ressemble plus du tout à cette image d’Epinal. Elle n’a plus rien d’égalitaire ni de national. C’est un creuset à ignorance qui condamne les plus pauvres à un avenir médiocre. La France en 2022 n’a pas d’autres choix que d’opter pour des alternatives fondées sur la liberté scolaire.
Mais voilà que nos gouvernants n’ont rien eu de plus urgent, voyant que le bateau de l’Education nationale coulait, que d’envoyer par le fond les barques de l’instruction en famille (désormais interdite) et de briser les rames des chaloupes de survie que sont les écoles indépendantes. Ceux-là mêmes qui ont mis leurs enfants à l’abri à l’étranger ou dans des écoles très privées n’ont manifestement pas grande envie que les autres accèdent aussi à ces dernières. La loi prétendant renforcer le respect des principes de République adoptée en août 2021, connue pour son interdiction de l’école à la maison, a aussi ajouté de nombreuses entraves administratives aux écoles indépendantes. Le bac Blanquer qui inflige aux lycéens des écoles indépendantes de passer jusqu’à 14 épreuves terminales, lorsque les élèves des lycées publics n’en passent que 4, pénalise aussi cruellement les familles qui choisissent la liberté scolaire.
Ce harcèlement public n’est pourtant pas parvenu à compromettre l’essor des écoles indépendantes. C’est ce que vient de montrer, chiffres à l’appui, l’association « Créer son école » à l’occasion de sa traditionnelle conférence de presse de rentrée. On note une croissance annuelle de 10% du nombre des écoles indépendantes avec 172 ouvertures d’école. L’école publique ou sous contrat ferme-t-elle en ruralité par souci de rationalisation budgétaire, c’est alors l’école indépendante associative qui vient rouvrir l’école et rendre la vie au village. Ainsi 76% des nouvelles écoles s’ouvrent en ruralité, dont 67% dans des bourgs de moins de 5000 habitants. De même 43 de ces écoles font un « retour à la terre » en accordant une grande place aux apprentissages en forêt ou dans le jardin.
Les écoles indépendantes
Si votre enfant est porteur d’un handicap et ne trouve pas de place en école ordinaire malgré les lois et discours publics affirmant le principe de l’inclusivité, c’est encore en école indépendante qu’il trouvera une planche de salut. Bien sûr pour vous ce sera la double peine car l’Etat lui refusera alors la prise en charge financière de son assistant éducatif (AESH). Mais au moins sera-t-il scolarisé et intégré dans une école qui l’accueille à bras ouverts. Votre enfant est un artiste ou sportif de haut niveau et mène un double projet, tandis que les aménagements de l’école publique ou privée sous contrat sont insuffisants pour lui permettre d’aller jusqu’au bout de son exigeant projet ? C’est encore en école indépendante qu’il trouvera la solution sur mesure lui permettant d’exceller à la fois scolairement et artistiquement. Là encore, il y aura des actes de représailles bien loin de l’esprit sportif : ainsi le champion de France junior de taekwondo a-t-il été interdit de participer aux Gymnasiades Manche 2022 par l’UNSS (alors que 80 pays y participaient) sous prétexte qu’il n’était pas prévu qu’un champion puisse être présenté par une école indépendante française. Malgré les complications infinies que l’Etat multiplie depuis la loi Gatel de 2018, de plus en plus d’écoles indépendantes se créent. Contrairement aux idées reçues, elles sont aconfessionnelles à 79% et les écoles musulmanes représentent moins de 2% des ouverture d’école.
Ces établissements indépendants constituent-elles pour autant LA solution à la faillite du système éducatif français ? Sans doute pas. Une nation ne peut être forte que si son système scolaire public est performant, au service d’une ambition concrète et réaliste pour sa jeunesse et son rayonnement global. Sur tous ces points, l’école dite « de la République » a failli. Oui. Elle se gargarise de concepts « républicains », que les hussards du XXIe siècle ne parviennent plus à articuler, tant ils se heurtent aux réalités économiques et sociales du terrain. Elle se paie de mots et formule des vœux pieux de rétablissement sans effet sur son grand corps malade. Mais au fond, elle a bien perdu la guerre, quand des pans entiers de notre jeunesse cherchent la définition du mot « ludique », et ce n’est pas drôle, s’attaquent à l’auteur d’un texte littéraire jugé trop difficile pour le bac.
A l’heure où les familles se battent tantôt pour retrouver le droit fondamental, pour ne pas dire évident, d’éduquer leurs enfants à la maison, tantôt pour échapper au diktat de la sectorisation ou, encore, pour éviter à leur progéniture un périple de 20 km en car scolaire au nom du regroupement intercommunal, rien ne va plus dans l’Education nationale. Il est temps maintenant de se demander comment les modes d’éducation alternatives peuvent apporter leur concours au redressement de l’école dans son ensemble. Et l’on ne pourra plus honnêtement ignorer la question du financement de l’égal accès aux écoles payantes. Lorsque les élites les plébiscitent pour leur progéniture, elles auront du mal à faire croire que l’Etat n’a moralement pas à en financer l’accès pour les enfants. Que cela s’appelle le chèque éducation, le pass-école ou une réduction d’impôt importe peu. Il est surtout urgent de reconnaître que l’égalité des chances passe aujourd’hui par l’égalisation des conditions financières d’accès à l’école publique ou privée de son choix.
Le 24 juin, la Cour suprême annulait l’arrêt Roe vs Wade qui soutenait depuis 1973 le droit à l’avortement. Alors que le monde tendait vers un mouvement progressiste, les Etats-Unis optent pour l’option conservatrice.
En interdisant l’avortement au début de l’été, la Cour suprême des États-Unis a créé un tremblement de terre juridique qui a sidéré une bonne partie du monde, mais aussi de la population étasunienne : « C’est devenu quasiment impossible de faire mon métier. J’ai l’impression de vivre une dystopie », déclarait sur le site de France 24 Tom, médecin venu s’installer au Texas quelques années auparavant, pour aider les femmes, précisément parce qu’« aucun endroit n’était plus compliqué qu’ici pour avorter ».
C’était écrit ?
Ce n’est pas une dystopie qu’a écrite en 2017 Joyce Carol Oates, 84 ans, la papesse des lettres américaines, dans Un livre de martyrs américains, mais plutôt un roman prophétique dans lequel un chrétien fondamentaliste exécute le Dr Gus Voorhees, qui n’est pas sans rappeler Tom. À travers l’histoire des familles des deux hommes, c’est une guerre des religions qui est dépeinte. Voorhees et son assassin, Luther Dunphy, sont animés par une foi qui les rend impitoyables, chacun à leur manière: tous deux sont convaincus d’incarner le Bien. Ainsi, le portrait de Gus Voorhees pourrait être celui de Luther Dunphy – qui finit exécuté : « Un homme si convaincu de la bonté et de la justice de sa mission qu’il ne peut comprendre qu’on soit en désaccord avec lui, et encore moins qu’on veuille lui nuire ou le tuer. » Cette dimension explique les témoignages recueillis lors du référendum au Kansas, État très conservateur qui, à la surprise des deux camps, a maintenu le droit à l’avortement le 4 août dernier. Les partisans du maintien n’ont pas nécessairement voté pour l’avortement, mais pour refuser « un amendement imposant un contrôle gouvernemental sur les décisions médicales privées», explique une responsable de la campagne pro-choice, tandis que Christine Vasquez, 43 ans, dit qu’elle a « voté pour qu’il n’y ait aucun avortement. Je pense que la vie commence à la conception. » Arguments théologiques à l’appui.
Ce que Oates saisit prophétiquement dans son roman, c’est un changement de stratégie de la galaxie pro-life, qui aboutit à la décision de la Cour suprême. Dunphy, l’assassin, appartient déjà au passé quand il est dans le couloir de la mort et que le directeur de la prison témoigne : « Ce pauvre type ne semblait pas savoir que l’opinion publique penchait maintenant pour des lois, pour faire pression sur les hommes politiques, pas pour attaquer des centres d’avortement ni tirer sur les gens. Rendre l’avortement illégal, voilà le but. » Quinze ans plus tard, il est atteint.
Six cents ans après avoir péri dans les flammes, Jeanne d’Arc se voit condamnée à brûler sur le grand bûcher du révisionnisme historique dans une grotesque réadaptation inclusive.
Au Shakespeare Globe, fameux théâtre londonien de Southwark sis sur les bords de la Tamise, une troupe met en scène une Jeanne d’Arc « non binaire » qui, au cours de la pièce, est désignée par les pronoms « they/them », prénoms personnels revendiqués par les personnes qui prétendent n’appartenir à aucun des deux sexes, puisqu’en anglais, ils sont les mêmes pour les deux genres. L’auteur de la nouvelle pièce, I, Joan, est un dramaturge également non binaire, Charlie Josephine, dont les pronoms personnels sont « they/he », indiquant qu’il se sent quand même un peu plus masculin que féminin. « Il » maintient que Jeanne est une « jeune personne de la classe ouvrière qui transgressait le genre, à une époque où c’était vraiment dangereux », justifiant ainsi le recours à un calquage de conceptions actuelles à un personnage contemporain de Charles VI. Tout ce tripatouillage falsificateur a pour seul objectif de projeter dans le passé historique les notions et les luttes contemporaines concernant le genre, comme si le refus de la binarité existait depuis la nuit des temps. Il s’agit aussi de s’approprier, à des fins idéologiques, le prestige d’un personnage aussi héroïque que la Pucelle, en même temps que l’on subvertit le caractère religieux de celle dont la canonisation a été décrétée en 1920 par le pape Benoît X. Dans un plaidoyer pour la pièce, la directrice artistique de l’établissement, Michelle Terry s’enorgueillit de représenter une organisation « inclusive et diversifiée ».
Dans un même élan œcuménique, aurait-elle eu le courage de mettre en scène un Mahomet transgenre ?
Tout observateur attentif peut percevoir un ton d’hystérie et de panique dans la réaction, en France comme en Espagne, à l’interview du Figaro Histoire (été 2022) publié à l’occasion de la traduction française de Les mythes de la guerre d’Espagne, 1936-1939 (Éditions L’Artilleur). Une réaction de colère et d’indignation, qui se veut intimidante (« comment Le FigaroHistoire ose-t-il… », donner la parole à un « menteur », un « falsificateur », pire, «une canaille politique »), mais sans la moindre trace de critique rationnelle, ou tout aussi souvent un silence gêné.
La raison de cette attitude est compréhensible : si ce que dit Les mythes de la guerre d’Espagne est vrai, le discours dominant en Espagne, en France et en Europe sur cette guerre, sa signification et ses conséquences historiques est faux, ce qui ouvre de nouvelles hypothèses et porte atteinte à bon nombre d’intérêts. Le problème pour les partisans du discours dominant ne devrait pourtant pas être complexe: il suffirait pour eux de mettre en évidence deux ou trois points clés de mon livre et de les démolir à l’aide de données et d’arguments… mais rien de tel ne s’est produit jusqu’ici, sinon, comme je le dis, le silence chez les uns et les insultes et l’intimidation chez les autres. Il en ressort l’impression que ces «critiques» n’ont même pas lu le livre, qui, selon eux, est de la « propagande franquiste » et « ne dit rien de nouveau », malgré son énorme succès en Espagne et maintenant en France. Qu’il me soit donc permis de donner ici quelques explications.
Entre 1999 et 2001, j’ai publié la trilogie Los orígenes de la guerra civil, Los personajes de la República vistos por ellos mismos, et El derrumbe de la República y la guerra, fruit de neuf années de travail. La lecture de ces trois livres pouvant être rébarbative pour le grand public, car ils sont remplis de notes d’archives, de références bibliographiques, de documents de presse, de procès-verbaux des Cortès, etc., j’ai pensé qu’un résumé plus « populaire » ou de bonne vulgarisation des trois, serait utile.
Le résumé, que constitue Les Mythes de la guerre d’Espagne, a été conçu selon une méthode d’exposition originale, en deux grandes parties, qui m’a semblé la plus efficace. La première porte sur les conceptions politiques et idéologiques des dix principaux dirigeants des différents partis ou personnalités majeures. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce n’est pas souvent le cas dans les livres d’histoire de la Guerre d’Espagne, qui approfondissent rarement le contenu idéologique du conflit. Dans le troisième volume de ma trilogie, j’ai consacré beaucoup d’espace à ces contenus, sans lesquels rien ne peut être expliqué en profondeur, et dans Les Mythes, je l’ai fait de manière plus directe et personnelle, en m’en tenant aux idées des personnages.
Dans une deuxième partie, j’ai examiné dix-sept questions et événements très précis, afin de les faire sortir du domaine du mythe, ou plutôt du pseudo-mythe, pour les faire entrer dans celui de la réalité historiographiquement vérifiable. Et je l’ai fait soit sur la base de la documentation de la gauche elle-même, soit sur la base de recherches détaillées et jamais démenties de divers historiens. Enfin, j’ai ajouté deux épilogues replaçant la guerre civile espagnole dans l’histoire du XXe siècle et dans l’histoire de l’Espagne. Sont également joints des cartes, une chronologie et les origines régionales des personnes mentionnées.
J’ai été surpris par les nombreux commentaires plutôt favorables aux Mythes de la guerre d’Espagne et à d’autres de mes livres, qui affirment néanmoins qu’ils manquent d’originalité, sauf peut-être en ce qui concerne la clarté de l’exposition. À les entendre, ils ne découvrent rien de nouveau, tout ce que je dis «a déjà été dit par d’autres ». Honnêtement, si je n’avais fait qu’abonder dans ce qui est déjà connu, je ne pense pas que j’aurais pris la peine d’écrire quoi que ce soit sur le sujet. Mais si j’avais commis vraiment cette erreur, encore faudrait-il qu’on explique pourquoi mes livres sont ceux qui ont déchaîné le plus de haine et de peur chez tant d’historiens et de politiciens progressistes mais aussi de droite.
En historiographie, comme dans tant d’autres domaines, il y a le niveau des données concrètes et celui de l’analyse interprétative, ce que n’a pas manqué de rappeler récemment l’historien Stanley Payne à propos de mon livre L’hégémonie espagnole et le début de l’ère européenne (2022). L’accumulation des données est une nécessité élémentaire et quelque peu laborieuse, mais elle est fondamentalement simple et facile, tandis que l’analyse interprétative est beaucoup plus difficile, car elle exige de mettre en relation ces données, de les comparer et de tirer des conclusions cohérentes. Il s’agit là du niveau le plus élevé de l’historiographie.
On a déjà tant écrit sur la guerre civile espagnole et sur tant de ses aspects qu’il est difficile de découvrir de nouveaux faits, ou quelque chose qui n’a pas déjà été dite ou mentionnée par quelqu’un, et souvent même répétée des milliers de fois. Néanmoins, je crois avoir réussi à apporter quelques contributions. La première que je mentionnerai ici concerne la troisième tentative de coup d’État, celle des Jacobins (libéraux-progressistes et étatistes) ou de la gauche libérale de Manuel Azaña (alors ancien ministre et président du conseil), à l’été 1934. Lorsque la gauche a perdu les élections de novembre 1933, Azaña a fait pression à deux reprises, en vain, sur le président de la République (un centriste conservateur), Alcalá-Zamora, pour qu’il annule les élections et en convoque de nouvelles avec la garantie d’une victoire de la gauche. Il ne pouvait rien faire d’autre avec les maigres moyens dont il disposait à l’époque, mais c’était en quelque sorte une tentative de coup d’État. Puis, au cours de l’été suivant, Azaña a conclu un accord avec le président de la Generalitat de Catalogne, Companys et ses partisans pour réaliser cette fois un coup d’État plus efficace. La tentative a échoué parce qu’elle exigeait la collaboration du parti socialiste (PSOE), qui a refusé parce qu’il préparait pour sa part une révolution « prolétarienne » et ne voulait en aucun cas collaborer à la perpétuation d’une République « bourgeoise ».
Ce fait, qui, je pense, était totalement inconnu auparavant dans l’historiographie de gauche ou de droite, est une contribution importante, mais il ne mérite somme toute qu’un article et pas un livre. Il en va de même pour d’autres faits similaires que je mentionnerai en suivant. Cela dit, ce dont un livre bien argumenté et articulé a besoin, c’est précisément d’une analyse interprétative. Et dans ce domaine difficile, je crois que mon livre est innovant, et qu’il le demeurera en attendant que quelqu’un parvienne à réfuter efficacement ses arguments, ce qui à ce jour n’est pas encore arrivé.
Pour s’en tenir au niveau analytique et interprétatif, on peut commencer par l’approche générale de la guerre civile espagnole. J’ai expliqué dans mon livre Les Mythes, et je ne le répéterai pas ici, pourquoi le Front populaire (coalition de partis marxistes, communistes et socialistes bolchévisés et également de partis séparatistes et libéraux-jacobins, auxquels se joindront, après le soulèvement, les trotskistes et les anarchistes) ne pouvait pas être composé de partis démocratiques. Je ne suis ni le seul ni le premier à le souligner, bien que je ne pense pas que l’origine de ce bobard ait été jusqu’ici décelé correctement dans la stratégie et la propagande soviétiques, et je crois que je ne me trompe pas.
Mais il y a un autre aspect essentiel : l’acceptation pratiquement généralisée, à gauche comme à droite, de la présentation du Front populaire comme le «camp républicain », en partant du principe qu’il serait la continuation de la Seconde République espagnole. Très peu, à gauche comme à droite, ont échappé à cette approche radicalement déformante de l’histoire. Seuls Stanley Payne (La guerre d’Espagne, Le Cerf, 2010) et peut-être une poignée d’autres historiens ont souligné cette discontinuité, en se référant à une sorte de Troisième République, que je préfère appeler seulement Front populaire, parce qu’elle n’a pas réussi à se cristalliser en un régime minimalement stable, ayant perdu la guerre civile. Mais il y a un autre point capital: ce Front populaire n’était pas seulement différent de la Seconde République, il était précisément celui qui l’a détruite. C’est l’une de mes thèses fondamentales, qui change complètement la compréhension de la guerre.
Un autre point important est la date à laquelle on peut considérer que la République de 1931 a pris fin. Ceux qui acceptent sa fin placent habituellement cette date lors de la distribution d’armes aux syndicats en juillet 1936. À mon avis, cette destruction a eu lieu pendant le processus électoral de février à avril de la même année. Cette conception est doublement importante, car elle établit un lien entre l’insurrection d’octobre 1934, au cours de laquelle il existait un « front populaire » de fait, et les élections de février 1936; elle souligne que ces élections étaient frauduleuses non seulement en raison de la falsification des procès-verbaux, mais aussi en raison de l’ensemble du processus, depuis la dissolution des Cortès jusqu’à la destitution du président Alcalá-Zamora. Je crois être le seul à avoir exprimé cette conception globale.
Un autre élément de cette thèse est la responsabilité du président de la République, Alcalá-Zamora, dans la convocation douteuse et en soi illégitime des élections de février 1936, ce que je suis le seul, je crois, à avoir souligné.
Il est enfin important de noter que cette analyse du processus de destruction de la République démolit complètement la plupart des interprétations actuelles de la République et de la Guerre civile, ce qui est bien plus important que tout apport de données ou de détails. Elle élimine partiellement mais fondamentalement de nombreuses autres versions, y compris celles typiquement franquistes. Ces dernières maintiennent et reprennent en effet la distorsion essentielle typique du «camp républicain », parce qu’elles sont fondamentalement anti-républicaines et que le sort de cette République ne les intéresse pas. Ils voient donc une continuité entre elle et le Front populaire ; une succession de violences et de convulsions d’un régime qu’ils considèrent comme illégitime et le produit d’un premier coup d’État, dû aux élections municipales de 1931. Or, il s’agit là d’une autre distorsion importante, car bien qu’il y ait eu un coup d’État… celui-ci a été réalisé par les monarchistes contre leur propre régime et non pas par leurs opposants républicains (Les élections municipales de 1931 ont été une victoire écrasante pour les monarchistes, mais les républicains ont gagné dans presque toutes les capitales de province. Le gouvernement monarchiste de Romanones a dès lors considéré que les votes urbains avaient plus de poids que les autres et que les élections étaient donc remportées par les républicains). La république était par conséquent légitime et elle n’a cessé d’exister, pour les raisons mentionnées, que cinq ans plus tard, lors du processus électoral de février 36.
Je crois que personne d’autre n’a maintenu ces conceptions avec la précision, la documentation et la clarté que j’ai appliquées dans mes livres, et elles recentrent essentiellement tout un processus historique. Si mes thèses sont correctes, une confusion monumentale a régné pendant un demi-siècle. Et à cause de cette confusion et des attitudes qui en résultent, elles ont rencontré une résistance et une opposition véritablement fanatiques, contraires à tout débat rationnel.
Une grande partie de l’historiographie et des essais sur la guerre civile espagnole se caractérise par une dérisoire et larmoyante mystification sur le « caïnisme espagnol », la « guerre fratricide », la « guerre civile ancestrale » et autres sornettes du genre, avec lesquelles bon nombre d’auteurs tentent vainement d’afficher leur sensibilité éthique, qui serait finalement exceptionnelle chez un peuple qu’ils croient si bête et sanguinaire. Le sommet de cette interprétation a été atteint par des auteurs comme Eslava Galán et Pérez Reverte, et a été rendu canonique par des auteurs proches du Parti populaire tels García de Cortázar, Pedro J, Pedro Corral et quelques autres. La guerre aurait été menée somme toute par des groupes de fous meurtriers d’un côté comme de l’autre, qui auraient entraîné les autres, de pauvres gens, qui « ne faisaient que passer par là ».
Mais, en dehors de cet étalage de stupidités simplistes, nulle part, pour autant que je sache, n’a été soulignée de manière adéquate la conclusion précise du caractère fondamental du Front populaire en tant qu’alliance de soviétistes et de séparatistes, à savoir que tant l’unité nationale que la culture espagnole, européenne et chrétienne étaient très sérieusement menacées (car le système soviétique était une culture entière, au-delà de ses implications directement politiques). Et il suffit de prendre en compte ces éléments pour comprendre la nature de la guerre et ses enjeux. C’est un point qui, même dans l’historiographie franquiste, reste quelque peu nébuleux ou peu clair, ou perdu dans de nombreux détails. Mais il suffit pourtant d’observer sérieusement le caractère du Front populaire pour comprendre que la rébellion de Mola-Franco était une réaction in extremis à un danger historique. Une rébellion qui a sauvé le pays de la désintégration et de la soviétisation ; un salut que le PP a paradoxalement condamné, fait qui lui-même confirme ce que disait l’historien Florentino Portero : « Cette droite est condamnée à se nourrir des débris intellectuels de la gauche, en raison de son manque de culture historique et idéologique ».
Je crois modestement que mes livres et notamment Les mythes de la guerre d’Espagne clarifient cette question clé de manière beaucoup plus précise que tous ceux dont je me souviens pour le moment. Et je crois que cette clarification a des conséquences politiques directes et des répercussions qui se prolongent jusqu’à nos jours.
Traduit par Arnaud Imatz, membre correspondant de l’Académie royale d’histoire d’Espagne, docteur d’État ès sciences politiques, auteur de nombreux ouvrages et articles sur l’histoire de l’Espagne, préfacier du livre de Pío Moa.
Salle de culte de la synagogue Copernic, par l'architecte Marcel Lemarie, 1924 / François Loyer / SOS Paris
Le projet de démolition-reconstruction de la synagogue Copernic, unique exemple à Paris de lieu de culte Art déco, déchaîne les passions. Derrière cette polémique patrimoniale, deux visions opposées de la vie culturelle juive.
Tout commence par une banale question de mise aux normes de sécurité. Fin 2013, l’ULIF (l’Union libérale israélite de France) se voit signifier l’obligation de moderniser les infrastructures de la synagogue de la rue Copernic, construite en 1924, pour continuer d’accueillir ses fidèles. Or, l’installation de nouveaux ascenseurs et cages d’escalier rognerait de 30 % la surface des locaux. Face à ce constat et à la nécessité de mener des travaux, la direction de l’ULIF propose, en 2015, un projet d’une tout autre envergure : tout détruire pour reconstruire un nouvel édifice qui, agrandi, pourrait abriter, outre une salle de culte et son administration, un centre culturel. Le problème est que derrière l’actuelle façade côté rue, banale et sans charme, se cache l’unique synagogue Art déco de Paris.
Historique à plus d’un titre
Dès lors, quelques membres de cette communauté se mobilisent pour bloquer le projet. À l’initiative d’Eva Hein-Kunze est créée l’Association pour la protection du patrimoine de Copernic (APPC). L’APPC ne s’oppose pas à la construction d’un nouveau centre culturel, mais à la démolition de la salle de culte qui, n’étant ni inscrite ni classée, peut être offerte aux bulldozers. Dominique Jarrassé, historien spécialiste du patrimoine juif français, met en avant les qualités de l’architecte de cette synagogue, Marcel Lemarié qui, en « utilisant le béton, a dessiné des structures portantes audacieuses avec des porte-à-faux qui répondaient à un programme complexe », et précise que « cette option moderniste, qui allait à l’encontre de la tendance encore dominante des synagogues conçues sur le modèle des églises, se trouvait en parfaite adéquation avec les principes rationalistes défendus par le rabbin fondateur de l’ULIF Louis-Germain Lévy. » À cela s’ajoute un programme décoratif sobre mais parfaitement représentatif de l’Art déco : le long des murs courent des inscriptions hébraïques stylisées en lettrines dorées, et des cartouches en bas-relief montrent des objets rituels, tels le chandelier et la lyre du psalmiste, ainsi que d’autres stucs blancs et or aux motifs végétaux géométrisés. La salle ayant été bâtie dans une cour, entre deux immeubles adossés aux réservoirs de Passy, la seule source de lumière possible est zénithale. C’est pour cela que le plafond s’orne d’une verrière en vitrail – datée et signée « 1924 P.J. Tranchant» – représentant l’étoile de David au cœur d’un grand soleil aux rayons jaunes, bleus et rouges, et d’un lanternon percé de huit fenêtres, qui culmine à une dizaine de mètres.
Le projet défendu par l’ULIF prévoit de transférer la salle de culte du rez-de-chaussée au premier étage. C’est là que seraient reconstitués les éléments du décor : avant d’être détruits, les stucs seraient moulés et le vitrail démonté pour être remonté, et ses défenseurs arguent même que cette opération permettrait de retrouver le décor complet, puisqu’une partie de la frise de texte a disparu dans le percement d’un mur en 1968. La nouvelle salle, plus grande, respecterait ainsi « l’esprit » de la synagogue originelle. Mais les opposants défendent, au-delà de cet esprit, les volumes historiques du lieu, car ils témoignent de l’implantation du judaïsme dans la ville au xxe siècle. Une intégration et une discrétion que souligne Dominique Jarassé : « D’une configuration qui la situe entre la synagogue monumentale – même si elle n’a pas de façade – et l’oratoire caché, la synagogue Copernic témoigne d’un type de lieux de culte qui ont été peu conservés. La propension des instances patrimoniales à protéger les édifices imposants leur a fait négliger un type d’édifices tout aussi important que les grandes synagogues qui témoignent seulement d’un aspect de l’histoire des lieux de culte juif. Aucun oratoire n’est protégé. À Paris, il reste une dizaine d’oratoires anciens, dans le Marais en particulier, mais aucun n’est inscrit pour transmettre la mémoire de ce type de pratique qui caractérise les groupes nouvellement immigrés : juifs originaires d’Europe de l’Est dans le Marais, sépharades rue Popincourt, etc., ou les “dissidences” par rapport au Consistoire, petits groupements orthodoxes et, bien sûr, libéraux. »
Parallèlement à la question patrimoniale, le sort réservé à la synagogue Copernic révèle l’opposition de deux visions, deux conceptions du judaïsme au xxie siècle. Si, d’un côté, les défenseurs de l’édifice estiment qu’il doit conserver sa salle de culte pour des offices confidentiels, demeurer en l’état en tant que lieu de mémoire (c’est ici qu’est né le mouvement libéral et deux attentats y ont été perpétrés), les tenants du changement incarnent un judaïsme à l’américaine, pour qui l’époque est aux centres communautaires, voire aux centres culturels ouverts au plus grand nombre, comme il en fleurit en région parisienne. Une réaffirmation du judaïsme dans l’espace public, en somme, qui s’illustre aussi ici par le projet de nouvelle façade, particulièrement imposante et en rupture totale avec l’alignement haussmannien de cette petite rue du 16e arrondissement. Mais sur ce point, les architectes ont reçu le feu vert des autorités municipales pour qui l’alignement ne doit plus être respecté dans la capitale ! La déconstruction de Paris n’est pas finie.
Une résistance difficile
Tout porte à croire que le projet de l’ULIF pourra être mené à son terme : rien dans la loi ne l’en empêche, son business plan est solide et, hormis Le Parisien, La Tribune de l’Art et Causeur, la presse nationale n’en parle pas – et encore moins la presse communautaire ! L’Association des journalistes du patrimoine s’est d’ailleurs plainte que l’accès à la synagogue lui était interdit. Soutenue par de nombreuses personnalités du monde politique et culturel, l’APPC est cependant isolée dans son combat, et certaines maladresses ne lui sont pas pardonnées « en interne », tel ce tract qui interroge : « Ce que deux attentats terroristes (1941 et 1980) n’ont pas réussi à faire, les responsables de la synagogue eux-mêmes le réaliseront-ils ? »
Le président polonais, Andrzej Duda, s'adresse à la foule lors du 83e anniversaire du début de la guerre de 1939-1945, à Westerplatte, 1/9/22 SOPA Images/SIPA 01086151_000025
Lors de la dernière rencontre du « Davos polonais », le Forum économique de l’Europe de l’Est, les intervenants polonais ont tenté de justifier les sommes pharamineuses en réparations que leur gouvernement exige de la part de l’Allemagne. Mais cette politiquerisque de miner la tentative polonaise pour étendre son influence sur les pays voisins. L’analyse de Harold Hyman.
La Pologne est-elle en train de devenir la puissance régionale de l’Europe de l’Est, jusqu’ici considérée comme une chasse gardée allemande? Grâce à son poids démographique et militaire, ainsi qu’à son volontarisme face aux drames de l’Ukraine et du Belarus, la Pologne étend son influence en Hongrie, en Lituanie, en Slovaquie, au Belarus, et en Ukraine. Ce faisant, la Pologne est entre en conflit non seulement avec la Commission européenne mais aussi avec l’Allemagne, risquant ainsi de compromettre le rapprochement avec ses autres pays voisins.
Varsovie contre Berlin
Cette nouvelle approche polonaise était parfaitement visible au sommet économique et stratégique annuel, « The Economic Forum of Eastern Europe », qui vient de se dérouler début septembre à Karpacz dans les Carpathes polonaises. Depuis 31 ans, on s’y exprime sur une palette originale de sujets concernant le Centre et l’Est du continent. Les Bélarusses, Roumains, Hongrois, Tchèques, Slovaques et Baltes, y sont nombreux et y parlent souvent le polonais ! Les Russes que l’on voyait autrefois dans ce forum – chercheurs, littérateurs, entrepreneurs, administrateurs et cyber-spécialistes – plus ou moins tolérés par le régime poutinien, ont maintenant disparu à cause des difficultés de voyager, et il ne reste que des exilés russes pour donner un autre point de vue. Il y a aussi quelques Français, Britanniques, Italiens, Allemands et Américains, mais nous sommes loin de l’ambiance style Davos d’il y a six ans.
En effet, le parti polonais, Droit et Justice (PiS), au pouvoir depuis 2015, a décidé de diriger sa politique étrangère non seulement contre Moscou mais aussi contre Bruxelles et même plus spécifiquement contre Berlin, ce qu’aucun autre pays n’a tenté jusqu’à ce jour. Cette ambiance de défiance s’est insinuée dans le Forum, et l’orientation des 300 tables rondes l’a démontré. L’UE n’y était pas vue comme une force positive, à cause du contentieux sur la politisation de la justice polonaise. La Commission européenne avait suspendu les 35 milliards d’euros de fonds européens de relance destinés à la Pologne. Le gouvernement et le parlement ont fini par amender la loi scélérate, et les fonds pourront être versés, mais l’ambiance s’est assombrie entre Varsovie et Bruxelles.
Cela fait cinq ans que le PiS annonce sur la scène internationale que la Pologne exige des réparations de la part de l’État allemand. Aujourd’hui, le gouvernement polonais n’en démord pas. Cet été, il a publié un rapport officiel qui quantifie les crimes et destructions nazies en Pologne pendant le Deuxième Guerre mondiale. Se fondant sur ce bilan, le gouvernement a chiffré les réparations à 6000 milliards de zloty (1300 milliards d’euros) « à rembourser sur 30 ans ». Le chef du parti, Jaroslaw Kaczynski, s’en est expliqué dans une lettre ouverte publiée dans Le Figaro le 1er septembre. Sans justification explicite, l’ambassadeur de France à Varsovie a décommandé sa présence deux jours avant le début du Forum à Karpacz, ce qui n’a pas empêché les organisateurs de subodorer la désapprobation diplomatique.
Réparations? Mieux vaut tard que jamais !
À Karpacz, des partisans de ces réparations sont allés plus loin encore dans la justification des réparations. Lors d’une table ronde appelée de manière ingénue, « La Politique mémorielle polonaise sur la scène internationale », trois intervenants sur les cinq présents se sont lancés, à tour de rôle, dans un plaidoyer pour les réparations de la part de l’Allemagne. « Pourquoi ne pas exiger ces réparations, l’Allemagne a détruit et pillé notre pays ? » Ce que personne ne nie, évidemment. Mais d’où émerge cette urgence? Comme j’étais le seul journaliste venant d’un pays autre que les pays participants, j’ai pu poser des questions : « Pourquoi ne faire ces demandes que maintenant ? » « – Pourquoi pas? Il n’est jamais trop tard ! » L’on m’a gratifié d’une série de parallèles cinglants : l’Allemagne a compensé les survivants de deux génocides, dont la Shoah (selon une recherche rapide, 80 milliards d’euros, toutes nationalités confondues), et celui commis par l’Allemagne impériale contre les Nama et les Herero en Namibie en 1901 (1,3 milliards de dollars). L’État polonais voudrait donc recevoir quelque chose à son tour. Les intervenants, pourfendeurs de l’esprit post-colonial, ont invoqué l’exemple des États-Unis qui ont indemnisé les Amérindiens, victimes d’un génocide, en leur accordant des licences juteuses de casino. Selon les intervenants polonais, le cas des Noirs américains était moins évident, car des Africains ont vendu d’autres Noirs, et les esclaves avaient la possibilité d’acheter leur liberté, ainsi que de belles maisons et même des esclaves. Les Polonais sous le nazisme ont vécu des horreurs incomparables à celles des Noirs. Dans une discussion avec moi, deux des tenants de ces idées ont fait preuve d’une fermeté courtoise, sûrs d’avoir mieux interprété l’histoire américaine que moi.
Rappelons que, dès les années 70, la République fédérale d’Allemagne a versé des dédommagements pour des sévices et des tueries commises sur des non-Juifs polonais : à ce jour, le total de ces « compensations » dépasse les 8 milliards de dollars. Beaucoup moins que pour les trois millions de Juifs polonais. Or, derrière cette nouvelle demande de réparations se cache une manœuvre politique. Le gouvernement du PiS sait que réclamer des milliers de milliards en compensation dépasse toute possibilité d’issue diplomatique, vu le refus catégorique de Berlin. Une jeune Polonaise, étudiante en science politique, était dans la salle et me souffla la clé du mystère. En effet, le PiS serait en perte de vitesse électorale. L’inflation étant à 20% et les fonds européens tardant à être injectés dans l’économie, Jaroslaw Kaczynski, l’homme fort du régime, cherche à vendre au peuple une nouvelle manne, quand bien même elle serait imaginaire. Merci, Mademoiselle, pour cette explication fort logique. La Pologne pourrait faire peur à la Lituanie, à la Hongrie (avec qui les relations se dégradent rapidement sur la question ukrainienne) et à la Slovaquie. Ces pays ont été relativement épargnés par le Troisième Reich et ont de bonnes relations aussi bien avec l’Allemagne qu’avec la Commission européenne. Le gouvernement allemand ayant renoncé au gaz russe, ils sont tous confortés dans leur solidarité avec l’Ukraine, la Hongrie restant un cas à part. Ainsi, dans son approche nationaliste et conservatrice, la Pologne actuelle pourrait perdre ces alliés régionaux. Cette démarche du PiS sème la confusion au sein des Européens et même des Américains. Un nouveau choix cornélien pourrait se présenter aux États de l’Europe de l’Est : être du côté de l’Allemagne ou de la Pologne ? La sagesse aurait exigé que les Polonais évitent une telle impasse en pleine guerre contre Poutine en Ukraine.
La centrale nucléaire de Cattenom, France, 8 septembre 2022 / Jean-Francois Badias/AP/SIPA
Bien que la France produise l’électricité la moins chère et la moins polluante, les particuliers et les entreprises auront à faire face à des pénuries d’énergie et à des factures totalement inédites. Quelles sont les causes de cette situation? Réponse : l’absence totale d’anticipation dont nos dirigeants politiques ont fait preuve ces dernières années et la carcan qu’impose l’UE au marché de l’énergie. Il est urgent de réagir ! Entretien avec Loïk Le Floch-Prigent.
Sophie de Menthon : Tous nos responsables politiques se rejettent la balle, désespèrent et font les mea culpa des autres, concernant la problématique du manque d’énergie qui nous guette. En attendant, rien ne bouge, rien ne change et il faut des solutions à court terme et vite. Nos entrepreneurs sont aussi déstabilisés qu’inquiets. Peut-être, Loïk Le Floch-Prigent, que vous allez pouvoir nous répondre sur la politique nucléaire : a-t-elle été vraiment abandonnée avant ? La fermeture de Fessenheim était-elle inévitable comme le déclare notre Président ? Combien de temps faut-il pour récupérer notre énergie nucléaire ?
Loïk Le Floch-Prigent : Pour moi, le lobby anti-nucléaire représenté par certains écologistes politiques gagne le premier combat en 1997 avec la fermeture du réacteur Super Phénix, à « neutrons rapides », qui doit remplacer les matériels à uranium enrichi en utilisant les « déchets » des centrales actuelles. C’est un coup d’arrêt aux investissements futurs, on va se contenter des réacteurs classiques déjà en fonctionnement en avançant à reculons sur une augmentation de leur puissance avec un programme franco-allemand EPR qui va connaitre tous les errements d’un programme politique non unanimement désiré. Les accidents de Tchernobyl (1986) et de Fukushima (2011) servent de prétexte à un ralentissement de tous les investissements dans cette technologie où les Français sont incontestablement en pointe. L’assaut final, car 75% de l’électricité fournie en France est d’origine nucléaire, sera réalisé lors de la campagne Présidentielle de 2012 avec l’accord entre le Parti Socialiste et les « Verts » pour fermer 15 réacteurs et ne conserver que 50% d’électricité nucléaire en France. François Hollande fera voter le PPE (Programme Pluriannuel de l’Electricité) quelques mois plus tard, programme toujours en vigueur aujourd’hui reprenant ses promesses électorales. Il est alors prévu que la première centrale arrêtée sans justification technique sera Fessenheim en indiquant que cela sera fait lors de la mise en service de l’EPR de Flamanville. En 2017, la centrale de Fessenheim est en parfait état, comme il se doit pour que l’on accepte la poursuite de son activité. Les retards sur Flamanville ne permettent pas sa mise en service lors du mandat d’Emmanuel Macron, mais celui-ci décide de fermer Fessenheim en 2020. La Centrale était une des mieux entretenues et on pouvait envisager, sans investissements importants, son maintien en fonctionnement pendant encore dix ou vingt ans. Elle était complètement payée, elle produisait donc un courant très bon marché. L’argument porté par notre Président est donc faux, l’aura-t-on mal informé ? En tous les cas, le programme Astrid qui avait repris les études des réacteurs à neutrons rapides à la demande des physiciens nucléaires français a, lui aussi, été arrêté par Emmanuel Macron en 2019 à la stupeur de la plupart des scientifiques du pays…
Sophie de Menthon : Sommes-nous toujours finalement les « stars du nucléaire » que nous prétendons être ?
Loïk Le Floch-Prigent : La question porte à la fois sur notre compétence et sur notre potentiel industriel dans le domaine nucléaire. Je peux vous rassurer, nous avons toujours des scientifiques, des ingénieurs, des techniciens de grande qualité même si certains ont dû s’expatrier pour travailler encore dans des domaines pointus. Nous avons des usines, des industriels qui ont participé aux programmes chinois, finlandais, britanniques et bien d’autres. Tout est en place, il suffit désormais de décider, et tout le secteur qui regroupe plus de 100 000 personnes attend que l’on prenne une décision concernant le programme de nouveaux réacteurs depuis des mois ou même des années !
Sophie de Menthon : En fait nous serions tributaires de l’Europe. On nous explique qu’on ne peut rien faire sans accord de l’Allemagne ni de l’Union Européenne… qu’on ne peut pas bouger un cil si quelqu’un n’est pas d’accord. Qu’en est-il réellement ? Une Europe soi-disant unie et qui diverge sur tellement de points ?
Loïk Le Floch-Prigent : Là, nous abordons un autre sujet qui est celui du marché de l’électricité et donc du prix payé par les consommateurs. La France disposait d’une entreprise qui avait le monopole quasi complet de la production d’énergie électrique, du transport et de la distribution, EDF, regroupant les compagnies nationales en 1945. C’est ce qui a permis le lancement du programme nucléaire civil puisque l’investisseur pouvait démontrer qu’il servait tous ses clients à un prix lui permettant de les amortir. C’est ainsi que 75% de notre électricité était d’origine nucléaire, avec 12% en hydraulique, il ne restait que 13% pour le thermique, charbon, fioul et gaz, le gaz étant jugé la meilleure solution. Nous étions exportateurs d’électricité grâce à nos investissements et le secteur électrique était donc devenu une source de compétitivité et de revenus pour notre pays. Certains pays européens, sous prétexte de « libéraliser » l’industrie, ont combattu notre passé de monopole au point de faire accepter un démantèlement d’EDF en trois entreprises (EDF, RTE, ENEDIS) et surtout d’inventer un marché de l’électricité avec la naissance ex nihilo de « fournisseurs » qui n’étaient ni producteurs, ni transporteurs, ni distributeurs ! Pour nourrir cette création « artificielle », EDF doit vendre une partie importante de son électricité à un prix « cassé » permettant à ses concurrents de gagner de l’argent. C’est l’ARENH, un mécanisme fou dont on savait qu’il allait nous mettre dans le mur. On comprend la jalousie des Allemands pour une entreprise exceptionnelle « monopolistique » et envahissante, on comprend moins bien l’attitude des élites françaises à « casser » EDF en acceptant petit à petit tous les désirs de nos voisins.
Sophie de Menthon : Mais les Allemands sont totalement en désaccord avec nous, alors ? Et le fameux couple franco-allemand ?
Loïk Le Floch-Prigent : La politique allemande de l’énergie est opposée à notre politique. Il n’y a donc pas de « couple franco-allemand » dans ce domaine et le quotidien de l’Europe en souffre. Notre position est cependant celle qui restera puisque les énergies intermittentes ne peuvent pas satisfaire les consommateurs individuels ou collectifs et que, soit le nucléaire soit les fossiles, sont indispensables pour nos voisins. S’ils ne veulent pas du nucléaire, ils auront le gaz et on sait où cela les mène aujourd’hui, au retour du charbon pour leur pollution et celle de leurs voisins !
Sophie de Menthon : Quelque chose me choque, en tant que présidente d’un mouvement patronal : on nous annonce devoir pratiquement nous éclairer à la bougie car les factures d’électricité vont décupler, et pourtant pour nos PME, à part des incitations comme nommer « l’ambassadeur de la sobriété » (sic) rien ! Des injonctions peu claires, les entreprises n’ont aucune consigne pragmatique sur la meilleure manière de faire face. D’autant que les particuliers seront financièrement protégés mais que rien n’est prévu pour les entreprises et les commerçants. J’ai échangé avec le syndicat des boulangers et des restaurateurs : environ 30% d’entre eux ne pourront pas poursuivre leur activité avec de telles factures, idem chez les coiffeurs.
Loïk Le Floch-Prigent : J’ai entendu la Première ministre demander aux entreprises de présenter un programme d’économies de 10% pour la fin septembre et le Président dire que des mesures avaient été prises pour les PME. Toutes les entreprises essaient de réduire leur consommation d’énergie. Les artisans et industriels qui ont des fours sont traumatisés, et rien n’a été fait par quiconque, gouvernement, administrations ou fédérations professionnelles pour les préparer au séisme que nous traversons. Un gaz et une électricité qui peuvent aller à dix fois le prix antérieur selon les heures de consommation : inconcevable !
La première chose qu’il faut faire c’est quitter la régulation des prix du gaz et de l’électricité décidés par la Commission Européenne. Les Espagnols et les Portugais ont initié ce recul et arrivent à un prix déjà élevé mais trois fois moins que nous. Nous produisons en France l’électricité la moins chère et la moins polluante, nous avons les réserves de gaz les plus importantes de l’Europe, nous sommes en position de force pour dire dans la semaine « cela suffit ». Nous sommes responsables de nos concitoyens d’abord ! Et nous devons quitter ce système avec les « fournisseurs » dans la foulée. L’ensemble des entreprises doit exiger cette décision salvatrice immédiate. Il est incroyable que ceci n’ait pas été au centre de la réunion des entreprises fin août ! C’est LE problème de la survie de la moitié de nos PME, industries et services !
Sophie de Menthon : Et les fédérations professionnelles doivent aussi donner des exemples d’économies d’énergie faciles à réaliser par secteurs car les habitudes de disposition d’énergie abondante et bon marché nous ont partiellement « endormi » depuis le choc pétrolier de 1973. Il faut redonner de la voix sur la nécessité d’éviter les gaspillages, c’est bon aussi pour la pollution, et pour l’écologie. Mais le plaidoyer pour la « sobriété » sans explications, sans visibilité, sans propositions d’outils pour l’action, et sans mises en situation concrètes est une politique de communication indigne avec des entreprises qui n’entrevoient plus aujourd’hui que la disparition devant les factures que les « fournisseurs » d’électricité et de gaz leur proposent sur trois ans ! Il est honteux de laisser chacun se « débrouiller » dans son coin et de plaider pour une diminution individuelle du chauffage cet hiver ! On attend au moins des « modes d’emploi », mais surtout des décisions fortes. Pour une crise devant laquelle chaque individu, chacun d’entre nous doit réagir et s’adapter, qu’est-ce que le gouvernement devrait dire et faire ?
Loïk Le Floch-Prigent : Le gouvernement n’a toujours pas compris la situation et la conférence de presse de notre Président lundi l’a montré ! Ils n’ont toujours pas compris que la politique « verte » des énergies renouvelables intermittentes venait de montrer son échec. On ne peut pas maintenir une activité dans notre pays sans une énergie abondante et bon marché. L’intermittence n’est pas abondante et par définition chère puisqu’elle suppose des investissements de support lorsqu’il n’y a ni soleil ni vent. Si l’on veut plus d’écologie, moins de pollution, moins de CO2, le nucléaire et l’hydraulique s’imposent.
Sophie de Menthon : Se rend-t-on compte qu’il y aura des black-out, coupures totales de courant : comment ouvrir le porche de l’immeuble, pas de trains, pas de métros… un vrai risque ! Il n’y a qu’une chose à faire – au lieu de faire une commission parlementaire pour chercher les coupables ! – c’est de voir, réacteur par réacteur, et tout de suite, ceux qu’on peut faire fonctionner ?
Loïk Le Floch-Prigent : Il faut donc que notre pays relance ses programmes nucléaires, à court, moyen et long terme (incluant l’examen de la réouverture de Fessenheim) et hydrauliques. Sortons du carcan artificiel du marché européen pour faire bénéficier nos citoyens et nos entreprises du bas coût de l’énergie dans lequel nous avons investi depuis cinquante ans. Nous avons été les « fourmis » de la fable, pas les cigales ; ce serait le comble que nous nous trouvions « fort dépourvus ».
Yan, 5 ans, réfugié ukrainien, est mort, tué par une trottinette électrique sur la promenade des Anglais, à Nice, en marchant avec sa mère en juin. Quand l’histoire et le dérisoire entrent en collision, il y a malaise dans la civilisation.
Sur les bandeaux de BFM Côte d’Azur du 7 juillet 2022, on peut lire : « Obsèques de Yan, tué par une trottinette ». On écarquille les yeux, on reformule mentalement la phrase : Yan, tué à trottinette, peut-être ? Et puis on apprend que Yan avait fui, avec sa mère, l’Ukraine en guerre et qu’il a été percuté par une trottinette roulant à vive allure sur la promenade des Anglais, en traversant une piste cyclable, au niveau d’un passage piéton. Les images défilent : un petit cercueil blanc, une gerbe de fleurs jaunes et bleues aux couleurs de l’Ukraine, un mot de Christian Estrosi. Puisse Yan reposer en paix. En paix, vraiment ?
Yan avait 5 ans, il aimait les glaces à la vanille et les figurines de Spiderman. Pendant le voyage interminable qui l’avait conduit de son Ukraine natale à Nice, sa mère lui avait raconté la France, les brioches et surtout la mer. Et quand il se recroquevillait contre elle, le petit garçon croyait entendre le ressac. Depuis qu’ils étaient arrivés à Nice, Yan, son frère aîné et sa mère aimaient flâner sur la promenade des Anglais, après l’école. Grâce au soutien de l’Association franco-ukrainienne de la Côte d’Azur (contact.afuca@gmail.com), Yan parlait de mieux en mieux français, il n’y avait aucun doute sur son intégration, plus tard, il serait professeur de mathématiques ou pilote, il hésitait encore. Jusqu’à ce qu’une trottinette vienne fracasser ses rêves contre le goudron, devant les yeux de sa mère et de son frère, un garçonnet de 12 ans.
Cette tragédie n’est pas un fait divers de plus : elle concentre tout le malaise de notre civilisation. Ce n’est pas la guerre qui a tué Yan. Le petit garçon est mort en France, dans une ville balnéaire, victime de la disneylandisation de la société. Guerre des mondes, télescopage brutal de deux réalités : d’un côté, un peuple en lutte pour sa survie et son identité, de l’autre, l’homme occidental juché sur une équerre à roulettes avec laquelle il semble avoir décidé de fusionner. Dans ce combat, homo festivus, annoncé il y a plus de vingt ans par Philippe Muray, a triomphé. Il y a fort à parier que, si jamais la paix revient en Ukraine, les symboles de la prospérité retrouvée seront des pistes cyclables et des trottinettes électriques.
La bêtise s’améliore
Attention, nous ne parlons pas ici de la bonne vieille planche à roulettes d’antan, qui nécessitait, pour avancer, une poussée du pied droit – un effort, c’est à peine pensable ! –, mais d’une trottinette montée par des adultes, dont certaines, débridées, atteignent les 80 km/heure. La modernité a décidé de consacrer tous ses efforts au dérisoire, alors tant pis si le sang coule : ce sont les dommages collatéraux de la grande kermesse permanente. Reconnaissons à la bêtise ce constant désir d’amélioration d’elle-même. Dans nos rues apparaissent des trottinettes plus grosses, plus rapides, plus féroces, pour ceux qui les montent comme pour ceux qu’elles renversent. Il y a bien longtemps que les gouvernements ou municipalités n’ont plus de prise sur l’époque. À Nice, après l’accident, il a été décidé d’ajouter un feu de signalisation et, à la nuit venue, un éclairage lumineux au sol. C’est tout.
L’incitation à la paresse, injonction commerciale et politique
Le culte de la fête n’est en vérité qu’une réponse des sociétés capitalistes à des angoisses auxquelles nos gouvernants sont incapables de répondre, une fuite en avant soutenue à la fois par les pouvoirs politiques et par les intérêts économiques. Les foules paresseuses cessent d’être dangereuses. Il suffit de prendre le métro pour observer notre société au miroir (à peine) grossissant de ses publicités : voilà des jeunes gens, avachis dans des canapés. Une seule lueur éclaire la pièce, celle des écrans (télévision, téléphone mobile, tablette) grâce auxquels l’homo clic-clac n’a même plus besoin de bouger pour commander une pizza (Uber Eats, Deliveroo, Just Eat) ou gagner de l’argent (Betclic, Winamax, Unibet). Les lumières de notre siècle ne sont plus que cathodiques et leurs dieux somnolent en mangeant des pizzas ou des « poke bowl », selon que ce sera soirée foot ou « Top Chef ». « Festivus Festivus se bourre de ridicule à la façon dont on se bourre d’amphétamines. Et quand je parle de la retombée en enfance de l’humanité, ce n’est nullement la fraîcheur ou la naïveté supposées de l’enfant que j’ai en vue, mais bien cette infernale illusion infantile de toute-puissance » : voilà ce qu’écrivait Philippe Muray en juin 2001 (Festivus Festivus, « Champs essais », Flammarion).
Lundi matin, retour à la réalité. Nos jeunes gens ont quitté leur canapé, la vie reprend : les automobilistes insultent les scooters, qui maudissent les vélos, qui ralentissent les couloirs de bus, engorgés de taxis excédés et des inévitables trottinettes électriques, considérées comme des produits jetables (à Paris, elles s’entassent sur les trottoirs et se repêchent dans le Canal Saint-Martin ou la Seine). Conséquence : du bruit, de la fureur. Et tout cela pour quoi ? Vers quel but supérieur notre société tente-t-elle de s’élever ? Que cherche-t-elle ? Dans sa Société du spectacle, Guy Debord évoquait l’asservissement des masses par le truchement de la diversion et du spectacle, la version post-moderne du panem et circenses romain. À un troupeau grégaire et passif, proposez une version unique et prémâchée du bonheur (trottinette, Uber, Netflix, etc.). Soyez heureux, c’est un ordre !
À l’heure où j’écris ces lignes, une famille est en deuil. Cela aurait pu être la mienne, ou la vôtre. Comble de cette ironie tragique : le père de Yan a obtenu l’autorisation de venir en France pour assister à l’enterrement de son fils. Le drame de Nice a fait deux victimes : un petit garçon à l’orée de sa vie et notre civilisation, qui a achevé de sacrifier ce qui lui restait d’estime en elle-même sur l’autel de la modernité festive. Quitte à aller en enfer, que ce soit au moins à trottinette électrique.
Ursula von der Leyen et Ilham Aliyev à Bakou, 18 juillet 2022 CHINE NOUVELLE/SIPA 01081336_000001
Grâce à son positionnement stratégique entre la Russie et l’UE, Bakou jouit actuellement d’une marge de manoeuvre extraordinaire. Il compte en profiter pour arriver à un accord de paix avec l’Arménie qui soit tout à fait à son avantage.
Alors que le monde est distrait par le succès de l’Ukraine à Kharkiv, des combats importants sont menés à la frontière entre Azerbaïdjan et l’Arménie. Au moins une centaine de personnes ont déjà perdu la vie (une cinquantaine de chaque côté) et l’information disponible fait état de bombardements azerbaïdjanais à grande échelle et l’utilisation de drones contre des cibles à l’intérieur de l’Arménie, sur un long front allant de Kapan et Jermuk au sud, en passant par Vardenis et Tatev, jusqu’à Goris, localité située sur le couloir de Lechin. Il s’agit d’endroits situés en République d’Arménie, et non pas dans le Karabakh, même si ces point ne sont pas loin de cette région et parfois proche des endroits où la souveraineté est disputée (dans le cadre des négociations de paix entre Bakou et Erevan l’avenir de plusieurs territoires en dehors du Karabakh est à l’ordre du jour).
Ces combats surviennent une quinzaine de jours après que les dirigeants des deux pays ont rencontré à Bruxelles le président du Conseil de l’Europe, Charles Michel, parrain des négociations. L’objectif de ces échanges était de faire le point sur les accords antérieurs obtenus lors de précédents sommets (ordre du jour des négociations, travail de comités) et notamment la question du couloir terrestre reliant l’Azerbaïdjan à la république autonome de Nakhitchevan (ce qui permettra d’établir une voie terrestre – autoroute, chemin de fer, pipeline – reliant l’Azerbaïdjan à l’Europe à travers la Turquie), la démarcation des frontières et plus globalement la possibilité d’un traité de paix.
Soudain, tout le monde a besoin de Bakou
Ces négociations sont confrontées à un problème central : le Karabakh. Le premier ministre arménien Nikol Pachinian et d’autres membres de son gouvernement sont très probablement favorable à la reconnaissance de la réintégration de la région à l’Azerbaïdjan, les forces qui s’y opposent en Arménie (le « parti du Karabakh » et les pro-russes par exemple) et ailleurs (notamment les diasporas française et américaine) sont puissantes, de sorte que, avancer sur ce chemin, c’est prendre le risque d’une crise politique majeure. Ainsi, les discussions s’éternisent autour des exigences arméniennes concernant la sécurité et les droits des Arméniens du Karabakh qui vont vivre à partir de 2025 sous la souveraineté azerbaidjanaise. Bakou est prêt à assurer leurs droits individuels (y compris la liberté religieuse) mais refuse toute reconnaissance des droits collectifs (sauf l’apprentissage de la langue). On peut donc conclure que la délégation azerbaidjanaise a été plutôt déçue de ces rencontres à Bruxelles et craint un enlisement. A Bakou on comprend les difficultés de Pachinian mais on n’a pas l’intention de lui laisser jouer la montre. D’autant plus que dans un paysage géopolitique changeant Bakou est en position de force. Car cette escalade a lieu alors que la Russie est distraite par la campagne ukrainienne et ses récents revers autour de Kharkiv. L’importance de l’Azerbaïdjan aux yeux de la Russie s’est considérablement accrue face aux sanctions européennes, car Moscou a besoin de voies de transit alternatives pour se connecter à l’Iran et à l’Asie. En même temps et pour les mêmes raisons, l’influence de Bakou à Bruxelles est elle aussi plus importante car le gaz d’Azerbaïdjan aiderait à assurer les besoins du flanc sud-est de l’Europe (Grèce, Bulgarie, Moldavie), qui ne pourra plus compter sur le fournisseur russe. Autrement dit, la brique azerbaidjanaise est un élément indispensable dans le dispositif anti-russe des États-Unis, de l’Union européenne et de l’OTAN.
L’Azerbaïdjan se trouve aujourd’hui dans une position privilégiée, dans laquelle il jouit, dans un monde multipolaire, d’une marge de manœuvre sans précédent dans toutes les directions. La dernière action militaire en est l’expression. Elle remet en question la capacité de la Russie à servir de parrain à l’Arménie mais aussi les initiatives diplomatiques menées par Bruxelles. Pour la première fois on est proche d’une situation de tête à tête entre Bakou et Erevan, ce qui accentue l’avantage azerbaïdjanais. Et à Bakou on a décidé d’en profiter pour aboutir le plus rapidement possible à un accord de paix en directe, en continuité avec la déclaration tripartite (Arménie, Azerbaïdjan, Russie) du 10 novembre 2022.
Ainsi, même si des puissances extérieures, notamment Moscou, continuent à jouer les pompiers et négocient un cessez-le-feu, de telles escalades se poursuivront probablement dans le cadre d’une logique coercitive.
Le "rond-point de la main jaune", à la sortie de l'échangeur nord de l'A10 à Châttelerault, détruit par un incendie en décembre 2018. / D.R.
Partout en France, la laideur gagne du terrain. Nos villes et nos campagnes sont victimes d’un atroce saccage. Mais ce désastre concerne toutes les composantes de nos vies, de la langue à la mode, de la publicité à l’art. Au nom de l’inclusivité, de l’égalitarisme et du fonctionnalisme, nous avons banni la beauté.
Il y a diverses façons de traverser la France et selon celle que l’on choisit, on voit un pays bien différent. Optez pour le TGV et il y a fort à parier qu’en dépit des sinistres éoliennes, heureusement avalées par la vitesse, vous serez émus, émerveillés par la variété et la splendeur des paysages, le charme des villages, la majesté de la flèche d’une cathédrale que l’on devine au loin, la fantasmagorie des lumières sur un lac à la nuit tombante. En somme, vous éprouverez la joie pure de vivre dans l’un des plus beaux pays du monde où se conjuguent si harmonieusement l’œuvre de la nature et celle des hommes.
Seulement, par choix ou par nécessité, un grand nombre de Français (et de touristes) se déplacent en voiture. Il leur est donc presque impossible d’échapper aux dépotoirs commerciaux qui défigurent les entrées de ville, et souvent les villes elles-mêmes, aux monstruosités architecturales qui jalonnent le no man’s land périurbain, sans oublier les prétendues œuvres commandées à la cousine du beau-frère du notable du coin qui trônent sur maints ronds-points.
Certes, notre cher et vieux pays a de beaux restes. Pour autant, la « France moche », que dénonçait récemment le Figaro Magazine, désole un nombre croissant de nos concitoyens. L’ennui, c’est que le règne de la laideur n’est pas cantonné aux paysages, à l’urbanisme et à l’architecture. Il a envahi notre vie quotidienne.
« Venez comme vous êtes », vraiment ?
Les publicités vantent des corps difformes et avachis, car il ne faut pas complexer tous ceux – et surtout toutes celles – qui ne correspondent pas à aux canons du moment. « Venez comme vous êtes » : le slogan de McDo résume la morale d’une époque qui répudie tout effort. Il ne s’agit pas d’imposer une norme : on ne regrette pas le règne des mannequins squelettiques qui poussaient les jeunes filles à s’affamer, mais faut-il lui substituer l’apologie implicite de la graisse, ce nouveau combat wokiste, alors que l’obésité est une épidémie mondiale ? Faut-il se réjouir que la chaussure de sport, éventuellement griffée, ait remplacé bottines et escarpins ? Omniprésente dans nos rues, tous sexes et toutes circonstances confondus, elle est désormais appelée « sneakers », sans doute qu’en anglais on peut la vendre plus cher.
La langue française n’est pas épargnée, loin s’en faut. Même avant l’apparition de la funeste écriture inclusive, les délicatesses du français avaient disparu au profit d’un idiome pauvre et dénué de toute grâce. Ce rabougrissement désespère les amoureux de notre langue, comme l’écrivain Boualem Sansal : la France, écrit-il, « a sapé ce qui était le pilier porteur de sa personnalité, de sa culture, de son histoire, qui l’a fait briller dans le monde, que chacun dans ce vaste monde rêvait de pouvoir apprendre un jour, pour dire son amour à la vie, à sa femme, à son pays, à lui-même, j’ai nommé le français, cette langue royale ».
Le plus effrayant, c’est peut-être que ce saccage frappe le domaine qui était par définition celui de la beauté, l’art. Comme l’a bien analysé Jean Clair, aux deux missions qu’Horace assignait aux artistes – enseigner et réjouir – a succédé l’ambition de heurter, choquer, effrayer : ce qu’il a appelé l’art du dégoût, une tendance qui fait volontiers appel aux excréments et autres sécrétions, suscitant des gloussements enthousiastes dans les salons branchés de la nouvelle bourgeoisie.
Au fil des siècles, les beaux-arts avaient pourtant forgé les critères permettant de juger qu’un corps, une œuvre ou une architecture est ou non « beau », le premier résidant dans les proportions. Notre culture gréco-romaine s’est bâtie sur ces canons qu’on envoie aujourd’hui voler en éclats. Ce n’est pas le signe d’un changement de civilisation, mais celui de la « décivilisation ».
Bien chic bien choc
Reste à essayer de comprendre comment nous en sommes arrivés à ce désastre qui a tant d’amis (pour reprendre la belle formule de Renaud Camus, les « amis du désastre »). Et pour commencer, qui en est responsable ? On peut, selon les champs concernés, incriminer les élus qui laissent construire n’importe quoi, les néoféministes qui tiennent la séduction pour une survivance de l’hétéro-patriarcat, les publicitaires qui surfent sur toutes les tendances idéologiques (encore que c’est leur boulot), les autorités éducatives qui, au nom de l’égalité, criminalisent l’exigence ou les artistes qui se moquent de nous. Mais la vérité, c’est que nous sommes tous responsables. Personne ne nous oblige à aller au théâtre en jeans, à déambuler dans les villes en short informe ou à nous extasier devant les immondes tulipes que Jeff Koons a plantées à Paris. Quant aux désolantes zones commerciales, elles n’existeraient pas en l’absence de clients.
Le mal est plus profond. On dirait que la beauté ne nous importe plus, que nous avons renoncé à elle comme à d’autres divinités, alors que pendant des siècles, elle a animé les controverses théologiques, les enjeux diplomatiques, les conversations de salon, les débats d’académie… et les duels sur le Pré-au-Clerc. Elle demeure cette reconnaissance mystérieuse dont on ne sait pas avec certitude si elle répond à des critères objectifs ou à la subjectivité personnelle – c’est peut-être cette complexité qui ne plaît plus (ou qui fait peur). Et puisqu’elle induit le jugement, elle est de toute façon à bannir.
Ce renoncement s’explique par une raison simple : la beauté ne sert à rien. Bien sûr, elle peut enchanter l’âme, ce qui, justement, n’est pas rien. Mais elle ne répond à aucune fonction matérielle, à aucune nécessité économique. Si une langue ne sert qu’à « communiquer », pourquoi faudrait-il qu’elle soit belle ? De même, on marche mieux en baskets qu’en talons hauts. En faisant porter à la beauté le masque infamant de la discrimination, on rabaisse aussi notre regard sur le monde et les choses. Qui, tel Oscar Wilde, oserait dire aujourd’hui : « Mieux vaut être beau que bon, mais mieux vaut être bon que laid. »
[1] Notre excellent confrère nous a involontairement brûlé la politesse, preuve que cette question a désormais droit de cité dans le débat public.
[2] Extrait d’un ouvrage collectif, Malaise dans la langue française, sous la direction de Sami Biasoni (Le Cerf, septembre 2022).
Le président français Emmanuel Macron en visite au lycée Eric Tabarly, Les Sables d'Olonne, 13 septembre 2022 / Karine Le Ouay-POOL/SIPA/
Le gouvernement reconnaît que l’école républicaine « n’est plus à la hauteur » mais interdit l’école à la maison et pénalise les écoles indépendantes dont le succès pourtant ne cesse de croître. Tribune d’Anne Coffinier, présidente de l’association « Créer son école ».
Et c’est le président de la République qui le dit officiellement, en Sorbonne, devant les recteurs réunis : « L’école de la République française n’est plus à la hauteur ». On ne peut imaginer constat plus définitif et plus glaçant. Pire que la douche froide des résultats au test Pisa tous les trois ans. C’est un constat de décès tout ce qui a de plus officiel.
Va-t-on continuer comme si de rien n’était, et recourir encore et encore à de piètres remèdes de fortune ? Créer des observatoires, organiser des assistes nationales, recruter des armées d’enseignants insuffisamment qualifiés, changer les programmes, réviser encore le bac, trafiquer encore plus les notes ? Pour faire diversion, ira-t-on jusqu’à supprimer le COD et le COI, comme l’avait fait en 2016 Najat Vallaud-Belkacem ?
De cela, les élites ne se soucient plus véritablement car en quasi-totalité, elles ont déserté l’école publique à titre personnel. Il s’agissait de procurer à ses enfants un cadre d’études plus « serein », confesse benoîtement notre ministre de l’Education pour justifier son choix d’une école très privée, l’Alsacienne, pour ses enfants. Mais le bon peuple, lui, demeure piégé dans « la trappe à ignorance » de l’école publique, fidélisé qu’il est par la gratuité de ce mode d’instruction. Si l’objectif est l’égalité, n’y a-t-il pas un devoir impérieux à changer immédiatement d’approche, puisque notre système scolaire public est, preuves à l’appui, le plus inégalitaire d’Europe ? Si l’objectif est la performance académique, la condamnation est encore plus lapidaire. Nos prestations sont dans la moyenne basse de l’OCDE et parfaitement insuffisantes à l’heure de la société de la connaissance.
Quelle chance de réussir pour nos enfants ?
Puisque l’école publique « n’est plus à la hauteur », et qu’on ne voit pas comment les ajustements de détail annoncés pourraient la ressusciter à brève échéance (surtout avec une dette égale à 115% du PIB), il est totalement évident qu’il faut miser sur une alternative privée, si déplaisante cette perspective soit-elle pour un Français. Sauf à préférer un collapsus éducatif national – ce qui serait pousser loin l’idéologie – la France ne peut plus se payer le luxe de la nostalgie. Oui, nous aimons tous l’école communale, celle des hussards noirs et de Jules Ferry, celle de Doisneau et de la fraternité du même banc d’école partagé par le fils du notable et du cantonnier. Mais cela fait longtemps que notre école publique ne ressemble plus du tout à cette image d’Epinal. Elle n’a plus rien d’égalitaire ni de national. C’est un creuset à ignorance qui condamne les plus pauvres à un avenir médiocre. La France en 2022 n’a pas d’autres choix que d’opter pour des alternatives fondées sur la liberté scolaire.
Mais voilà que nos gouvernants n’ont rien eu de plus urgent, voyant que le bateau de l’Education nationale coulait, que d’envoyer par le fond les barques de l’instruction en famille (désormais interdite) et de briser les rames des chaloupes de survie que sont les écoles indépendantes. Ceux-là mêmes qui ont mis leurs enfants à l’abri à l’étranger ou dans des écoles très privées n’ont manifestement pas grande envie que les autres accèdent aussi à ces dernières. La loi prétendant renforcer le respect des principes de République adoptée en août 2021, connue pour son interdiction de l’école à la maison, a aussi ajouté de nombreuses entraves administratives aux écoles indépendantes. Le bac Blanquer qui inflige aux lycéens des écoles indépendantes de passer jusqu’à 14 épreuves terminales, lorsque les élèves des lycées publics n’en passent que 4, pénalise aussi cruellement les familles qui choisissent la liberté scolaire.
Ce harcèlement public n’est pourtant pas parvenu à compromettre l’essor des écoles indépendantes. C’est ce que vient de montrer, chiffres à l’appui, l’association « Créer son école » à l’occasion de sa traditionnelle conférence de presse de rentrée. On note une croissance annuelle de 10% du nombre des écoles indépendantes avec 172 ouvertures d’école. L’école publique ou sous contrat ferme-t-elle en ruralité par souci de rationalisation budgétaire, c’est alors l’école indépendante associative qui vient rouvrir l’école et rendre la vie au village. Ainsi 76% des nouvelles écoles s’ouvrent en ruralité, dont 67% dans des bourgs de moins de 5000 habitants. De même 43 de ces écoles font un « retour à la terre » en accordant une grande place aux apprentissages en forêt ou dans le jardin.
Les écoles indépendantes
Si votre enfant est porteur d’un handicap et ne trouve pas de place en école ordinaire malgré les lois et discours publics affirmant le principe de l’inclusivité, c’est encore en école indépendante qu’il trouvera une planche de salut. Bien sûr pour vous ce sera la double peine car l’Etat lui refusera alors la prise en charge financière de son assistant éducatif (AESH). Mais au moins sera-t-il scolarisé et intégré dans une école qui l’accueille à bras ouverts. Votre enfant est un artiste ou sportif de haut niveau et mène un double projet, tandis que les aménagements de l’école publique ou privée sous contrat sont insuffisants pour lui permettre d’aller jusqu’au bout de son exigeant projet ? C’est encore en école indépendante qu’il trouvera la solution sur mesure lui permettant d’exceller à la fois scolairement et artistiquement. Là encore, il y aura des actes de représailles bien loin de l’esprit sportif : ainsi le champion de France junior de taekwondo a-t-il été interdit de participer aux Gymnasiades Manche 2022 par l’UNSS (alors que 80 pays y participaient) sous prétexte qu’il n’était pas prévu qu’un champion puisse être présenté par une école indépendante française. Malgré les complications infinies que l’Etat multiplie depuis la loi Gatel de 2018, de plus en plus d’écoles indépendantes se créent. Contrairement aux idées reçues, elles sont aconfessionnelles à 79% et les écoles musulmanes représentent moins de 2% des ouverture d’école.
Ces établissements indépendants constituent-elles pour autant LA solution à la faillite du système éducatif français ? Sans doute pas. Une nation ne peut être forte que si son système scolaire public est performant, au service d’une ambition concrète et réaliste pour sa jeunesse et son rayonnement global. Sur tous ces points, l’école dite « de la République » a failli. Oui. Elle se gargarise de concepts « républicains », que les hussards du XXIe siècle ne parviennent plus à articuler, tant ils se heurtent aux réalités économiques et sociales du terrain. Elle se paie de mots et formule des vœux pieux de rétablissement sans effet sur son grand corps malade. Mais au fond, elle a bien perdu la guerre, quand des pans entiers de notre jeunesse cherchent la définition du mot « ludique », et ce n’est pas drôle, s’attaquent à l’auteur d’un texte littéraire jugé trop difficile pour le bac.
A l’heure où les familles se battent tantôt pour retrouver le droit fondamental, pour ne pas dire évident, d’éduquer leurs enfants à la maison, tantôt pour échapper au diktat de la sectorisation ou, encore, pour éviter à leur progéniture un périple de 20 km en car scolaire au nom du regroupement intercommunal, rien ne va plus dans l’Education nationale. Il est temps maintenant de se demander comment les modes d’éducation alternatives peuvent apporter leur concours au redressement de l’école dans son ensemble. Et l’on ne pourra plus honnêtement ignorer la question du financement de l’égal accès aux écoles payantes. Lorsque les élites les plébiscitent pour leur progéniture, elles auront du mal à faire croire que l’Etat n’a moralement pas à en financer l’accès pour les enfants. Que cela s’appelle le chèque éducation, le pass-école ou une réduction d’impôt importe peu. Il est surtout urgent de reconnaître que l’égalité des chances passe aujourd’hui par l’égalisation des conditions financières d’accès à l’école publique ou privée de son choix.
Des manifestants en faveur de l'avortement brandissant des pancartes lors d'une manifestation devant la Cour suprême, Washingto, Etats-Unis / Jemal Countess/UPI/Shutterstock/SIPA
Le 24 juin, la Cour suprême annulait l’arrêt Roe vs Wade qui soutenait depuis 1973 le droit à l’avortement. Alors que le monde tendait vers un mouvement progressiste, les Etats-Unis optent pour l’option conservatrice.
En interdisant l’avortement au début de l’été, la Cour suprême des États-Unis a créé un tremblement de terre juridique qui a sidéré une bonne partie du monde, mais aussi de la population étasunienne : « C’est devenu quasiment impossible de faire mon métier. J’ai l’impression de vivre une dystopie », déclarait sur le site de France 24 Tom, médecin venu s’installer au Texas quelques années auparavant, pour aider les femmes, précisément parce qu’« aucun endroit n’était plus compliqué qu’ici pour avorter ».
C’était écrit ?
Ce n’est pas une dystopie qu’a écrite en 2017 Joyce Carol Oates, 84 ans, la papesse des lettres américaines, dans Un livre de martyrs américains, mais plutôt un roman prophétique dans lequel un chrétien fondamentaliste exécute le Dr Gus Voorhees, qui n’est pas sans rappeler Tom. À travers l’histoire des familles des deux hommes, c’est une guerre des religions qui est dépeinte. Voorhees et son assassin, Luther Dunphy, sont animés par une foi qui les rend impitoyables, chacun à leur manière: tous deux sont convaincus d’incarner le Bien. Ainsi, le portrait de Gus Voorhees pourrait être celui de Luther Dunphy – qui finit exécuté : « Un homme si convaincu de la bonté et de la justice de sa mission qu’il ne peut comprendre qu’on soit en désaccord avec lui, et encore moins qu’on veuille lui nuire ou le tuer. » Cette dimension explique les témoignages recueillis lors du référendum au Kansas, État très conservateur qui, à la surprise des deux camps, a maintenu le droit à l’avortement le 4 août dernier. Les partisans du maintien n’ont pas nécessairement voté pour l’avortement, mais pour refuser « un amendement imposant un contrôle gouvernemental sur les décisions médicales privées», explique une responsable de la campagne pro-choice, tandis que Christine Vasquez, 43 ans, dit qu’elle a « voté pour qu’il n’y ait aucun avortement. Je pense que la vie commence à la conception. » Arguments théologiques à l’appui.
Ce que Oates saisit prophétiquement dans son roman, c’est un changement de stratégie de la galaxie pro-life, qui aboutit à la décision de la Cour suprême. Dunphy, l’assassin, appartient déjà au passé quand il est dans le couloir de la mort et que le directeur de la prison témoigne : « Ce pauvre type ne semblait pas savoir que l’opinion publique penchait maintenant pour des lois, pour faire pression sur les hommes politiques, pas pour attaquer des centres d’avortement ni tirer sur les gens. Rendre l’avortement illégal, voilà le but. » Quinze ans plus tard, il est atteint.
Six cents ans après avoir péri dans les flammes, Jeanne d’Arc se voit condamnée à brûler sur le grand bûcher du révisionnisme historique dans une grotesque réadaptation inclusive.
Au Shakespeare Globe, fameux théâtre londonien de Southwark sis sur les bords de la Tamise, une troupe met en scène une Jeanne d’Arc « non binaire » qui, au cours de la pièce, est désignée par les pronoms « they/them », prénoms personnels revendiqués par les personnes qui prétendent n’appartenir à aucun des deux sexes, puisqu’en anglais, ils sont les mêmes pour les deux genres. L’auteur de la nouvelle pièce, I, Joan, est un dramaturge également non binaire, Charlie Josephine, dont les pronoms personnels sont « they/he », indiquant qu’il se sent quand même un peu plus masculin que féminin. « Il » maintient que Jeanne est une « jeune personne de la classe ouvrière qui transgressait le genre, à une époque où c’était vraiment dangereux », justifiant ainsi le recours à un calquage de conceptions actuelles à un personnage contemporain de Charles VI. Tout ce tripatouillage falsificateur a pour seul objectif de projeter dans le passé historique les notions et les luttes contemporaines concernant le genre, comme si le refus de la binarité existait depuis la nuit des temps. Il s’agit aussi de s’approprier, à des fins idéologiques, le prestige d’un personnage aussi héroïque que la Pucelle, en même temps que l’on subvertit le caractère religieux de celle dont la canonisation a été décrétée en 1920 par le pape Benoît X. Dans un plaidoyer pour la pièce, la directrice artistique de l’établissement, Michelle Terry s’enorgueillit de représenter une organisation « inclusive et diversifiée ».
Dans un même élan œcuménique, aurait-elle eu le courage de mettre en scène un Mahomet transgenre ?
Le journaliste et historien Pio Moa photographié en 2010. Photo: Wikimedia Commons.
Réponse à mes censeurs
Tout observateur attentif peut percevoir un ton d’hystérie et de panique dans la réaction, en France comme en Espagne, à l’interview du Figaro Histoire (été 2022) publié à l’occasion de la traduction française de Les mythes de la guerre d’Espagne, 1936-1939 (Éditions L’Artilleur). Une réaction de colère et d’indignation, qui se veut intimidante (« comment Le FigaroHistoire ose-t-il… », donner la parole à un « menteur », un « falsificateur », pire, «une canaille politique »), mais sans la moindre trace de critique rationnelle, ou tout aussi souvent un silence gêné.
La raison de cette attitude est compréhensible : si ce que dit Les mythes de la guerre d’Espagne est vrai, le discours dominant en Espagne, en France et en Europe sur cette guerre, sa signification et ses conséquences historiques est faux, ce qui ouvre de nouvelles hypothèses et porte atteinte à bon nombre d’intérêts. Le problème pour les partisans du discours dominant ne devrait pourtant pas être complexe: il suffirait pour eux de mettre en évidence deux ou trois points clés de mon livre et de les démolir à l’aide de données et d’arguments… mais rien de tel ne s’est produit jusqu’ici, sinon, comme je le dis, le silence chez les uns et les insultes et l’intimidation chez les autres. Il en ressort l’impression que ces «critiques» n’ont même pas lu le livre, qui, selon eux, est de la « propagande franquiste » et « ne dit rien de nouveau », malgré son énorme succès en Espagne et maintenant en France. Qu’il me soit donc permis de donner ici quelques explications.
Entre 1999 et 2001, j’ai publié la trilogie Los orígenes de la guerra civil, Los personajes de la República vistos por ellos mismos, et El derrumbe de la República y la guerra, fruit de neuf années de travail. La lecture de ces trois livres pouvant être rébarbative pour le grand public, car ils sont remplis de notes d’archives, de références bibliographiques, de documents de presse, de procès-verbaux des Cortès, etc., j’ai pensé qu’un résumé plus « populaire » ou de bonne vulgarisation des trois, serait utile.
Le résumé, que constitue Les Mythes de la guerre d’Espagne, a été conçu selon une méthode d’exposition originale, en deux grandes parties, qui m’a semblé la plus efficace. La première porte sur les conceptions politiques et idéologiques des dix principaux dirigeants des différents partis ou personnalités majeures. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce n’est pas souvent le cas dans les livres d’histoire de la Guerre d’Espagne, qui approfondissent rarement le contenu idéologique du conflit. Dans le troisième volume de ma trilogie, j’ai consacré beaucoup d’espace à ces contenus, sans lesquels rien ne peut être expliqué en profondeur, et dans Les Mythes, je l’ai fait de manière plus directe et personnelle, en m’en tenant aux idées des personnages.
Dans une deuxième partie, j’ai examiné dix-sept questions et événements très précis, afin de les faire sortir du domaine du mythe, ou plutôt du pseudo-mythe, pour les faire entrer dans celui de la réalité historiographiquement vérifiable. Et je l’ai fait soit sur la base de la documentation de la gauche elle-même, soit sur la base de recherches détaillées et jamais démenties de divers historiens. Enfin, j’ai ajouté deux épilogues replaçant la guerre civile espagnole dans l’histoire du XXe siècle et dans l’histoire de l’Espagne. Sont également joints des cartes, une chronologie et les origines régionales des personnes mentionnées.
J’ai été surpris par les nombreux commentaires plutôt favorables aux Mythes de la guerre d’Espagne et à d’autres de mes livres, qui affirment néanmoins qu’ils manquent d’originalité, sauf peut-être en ce qui concerne la clarté de l’exposition. À les entendre, ils ne découvrent rien de nouveau, tout ce que je dis «a déjà été dit par d’autres ». Honnêtement, si je n’avais fait qu’abonder dans ce qui est déjà connu, je ne pense pas que j’aurais pris la peine d’écrire quoi que ce soit sur le sujet. Mais si j’avais commis vraiment cette erreur, encore faudrait-il qu’on explique pourquoi mes livres sont ceux qui ont déchaîné le plus de haine et de peur chez tant d’historiens et de politiciens progressistes mais aussi de droite.
En historiographie, comme dans tant d’autres domaines, il y a le niveau des données concrètes et celui de l’analyse interprétative, ce que n’a pas manqué de rappeler récemment l’historien Stanley Payne à propos de mon livre L’hégémonie espagnole et le début de l’ère européenne (2022). L’accumulation des données est une nécessité élémentaire et quelque peu laborieuse, mais elle est fondamentalement simple et facile, tandis que l’analyse interprétative est beaucoup plus difficile, car elle exige de mettre en relation ces données, de les comparer et de tirer des conclusions cohérentes. Il s’agit là du niveau le plus élevé de l’historiographie.
On a déjà tant écrit sur la guerre civile espagnole et sur tant de ses aspects qu’il est difficile de découvrir de nouveaux faits, ou quelque chose qui n’a pas déjà été dite ou mentionnée par quelqu’un, et souvent même répétée des milliers de fois. Néanmoins, je crois avoir réussi à apporter quelques contributions. La première que je mentionnerai ici concerne la troisième tentative de coup d’État, celle des Jacobins (libéraux-progressistes et étatistes) ou de la gauche libérale de Manuel Azaña (alors ancien ministre et président du conseil), à l’été 1934. Lorsque la gauche a perdu les élections de novembre 1933, Azaña a fait pression à deux reprises, en vain, sur le président de la République (un centriste conservateur), Alcalá-Zamora, pour qu’il annule les élections et en convoque de nouvelles avec la garantie d’une victoire de la gauche. Il ne pouvait rien faire d’autre avec les maigres moyens dont il disposait à l’époque, mais c’était en quelque sorte une tentative de coup d’État. Puis, au cours de l’été suivant, Azaña a conclu un accord avec le président de la Generalitat de Catalogne, Companys et ses partisans pour réaliser cette fois un coup d’État plus efficace. La tentative a échoué parce qu’elle exigeait la collaboration du parti socialiste (PSOE), qui a refusé parce qu’il préparait pour sa part une révolution « prolétarienne » et ne voulait en aucun cas collaborer à la perpétuation d’une République « bourgeoise ».
Ce fait, qui, je pense, était totalement inconnu auparavant dans l’historiographie de gauche ou de droite, est une contribution importante, mais il ne mérite somme toute qu’un article et pas un livre. Il en va de même pour d’autres faits similaires que je mentionnerai en suivant. Cela dit, ce dont un livre bien argumenté et articulé a besoin, c’est précisément d’une analyse interprétative. Et dans ce domaine difficile, je crois que mon livre est innovant, et qu’il le demeurera en attendant que quelqu’un parvienne à réfuter efficacement ses arguments, ce qui à ce jour n’est pas encore arrivé.
Pour s’en tenir au niveau analytique et interprétatif, on peut commencer par l’approche générale de la guerre civile espagnole. J’ai expliqué dans mon livre Les Mythes, et je ne le répéterai pas ici, pourquoi le Front populaire (coalition de partis marxistes, communistes et socialistes bolchévisés et également de partis séparatistes et libéraux-jacobins, auxquels se joindront, après le soulèvement, les trotskistes et les anarchistes) ne pouvait pas être composé de partis démocratiques. Je ne suis ni le seul ni le premier à le souligner, bien que je ne pense pas que l’origine de ce bobard ait été jusqu’ici décelé correctement dans la stratégie et la propagande soviétiques, et je crois que je ne me trompe pas.
Mais il y a un autre aspect essentiel : l’acceptation pratiquement généralisée, à gauche comme à droite, de la présentation du Front populaire comme le «camp républicain », en partant du principe qu’il serait la continuation de la Seconde République espagnole. Très peu, à gauche comme à droite, ont échappé à cette approche radicalement déformante de l’histoire. Seuls Stanley Payne (La guerre d’Espagne, Le Cerf, 2010) et peut-être une poignée d’autres historiens ont souligné cette discontinuité, en se référant à une sorte de Troisième République, que je préfère appeler seulement Front populaire, parce qu’elle n’a pas réussi à se cristalliser en un régime minimalement stable, ayant perdu la guerre civile. Mais il y a un autre point capital: ce Front populaire n’était pas seulement différent de la Seconde République, il était précisément celui qui l’a détruite. C’est l’une de mes thèses fondamentales, qui change complètement la compréhension de la guerre.
Un autre point important est la date à laquelle on peut considérer que la République de 1931 a pris fin. Ceux qui acceptent sa fin placent habituellement cette date lors de la distribution d’armes aux syndicats en juillet 1936. À mon avis, cette destruction a eu lieu pendant le processus électoral de février à avril de la même année. Cette conception est doublement importante, car elle établit un lien entre l’insurrection d’octobre 1934, au cours de laquelle il existait un « front populaire » de fait, et les élections de février 1936; elle souligne que ces élections étaient frauduleuses non seulement en raison de la falsification des procès-verbaux, mais aussi en raison de l’ensemble du processus, depuis la dissolution des Cortès jusqu’à la destitution du président Alcalá-Zamora. Je crois être le seul à avoir exprimé cette conception globale.
Un autre élément de cette thèse est la responsabilité du président de la République, Alcalá-Zamora, dans la convocation douteuse et en soi illégitime des élections de février 1936, ce que je suis le seul, je crois, à avoir souligné.
Il est enfin important de noter que cette analyse du processus de destruction de la République démolit complètement la plupart des interprétations actuelles de la République et de la Guerre civile, ce qui est bien plus important que tout apport de données ou de détails. Elle élimine partiellement mais fondamentalement de nombreuses autres versions, y compris celles typiquement franquistes. Ces dernières maintiennent et reprennent en effet la distorsion essentielle typique du «camp républicain », parce qu’elles sont fondamentalement anti-républicaines et que le sort de cette République ne les intéresse pas. Ils voient donc une continuité entre elle et le Front populaire ; une succession de violences et de convulsions d’un régime qu’ils considèrent comme illégitime et le produit d’un premier coup d’État, dû aux élections municipales de 1931. Or, il s’agit là d’une autre distorsion importante, car bien qu’il y ait eu un coup d’État… celui-ci a été réalisé par les monarchistes contre leur propre régime et non pas par leurs opposants républicains (Les élections municipales de 1931 ont été une victoire écrasante pour les monarchistes, mais les républicains ont gagné dans presque toutes les capitales de province. Le gouvernement monarchiste de Romanones a dès lors considéré que les votes urbains avaient plus de poids que les autres et que les élections étaient donc remportées par les républicains). La république était par conséquent légitime et elle n’a cessé d’exister, pour les raisons mentionnées, que cinq ans plus tard, lors du processus électoral de février 36.
Je crois que personne d’autre n’a maintenu ces conceptions avec la précision, la documentation et la clarté que j’ai appliquées dans mes livres, et elles recentrent essentiellement tout un processus historique. Si mes thèses sont correctes, une confusion monumentale a régné pendant un demi-siècle. Et à cause de cette confusion et des attitudes qui en résultent, elles ont rencontré une résistance et une opposition véritablement fanatiques, contraires à tout débat rationnel.
Une grande partie de l’historiographie et des essais sur la guerre civile espagnole se caractérise par une dérisoire et larmoyante mystification sur le « caïnisme espagnol », la « guerre fratricide », la « guerre civile ancestrale » et autres sornettes du genre, avec lesquelles bon nombre d’auteurs tentent vainement d’afficher leur sensibilité éthique, qui serait finalement exceptionnelle chez un peuple qu’ils croient si bête et sanguinaire. Le sommet de cette interprétation a été atteint par des auteurs comme Eslava Galán et Pérez Reverte, et a été rendu canonique par des auteurs proches du Parti populaire tels García de Cortázar, Pedro J, Pedro Corral et quelques autres. La guerre aurait été menée somme toute par des groupes de fous meurtriers d’un côté comme de l’autre, qui auraient entraîné les autres, de pauvres gens, qui « ne faisaient que passer par là ».
Mais, en dehors de cet étalage de stupidités simplistes, nulle part, pour autant que je sache, n’a été soulignée de manière adéquate la conclusion précise du caractère fondamental du Front populaire en tant qu’alliance de soviétistes et de séparatistes, à savoir que tant l’unité nationale que la culture espagnole, européenne et chrétienne étaient très sérieusement menacées (car le système soviétique était une culture entière, au-delà de ses implications directement politiques). Et il suffit de prendre en compte ces éléments pour comprendre la nature de la guerre et ses enjeux. C’est un point qui, même dans l’historiographie franquiste, reste quelque peu nébuleux ou peu clair, ou perdu dans de nombreux détails. Mais il suffit pourtant d’observer sérieusement le caractère du Front populaire pour comprendre que la rébellion de Mola-Franco était une réaction in extremis à un danger historique. Une rébellion qui a sauvé le pays de la désintégration et de la soviétisation ; un salut que le PP a paradoxalement condamné, fait qui lui-même confirme ce que disait l’historien Florentino Portero : « Cette droite est condamnée à se nourrir des débris intellectuels de la gauche, en raison de son manque de culture historique et idéologique ».
Je crois modestement que mes livres et notamment Les mythes de la guerre d’Espagne clarifient cette question clé de manière beaucoup plus précise que tous ceux dont je me souviens pour le moment. Et je crois que cette clarification a des conséquences politiques directes et des répercussions qui se prolongent jusqu’à nos jours.
Traduit par Arnaud Imatz, membre correspondant de l’Académie royale d’histoire d’Espagne, docteur d’État ès sciences politiques, auteur de nombreux ouvrages et articles sur l’histoire de l’Espagne, préfacier du livre de Pío Moa.