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Energie en France : « Nous avons été les fourmis de la fable, pas les cigales »

Loïk Le Floch-Prigent se confie à Sophie de Menthon


Energie en France : « Nous avons été les fourmis de la fable, pas les cigales »
La centrale nucléaire de Cattenom, France, 8 septembre 2022 / Jean-Francois Badias/AP/SIPA

Bien que la France produise l’électricité la moins chère et la moins polluante, les particuliers et les entreprises auront à faire face à des pénuries d’énergie et à des factures totalement inédites. Quelles sont les causes de cette situation? Réponse : l’absence totale d’anticipation dont nos dirigeants politiques ont fait preuve ces dernières années et la carcan qu’impose l’UE au marché de l’énergie. Il est urgent de réagir ! Entretien avec Loïk Le Floch-Prigent.


Sophie de Menthon : Tous nos responsables politiques se rejettent la balle, désespèrent et font les mea culpa des autres, concernant la problématique du manque d’énergie qui nous guette. En attendant, rien ne bouge, rien ne change et il faut des solutions à court terme et vite. Nos entrepreneurs sont aussi déstabilisés qu’inquiets. Peut-être, Loïk Le Floch-Prigent, que vous allez pouvoir nous répondre sur la politique nucléaire : a-t-elle été vraiment abandonnée avant ? La fermeture de Fessenheim était-elle inévitable comme le déclare notre Président ? Combien de temps faut-il pour récupérer notre énergie nucléaire ? 

Loïk Le Floch-Prigent : Pour moi, le lobby anti-nucléaire représenté par certains écologistes politiques gagne le premier combat en 1997 avec la fermeture du réacteur Super Phénix, à « neutrons rapides », qui doit remplacer les matériels à uranium enrichi en utilisant les « déchets » des centrales actuelles. C’est un coup d’arrêt aux investissements futurs, on va se contenter des réacteurs classiques déjà en fonctionnement en avançant à reculons sur une augmentation de leur puissance avec un programme franco-allemand EPR qui va connaitre tous les errements d’un programme politique non unanimement désiré. Les accidents de Tchernobyl (1986) et de Fukushima (2011) servent de prétexte à un ralentissement de tous les investissements dans cette technologie où les Français sont incontestablement en pointe. L’assaut final, car 75% de l’électricité fournie en France est d’origine nucléaire, sera réalisé lors de la campagne Présidentielle de 2012 avec l’accord entre le Parti Socialiste et les « Verts » pour fermer 15 réacteurs et ne conserver que 50% d’électricité nucléaire en France. François Hollande fera voter le PPE (Programme Pluriannuel de l’Electricité) quelques mois plus tard, programme toujours en vigueur aujourd’hui reprenant ses promesses électorales. Il est alors prévu que la première centrale arrêtée sans justification technique sera Fessenheim en indiquant que cela sera fait lors de la mise en service de l’EPR de Flamanville. En 2017, la centrale de Fessenheim est en parfait état, comme il se doit pour que l’on accepte la poursuite de son activité. Les retards sur Flamanville ne permettent pas sa mise en service lors du mandat d’Emmanuel Macron, mais celui-ci décide de fermer Fessenheim en 2020. La Centrale était une des mieux entretenues et on pouvait envisager, sans investissements importants, son maintien en fonctionnement pendant encore dix ou vingt ans. Elle était complètement payée, elle produisait donc un courant très bon marché. L’argument porté par notre Président est donc faux, l’aura-t-on mal informé ? En tous les cas, le programme Astrid qui avait repris les études des réacteurs à neutrons rapides à la demande des physiciens nucléaires français a, lui aussi, été arrêté par Emmanuel Macron en 2019 à la stupeur de la plupart des scientifiques du pays…

Sophie de Menthon : Sommes-nous toujours finalement les « stars du nucléaire » que nous prétendons être ? 

Loïk Le Floch-Prigent : La question porte à la fois sur notre compétence et sur notre potentiel industriel dans le domaine nucléaire. Je peux vous rassurer, nous avons toujours des scientifiques, des ingénieurs, des techniciens de grande qualité même si certains ont dû s’expatrier pour travailler encore dans des domaines pointus. Nous avons des usines, des industriels qui ont participé aux programmes chinois, finlandais, britanniques et bien d’autres. Tout est en place, il suffit désormais de décider, et tout le secteur qui regroupe plus de 100 000 personnes attend que l’on prenne une décision concernant le programme de nouveaux réacteurs depuis des mois ou même des années ! 

Sophie de Menthon : En fait nous serions tributaires de l’Europe. On nous explique qu’on ne peut rien faire sans accord de l’Allemagne ni de l’Union Européenne… qu’on ne peut pas bouger un cil si quelqu’un n’est pas d’accord. Qu’en est-il réellement ? Une Europe soi-disant unie et qui diverge sur tellement de points ?

Loïk Le Floch-Prigent : Là, nous abordons un autre sujet qui est celui du marché de l’électricité et donc du prix payé par les consommateurs. La France disposait d’une entreprise qui avait le monopole quasi complet de la production d’énergie électrique, du transport et de la distribution, EDF, regroupant les compagnies nationales en 1945. C’est ce qui a permis le lancement du programme nucléaire civil puisque l’investisseur pouvait démontrer qu’il servait tous ses clients à un prix lui permettant de les amortir. C’est ainsi que 75% de notre électricité était d’origine nucléaire, avec 12% en hydraulique, il ne restait que 13% pour le thermique, charbon, fioul et gaz, le gaz étant jugé la meilleure solution. Nous étions exportateurs d’électricité grâce à nos investissements et le secteur électrique était donc devenu une source de compétitivité et de revenus pour notre pays. Certains pays européens, sous prétexte de « libéraliser » l’industrie, ont combattu notre passé de monopole au point de faire accepter un démantèlement d’EDF en trois entreprises (EDF, RTE, ENEDIS) et surtout d’inventer un marché de l’électricité avec la naissance ex nihilo de « fournisseurs » qui n’étaient ni producteurs, ni transporteurs, ni distributeurs ! Pour nourrir cette création « artificielle », EDF doit vendre une partie importante de son électricité à un prix « cassé » permettant à ses concurrents de gagner de l’argent. C’est l’ARENH, un mécanisme fou dont on savait qu’il allait nous mettre dans le mur. On comprend la jalousie des Allemands pour une entreprise exceptionnelle « monopolistique » et envahissante, on comprend moins bien l’attitude des élites françaises à « casser » EDF en acceptant petit à petit tous les désirs de nos voisins. 

Sophie de Menthon : Mais les Allemands sont totalement en désaccord avec nous, alors ? Et le fameux couple franco-allemand ? 

Loïk Le Floch-Prigent : La politique allemande de l’énergie est opposée à notre politique. Il n’y a donc pas de « couple franco-allemand » dans ce domaine et le quotidien de l’Europe en souffre. Notre position est cependant celle qui restera puisque les énergies intermittentes ne peuvent pas satisfaire les consommateurs individuels ou collectifs et que, soit le nucléaire soit les fossiles, sont indispensables pour nos voisins. S’ils ne veulent pas du nucléaire, ils auront le gaz et on sait où cela les mène aujourd’hui, au retour du charbon pour leur pollution et celle de leurs voisins !  

Sophie de Menthon : Quelque chose me choque, en tant que présidente d’un mouvement patronal : on nous annonce devoir pratiquement nous éclairer à la bougie car les factures d’électricité vont décupler, et pourtant pour nos PME, à part des incitations comme nommer « l’ambassadeur de la sobriété » (sic) rien ! Des injonctions peu claires, les entreprises n’ont aucune consigne pragmatique sur la meilleure manière de faire face. D’autant que les particuliers seront financièrement protégés mais que rien n’est prévu pour les entreprises et les commerçants. J’ai échangé avec le syndicat des boulangers et des restaurateurs : environ 30% d’entre eux ne pourront pas poursuivre leur activité avec de telles factures, idem chez les coiffeurs. 

Loïk Le Floch-Prigent : J’ai entendu la Première ministre demander aux entreprises de présenter un programme d’économies de 10% pour la fin septembre et le Président dire que des mesures avaient été prises pour les PME. Toutes les entreprises essaient de réduire leur consommation d’énergie. Les artisans et industriels qui ont des fours sont traumatisés, et rien n’a été fait par quiconque, gouvernement, administrations ou fédérations professionnelles pour les préparer au séisme que nous traversons. Un gaz et une électricité qui peuvent aller à dix fois le prix antérieur selon les heures de consommation : inconcevable ! 

La première chose qu’il faut faire c’est quitter la régulation des prix du gaz et de l’électricité décidés par la Commission Européenne. Les Espagnols et les Portugais ont initié ce recul et arrivent à un prix déjà élevé mais trois fois moins que nous. Nous produisons en France l’électricité la moins chère et la moins polluante, nous avons les réserves de gaz les plus importantes de l’Europe, nous sommes en position de force pour dire dans la semaine « cela suffit ». Nous sommes responsables de nos concitoyens d’abord ! Et nous devons quitter ce système avec les « fournisseurs » dans la foulée. L’ensemble des entreprises doit exiger cette décision salvatrice immédiate. Il est incroyable que ceci n’ait pas été au centre de la réunion des entreprises fin août ! C’est LE problème de la survie de la moitié de nos PME, industries et services ! 

Sophie de Menthon : Et les fédérations professionnelles doivent aussi donner des exemples d’économies d’énergie faciles à réaliser par secteurs car les habitudes de disposition d’énergie abondante et bon marché nous ont partiellement « endormi » depuis le choc pétrolier de 1973. Il faut redonner de la voix sur la nécessité d’éviter les gaspillages, c’est bon aussi pour la pollution, et pour l’écologie. Mais le plaidoyer pour la « sobriété » sans explications, sans visibilité, sans propositions d’outils pour l’action, et sans mises en situation concrètes est une politique de communication indigne avec des entreprises qui n’entrevoient plus aujourd’hui que la disparition devant les factures que les « fournisseurs » d’électricité et de gaz leur proposent sur trois ans ! Il est honteux de laisser chacun se « débrouiller » dans son coin et de plaider pour une diminution individuelle du chauffage cet hiver ! On attend au moins des « modes d’emploi », mais surtout des décisions fortes. Pour une crise devant laquelle chaque individu, chacun d’entre nous doit réagir et s’adapter, qu’est-ce que le gouvernement devrait dire et faire ? 

Loïk Le Floch-Prigent : Le gouvernement n’a toujours pas compris la situation et la conférence de presse de notre Président lundi l’a montré ! Ils n’ont toujours pas compris que la politique « verte » des énergies renouvelables intermittentes venait de montrer son échec. On ne peut pas maintenir une activité dans notre pays sans une énergie abondante et bon marché. L’intermittence n’est pas abondante et par définition chère puisqu’elle suppose des investissements de support lorsqu’il n’y a ni soleil ni vent. Si l’on veut plus d’écologie, moins de pollution, moins de CO2, le nucléaire et l’hydraulique s’imposent. 

Sophie de Menthon : Se rend-t-on compte qu’il y aura des black-out, coupures totales de courant : comment ouvrir le porche de l’immeuble, pas de trains, pas de métros… un vrai risque ! Il n’y a qu’une chose à faire – au lieu de faire une commission parlementaire pour chercher les coupables ! – c’est de voir, réacteur par réacteur, et tout de suite, ceux qu’on peut faire fonctionner ?

Loïk Le Floch-Prigent : Il faut donc que notre pays relance ses programmes nucléaires, à court, moyen et long terme (incluant l’examen de la réouverture de Fessenheim) et hydrauliques. Sortons du carcan artificiel du marché européen pour faire bénéficier nos citoyens et nos entreprises du bas coût de l’énergie dans lequel nous avons investi depuis cinquante ans. Nous avons été les « fourmis » de la fable, pas les cigales ; ce serait le comble que nous nous trouvions « fort dépourvus ».

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Chef d'entreprise, présidente du mouvement ETHIC.

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