Les bonnes intentions affichées ne font pas forcément le meilleur cinéma. La preuve en est une nouvelle fois apportée par le film de Kilian Riedhof, d’après le livre controversé de Takis Würger.
Actrice fétiche du cinéaste Christian Petzold, son compatriote, – cf. Transit (2018), Ondine (2020) et Le Ciel rouge, sorti chez nous en septembre dernier – Paula Beer, 28 ans, affectionne les rôles « dérangeants », comme on dit. La voilà qui endosse cette fois le rôle-titre de Stella, dans un contre-emploi hardi sous la houlette de Kilian Riedhof, autre réalisateur allemand dont l’unique long métrage au compteur, La dernière course, remonte à l’an 2013.
« Inspiré de la véritable histoire de Stella Goldshlag », prend soin de nous avertir le trio de scénaristes qui, à partir d’un roman controversé du journaliste Takis Würger paru en 2019 sous les cieux germaniques puis en traduction française aux éditions Denoël, s’est emparé d’« une vie allemande » – le sous-titre du film. Le récit s’amorce dans le Berlin des années 30 où Stella, fille unique de parents juifs, se rêve en chanteuse de jazz.
Le réalisateur allemand Kilian Riedhof (c) Kinovista
Les allègres répétitions musicales entre potes dans le logis petit-bourgeois parental sont contrariées par les premières mesures de persécution du régime contre les Juifs. Echouant à obtenir un visa pour l’étranger, bientôt privée d’emploi, mise en esclavage dans une usine d’armement sous le régime du travail forcé, la jeune blonde aux yeux bleus dotée de traits supposément « aryens », jamais identifiée comme Juive, échappe miraculeusement aux rafles. Elle finit tout de même par être repérée. Placée en détention, torturée, Stella se résout, pour protéger ses parents de la déportation (comme on s’en doute, elle n’y parviendra pas) à pénétrer les cercles de l’enfer : livrant ses proches à la Gestapo, se faisant passer pour résistante dans le dessein d’infiltrer les réseaux clandestins, s’abandonnant dans les bras de plus ou moins jeunes amis-amants en vert-de-gris. Bref, la voilà devenue suppôt des nazis.
Au-delà même de la disparition des siens à Theresienstadt, étape des happy few avant Auschwitz comme l’on sait, la jeune taupe fera du zèle, dénonçant à tour de bras – jusqu’à la défaite du Reich. Dans une seconde partie, le film retrace la vie de Stella qui trouve un dénouement pathétique dans son suicide tardif, à l’âge de 72 ans, après quelques tentatives ratées : une fois purgée sa peine de 10 ans dans les camps soviétiques, la dame affronte un nouveau procès à son retour à Berlin-Ouest, mais la clémence du tribunal de la jeune RFA lui évitera dix ans de détention supplémentaire, la confusion des peines étant appliquée en sa faveur.
De quoi Stella, une vie allemande est-il le procès ? De la barbarie nazie ? L’affaire est entendue depuis longtemps. D’un peuple germanique pusillanime, veule, aveugle, complice, fanatisé ? Là encore, rien de neuf sous le soleil. De la forfaiture absolue, germinée au sein même de la communauté israélite allemande, et dont Stella serait l’incarnation ambivalente (car à la fois otage, instrument, rouage efficient du système) ? De la tartufferie de la société démocratique ouest-allemande face à ses crimes passés ? Ou un peu tout cela, placé dans le panier à lessive du sacro-saint « devoir de mémoire » ?
Les bonnes intentions affichées ne font pas forcément le meilleur cinéma. De fait, le propos, ici, se retourne contre lui-même : à force de prétendre expliquer dans quel étau moral se voit piégée la demoiselle (la vie des autres sacrifiée à la survie de ses parents, puis le sauvetage de sa propre existence contre l’immolation de milliers d’innocents sciemment jetés par ses soins dans la gueule du loup), le film fait de ce pitoyable cas d’espèce une héroïne cornélienne, à laquelle nous sommes spécieusement conviés à nous identifier, sur le registre : « et moi, à la place de Stella, qu’est-ce que j’aurais fait ? ». Cette personnalité suprêmement détestable s’offre ainsi en holocauste – c’est le cas de le dire – aux troubles latences antisémites que le discours sous-jacent du film ne manquera pas de réveiller chez quelques-uns. Attiser les braises de la mémoire pour brûler une Juive en effigie n’est pas du meilleur goût.
A l’écueil du malentendu sur ces visées décidément ambigües, s’ajoute la pénible malfaçon esthétique de la réalisation. Le chromo saturé des reconstitutions d’époque, des costumes, des ambiances urbaines, contredit la pétition de véracité dont s’enorgueillit la promo. Au point que le spectateur ne peut s’empêcher de trouver douteusement complaisant la façon dont Stella , d’un bout à l’autre, fait étalage à ses côtés de photogéniques jeunes mâles teutons aux faux airs de model boys, torse nu si possible, comme si la soldatesque à croix gammée était secrètement le premier objet de fascination du cinéaste… Les séquelles du nazisme trouvent ainsi une résurgence dans l’impudente exploitation de la rente mémorielle à l’enseigne du cinoche, au prix du kitsch le plus tarte. Affligeant.
Stella, une vie allemande. Film de Kilian Riedhof. Avec Paula Beer. Allemagne, couleur, 2023. Durée : 2h. En salles le 17 janvier.
Trésor historique de l’État en France (Inventorier la cargaison du navire), maître livre de Pierre Legendre, est réédité. Par gros temps politique, débandade institutionnelle et décomposition culturelle avancées, l’œuvre de Pierre Legendre reste un amer précieux.
Les Éditions Ars Dogmatica rééditent dans un somptueux coffret, Trésor historique de l’État en France (Inventorier la cargaison du navire), maître livre de Pierre Legendre, composé de quatre tomes. Penseur de la condition humaine, anthropologue du pouvoir et de l’Occident, le savant juriste a augmenté cette réédition d’un important appareil d’introductions inédites. L’Histoire de l’administration de 1750 à nos jours inaugurait son œuvre en 1968, le Trésor historique la clôt, 55 ans, quarante ouvrages et trois films documentaires plus tard. Une table ronde organisée à l’École nationale des chartes vient de lui rendre hommage.
L’inventaire de la cargaison du navire
Une vie de Mauriste, sans concessions ni compromissions avec les médias, le pouvoir, les honneurs. A la recherche du droit perclus, Pierre Legendre est resté imperméable aux délices de l’État hégélien (effectivité de la liberté concrète), étranger à la querelle des Anciens jusnaturalistes et Modernes positivistes, aux Bourdieuseries tartuffe. Son champ d’étude, c’est « l’anthropologie dogmatique ».
Le coffret s’ouvre sur une préface générale, Charger, décharger l’État (tome 1) et se referme avec L’œil de la caméra (tome 4), le livret de présentation du film Miroir d’une nation. L’Ecole Nationale d’Administration, réalisé conjointement avec Gérald Caillat et Pierre-Olivier Bardet en 1999.
Dans l’Histoire moderne de l’État-Monarque (tome 3), tel un horloger, Pierre Legendre démonte le modèle administratif français, ses principes et actes de foi, dans une trajectoire historique. Où il est question des tâches de l’administration, du processus d’élaboration des règles, de l’État paternel, providence, de la royauté du droit administratif. L’État et la foi nationale (tome 2), une anthologie d’archives, fixe la manière de voir de l’auteur. Nous croisons des emblèmes, le théâtre de l’État, Sieyès, Guizot, Gambetta et dans les coulisses, souvent, Courteline et Kafka. Deschanel plaide pour une décentralisation modérée à l’exemple de l’Allemagne (1895), de Monzie brocarde les magistrats (1931), le Conseil National Economique veut mettre fin au chômage des travailleurs intellectuels (1937) … L’actualité éternelle, les marronniers de la liberté, la continuité du service public des bureaux.
Dans ses articles, ouvrages aux titres souvent mystérieux, Pierre Legendre déploie une pensée profonde sur la Res publica. Son discours poétique émaillé de formules fulgurantes est rigoureux. Son génie est à la fois incantatoire, analytique et précis, ancré dans l’histoire et le temps long.
Sauve-qui-peut institutionnel
Perdue dans les miroirs du marketing, mirages du management, l’Administration, se gargarise de PowerPoint, mots-valises chics et woke : diversité, proximité, modernité, efficiency, « pourtousisme ». Liquider l’ENA (ravalée au rang d’Institut National du ServicePublic), supprimer les grands corps (à l’exception du Conseil d’État et de la Cour des comptes) au prétexte de rendre l’administration plus « mobile », c’est en réalité la rendre plus « liquide », la priver de culture professionnelle et l’assujettir au politique. La manœuvre, grossière, alimente la reféodalisation, accélère la débâcle.
Le mal le plus contraire à la sagesse, c’est la sottise. Les hérauts de l’indignation bienpensante ont construit Babylone au cœur de Jérusalem, investi Science Po, la pépinière du pouvoir. En une génération, l’IEP a habilement troqué son libéral-giscardisme BCBG contre un « progressisme » mondialisé, une franchise vendeuse, sauce Harvard. Extinction-Rébellion- Prospection… Gare au « contexte » et aux arroseurs arrosés ! Les turpitudes et pantalonnades à répétition de Richard Descoings, Olivier Duhamel, Frédéric Mion, Mathias Vicherat font la Une.
Par gros temps politique, débandade institutionnelle et décomposition culturelle avancées, l’œuvre de Pierre Legendre reste un amer précieux. Psychanalyste, canoniste érudit, il a pensé la naissance de l’État, le chef d’œuvre de l’Occident, un « vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le ciel » (Rivarol) et qui plonge ses racines romano-pontificales dans la Réforme grégorienne (11e-12e siècles). Le pape et l’empereur, « ces deux moitiés de Dieu » ! (Hernani). Pas de société sans administration des inconscients, Référence, logique du Tiers, martèle Legendre. Pour être deux, il faut (il faudrait) être trois. Voilà venu le temps des bilans et des échéances.
Il y a 25 ans, Pierre Legendre annonçait la couleur : « Usés jusqu’à la corde, les grands mots – École, Nation, Administration – sont prononcés maintenant du bout des lèvres (…) Nos collages traditionnels de l’État se défont. En ce sens le Moyen Âge finit sous nos yeux. Mais l’esprit féodal, métamorphosé par les idéaux technologiques de la nouvelle organisation en réseaux et soutenu par la violence devenue un mode de relation sociale, refait surface… Le pouvoir se fragmente et se privatise, mettant les vieux États en tutelle et se réorganisant en empires transversaux (scientifiques, économiques, financiers, religieux) ». Reste une question scabreuse : « Et s’il n’y a plus de nation, pourquoi y aurait-il des fonctionnaires ? ». Anatole France est taquin : « Nous n’avons point d’État, nous avons des administrations ». Les perroquets du « service public », les babillards de « l’État de droit », du « pays des droits de l’homme », du « Nous », n’abusent plus personne. Nous n’y croyons plus.
Le « Je » ne va pas mieux. Au Mondial Moquette libéral-libertaire des droits subjectifs, des genres, des sexes, des identités, des races, tout est à vendre, à louer, à acheter. Le principe de Raison est congédié. La semaine dernière, le Conseil d’État a validé la calamiteuse circulaire Blanquer du 29 septembre sur l’identité de genre en milieu scolaire. Pierre Legendre met en garde contre « le self-service normatif… la mise à sac du droit civil des personnes en son noyau atomique, au nom de l’individu souverain et du libre jeu des fantasmes » (…) L’individualisme programmé, qui désarrime chacun du fondement de ses liens, ouvre sur les enfers subjectifs. À grande échelle désormais, nos sociétés sautillantes mais désemparées fabriquent le masque de ceux innombrables, qui font semblant de vivre » (Les collages qui font un État, 1999).
Le Trésor historique de l’État en France, c’est la Naissance d’une nation (Griffith), sa vieillesse aussi, une manière de tour du propriétaire, des racines, murs porteurs, vestiges et dépendances. Lire Pierre Legendre est un devoir d’honneur et de fidélité à la pensée, doublé d’un acte de résistance. Le site https://arsdogmatica.com met admirablement en scène son œuvre.
La voix vivante du droit, l’État, c’est lui. Le Trésor historique entre en résonnance avec un totem propédeutique de l’Occident, la préface des Institutes (manuel de droit) de Justinien. « L’empereur César Flavius Justinien salue la jeunesse qui désire s’adonner à l’étude des lois : La majesté d’un prince ne doit pas seulement être honorée par les armes, il faut encore qu’elle soit armée par les lois, afin que l’État soit bien gouverné en temps de paix et en temps de guerre ; que le prince soit victorieux de ses ennemis dans les combats ; qu’il réprime l’injustice des calomniateurs par la sagesse de ses lois, et enfin qu’il se rende aussi recommandable par sa justice, que grand par ses victoires et ses triomphes ». Le Droit retrouvé… pour combien de temps ?
Comme tous les grands professeurs, Alain Finkielkraut ne part jamais d’une page blanche. Sa pensée est stimulée par celle des grands auteurs dont il a toute sa vie colligé les citations les plus inspirantes, ces « perles » auxquelles il consacre son nouveau livre. Ce sont aussi ces illustres prédécesseurs qui l’aident à penser l’actualité. Gabriel Attal peut-il sauver l’école ? Réponse d’un mécontemporain qui n’a pas perdu tout espoir.
Causeur. Vous pensez, avec Marc Bloch et Condorcet, que « les peuples libres ne connaissent d’autres moyens de distinction que les talents et les vertus ». Seulement, voilà près d’un demi-siècle que nous sommes dopés à l’égalitarisme ancré dans le victimisme – s’ils sont mauvais, ce n’est pas de leur faute. Autrement dit, nous ne sommes plus un peuple libre au sens de Condorcet. Pouvons-nous le redevenir ? Peut-on retrouver l’esprit méritocratique et se désintoxiquer de l’illusion de l’excellence pour tous ? Autrement dit, est-il encore temps de sauver l’École ?
Alain Finkielkraut. L’égalité est une vertu démocratique devenue folle. Pour Jules Ferry et les premiers penseurs républicains, la diffusion la plus large de l’instruction était essentielle au projet démocratique. À l’instar de Charles Renouvier, ils s’insurgeaient contre « ces bourgeois peu amis d’une égalité qui élèverait les ouvriers à leur propre niveau », c’est pourquoi selon eux, il revenait à l’État d’instaurer, sans complaisance ni relâchement, une forme de sélection. Cette exigence n’est plus comprise. La sélection est perçue comme une pratique barbare, et l’idée prévaut qu’en matière de culture rien n’est supérieur à rien. « Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition par un pouvoir arbitraire d’un arbitraire culturel », écrivaient Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron en 1970. Cette critique radicale de l’École a été adoptée par l’École. On en voit le résultat. Tout est à reconstruire.
Malgré tout, il y a eu longtemps une bourgeoisie cultivée, soucieuse de transmettre à ses enfants autre chose que des biens matériels. Aujourd’hui, la déculturation est générale. Où est donc le groupe social susceptible de porter la révolution dont l’École a besoin ?
Pierre Bourdieu avait, sur un point, raison. Les enfants nés dans une famille bourgeoise, où on lisait des livres, où on parlait une langue riche, où on allait au théâtre et au musée étaient favorisés par rapport aux autres. Pour combattre cette inégalité réelle, il y avait deux moyens envisageables : soit favoriser les défavorisés, soit défavoriser les favorisés. Comme le montre Renaud Camus dans Les Inhéritiers, l’institution scolaire a choisi la deuxième méthode. La culture générale, relevant désormais du délit d’initiés, a été progressivement bannie de l’École. Ainsi s’est installé, toujours au nom de l’égalité, l’enseignement de l’ignorance. Il n’y a plus de classe cultivée en France, l’inégalité économique s’accroît et on le voit sur les réseaux sociaux, l’homogénéité culturelle prévaut. Ce sont des responsables politiques qui disent : « on doit travailler en profondeur sur comment développer le vivre-ensemble », ou encore « il y a un débat qu’on a à l’intérieur du monde éducatif sur quelle est la manière d’enseigner les valeurs de la République ». Voilà où en est la syntaxe de l’élite française. La culture n’est pas morte, mais elle est orpheline.
Gabriel Attal peut-il réussir ? On a envie de le croire, mais on a été échaudés par Jean-Michel Blanquer…
La sociologie en vogue depuis cinquante ans nous a expliqué que la rhétorique de la méritocratie convertissait un privilège de classe en propriété personnelle. Pour abolir ce privilège, on a choisi d’accueillir les élèves plus faibles dans les classes plus avancées et ensuite de se régler sur leurs capacités pour ne laisser personne en dehors du chemin. C’est ainsi, avec les meilleures intentions, que le niveau s’est effondré. Les premières victimes de cette politique étaient et sont ceux qui n’ont que l’École pour s’élever. Dans le monde d’aujourd’hui, ni Charles Péguy ni Albert Camus n’auraient pu faire de véritables études et devenir ce qu’ils sont devenus. Gabriel Attal a rompu avec ce discours, avec cette pensée, avec cette politique dévastatrice. C’est tout à son honneur. Réussira-t-il ? C’est une autre question. Le public change, le climat n’est plus le même, la culture n’occupe plus la place qui était la sienne, jusque dans les années 1960, un ministre ne peut pas tout faire. Mais j’ai confiance en lui. Je crois qu’il est déterminé. Ce qui m’accable, c’est que la bien-pensance tire sur Gabriel Attal à boulets rouges. On nous explique que son choc des savoirs, sa réhabilitation de l’autorité visent à satisfaire la droite, voire l’extrêmedroite. L’École, c’était le grand souci, la grande obsession de la gauche. Et aujourd’hui, la gauche se retourne contre l’École républicaine. Jacques Julliard en avait déjà fait le constat et il a abandonné la gauche, parce que la gauche était en train d’abandonner ses propres principes.
C’est ce que Cyril Bennasar appelait le « braillomètre » : lorsque les associations, les syndicats et les médias de gauche s’énervent, ça va dans la bonne direction. Ceci étant, quelle que soit sa détermination, Attal dépend du président.
C’est le grand mystère. Emmanuel Macron n’est pas seulement l’homme du « en même temps », il est l’homme des sincérités successives. En 2017, Jean-Michel Blanquer arrive au ministère de l’Éducation nationale avec un discours très ferme : retour aux savoirs fondamentaux et rupture avec la politique de réforme qui sévissait depuis un demi-siècle. Il ne s’agit plus de réformer, mais de refonder et même de sauver l’École. Cinq ans après, Emmanuel Macron nomme Pape Ndiaye ministre de l’Éducation nationale, entre les deux tours des législatives, pour séduire une partie de l’électorat de gauche. Et Pap Ndiaye ayant, sur le plan politique comme sur le plan communicationnel, échoué, Gabriel Attal le remplace au bout de quatorze mois et dit et fait le contraire de son prédécesseur. Que pense le président ? Son intelligence est tellement plastique que personne ne peut le savoir.
Le tableau Diane et Actéon (1602) de Giuseppe Cesari, présenté à des collégiens d’Issou dans le cadre d’un cours de sensibilisation à l’art. Trop de corps dénudés au goût de certains élèves qui ont accusé l’enseignante de vouloir délibérément offenser les musulmans. Photo Wikimedia Commons
Faire bouger l’Éducation nationale, ce n’est pas une mince affaire. Il y a les professeurs, les syndicats, les parents qui exigent. Gabriel Attal propose des groupes de niveau en maths et français. Ce n’est pas vraiment une révolution.
Il n’empêche qu’il revient sur le dogme du collège unique. Personne ne l’avait fait avant lui, car l’égalitarisme contemporain a transformé le baccalauréat en droit de l’homme. Aura-t-il la possibilité de rétablir un examen de fin d’études secondaires digne de ce nom ? Pourra-t-il résister à la pression des parents d’élèves ? Je ne saurais pas le dire, simplement je ne doute pas de sa sincérité.
Faudrait-il admettre un taux de réussite au bac autour de 50 ou 60 % ?
Je ne donnerais pas de chiffre. Disons qu’il faut en finir avec ce que Benoît Hamon appelait « les notes bienveillantes », il ne faut plus contraindre les examinateurs à rajouter des points. Il faut accepter – d’ailleurs, Gabriel Attal l’a fait –, la perspective du redoublement. Le redoublement n’est pas une punition, mais une occasion de refaire surface.
Ça ne s’appelle plus « redoublement », mais « maintien ».
Oui. Le gnangnan a totalement déconstruit l’École. Il s’agit maintenant de la rebâtir. Un ministre n’y suffira pas, c’est clair.
L’autre front de Gabriel Attal, c’est la pénétration des idées islamistes à l’œuvre depuis quarante ans. Il a interdit l’abaya.
Dans son rapport sur les manifestations et signes religieux à l’École, présenté en 2004, Jean-Pierre Obin montrait que les professeurs de lettres étaient de plus en plus souvent contestés et menacés par des élèves musulmans et par leurs parents. « Rousseau est contraire à ma religion », expliquait un élève au professeur de français d’un lycée professionnel. Molière et en particulier Tartuffe étaient également des cibles de choix. « Tout laisse à penser, concluait le rapport, que dans certains quartiers, les élèves sont incités à se méfier de tout ce que les professeurs leur proposent, comme de ce qu’ils trouvent dans leur assiette à la cantine. Ils sont engagés à trier les textes étudiés selon les mêmes catégories religieuses du hallal (autorisé) et du haram (interdit). » Les choses n’ont fait qu’empirer depuis. Le 7 décembre 2023, dans le cadre d’un cours de sensibilisation à l’art, une professeure du collège Jacques-Cartier à Issou a présenté Diane et Actéon du peintre Giuseppe Cesari. Des élèves choqués par les corps dénudés ont accusé l’enseignante de vouloir délibérément offenser les musulmans – islamophobie donc, et même racisme. Si l’immigration se poursuit à ce rythme frénétique (480 000 nouveaux arrivants en 2022), le métier d’enseignant deviendra un métier impossible. Et d’ores et déjà, beaucoup d’enseignants font cours la peur au ventre. On pense évidemment à Samuel Paty et à Dominique Bernard. C’est la première fois dans l’histoire qu’il est dangereux de transmettre.
Les institutions ou un ministre y peuvent-ils encore quelque chose ? On ne sait pas extirper les idées stupides ou dangereuses des cerveaux des gens.
Cette question ne relève pas de la responsabilité du ministre de l’Éducation nationale. La France doit impérativement retrouver sa souveraineté, choisir sa politique d’admission, maîtriser les flux migratoires. Sinon nous risquons de basculer dans la barbarie. Jean-Pierre Obin vient de publier un livre intitulé Les profs ont peur, qui s’ouvre sur une anecdote terrifiante. Un président de région assiste à un cours d’histoire dans un lycée. Voici ce que lui dit le professeur : « Oui, je viens de faire un cours sur Hitler et le nazisme sans parler des juifs. C’est vrai, mais comprenez-moi, je n’ai pas envie de retrouver ma voiture vandalisée comme la dernière fois. Je dois être prudent, j’ai une femme et des enfants. » Nous en sommes là. Pourquoi est-il si difficile pour la France de retrouver la maîtrise de ses frontières ? Parce que, dans les années 1930, beaucoup d’immigrés juifs se pressaient à nos portes ; certains étaient recalés. En vertu de cette expérience historique, on fait venir par milliers et par dizaines de milliers des gens qui veulent régler leur compte aux juifs. Soyons clairs, tous les nouveaux arrivants du Maghreb et d’Afrique subsaharienne ne sont pas antisémites, loin s’en faut, mais il y en a suffisamment pour mettre la vie des juifs en péril et pour rendre de plus en plus difficile à l’École l’enseignement devenu obligatoire de la Shoah.
On commence avoir un peu de recul sur cet entrisme islamiste à l’École, comme dans la société française. Trente-cinq ans après Creil, vingt ans après la publication des Territoires perdus de la République, assistons-nous enfin à un grand dessillement ?
Avec la montée en puissance du Rassemblement national, on assiste en France à l’extrêmedroitisation de la volonté de lutter contre l’immigration massive. À gauche, la Nupes est en train d’éclater, les socialistes, les communistes et La France insoumise ne s’entendent plus, mais il suffit d’un nouveau projet de loi un peu plus ferme sur l’immigration pour qu’Olivier Faure, Fabien Roussel et Alexis Corbière se réconcilient et parlent à l’unisson. La gauche, c’était la laïcité, la République, la justice sociale, c’est devenu presque exclusivement le sans-frontiérisme, l’antiracisme, l’ouverture tous azimuts, l’hospitalité inconditionnelle.
Deux ans après Creil, dans L’Hebdo, Pierre Bourdieu a osé vous traiter de sous-philosophe, mais aussi de « pauvre Blanc de la culture ». Ce sont des mots qui résonnent étrangement aujourd’hui, alors qu’on parle de plus en plus de racisme anti-Blancs.
Pour Pierre Bourdieu, il n’y avait pas d’adversaire légitime. Cet homme était une caricature vivante ; tous ceux qui ne pensaient pas comme lui étaient des salauds, et des imbéciles. Voici ce qu’il écrivait de L’Homme révolté d’Albert Camus : « Bréviaire de philosophie édifiante, sans autre unité que le vague à l’âme autiste qui sied aux adolescences hypokhâgneuses et qui assure à tous coups une réputation de belle âme. » Je suis très fier d’être aussi mal traité qu’Albert Camus. Pierre Bourdieu, avec cette phrase sur les « pauvres Blancs de la culture », annonce le wokisme. Il est au point de bascule. Depuis, le wokisme a pris la relève de la lutte des classes dont il se réclamait encore. Pour la pensée woke, l’ennemi n’est plus tant le capitalisme que l’impérialisme blanc. Octavio Paz disait déjà que nous avons perverti la grande tradition critique européenne en la mettant au service de la haine de notre monde. L’idéologie qui prévaut au sein du milieu universitaire occidental, c’est la haine de l’Occident,en tant qu’il est blanc. Sur le modèle de Bourdieu, les Blancs sont les premiers à dénoncer le privilège des visages pâles. Bien plus que le gauchisme, le wokisme est un véritable lavage des cerveaux. Pierre Bourdieu avait commencé le travail puisque sa vision du monde repose sur la dichotomie sommaire entre les dominants et les dominés. II réussissait le prodige d’être à la fois simpliste et abscons. Dans un livre déjà ancien, je disais que la vie avec la pensée cédait lentement la place au face-à-face du fanatique et du zombie. Avec le wokisme, un nouveau personnage a fait son apparition : le zombie fanatique. Nous n’avons pas fini de pleurer.
Tout est à reconstruire, dites-vous. Mais suffit-il de brandir la laïcité, les valeurs de la République ? Certains pensent qu’à l’islam qui est une identité chaude, une spiritualité, il faut opposer une autre spiritualité, et préférer les femmes voilées aux lolitas en string.
Je préférerai toujours les femmes libres aux femmes voilées. La laïcité, ce n’est pas seulement la séparation de l’Église et de l’État, c’est, pour dire en termes pascaliens, l’indépendance de l’ordre spirituel. Et cette indépendance est malmenée, notamment par la grande offensive islamiste. C’est cette indépendance qu’il faut à tout prix maintenir, donc on ne doit pas seulement défendre la laïcité comme un règlement du vivre-ensemble, mais précisément comme une façon de penser dans laquelle la culture est mise au premier plan. La laïcité, ce n’est pas la fin du sacré, c’est le remplacement du sacré religieux par le sacré de la culture.
Beaucoup de pays ne connaissent pas la laïcité et ont quand même procédé à ce remplacement.
Peut-être, mais ce sont quand même des pays sécularisés. Et c’est de cette sécularisation que je me sens moi-même le continuateur.
N’empêche, face à l’islam, une partie de la droite catho, derrière François-Xavier Bellamy, estime que nous sommes en train de perdre parce que nos sociétés libérales désenchantées ont perdu le sens du sacré.
Je ne suis pas sûr que ce soit le point de vue de François-Xavier Bellamy. C’est d’abord un professeur : face à l’offensive islamiste, il veut, comme nous, défendre et transmettre ce qu’André Malraux appelait « l’héritage de la noblesse du monde », et non réinventer une religion pour nous réarmer moralement. Dieu nous a abandonnés et il ne reviendra pas.
Gabriel Attal veut expérimenter une tenue unique à l’école. Vous qui en portez une à l’Académie française, qu’en pensez-vous ?
Charles Péguy disait des hussards noirs de la République qu’ils étaient « sveltes, sévères, sanglés ». Cela vaut beaucoup mieux que le T-shirt-jean-baskets, l’uniforme des professeurs comme des élèves. Le blue-jean a même été remplacé en classe par le pantalon de jogging. Je plaide pour une tenue décente – non pas forcément un uniforme –, une tenue verticale si j’ose dire des professeurs et des élèves. On doit s’habiller pour aller à l’école.
Une tenue qui ait de la tenue ?
Voilà, exactement !
Dans votre livre, vous vous inquiétez de la vague d’anti-intellectualisme qui sévit contre le wokisme aux États-Unis. Sommes-nous menacés par le même « retour de bâton » ?
Je ne crois pas que la France soit menacée par cette forme de populisme. Je pense à la phrase de Gustave Flaubert dans une lettre à George Sand : « Je n’écris pas pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour les lecteurs qui se présenteront tant que la langue vivra. » Même lui, à son époque, avait le sentiment que la langue pouvait mourir ; son immortalité n’est pas donnée. Si elle se réduit à un moyen de communication, ce sera autre chose que la langue que nous essayons tant bien que mal de parler encore aujourd’hui. Et je voudrais que cette question soit prise en compte dans le cadre d’une écologie générale. Sauver la Terre et non la planète. Personne n’habite la planète, on habite la Terre. Sauver la culture, sauver la beauté du monde et plus que tout peut-être, sauver la langue. On ne luttera pas contre le réchauffement climatique en transformant le territoire en parc éolien, c’est-à-dire en paysage industriel. Voilà, me semble-t-il, l’urgence d’aujourd’hui. Cela m’inquiète bien davantage qu’un trumpisme à la française.
Emmanuel Macron inaugure la Cité internationale de la langue française au château de Villers-Cotterêts, 30 octobre 2023. « La question de la langue doit être prise en compte dans le cadre d’une écologie générale : sauver la culture, sauver la beauté du monde et plus que tout peut-être, sauver la langue… » Photo: Gabrielle CEZARD/SIPA
On ne sera pas non plus sauvés par la maison de la langue française à Villers-Cotterêts. Son président nous explique qu’il s’agit de défendre les langues françaises, comme si le français n’avait rien à voir avec la France. Vous consacrez un chapitre à une citation de de Gaulle sur le roman national. Quelles pages faudrait-il rajouter à ce roman national ?
Je n’ai jamais parlé de roman national. L’histoire de France doit être enseignée telle qu’elle est, et de la manière la plus objective possible. À nous de nous inscrire dans cette histoire, comme le demandait Jules Ferry. Tous les Français, quelle que soit leur origine, sont, grâce à l’École, les héritiers de l’histoire de France. Contre les crispations identitaires, L’Histoire mondiale de la France, de Patrick Boucheron, voulait montrer, premièrement, que la continuité historique de la France était un leurre, et deuxièmement, que tout ce que cette histoire avait de bon venait de l’autre, de l’étranger. Je plaide, moi comme Simone Weil, pour un droit à la continuité historique. Et quand des historiens prétendent que cette continuité relève du fantasme au moment même où, du fait des changements démographiques, elle est remise en question, je suis très inquiet. Quant aux motifs de satisfaction ou de fierté dans les dernières décennies, je dois dire que j’ai du mal à en trouver.
Votre œuvre est essentiellement celle d’un passeur dans laquelle vous vous effacez devant vos maîtres, Levinas, Kundera, Roth, etc. Vous avez toutefois fait une entorse à cette règle dans À la première personne, en 2019, mais les lecteurs sont restés un peu sur leur faim. On a envie d’en savoir plus. Êtes-vous un produit de cet élitisme républicain dont vous avez la nostalgie ?
Jean Birnbaum m’a amicalement reproché d’avoir intitulé mon livre À la première personne parce que je m’étais déjà confessé dans Le Juif imaginaire et aussi dans L’Identité malheureuse. Je suis d’abord l’enfant de mes parents, et mes parents avaient une exigence, que je travaille bien à l’école. Il fallait que je ramène de bonnes notes. Je n’avais pas le choix, ma mère ne travaillait pas, elle m’accueillait quand je rentrais affamé du lycée Henri IV – j’avais jeûné à la cantine : je dévorais un sandwich au jambon avec un thé citron et je me mettais aussitôt au travail. J’ai réussi à l’école parce que je n’avais pas d’autre choix.
Votre mère venait d’une famille plus intellectuelle que votre père ?
Oui, en tout cas ma mère était une grande lectrice. Et quand, à 10 ans, j’ai commencé à lire des illustrés, elle a très vite mis le holà.
A-t-elle vécu assez longtemps pour voir le produit de ses efforts ?
Oui, bien sûr. Quand j’ai échoué en 1968 à la Rue d’Ulm, elle était malheureuse comme une pierre, elle ne parlait même plus à ses amies. Cette pression augmentait encore mon angoisse. C’est pour cela que j’ai choisi, en 1969, de passer le concours de l’ENS Saint-Cloud. Ma mère ne se serait pas remise de deux échecs d’affilée à la Rue d’Ulm, et moi non plus.
Votre optimisme mesuré sur la question de l’École au cours de cet entretien est-il sincère ou forcé ?
Je suis très pessimiste, j’ai peur qu’il ne soit trop tard pour les raisons que je vous ai dites. Je crois qu’il faut absolument soutenir les efforts de l’actuel ministre de l’Éducation. Est-ce qu’il obtiendra les résultats escomptés ? Je n’en suis pas sûr. Gabriel Attal est notre espoir terminal.
Êtes-vous le dernier intellectuel français ?
Non, pas du tout. D’abord, je n’aurais pas cette outrecuidance, je fais ce que je peux avec les petits moyens qui m’ont été donnés. Il y a aujourd’hui en France de grandes figures intellectuelles, et je suis sûr qu’il y en aura d’autres demain, je ne m’inquiète pas. La pensée, l’art et le roman ne vont pas disparaître. Ce qu’il faut espérer, c’est qu’il y ait encore des lecteurs demain.
L’éducation a été abandonnée à des idéologues qui, en plus de laisser le niveau s’effondrer, y ont laissé prospérer les lobbys identitaires. L’explosion de la violence et l’irruption du terrorisme parachèvent le désastre. Pour Gabriel Attal, le défi est immense et les obstacles, tout autant. Mais son discours de rupture avec le laisser-faire, qui a tenu lieu de politique, donne envie d’y croire.
D’accord, il y a un brin de volontarisme dans notre optimisme. Parce que c’est la vraie dernière chance de sauver l’École. En supposant que ce ne soit pas déjà foutu. Autrement dit, s’il n’est pas déjà minuit et quart, il est moins cinq, docteur Attal. Alain Finkielkraut, qui est depuis longtemps le chroniqueur accablé du désastre, ne sait pas si le ministre de l’Éducation nationale réussira, mais il ne doute pas de la sincérité de son engagement (voir notre entretien de six pages). Nous non plus.
Chute abyssale du niveau
Une chose est sûre : si on n’arrête pas le massacre, si on continue à jeter dans l’âge adulte des générations incapables d’accéder à l’autonomie parce qu’elles ne possèdent pas le langage pour penser ce qu’elles vivent, la France deviendra, non seulement un no man’s land inhabitable, mais aussi une province oubliée du monde. C’est donc la mère des batailles, celle qui devrait obséder tous les gouvernants. Mais depuis des décennies, la plupart ont choisi de participer ou de se soumettre à la vaste entreprise d’escamotage du réel. Une cohorte geignarde de professeurs, syndicats, bureaucrates, pseudo-pédagogues, épaulés par des parents nigauds et des médias enthousiastes, a imposé une vérité parallèle à coups de mantras orwelliens comme « le niveau monte » ou « l’excellence pour tous » – autant proclamer que « l’ignorance, c’est la connaissance ». Leur seule boussole, c’est l’égalité. Sans oublier quelques articles de foi sur le respect des différences et le droit pour chacun de vivre comme il l’entend – mon voile, mon choix.
Il fallait une sacrée puissance de feu idéologique pour faire perdurer cette fantasmagorie. Ses propagateurs ont réussi à interdire toute remise en cause du collège unique, vache sacrée d’une religion éducative tournant le dos à toute idée de hiérarchie et de compétition – et ne parlons pas de transmission ou de grands auteurs. Loin de tirer les mauvais élèves vers le haut, le collège unique a entraîné tout le monde au fond, les résultats au bac étant à l’ensemble ce que le plan quinquennal était au stalinisme. Logiquement, les seuls à avoir échappé au saccage sont les enfants de bonne famille qui fréquentent le privé ou les établissements de centre-ville. De plus, l’effondrement est cumulatif, les professeurs officiant aujourd’hui étant eux-mêmes issus de cette école au rabais – comme en témoigne l’orthographe hasardeuse de certains.
La chute abyssale du niveau n’est pas la seule maladie de l’École. Au cours des mêmes décennies funestes, l’Éducation nationale a docilement accueilli toutes les lubies identitaires, de la propagande LGBT aux exigences de familles musulmanes. La nébuleuse frériste a parfaitement compris que l’école de la République était son ventre mou. Depuis l’affaire des voiles de Creil, en 1989, elle a multiplié les offensives, exigeant des accommodements souvent concédés en loucedé. La seule manifestation de fermeté de l’État a été la loi de 2004 proscrivant les signes religieux à l’école publique. Trop tardive, elle a pourtant permis une longue rémission. Qui a pris fin avec les attentats de 2015, et l’apparition d’élèves proclamant publiquement qu’ils n’étaient pas Charlie. Depuis l’assassinat de Samuel Paty, la menace qui pèse sur les professeurs est vitale. Parallèlement, on assiste à l’émergence d’une violence apparemment dénuée de toute justification religieuse – songeons à cette collégienne de 12 ans qui a menacé son enseignante avec un couteau de 30 centimètres.
La ritournelle des « valeurs de la République »
On se demandera ce qui nous permet de penser que Gabriel Attal peut être l’homme de la reconstruction. D’abord, le fait qu’il joue à contre-emploi. Ce jeune homme bien né, biberonné au progressisme haut de gamme – ouverture au monde et amour de la culture –, a dû rompre avec son milieu idéologique pour voir ce qu’il voit. Échaudés par l’expérience décevante de Jean-Michel Blanquer (ce qui ne remet pas en cause ses qualités), les sceptiques répètent qu’Attal, c’est rien que du verbe. Et puis, ajoutent-ils, on ne peut pas faire confiance à quelqu’un qui croit que l’empathie peut s’enseigner en classe. Il est vrai que cette innovation anti-harcèlement semble tout droit sortie d’un texte de Muray. Comment, en quelques heures, inculquer le sens de l’altérité et des limites à des gamins qui paraissent totalement dépourvus de surmoi ? On peut aussi reprocher au ministre d’abuser de la ritournelle des valeurs de la République qui est depuis des années, le paravent de son abandon.
Toutefois, l’action commence par le verbe. Celui de Gabriel Attal rompt radicalement avec le baratin pédago qui guide l’Éducation nationale depuis un demi-siècle. Outre l’interdiction de l’abaya et les sanctions promises aux trublions ayant refusé d’honorer la mémoire de Dominique Bernard, c’est la première fois qu’un ministre reconnaît nettement la dégringolade du niveau et semble concrètement remettre les savoirs au centre de son ambition. On dira que les sanctions sont trop légères, que les groupes de niveau sont une brèche bien timide dans le sacro-saint collège unique. Que les syndicats sont en embuscade, prêts à torpiller toute initiative marquée du sceau de l’exigence et que, jusqu’à présent, ils ont eu la peau de toute tentative de réforme.
N’empêche. À en croire le braillomètre (invention de Cyril Bennasar qui mesure la pertinence d’une politique aux criailleries qu’elle suscite à gauche), le ministre est sur la bonne voie. Depuis l’annonce de la création de groupes de niveau en maths et en français, il s’affole. D’après Libé, ces dispositifs, avec leurs vilains relents d’élitisme, sont unanimement décriés par les chercheurs. Si la science le dit, peu importe que l’expérience prouve au contraire que l’homogénéité des classes améliore le niveau. Même levée de boucliers contre le retour du redoublement, forcément stigmatisant. En prime, Najat Vallaud-Belkacem et Benoît Hamon, deux anciens ministres qui figurent en bonne place dans la longue liste des fossoyeurs de l’École, sont vent debout tandis que l’ineffable François Dubet, chef de file de la sociologie « effaciste » (Renaud Camus) y va de son couplet contre les « slogans conservateurs ». Reste à espérer qu’on les verra un jour s’étrangler de rage parce que Gabriel Attal ou un de ses successeurs annoncera 60 % de réussite au bac.
« Des chercheurs qui trouvent, on en cherche, des chercheurs qui cherchent, on en trouve », disait le Général de Gaulle. Cela n’a pas changé : les influenceurs les plus recherchés sont ceux qui ont avec le réel une relation intermittente…
CNRS, un sigle si prestigieux qu’il est déposé à l’INPI[1]
C’est l’acronyme de « centre national de la recherche scientifique ». De ce dernier terme provient l’attente du public pour des chercheurs à la rigueur scientifique.
Las… François Burgat, qui se présente toujours sous cette AOC, bien qu’il soit à la retraite, y était directeur de recherches, chercheur de chercheurs, en quelque sorte. Ses recherches l’ont amené à l’IREMAM, qui se concentre sur le MAM, le monde arabe et musulman. Au nombre de ses distinctions académiques figure aussi la présidence du Conseil scientifique et administratif du Centre arabe de recherches et d’études politiques.
Burgat est à la même distance de la rigueur scientifique que le rap des ballades médiévales.
Sa dernière trouvaille originale est le respect et la considération pour le meurtre et la barbarie : « J’ai infiniment, je dis bien infinimentplus de respect et de considération pour les dirigeants du Hamas que pour ceux de l’État d’Israël[2]». Cette précision, au cas où on le créditerait d’un sens moral, celui des ploucs binaires, qui ne distinguent que le bien et le mal.
Las et re-las ! Burgat a fait de la charia sa Bible et du Monde et du New York Times, la boussole de ses jugements : tout ce que dit ou fait un musulman est au zénith, tout ce que dit ou fait un Juif ou l’État juif est à l’ouest. À défaut de science, il y a là de la rigueur.
Il n’est pas interdit de préférer Célineà Chateaubriand
La sagesse populaire estime que chacun est libre de ses goûts et de ses couleurs. Pour autant, cela ne rend pas libre d’infliger des coups et des douleurs à autrui.
Ce n’est pas l’amour de Burgat pour l’islam qui est aveugle, c’est sa haine d’Israël. Ci-gît la raison qui lui fait citer Sulaiman Ahmed, un cyber-militant du Hamas, qui se définit sur X comme « Journaliste d’investigation, titulaire d’une maîtrise de philosophie, d’un CAPES de maths et d’une licence en droit » et qui transforme l’auto-glorification du Hamas pour les crimes commis et filmés par ses troupes contre des hommes, des femmes et des enfants en « allégations », voire en « une tentative sioniste de diaboliser la résistance et de justifier les crimes de guerre, le génocide et le nettoyage ethnique[3]».
Traduction : les 1 200 victimes se sont suicidées, auto-mutilées, auto-violées et auto-torturées afin de donner prétexte à « Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom » (Voldemort ou l’entité sioniste, au choix) de perpétrer un génocide contre une population ontologiquement innocente.
François Burgat n’a aucun respect pour un État de droit qui considère la protection de sa population comme une priorité. En revanche, des leaders qui vivent dans le luxe au Qatar et qui envoient leurs séides tuer des civils en se protégeant derrière un bouclier humain composé de leur propre population ont droit à toute sa considération pour « la virilité et l’honneur » du pogrome du 7 octobre.
Aymenn Jawad Al-Tamimi est l’anti François Burgat
Irakien vivant en Grande-Bretagne, traducteur et rédacteur en arabe, il est aussi contributeur du Middle East Forum et fondateur d’une lettre d’information indépendante[4].
M. Al-Tamimi sur Al Jazzera (image d’archives).
Al-Tamimi ne se sent pas obligé d’absoudre systématiquement ses coreligionnaires, pas plus qu’il ne donne raison au plus fort ou au plus sadique. À preuve, au lieu de reprendre in extenso les propos du porte-parole de l’État islamique, Abu Hudhayfa al-Ansari, au sujet de la guerre de représailles israélienne contre le pogrome du 7 octobre, il l’analyse à la lumière de la sourate 2:191, « Et tuez-les où que vous les trouviez ».
Fort de cet éclairage, explique-t-il, on voit que l’État islamique considère le conflit opposant le Hamas à Tsahal comme « une guerre religieuse contre les Juifs, et non une guerre de libération visant à établir une patrie nationale[5] ». D’ailleurs, les mouvements nationalistes alignés « sur l’axe plus large de la « résistance » utilisé par l’Iran comme un projet expansionniste chiite, n’est pas moins dangereux, sinon plus, pour l’islam et les musulmans que l’État d’Israël ». Et last but not least, « les divers gouvernements arabes sunnites sont des « apostats » qui font partie de l’alliance juive « croisée » contre l’islam », que l’on n’a pas encore réussi à vaincre parce que pour y parvenir,« la forme correcte du djihad est celle que l’État islamique poursuit pour établir le règne de la loi de Dieu et combattre tous les mécréants. »
Aymenn Jawad Al-Tamimi a trouvé ridicule d’accuser Israël de l’attentat qui a fait une centaine de morts lors de la célébration du quatrième anniversaire de l’assassinat par les États-Unis du commandant de la Force Quds (Corps des gardiens iraniens de la révolution islamique), Qasim Sulaymani. Ce n’est pas le modus operandi des forces israéliennes, qui procèdent plutôt « à des assassinats soigneusement ciblés pour atteindre des objectifs spécifiques tels que l’affaiblissement du programme nucléaire iranien ». Alors que ces deux attentats-suicide s’inscrivent plutôt, d’après lui, dans l’Intrafada, cette guerre civile intracommunautaire, qui s’attaque à tous ceux qui ne partagent pas le « programme politique rigide » de l’État islamique, visant à reconstruire un califat et à l’étendre à la Terre entière.
Le Hamas est plus malin que Daech: il joint l’agréable à l’utile
Le 7 octobre, le « Mouvement de résistance islamique » avait en effet donné à ses troupes des ordres précis, comme l’ont avoué les terroristes interrogés par l’armée israélienne : « Le plan consistait à aller de maison en maison, de pièce en pièce, à lancer des grenades et à tuer tout le monde, y compris les femmes et les enfants. Le Hamas nous a ordonné d’écraser leurs têtes et de les couper, [et] de couper leurs jambes.[6] »
Le plaisir de se comporter avec un sadisme poussé aux extrêmes a mieux réussi que l’utile, consistant à instiller chez l’ennemi une terreur maximale. La terreur, elle, a été renvoyée en boomerang à l’expéditeur, qui a compris le message, si l’on en juge par la fuite éperdue d’Ismail Haniyeh, Mousa Abu Marzook et Khaled Mashal du Qatar vers l’Algérie dont nous avons parlé ici même[7].
[1] Institut national de la propriété industrielle.
Il faut débourser en moyenne 13 000 euros pour une pompe à chaleur alors qu’une chaudière à gaz coûte moins de 5 000 euros. Malheureusement pour nos finances personnelles, ce sont les secondes qui vont être interdites…
Afin d’atteindre son objectif de zéro émission nette en 2050, l’UE vient de décider l’élimination totale des chaudières à gaz d’ici 2040 et la réduction des subventions pour ce type de chauffage à partir de 2025. La décision a été adoptée le 7 décembre par un accord entre le Parlement et la Commission de l’UE en attendant une ratification définitive en janvier 2024. De plus, à partir de 2030, les nouveaux bâtiments résidentiels devront être équipés de panneaux solaires, et les bâtiments résidents existants – quelque 100 millions en Europe – devront progressivement subir le même sort. Il y aura – heureusement ! – une dérogation pour ceux qui présentent un intérêt patrimonial ou architectural. Pour certains élus écolos, ces mesures ne sont pas suffisamment ambitieuses, mais pour les États membres, le défi est de taille.
En France, les chaudières à gaz équipent 40 % des foyers. L’été dernier, le gouvernement avait proposé d’interdire ces chaudières dès 2026 pour réduire les émissions de CO2 de nos logements, avant de reculer « pour ne pas laisser nos compatriotes, en particulier dans les zones les plus rurales,sanssolution »,justifiait Emmanuel Macron en septembre. Néanmoins, elles ont été exclues des dispositifs d’aide à la rénovation énergétique et leur installation a été interdite dans les logements neufs. Parmi les solutions de substitution, on retrouve les pompes à chaleur, qui assurent un rendement énergétique élevé pour une faible empreinte carbone. Cependant, elles ne sont pas très accessibles. Il faut débourser en moyenne 13 000 euros pour une pompe à chaleur alors qu’une chaudière à gaz coûte moins de 5 000 euros. « Fin du monde, fin du mois, même combat » est un des slogans préférés des écolos, mais visiblement il reste beaucoup à faire pour convaincre la majorité des Français de la véracité de cette formule et éviter que ceux qui n’ont pas les moyens de s’adapter enfilent un gilet jaune.
Objectif mer: l’océan filmé. Une exposition à voir au Musée national de la Marine
L’immersion est à présent le maître-mot de toute muséographie qui se respecte. Le Musée national de la Marine qui a rouvert ses portes fin novembre dernier dans l’aile Ouest du Palais de Chaillot ne déroge pas à cette injonction, mais pas toujours à bon escient : salle d’accueil immense et désertique, scénographie tape-à-l’œil primant sur la simple monstration des œuvres, toiles somptueuses d’Horace Vernet confinées en sous-sol… Il y aurait beaucoup à dire sur les travers parfois consternants du goût du jour qui affectent la simple délectation du regard sur les œuvres, au profit des effets de régie.
Consolation
Le visiteur marri trouve fort heureusement une consolation tout au bout de la galerie, en pénétrant la stimulante exposition Objectif mer : l’océan filmé, montée par les soins de la Cinémathèque française, laquelle a embarqué sans ses soutes quelques joyaux de ses collections (dont beaucoup restent dans des réserves, faute de place rue de Bercy), associés à un grand nombre de prêts institutionnels ou privés, pour décliner intelligemment la thématique de la mer dans l’œil de la caméra. Posée sur 800 m2, elle amorce le programme d’expositions de l’institution.
Voilà, pour le coup, une immersion qui fait sens. Sous le double commissariat du conservateur Vincent Bouat-Ferlier et de Laurent Mannoni, directeur du patrimoine à la Cinémathèque, la manifestation combine chronologie et approches thématiques. Représentations de la mer antérieures à l’émergence du Septième art, dans la peinture d’abord (La Vague, de Courbet) avec la figuration fort imaginative des abysses, ainsi qu’à travers les lanternes magiques qui dès le XVIIème siècle montrent naufrages, batailles, monstres marins… Panoramas, jouets, dioramas, telle cette boîte d’optique milanaise Mondo Nuovo, millésimée 1790… Chronophotographies fin-de-siècle du physiologiste Etienne-Jules Marrey, vues maritimes du génial photographe Gustave Le Gray… Méliès le magicien, bien sûr, et ses films traversés de visions fantastiques, jusqu’à ceux des frères Lumière…
Commandant Cousteau, James Cameron…
Associés à de nombreux extraits de films, l’exposition déploie un panorama d’affiches plus ou moins anciennes (Le cuirassé Potemkine, du grand Eisenstein), certaines désopilantes (Les Drames du pôle, par exemple, un film Gaumont de la grande époque). Dans une vitrine trône en majesté l’authentique robe en lamé or du célèbre muet de Jacques Feyder, L’Atlantide (1921). L’exposition se penche également sur les techniques de prises de vue – caissons, caméras sous-marines, jusqu’aux torpilles ou hélicoptères miniatures utilisées pour son documentaire Océans par le regretté Jacques Perrin, dont la dernière salle est dédiée à sa mémoire.
Relique sacrée du blockbuster Titanic qui à coup sûr tétanisera les adeptes : la caméra Arriflex 35 II modifiée par Panavision en 1996, pour assurer les prises de vue sous-marines de James Cameron. Du commandant Cousteau (Le Monde du silence) à Pirate des Caraïbes, de 20 000 lieues sous les mers (1954) ou des Vikings de (1956), films de Richard Fleischer, à Master and Commander (Peter Weir, 2003), du Crabe-Tambour (Pierre Schoendoerffer, 1977) aux Dents de la mer (dont la sculpture de la gueule de requin figure un jalon du parcours), Objectif mer tire des bords en vue des rivages les plus variés de la manne cinématographique – de la bataille navale jusqu’aux « damnés de l’océan », salle où est abordée la figure ambivalente du marin, ce héros courageux aux mauvaises mœurs… Sans faire l’impasse, plus vertueusement, sur ces migrants naufragés tels qu’ils sont saisis de façon fugace par l’objectif des news télévisées…
Un beau catalogue en coédition récapitule cette traversée de l’imaginaire maritime au prisme du Septième art : « Voyage patrimonial, par moments onirique, à travers deux siècles de création d’arts visuels qui laissent entrevoir à l’être humain l’immortalité à travers notre méconnaissance face à la démesure de l’océan », ainsi que l’écrit non sans une certaine emphase Vincent Bouat-Ferlier, avant que de citer Baudelaire : « Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets ; / Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ; Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets ! » Voilà donc quelques secrets partiellement levés, par le vecteur azimuté du cinéma. On s’en félicite.
À voir : exposition Objectif mer : l’océan filmé. Musée national de la Marine, Palais de Chaillot, Paris. Tous les jours de 11h à 19h sauf le mardi. Nocturne le jeudi jusqu’à 22h. Jusqu’au 5 mai 2024.
À lire : Objectif mer, catalogue de l’exposition. Sous la direction de Vincent Bouat-Ferlier et Laurent Mannoni. 315 pages, 275 illustrations. Co édition Musée national de la Marine/ Liénart.
Pour ce titre, j’ai hésité. J’ai pensé d’abord à « Il préside, les souris dansent… » Mais si, dans mon esprit, il n’avait rien d’irrespectueux pour le président et pour les citoyens, assimilés à des souris, il aurait été cependant inexact puisqu’on ne peut pas soutenir que la société française soit heureuse au point de danser. J’ai préféré écrire que « s’il préside, nous attendons ». Comme des enfants, pourrait-on dire. J’ai constaté ensuite que Valeurs actuelles avait choisi en couverture Emmanuel Macron, entouré par Elisabeth Borne, Bruno Le Maire et Christophe Béchu, avec comme titre « Les baby-sitters », ce qui demeure dans le même registre.
Notre démocratie est imparfaite, certains demandent la révision de sa Constitution, d’autres militent pour une VIe République, nous sommes frustrés d’être privés de référendum, depuis l’élection du président au suffrage universel on a pu évoquer une sorte de monarchie présidentielle. Pourtant, malgré les nombreux coups de boutoir qui ont cherché à fragiliser, voire à nier le caractère républicain de notre régime, ce dernier demeure solide. Depuis la réélection d’Emmanuel Macron, il permet, notamment sur un plan parlementaire, dans la normalité ou par des processus dérogatoires dont le pouvoir a le droit d’user, le vote d’un certain nombre de lois. Pourquoi, alors, cette démocratie semble-t-elle si vide de sens en des périodes comme celle qui depuis les vœux du président, nous interpelle sur notre futur gouvernemental ? Parce qu’Emmanuel Macron l’a voulu ainsi et qu’il tient en attente tous ceux qui pourraient être directement concernés par ce changement, tellement annoncé qu’en définitive il pourrait bien ne pas avoir lieu… On sait que le président est animé par le refus d’agir sous quelque pression que ce soit et par le désir poussé jusqu’à l’absurde de défier tous les pronostics en n’accomplissant jamais ce que la situation politique et l’état du pays sembleraient commander…
On aimerait être une petite souris dans le bureau d’Alexis Kohler
Mais toujours est-il que depuis quelques jours il préside dans le secret – sans doute Alexis Kohler son alter ego est-il informé de ses intentions – et nous attendons avec une impatience toute relative. Parce que c’est seulement la caste politico-médiatique qui craint ou espère. La Première ministre se demande si le pouce présidentiel va se lever ou se baisser. Il y a deux ou trois ministres qui font semblant de ne pas se réjouir de peur d’attirer les foudres royales détestant qu’on croie les jeux faits ! Il y a d’autres ministres qui sont persuadés d’être démis mais tout est possible, même la mansuétude du Prince. Comme les meilleurs ne sont pas forcément au gouvernement, pourquoi les mauvais qui s’y trouvent seraient-ils obligatoirement ostracisés ?
Dans une atmosphère très étrange où chaque mot est pesé, où il faut deviner jusqu’où on a le droit d’aller trop loin, savoir discriminer entre les heureuses contradictions ou les insupportables offenses, opter pour un silence qui n’en pense pas moins ou une présence suffisamment discrète pour n’encourir aucun risque, il y a un mélange d’espérance et de sadisme qui constitue ces importants comme des enfants dans l’attente du bon vouloir du maître.
Pendant ce temps, la France réelle, celle qui est confrontée au quotidien à mille difficultés aux antipodes de ces jeux, de ces « je » politiciens, celle dont les gouvernants parlent pour orner leurs discours mais dont ils se préoccupent peu, sauf quand des élections surviennent qui mettent le peuple au premier plan des hommages, accomplit sa tâche ou cherche du travail ou est victime de transgressions ou se bat… Nous sommes en démocratie donc mais pas la même pour tout le monde. Peut-être que le seul point commun qui paradoxalement unit les humbles et les élites, les initiés et les autres, est la certitude ou l’intuition que rien ne changera ; que le gouvernement, qu’il demeure ou non, ne sera qu’une opportunité de carrière pour une minorité installée et d’hostilité pour le peuple.
Pour avoir réussi un coup de maître – faire signer 50 artistes pour défendre Gérard Depardieu – Yannis Ezziadi est à son tour lynché. Cette affaire restera un cas d’école de la mécanique de la Terreur qui veut en finir avec toute singularité.
Pouvez-vous expliquer ces blagues ? Dans le brouhaha malveillant orchestré autour de la tribune de 50 artistes et assimilés pour Depardieu et de son auteur, notre ami Yannis Ezziadi, cette question que lui a adressée Marine Turchi dit la vérité la plus profonde de toute cette affaire (et de pas mal d’autres).
Dans le monde rêvé des néo-féministes en particulier et des wokistes en général, tout passe au hachoir de l’esprit de sérieux : l’art, la littérature, le sexe (abaissé à un ennuyeux pacte contractuel) et l’humour lui-même, prié de participer à la rééducation des masses boomeuses et dépravées.
Pour bien faire comprendre la dangerosité du gars, il me faut reproduire quelques-unes de ces plaisanteries citées à comparaître. Pour vous, c’est cadeau. D’abord, il y a cette citation de Courteline, postée en 2013 (les fouilleurs de poubelles numériques sont consciencieux): « L’homme est le seul mâle qui batte sa femelle. Il est donc le plus brutal des mâles, à moins que, de toutes les femelles, la femme soit la plus insupportable. » Le petit malin (il avait 22 ans), avait assorti la citation de ce commentaire : « Je vais me faire lyncher, mais c’est tellement drôle. » Plus grave, car sortie du cerveau malade de l’auteur, cette blague de février 2021 : « Pour les accusations de violences sexuelles, heureusement, ce ne sera pas comme pour le Covid. Une fois que la majorité des hommes aura été accusée de viol et d’inceste, ils seront peut-être protégés par l’immunité collective. C’est le seul espoir… » Espoir fortement déçu. Si ça vous a fait marrer, votre compte est bon : vous êtes un défenseur des violences sexistes-et-sexuelles et un amateur de violences conjugales. Ou le contraire.
Vous avez le droit de rire, à condition que ce rire ne soit jamais traversé de mauvaises pensées. J’aimerais bien savoir à quoi sert l’humour s’il n’est pas le sauf-conduit de nos mauvaises pensées, le refuge du négatif. Si ça se trouve, nos mangeuses d’hommes n’ont jamais de mauvaises pensées. Les pauvres. Et pauvres de nous. Le règne de la positivité, du premier degré, de la transparence est ce qui s’apparente le plus au meilleur des mondes. C’est-à-dire à l’enfer.
Mais je reviens à mes moutons, en l’occurrence au bouc. Pour ceux qui l’ignorent, Marine Turchi, qui officie à Mediapart, est à la nouvelle terreur féministe ce que Vychinski était au stalinisme. Procureur implacable, elle est capable d’écouter des dizaines d’heure du « Masque et la plume », pour révéler qu’on y a dit 32 fois « salope » ou entendu 41 blagues sexistes (les chiffres sont fantaisistes). Il faut lui reconnaître une certaine conscience professionnelle. Turchi monte ses dossiers. Et bien sûr, elle donne la parole à l’accusé, parole qui se retrouve généralement noyée entre les témoignages accusatoires. Turchi exerce sa charge avec une certaine froideur, alors qu’Ariane Chemin, qui requiert au Monde, semble animée par la passion de nuire. Mais les deux, formées à l’école Plenel, ont le même talent pour construire et imposer un récit totalement fantasmé des faits qu’elles évoquent. En l’occurrence, elles ont réussi à faire passer l’initiative d’un franc-tireur baroque et flamboyant pour une opération d’extrême droite, orchestrée par « la galaxie Bolloré » pour faire main basse sur le monde de la culture – galaxie, ça vous a un petit air Guerre des étoiles, bien contre mal etc. Ces affabulations complotistes ont suffi à déclencher une chasse à l’homme.
Pour les historiens qui étudieront le totalitarisme sans goulag (analysé par Mathieu Bock-Côté dans son dernier livre) et se demanderont comment des peuples cultivés ont pu se laisser déposséder de leurs libertés sans la moindre contrainte militaire ou physique, l’affaire de la pétition Depardieu sera un cas d’école. Un modèle d’efficacité de la mécanique de la terreur.
Premier acte : panique au quartier général.
Cinquante-six artistes et producteurs dénoncent le lynchage de Depardieu. Un bras d’honneur à la loi du Milieu. Un artiste peut à la limite se taire (bien que cela soit parfois suspect). Mais s’il l’ouvre, il n’a qu’un droit : celui d’énoncer les poncifs du progressisme prêchi-prêcheur, en commençant par quelques génuflexions devant la révolution #metoo. S’il veut cocher toutes les cases, il peut lutter contre la loi scélérate sur les retraites (Bosser jusqu’à 63 ans, jamais !), dénoncer les crimes climatiques des riches et des ploucs, manifester (dans son salon) pour l’accueil des migrants. Cependant, s’il n’a pas le temps de dispenser sa compassion à tout-va, une cause contient toutes les autres, la lutte contre l’extrême droite. C’est la formule magique, la carte du Parti. Qui, en plus d’offrir à son détenteur la considération de France Inter lui permet de bosser.
Sans la sortie d’Emmanuel Macron, qui a déclaré quelques jours plus tôt que Depardieu faisait la fierté de la France, l’affaire en serait peut-être restée là. Du reste, sans l’encouragement présidentiel, les signataires auraient certainement été moins nombreux et moins titrés. Cette fois, il ne s’agit pas des sans-grades de l’intermittence du spectacle, ni de réacs estampillés, mais de stars. Certaines sont sur le retour ou en fin de carrière (ce qui permettra à d’élégants plumitifs de calculer l’âge moyen des signataires), d’autres sont inconnus, mais il y a aussi des comédiens bankables, dont les noms aident à monter un film.
C’est bien ce qui enrage le clergé médiatico-culturel, habitué à voir ses excommunications et proscriptions appliquées sans protestations. La volaille qui fait l’opinion sent le danger : sous peine de voir son pouvoir d’intimidation ébranlé, il lui faut frapper fort. On peut compter sur la police politique.
Acte II. On discrédite le message.
C’est simple : il n’y a qu’à saucissonner le texte en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas – que Depardieu a tous les droits, y compris de cuissage. Peut-être y a-t-il des maladresses de rédaction, le texte n’établissant pas assez clairement la différence entre des accusations de viol et des blagues obscènes. Reste que 55 personnes l’ont signé en connaissance de cause – le seul à avoir longuement essayé d’introduire des modifications a été Yvan Attal qui, malgré ces désaccords, a maintenu sa signature. Des agents, des avocats l’ont lu, beaucoup ont dissuadé leurs clients de signer, d’autres ont approuvé des deux mains.
Que ce texte choque, c’est naturel, mais pas pour les raisons invoquées par les milices vigilantes qui sévissent dans les égouts numériques. Le scandale c’est que des artistes puissent adopter le point de vue de l’art plutôt que celui de la morale. Qu’ils affirment clairement que le génie de l’artiste leur importe plus que les agissements de l’homme – cela ne signifie pas que l’un excuse les autres. L’histoire retiendra-t-elle de Picasso qu’il a mal traité ses femmes ou été un artiste de génie ? La réponse à cette question dépendra de l’issue de la guerre idéologique entre les déconstructeurs et les héritiers. En attendant, ce ne sont pas des hommes déconstruits qui ont fait l’histoire de l’art. Ni l’histoire tout court.
Les maîtresses d’école[1] qui surveillent le débat public n’entendent rien à cette grammaire qui échappe aux cadres rigides structurant leur pensée. Elles se contentent de distribuer froncements de sourcils et coups de règles aux signataires. Ils n’ont pas un mot pour les victimes (qui sont en réalité des plaignantes), preuve qu’ils sont solidaires des agresseurs, violeurs et autres pédophiles. Ces premières sommations entraînent déjà quelques défections, sur le mode « J’avais mal lu » voire « J’ai signé sans lire ». Mais croyez-le bien je pense tous les jours aux violences contre les femmes.
Acte III. On brûle le messager.
Là, on ne rigole plus. La hauteur de l’affront exige une victime expiatoire. Après les préliminaires, se met en branle une mécanique proprement totalitaire, de celles qui broient les individus pour la bonne cause. Dans les sacristies médiatiques, on découvre avec fureur que le diablus ex machina de cette sorcellerie est un quasi inconnu (sauf pour les heureux lecteurs de Causeur et les afficionados). Voilà un type qui prétend avoir, avec ses petits bras, convaincu des vedettes comme Bertrand Blier, Carole Bouquet ou Pierre Richard de prendre la défense d’un homme que Le Monde et Mediapart ont pourtant condamné à la mort sociale.
Il faut lui donner une leçon, à lui et à tous ceux qui l’ont suivi. Leur faire passer l’envie de récidiver. On s’intéresse donc à sa personne, débitée en tranches avec encore plus de malveillance que son texte. De ce point de vue, l’article d’Ariane Chemin mérite la médaille d’or de la dégueulasserie journalistique. Avec quelques micro-bouts de vérité, elle dresse un portrait totalement mensonger intitulé : « À la source de la tribune pour Depardieu, un comédien proche des sphères identitaires et réactionnaires. » Non seulement il écrit dans Causeur, mensuel dépeint, selon les médias ou les jours, comme d’extrême droite, conservateur, ultra-conservateur ou réactionnaire, mais Chemin souligne qu’il est ami avec Sarah Knafo et Eric Zemmour et qu’il fait la fête avec votre servante. À l’évidence, pour Chemin, l’amitié ne saurait tolérer la divergence. Quant à nos fêtes, elle doit s’imaginer qu’on y récite des horreurs racistes et sexistes affublés de chapeaux pointus. Nous passons en effet d’excellentes soirées à rire, nous disputer, boire, manger, danser, chanter et rire encore. Tout ce rire, c’est suspect, chef. Surtout entre gens qui ne pensent pas la même chose.
Proche de Sarah Knafo, conseillère d’Eric Zemmour, l’auteur de la tribune en soutien à Depardieu (qui juge "les institutions culturelles complètement dévoyées par le wokisme et la deconstruction" ) vient d’opérer un sidérant hold-up sur le monde du cinéma https://t.co/p4BmIUD9Zm
Les articles d’Ezziadi sont passés à la même moulinette diffamatoire. Le texte magnifique dans lequel il démonte la mécanique complotiste qui lui a retourné le cerveau à l’âge de 18 ans devient une preuve à charge : le gars est un « dieudonniste repenti » (ce qui signifie dieudonniste toujours). Sa charge contre Jean-Paul Rouve qui joue Matzneff en monstre et se dit fier de ne rien comprendre à son personnage est présentée comme une défense de l’écrivain à nymphettes. Pour sa défense, Ezziadi cite Bruno Ganz qui, dans la Chute, campait un Hitler diablement humain et fut honoré pour cela. Certains en concluent sans doute qu’en prime, il est nazi. Son reportage sur l’islamisation rampante de Nangis, paisible ville de Seine et Marne fait de lui un adepte de « la théorie complotiste-extrême-droite du Grand remplacement » sans que quiconque se donne la peine de réfuter les faits qu’il décrit – et pour cause. Et quand il affirme, sur LCI, que les hommes ont peur, son interlocutrice, une péronnelle blonde à l’air méchant, le toise, semblant penser qu’ils ont bien raison d’avoir peur, toi le premier. Les ligues de vertu avaient fabriqué un monstre avec Depardieu. En une semaine, elles accouchent d’une nouvelle figure du mal et du mâle à abattre.
Acte IV. La litanie des autocritiques.
Pour nombre de signataires, la pression morale et financière est insupportable. Ils n’ont pas l’habitude des flots de haine et d’injures qui s’abattent sur eux. Leurs agents les engueulent, ils se font pourrir par leurs neveux woke lors des dîners de famille, des directeurs de théâtre, des producteurs, des diffuseurs, des réalisateurs menacent à mots couverts. Ils doivent lâcher l’ennemi du Parti sous peine d’être purgé avec lui. Certains, honteux de leur propre reculade, se retirent sur la pointe des pieds, parfois après avoir adressé en privé à Ezziadi un signe amical – je suis désolé mais je n’ai pas le choix. Jacques Weber pleurniche, écrivant curieusement que sa signature était un « autre viol » – son respect de la présomption d’innocence aura duré deux semaines. D’autres en rajoutent dans l’adoration de la Révolution, braillent comme des pourceaux, jurant qu’ils ont été trahis, manipulés, envoutés par un petit comploteur d’extrême droite. Puisque Le Monde le dit, il ne leur vient même pas à l’esprit de se poser une question. Comme me l’écrit Jonathan Siksou, « si Ariane Chemin ou BFM avait dit que Yannis était une table à roulettes ou un pélican, tout le monde le croirait ». Ils ont signé parce qu’ils croyaient que le vent avait tourné. Ils se replacent naturellement dans le sens du vent.
Le plus inquiétant est que la machine à détruire s’en prenne à un jeune homme qui n’a aucun pouvoir, sinon celui de son grand charme et du plaisir que ses amis prennent à sa compagnie. Contrairement aux consœurs qui peuvent encore briser des carrières et réduire des hommes au chômage sur la seule foi d’accusations (les femmes ne mentent jamais), Yannis Ezziadi ne peut nuire à personne. Il a effectivement monté son attentat contre la bienséance avec sa seule force de conviction. Il s’est pendu au téléphone, d’abord avec les amis, puis les amis d’amis, chacun des signataires a donné ses contacts, certains, dit « oui » puis « non » en fonction de leurs dîners de la veille.
Il n’est guère étonnant que ce dandy fantastiquement drôle qui peut pleurer de bonheur en écoutant un opéra ou en regardant une corrida enrage les vestales fanatiques de la religion des femmes et tous ceux qui, terrifiés, psalmodient derrière elles. Yannis Ezziadi possède quelque chose que ces esprits policiers haïssent parce qu’ils y ont renoncé. Cela s’appelle la liberté.
Epilogue. Le Parti a toujours raison.
Les tricoteuses féministes ont réduit au silence tous ceux qui auraient pu, qui auraient dû, se lever contre ce procès de Moscou. Beaucoup se taisent par peur d’être à leur tour soupçonnés, donc condamnés. On peut le comprendre mais ils ont tort. Pour peu qu’ils aient une sexualité vaguement débridée (quoique parfaitement légale), ils finiront, eux aussi, par être arrêtés un matin, même sans avoir jamais rien fait. Si toutes les stars de la tribune Depardieu avaient tenu bon et adressé un grand bras d’honneur aux maitres-chanteurs, le rapport de forces aurait changé. Un peu de courage ne nuit pas.
Oui, il y a des raisons d’avoir peur. L’inquisition a gagné une bataille. Si demain, plus personne n’ose sortir des clous de la bienséance, si nous acceptons docilement que Polanski, Depardieu et tant d’autres soient brûlés en place publique, que leurs œuvres soient bannies des écrans et des mémoires, elle règnera sur nos esprits. Quand on a peur de dire ce qu’on pense, on finit par avoir peur de penser.
[1] Des deux sexes mais le féminin pour tout le monde est ici parfaitement justifié
Élimination de Saleh al-Arouri au Liban, double explosion meurtrière près de la tombe du général Soleimani à Kerman, dans le sud de l’Iran : l’année 2024 commence de façon sanglante au Proche-Orient. Gil Mihaely fait le point. Propos recueillis par Martin Pimentel.
Qui était Saleh Al-Rouri, l’homme du Hamas tué dans une attaque à Beyrouth le 2 janvier ?
Al-Arouri faisait partie des deux ou trois leaders les plus importants du Hamas avec une légitimité, une expérience et des compétences relavant à la fois de l’action militaire et de la dimension politique. Il était également, comme Yahya Sinwar, un bon connaisseur de la société israélienne, avec une bonne maitrise de l’hébreu. Depuis sa libération, en 2010, de la prison israélienne, Al-Arouri tissait des liens importants avec la Turquie où il séjournait jusqu’à 2015. Son installation à Beyrouth lui avait permis de se rapprocher du Hezbollah et des Iraniens.
Enfin, contrairement à la plupart des autres leaders du mouvement islamiste palestinien, originaires comme le fondateur, le Cheikh Yassin, de la bande de Gaza, Al-Arouri était originaire de la Cisjordanie (du village d’Aroura, précisément, dont il porte d’ailleurs le nom). Un atout pour le Hamas et surtout un avantage dans sa dernière mission connue : gérer le front cisjordanien de la milice.
De nombreux observateurs ou spécialistes du renseignement soulignent le caractère exemplaire de l’opération. En quoi l’est-il ? Et pourtant, les Israéliens ne revendiquent pas ce haut fait de guerre. Pourquoi ?
Sauf accès aux informations techniques, tout ce qu’on peut en dire découle des résultats visibles de l’opération. Al-Arouri et ses proches collaborateurs ont été tués sans victimes collatérales ni victimes parmi les membres du Hezbollah. Or, au moment de sa mort, Al-Arouri était dans un quartier de Beyrouth contrôlé par la milice chiite libanaise et sans doute bénéficiait-il de sa protection en matière de contre-espionnage.
La qualité du renseignement (des informations quasiment en temps réel sur son emplacement, ses mouvements et son entourage immédiat) laisse deviner une pénétration profonde par les services israéliens et occidentaux.
L’absence de revendication officielle, quant à elle, permet au Hezbollah de limiter sa réaction et à d’autres acteurs de « modérer » leurs discours.
Qui sont et où se situent les autres cibles des Israéliens ?
Yahya Sinwar, le chef du bureau politique du Hamas de Gaza, dirigeant de facto de la bande de Gaza, et les autres dirigeants du Hamas de l’intérieur sont quelque part dans la bande de Gaza, probablement dans le Sud. Les autres sont au Qatar mais voyagent beaucoup. Récemment, certains étaient au Caire pour discuter avec les Egyptiens des négociations avec Israël.
Certains affirment que Saleh Al-Arouri aurait pu être tué il y a longtemps, ou, plus généralement, affirment qu’il a parfois été dans l’intérêt de l’Etat hébreu de laisser prospérer le Hamas ou ses chefs. Quel crédit accorder à ces thèses ?
La question des assassinats des chefs est toujours complexe, et le rapport « qualité-prix » sujet à débat. Quant à la politique israélienne vis-à-vis du Hamas, il faut commencer par établir un fait de base : le Hamas et avec lui les Frères musulmans palestiniens, sont des mouvements et courants authentiques au sein de cette société et n’ont pas été ni inventés ni montés de toute pièce par Israël. Dans ce contexte, il y a sûrement eu des moments où la confrontation était plus ou moins évidente. Depuis le début des années 2010, Israël a sans doute souhaité voir le Hamas devenir un gouvernement de Gaza soucieux du développement de ce territoire et surtout le bien-être de ses membres et dirigeants.
Que sait-on du double attentat en Iran ?
Pour le moment nous ne pouvons que constater trois éléments : le mode opératoire, les cibles visées et la région. Le mode opératoire rappelle des précédents, comme l’attentat de février 2007 contre des membres du corps des Gardiens de la république, puis en 2018 contre un défilé du même corps. Enfin, les attentats les plus meurtriers ont été commis dans le sud et sud-est de l’Iran, entre le Golfe persique et la frontière avec le Pakistan et l’Afghanistan. Ce sont des régions où des populations issues des groupes ethnoreligieux minoritaires au niveau national sont nombreuses (comme les Baloutches) ; et une activité d’insurrection et de résistance armée existe. Il est très improbable que les commanditaires soient Israël où les États-Unis, car les bénéfices tirés d’un tel massacre indiscriminé ne semblent pas à la hauteur du risque. Ce sont donc probablement ces réseaux ethnico-religieux motivés par un fanatisme anti-chiite et anti-perse ainsi que par un sentiment de relégation par le pouvoir central et l’ethnie hégémonique. Les provinces du sud-est sont les plus pauvres d’Iran : c’est un fait.
Si le Hezbollah menace mais ne semble pas décidé à se lancer dans une guerre totale au nord, la menace de l’Iran n’est-elle pas plus sérieuse ?
Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah libanais, a promis hier que la mort de Saleh Al-Arouri ne resterait pas « impunie », mais tout le monde a bien compris qu’il ne veut pas se laisser entraîner dans une guerre totale avec Israël. Une guerre de haute intensité avec l’État juif affaiblirait forcément ses positions au Liban car le point faible du Hezbollah, c’est les tensions entre sa prétendue défense des intérêts libanais et le fait qu’elle sert les intérêts de l’Iran, puissance étagère. Le gouvernement libanais et le peuple libanais n’ont pas décidé d’attaquer Israël pour aider les Palestiniens. Le Hezbollah le fait en toute illégalité. Si les conséquences pour le Liban vont ressembler à celles de l’été 2006, la milice chiite aura des comptes à rendre aux autres parties de la population libanaise.
Une guerre ouverte avec l’Iran représente bien entendu un danger plus important. Mais ce n’est pas le choix de l’Iran. L’Iran mène une guerre d’attrition du pauvre au riche. Il souhaite diviser, pourrir la situation, décourager et épuiser l’adversaire plutôt que de remporter un « Austerlitz » – dont les Iraniens n’ont probablement pas les moyens, d’ailleurs. L’Iran prospère dans des marécages géopolitiques où des États faillis laissent le champ libre à des minorités, milices, tribus et chefs de guerre agir pour leurs propres intérêts d’abord, mais aussi au service de Téhéran. Le Liban, le Yémen, la Syrie et l’Irak en sont les principales arènes. Autrement dit, l’Iran est déjà en guerre et depuis de décennies. Mais ce n’est pas ce que nous, nous appelons « guerre ».
Le soutien américain restera-t-il vraiment indéfectible, si le gouvernement de Netanyahou, après sa riposte légitime sur Gaza suite à l’agression du 7 octobre, se montre toujours plus belliqueux dans la région ?
Non. Contrairement à une idée reçue, depuis le rapprochement israélo-américain de 1968, la relation entre Israël et les Etats-Unis a connu des crises importantes, notamment sous Gerald Ford, président de 1974 à 1977. Mécontents des positions du gouvernement Rabin dans les négociations après la guerre de Kippour, Ford et son secrétaire d’État Kissinger avaient alors annoncé une « réévaluation » des relations bilatérales, c’est-à-dire, le gel des aides jusqu’à nouvel ordre. Et on peut tout à fait s’attendre à ce que des crises similaires se produisent si Washington tâchait de pousser Israël vers un accord régional global.
En Occident toujours, Emmanuel Macron, lors de son appel hier à Benny Gantz, membre du cabinet de guerre de Netanyahou, a affirmé qu’il « était essentiel d’éviter toute attitude escalatoire, notamment au Liban » et a rappelé « sa plus vive préoccupation face au très lourd bilan civil et à la situation d’urgence humanitaire absolue à Gaza ». La France n’est plus une puissance de premier rang, mais elle a des cartes importantes entre ses mains. L’attention donnée aux otages à double nationalité a été très remarquée et notée en Israël, et la diplomatie française, et Macron en particulier, en ont gagné des points et de la crédibilité. Au Liban, rappelons que la France est présente au sein de la FINUL (force de l’ONU, au sud Liban) et a toujours ses réseaux même si Macron a beaucoup déçu les Chrétiens suite à l’accident désastreux au port de Beyrouth à l’été 2020. En revanche, la France a des contacts auprès du Hezbollah qui semble apprécier ce que les Chrétiens détestent. C’est la même chose en Égypte, cliente d’armements français, et au Qatar, pays allié. Dans l’ensemble, la France a des moyens pour faciliter les choses au Proche-Orient, capacité très appréciable dans une situation aussi compliquée et dangereuse.
Les bonnes intentions affichées ne font pas forcément le meilleur cinéma. La preuve en est une nouvelle fois apportée par le film de Kilian Riedhof, d’après le livre controversé de Takis Würger.
Actrice fétiche du cinéaste Christian Petzold, son compatriote, – cf. Transit (2018), Ondine (2020) et Le Ciel rouge, sorti chez nous en septembre dernier – Paula Beer, 28 ans, affectionne les rôles « dérangeants », comme on dit. La voilà qui endosse cette fois le rôle-titre de Stella, dans un contre-emploi hardi sous la houlette de Kilian Riedhof, autre réalisateur allemand dont l’unique long métrage au compteur, La dernière course, remonte à l’an 2013.
« Inspiré de la véritable histoire de Stella Goldshlag », prend soin de nous avertir le trio de scénaristes qui, à partir d’un roman controversé du journaliste Takis Würger paru en 2019 sous les cieux germaniques puis en traduction française aux éditions Denoël, s’est emparé d’« une vie allemande » – le sous-titre du film. Le récit s’amorce dans le Berlin des années 30 où Stella, fille unique de parents juifs, se rêve en chanteuse de jazz.
Le réalisateur allemand Kilian Riedhof (c) Kinovista
Les allègres répétitions musicales entre potes dans le logis petit-bourgeois parental sont contrariées par les premières mesures de persécution du régime contre les Juifs. Echouant à obtenir un visa pour l’étranger, bientôt privée d’emploi, mise en esclavage dans une usine d’armement sous le régime du travail forcé, la jeune blonde aux yeux bleus dotée de traits supposément « aryens », jamais identifiée comme Juive, échappe miraculeusement aux rafles. Elle finit tout de même par être repérée. Placée en détention, torturée, Stella se résout, pour protéger ses parents de la déportation (comme on s’en doute, elle n’y parviendra pas) à pénétrer les cercles de l’enfer : livrant ses proches à la Gestapo, se faisant passer pour résistante dans le dessein d’infiltrer les réseaux clandestins, s’abandonnant dans les bras de plus ou moins jeunes amis-amants en vert-de-gris. Bref, la voilà devenue suppôt des nazis.
Au-delà même de la disparition des siens à Theresienstadt, étape des happy few avant Auschwitz comme l’on sait, la jeune taupe fera du zèle, dénonçant à tour de bras – jusqu’à la défaite du Reich. Dans une seconde partie, le film retrace la vie de Stella qui trouve un dénouement pathétique dans son suicide tardif, à l’âge de 72 ans, après quelques tentatives ratées : une fois purgée sa peine de 10 ans dans les camps soviétiques, la dame affronte un nouveau procès à son retour à Berlin-Ouest, mais la clémence du tribunal de la jeune RFA lui évitera dix ans de détention supplémentaire, la confusion des peines étant appliquée en sa faveur.
De quoi Stella, une vie allemande est-il le procès ? De la barbarie nazie ? L’affaire est entendue depuis longtemps. D’un peuple germanique pusillanime, veule, aveugle, complice, fanatisé ? Là encore, rien de neuf sous le soleil. De la forfaiture absolue, germinée au sein même de la communauté israélite allemande, et dont Stella serait l’incarnation ambivalente (car à la fois otage, instrument, rouage efficient du système) ? De la tartufferie de la société démocratique ouest-allemande face à ses crimes passés ? Ou un peu tout cela, placé dans le panier à lessive du sacro-saint « devoir de mémoire » ?
Les bonnes intentions affichées ne font pas forcément le meilleur cinéma. De fait, le propos, ici, se retourne contre lui-même : à force de prétendre expliquer dans quel étau moral se voit piégée la demoiselle (la vie des autres sacrifiée à la survie de ses parents, puis le sauvetage de sa propre existence contre l’immolation de milliers d’innocents sciemment jetés par ses soins dans la gueule du loup), le film fait de ce pitoyable cas d’espèce une héroïne cornélienne, à laquelle nous sommes spécieusement conviés à nous identifier, sur le registre : « et moi, à la place de Stella, qu’est-ce que j’aurais fait ? ». Cette personnalité suprêmement détestable s’offre ainsi en holocauste – c’est le cas de le dire – aux troubles latences antisémites que le discours sous-jacent du film ne manquera pas de réveiller chez quelques-uns. Attiser les braises de la mémoire pour brûler une Juive en effigie n’est pas du meilleur goût.
A l’écueil du malentendu sur ces visées décidément ambigües, s’ajoute la pénible malfaçon esthétique de la réalisation. Le chromo saturé des reconstitutions d’époque, des costumes, des ambiances urbaines, contredit la pétition de véracité dont s’enorgueillit la promo. Au point que le spectateur ne peut s’empêcher de trouver douteusement complaisant la façon dont Stella , d’un bout à l’autre, fait étalage à ses côtés de photogéniques jeunes mâles teutons aux faux airs de model boys, torse nu si possible, comme si la soldatesque à croix gammée était secrètement le premier objet de fascination du cinéaste… Les séquelles du nazisme trouvent ainsi une résurgence dans l’impudente exploitation de la rente mémorielle à l’enseigne du cinoche, au prix du kitsch le plus tarte. Affligeant.
Stella, une vie allemande. Film de Kilian Riedhof. Avec Paula Beer. Allemagne, couleur, 2023. Durée : 2h. En salles le 17 janvier.
Trésor historique de l’État en France (Inventorier la cargaison du navire), maître livre de Pierre Legendre, est réédité. Par gros temps politique, débandade institutionnelle et décomposition culturelle avancées, l’œuvre de Pierre Legendre reste un amer précieux.
Les Éditions Ars Dogmatica rééditent dans un somptueux coffret, Trésor historique de l’État en France (Inventorier la cargaison du navire), maître livre de Pierre Legendre, composé de quatre tomes. Penseur de la condition humaine, anthropologue du pouvoir et de l’Occident, le savant juriste a augmenté cette réédition d’un important appareil d’introductions inédites. L’Histoire de l’administration de 1750 à nos jours inaugurait son œuvre en 1968, le Trésor historique la clôt, 55 ans, quarante ouvrages et trois films documentaires plus tard. Une table ronde organisée à l’École nationale des chartes vient de lui rendre hommage.
L’inventaire de la cargaison du navire
Une vie de Mauriste, sans concessions ni compromissions avec les médias, le pouvoir, les honneurs. A la recherche du droit perclus, Pierre Legendre est resté imperméable aux délices de l’État hégélien (effectivité de la liberté concrète), étranger à la querelle des Anciens jusnaturalistes et Modernes positivistes, aux Bourdieuseries tartuffe. Son champ d’étude, c’est « l’anthropologie dogmatique ».
Le coffret s’ouvre sur une préface générale, Charger, décharger l’État (tome 1) et se referme avec L’œil de la caméra (tome 4), le livret de présentation du film Miroir d’une nation. L’Ecole Nationale d’Administration, réalisé conjointement avec Gérald Caillat et Pierre-Olivier Bardet en 1999.
Dans l’Histoire moderne de l’État-Monarque (tome 3), tel un horloger, Pierre Legendre démonte le modèle administratif français, ses principes et actes de foi, dans une trajectoire historique. Où il est question des tâches de l’administration, du processus d’élaboration des règles, de l’État paternel, providence, de la royauté du droit administratif. L’État et la foi nationale (tome 2), une anthologie d’archives, fixe la manière de voir de l’auteur. Nous croisons des emblèmes, le théâtre de l’État, Sieyès, Guizot, Gambetta et dans les coulisses, souvent, Courteline et Kafka. Deschanel plaide pour une décentralisation modérée à l’exemple de l’Allemagne (1895), de Monzie brocarde les magistrats (1931), le Conseil National Economique veut mettre fin au chômage des travailleurs intellectuels (1937) … L’actualité éternelle, les marronniers de la liberté, la continuité du service public des bureaux.
Dans ses articles, ouvrages aux titres souvent mystérieux, Pierre Legendre déploie une pensée profonde sur la Res publica. Son discours poétique émaillé de formules fulgurantes est rigoureux. Son génie est à la fois incantatoire, analytique et précis, ancré dans l’histoire et le temps long.
Sauve-qui-peut institutionnel
Perdue dans les miroirs du marketing, mirages du management, l’Administration, se gargarise de PowerPoint, mots-valises chics et woke : diversité, proximité, modernité, efficiency, « pourtousisme ». Liquider l’ENA (ravalée au rang d’Institut National du ServicePublic), supprimer les grands corps (à l’exception du Conseil d’État et de la Cour des comptes) au prétexte de rendre l’administration plus « mobile », c’est en réalité la rendre plus « liquide », la priver de culture professionnelle et l’assujettir au politique. La manœuvre, grossière, alimente la reféodalisation, accélère la débâcle.
Le mal le plus contraire à la sagesse, c’est la sottise. Les hérauts de l’indignation bienpensante ont construit Babylone au cœur de Jérusalem, investi Science Po, la pépinière du pouvoir. En une génération, l’IEP a habilement troqué son libéral-giscardisme BCBG contre un « progressisme » mondialisé, une franchise vendeuse, sauce Harvard. Extinction-Rébellion- Prospection… Gare au « contexte » et aux arroseurs arrosés ! Les turpitudes et pantalonnades à répétition de Richard Descoings, Olivier Duhamel, Frédéric Mion, Mathias Vicherat font la Une.
Par gros temps politique, débandade institutionnelle et décomposition culturelle avancées, l’œuvre de Pierre Legendre reste un amer précieux. Psychanalyste, canoniste érudit, il a pensé la naissance de l’État, le chef d’œuvre de l’Occident, un « vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le ciel » (Rivarol) et qui plonge ses racines romano-pontificales dans la Réforme grégorienne (11e-12e siècles). Le pape et l’empereur, « ces deux moitiés de Dieu » ! (Hernani). Pas de société sans administration des inconscients, Référence, logique du Tiers, martèle Legendre. Pour être deux, il faut (il faudrait) être trois. Voilà venu le temps des bilans et des échéances.
Il y a 25 ans, Pierre Legendre annonçait la couleur : « Usés jusqu’à la corde, les grands mots – École, Nation, Administration – sont prononcés maintenant du bout des lèvres (…) Nos collages traditionnels de l’État se défont. En ce sens le Moyen Âge finit sous nos yeux. Mais l’esprit féodal, métamorphosé par les idéaux technologiques de la nouvelle organisation en réseaux et soutenu par la violence devenue un mode de relation sociale, refait surface… Le pouvoir se fragmente et se privatise, mettant les vieux États en tutelle et se réorganisant en empires transversaux (scientifiques, économiques, financiers, religieux) ». Reste une question scabreuse : « Et s’il n’y a plus de nation, pourquoi y aurait-il des fonctionnaires ? ». Anatole France est taquin : « Nous n’avons point d’État, nous avons des administrations ». Les perroquets du « service public », les babillards de « l’État de droit », du « pays des droits de l’homme », du « Nous », n’abusent plus personne. Nous n’y croyons plus.
Le « Je » ne va pas mieux. Au Mondial Moquette libéral-libertaire des droits subjectifs, des genres, des sexes, des identités, des races, tout est à vendre, à louer, à acheter. Le principe de Raison est congédié. La semaine dernière, le Conseil d’État a validé la calamiteuse circulaire Blanquer du 29 septembre sur l’identité de genre en milieu scolaire. Pierre Legendre met en garde contre « le self-service normatif… la mise à sac du droit civil des personnes en son noyau atomique, au nom de l’individu souverain et du libre jeu des fantasmes » (…) L’individualisme programmé, qui désarrime chacun du fondement de ses liens, ouvre sur les enfers subjectifs. À grande échelle désormais, nos sociétés sautillantes mais désemparées fabriquent le masque de ceux innombrables, qui font semblant de vivre » (Les collages qui font un État, 1999).
Le Trésor historique de l’État en France, c’est la Naissance d’une nation (Griffith), sa vieillesse aussi, une manière de tour du propriétaire, des racines, murs porteurs, vestiges et dépendances. Lire Pierre Legendre est un devoir d’honneur et de fidélité à la pensée, doublé d’un acte de résistance. Le site https://arsdogmatica.com met admirablement en scène son œuvre.
La voix vivante du droit, l’État, c’est lui. Le Trésor historique entre en résonnance avec un totem propédeutique de l’Occident, la préface des Institutes (manuel de droit) de Justinien. « L’empereur César Flavius Justinien salue la jeunesse qui désire s’adonner à l’étude des lois : La majesté d’un prince ne doit pas seulement être honorée par les armes, il faut encore qu’elle soit armée par les lois, afin que l’État soit bien gouverné en temps de paix et en temps de guerre ; que le prince soit victorieux de ses ennemis dans les combats ; qu’il réprime l’injustice des calomniateurs par la sagesse de ses lois, et enfin qu’il se rende aussi recommandable par sa justice, que grand par ses victoires et ses triomphes ». Le Droit retrouvé… pour combien de temps ?
Comme tous les grands professeurs, Alain Finkielkraut ne part jamais d’une page blanche. Sa pensée est stimulée par celle des grands auteurs dont il a toute sa vie colligé les citations les plus inspirantes, ces « perles » auxquelles il consacre son nouveau livre. Ce sont aussi ces illustres prédécesseurs qui l’aident à penser l’actualité. Gabriel Attal peut-il sauver l’école ? Réponse d’un mécontemporain qui n’a pas perdu tout espoir.
Causeur. Vous pensez, avec Marc Bloch et Condorcet, que « les peuples libres ne connaissent d’autres moyens de distinction que les talents et les vertus ». Seulement, voilà près d’un demi-siècle que nous sommes dopés à l’égalitarisme ancré dans le victimisme – s’ils sont mauvais, ce n’est pas de leur faute. Autrement dit, nous ne sommes plus un peuple libre au sens de Condorcet. Pouvons-nous le redevenir ? Peut-on retrouver l’esprit méritocratique et se désintoxiquer de l’illusion de l’excellence pour tous ? Autrement dit, est-il encore temps de sauver l’École ?
Alain Finkielkraut. L’égalité est une vertu démocratique devenue folle. Pour Jules Ferry et les premiers penseurs républicains, la diffusion la plus large de l’instruction était essentielle au projet démocratique. À l’instar de Charles Renouvier, ils s’insurgeaient contre « ces bourgeois peu amis d’une égalité qui élèverait les ouvriers à leur propre niveau », c’est pourquoi selon eux, il revenait à l’État d’instaurer, sans complaisance ni relâchement, une forme de sélection. Cette exigence n’est plus comprise. La sélection est perçue comme une pratique barbare, et l’idée prévaut qu’en matière de culture rien n’est supérieur à rien. « Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition par un pouvoir arbitraire d’un arbitraire culturel », écrivaient Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron en 1970. Cette critique radicale de l’École a été adoptée par l’École. On en voit le résultat. Tout est à reconstruire.
Malgré tout, il y a eu longtemps une bourgeoisie cultivée, soucieuse de transmettre à ses enfants autre chose que des biens matériels. Aujourd’hui, la déculturation est générale. Où est donc le groupe social susceptible de porter la révolution dont l’École a besoin ?
Pierre Bourdieu avait, sur un point, raison. Les enfants nés dans une famille bourgeoise, où on lisait des livres, où on parlait une langue riche, où on allait au théâtre et au musée étaient favorisés par rapport aux autres. Pour combattre cette inégalité réelle, il y avait deux moyens envisageables : soit favoriser les défavorisés, soit défavoriser les favorisés. Comme le montre Renaud Camus dans Les Inhéritiers, l’institution scolaire a choisi la deuxième méthode. La culture générale, relevant désormais du délit d’initiés, a été progressivement bannie de l’École. Ainsi s’est installé, toujours au nom de l’égalité, l’enseignement de l’ignorance. Il n’y a plus de classe cultivée en France, l’inégalité économique s’accroît et on le voit sur les réseaux sociaux, l’homogénéité culturelle prévaut. Ce sont des responsables politiques qui disent : « on doit travailler en profondeur sur comment développer le vivre-ensemble », ou encore « il y a un débat qu’on a à l’intérieur du monde éducatif sur quelle est la manière d’enseigner les valeurs de la République ». Voilà où en est la syntaxe de l’élite française. La culture n’est pas morte, mais elle est orpheline.
Gabriel Attal peut-il réussir ? On a envie de le croire, mais on a été échaudés par Jean-Michel Blanquer…
La sociologie en vogue depuis cinquante ans nous a expliqué que la rhétorique de la méritocratie convertissait un privilège de classe en propriété personnelle. Pour abolir ce privilège, on a choisi d’accueillir les élèves plus faibles dans les classes plus avancées et ensuite de se régler sur leurs capacités pour ne laisser personne en dehors du chemin. C’est ainsi, avec les meilleures intentions, que le niveau s’est effondré. Les premières victimes de cette politique étaient et sont ceux qui n’ont que l’École pour s’élever. Dans le monde d’aujourd’hui, ni Charles Péguy ni Albert Camus n’auraient pu faire de véritables études et devenir ce qu’ils sont devenus. Gabriel Attal a rompu avec ce discours, avec cette pensée, avec cette politique dévastatrice. C’est tout à son honneur. Réussira-t-il ? C’est une autre question. Le public change, le climat n’est plus le même, la culture n’occupe plus la place qui était la sienne, jusque dans les années 1960, un ministre ne peut pas tout faire. Mais j’ai confiance en lui. Je crois qu’il est déterminé. Ce qui m’accable, c’est que la bien-pensance tire sur Gabriel Attal à boulets rouges. On nous explique que son choc des savoirs, sa réhabilitation de l’autorité visent à satisfaire la droite, voire l’extrêmedroite. L’École, c’était le grand souci, la grande obsession de la gauche. Et aujourd’hui, la gauche se retourne contre l’École républicaine. Jacques Julliard en avait déjà fait le constat et il a abandonné la gauche, parce que la gauche était en train d’abandonner ses propres principes.
C’est ce que Cyril Bennasar appelait le « braillomètre » : lorsque les associations, les syndicats et les médias de gauche s’énervent, ça va dans la bonne direction. Ceci étant, quelle que soit sa détermination, Attal dépend du président.
C’est le grand mystère. Emmanuel Macron n’est pas seulement l’homme du « en même temps », il est l’homme des sincérités successives. En 2017, Jean-Michel Blanquer arrive au ministère de l’Éducation nationale avec un discours très ferme : retour aux savoirs fondamentaux et rupture avec la politique de réforme qui sévissait depuis un demi-siècle. Il ne s’agit plus de réformer, mais de refonder et même de sauver l’École. Cinq ans après, Emmanuel Macron nomme Pape Ndiaye ministre de l’Éducation nationale, entre les deux tours des législatives, pour séduire une partie de l’électorat de gauche. Et Pap Ndiaye ayant, sur le plan politique comme sur le plan communicationnel, échoué, Gabriel Attal le remplace au bout de quatorze mois et dit et fait le contraire de son prédécesseur. Que pense le président ? Son intelligence est tellement plastique que personne ne peut le savoir.
Le tableau Diane et Actéon (1602) de Giuseppe Cesari, présenté à des collégiens d’Issou dans le cadre d’un cours de sensibilisation à l’art. Trop de corps dénudés au goût de certains élèves qui ont accusé l’enseignante de vouloir délibérément offenser les musulmans. Photo Wikimedia Commons
Faire bouger l’Éducation nationale, ce n’est pas une mince affaire. Il y a les professeurs, les syndicats, les parents qui exigent. Gabriel Attal propose des groupes de niveau en maths et français. Ce n’est pas vraiment une révolution.
Il n’empêche qu’il revient sur le dogme du collège unique. Personne ne l’avait fait avant lui, car l’égalitarisme contemporain a transformé le baccalauréat en droit de l’homme. Aura-t-il la possibilité de rétablir un examen de fin d’études secondaires digne de ce nom ? Pourra-t-il résister à la pression des parents d’élèves ? Je ne saurais pas le dire, simplement je ne doute pas de sa sincérité.
Faudrait-il admettre un taux de réussite au bac autour de 50 ou 60 % ?
Je ne donnerais pas de chiffre. Disons qu’il faut en finir avec ce que Benoît Hamon appelait « les notes bienveillantes », il ne faut plus contraindre les examinateurs à rajouter des points. Il faut accepter – d’ailleurs, Gabriel Attal l’a fait –, la perspective du redoublement. Le redoublement n’est pas une punition, mais une occasion de refaire surface.
Ça ne s’appelle plus « redoublement », mais « maintien ».
Oui. Le gnangnan a totalement déconstruit l’École. Il s’agit maintenant de la rebâtir. Un ministre n’y suffira pas, c’est clair.
L’autre front de Gabriel Attal, c’est la pénétration des idées islamistes à l’œuvre depuis quarante ans. Il a interdit l’abaya.
Dans son rapport sur les manifestations et signes religieux à l’École, présenté en 2004, Jean-Pierre Obin montrait que les professeurs de lettres étaient de plus en plus souvent contestés et menacés par des élèves musulmans et par leurs parents. « Rousseau est contraire à ma religion », expliquait un élève au professeur de français d’un lycée professionnel. Molière et en particulier Tartuffe étaient également des cibles de choix. « Tout laisse à penser, concluait le rapport, que dans certains quartiers, les élèves sont incités à se méfier de tout ce que les professeurs leur proposent, comme de ce qu’ils trouvent dans leur assiette à la cantine. Ils sont engagés à trier les textes étudiés selon les mêmes catégories religieuses du hallal (autorisé) et du haram (interdit). » Les choses n’ont fait qu’empirer depuis. Le 7 décembre 2023, dans le cadre d’un cours de sensibilisation à l’art, une professeure du collège Jacques-Cartier à Issou a présenté Diane et Actéon du peintre Giuseppe Cesari. Des élèves choqués par les corps dénudés ont accusé l’enseignante de vouloir délibérément offenser les musulmans – islamophobie donc, et même racisme. Si l’immigration se poursuit à ce rythme frénétique (480 000 nouveaux arrivants en 2022), le métier d’enseignant deviendra un métier impossible. Et d’ores et déjà, beaucoup d’enseignants font cours la peur au ventre. On pense évidemment à Samuel Paty et à Dominique Bernard. C’est la première fois dans l’histoire qu’il est dangereux de transmettre.
Les institutions ou un ministre y peuvent-ils encore quelque chose ? On ne sait pas extirper les idées stupides ou dangereuses des cerveaux des gens.
Cette question ne relève pas de la responsabilité du ministre de l’Éducation nationale. La France doit impérativement retrouver sa souveraineté, choisir sa politique d’admission, maîtriser les flux migratoires. Sinon nous risquons de basculer dans la barbarie. Jean-Pierre Obin vient de publier un livre intitulé Les profs ont peur, qui s’ouvre sur une anecdote terrifiante. Un président de région assiste à un cours d’histoire dans un lycée. Voici ce que lui dit le professeur : « Oui, je viens de faire un cours sur Hitler et le nazisme sans parler des juifs. C’est vrai, mais comprenez-moi, je n’ai pas envie de retrouver ma voiture vandalisée comme la dernière fois. Je dois être prudent, j’ai une femme et des enfants. » Nous en sommes là. Pourquoi est-il si difficile pour la France de retrouver la maîtrise de ses frontières ? Parce que, dans les années 1930, beaucoup d’immigrés juifs se pressaient à nos portes ; certains étaient recalés. En vertu de cette expérience historique, on fait venir par milliers et par dizaines de milliers des gens qui veulent régler leur compte aux juifs. Soyons clairs, tous les nouveaux arrivants du Maghreb et d’Afrique subsaharienne ne sont pas antisémites, loin s’en faut, mais il y en a suffisamment pour mettre la vie des juifs en péril et pour rendre de plus en plus difficile à l’École l’enseignement devenu obligatoire de la Shoah.
On commence avoir un peu de recul sur cet entrisme islamiste à l’École, comme dans la société française. Trente-cinq ans après Creil, vingt ans après la publication des Territoires perdus de la République, assistons-nous enfin à un grand dessillement ?
Avec la montée en puissance du Rassemblement national, on assiste en France à l’extrêmedroitisation de la volonté de lutter contre l’immigration massive. À gauche, la Nupes est en train d’éclater, les socialistes, les communistes et La France insoumise ne s’entendent plus, mais il suffit d’un nouveau projet de loi un peu plus ferme sur l’immigration pour qu’Olivier Faure, Fabien Roussel et Alexis Corbière se réconcilient et parlent à l’unisson. La gauche, c’était la laïcité, la République, la justice sociale, c’est devenu presque exclusivement le sans-frontiérisme, l’antiracisme, l’ouverture tous azimuts, l’hospitalité inconditionnelle.
Deux ans après Creil, dans L’Hebdo, Pierre Bourdieu a osé vous traiter de sous-philosophe, mais aussi de « pauvre Blanc de la culture ». Ce sont des mots qui résonnent étrangement aujourd’hui, alors qu’on parle de plus en plus de racisme anti-Blancs.
Pour Pierre Bourdieu, il n’y avait pas d’adversaire légitime. Cet homme était une caricature vivante ; tous ceux qui ne pensaient pas comme lui étaient des salauds, et des imbéciles. Voici ce qu’il écrivait de L’Homme révolté d’Albert Camus : « Bréviaire de philosophie édifiante, sans autre unité que le vague à l’âme autiste qui sied aux adolescences hypokhâgneuses et qui assure à tous coups une réputation de belle âme. » Je suis très fier d’être aussi mal traité qu’Albert Camus. Pierre Bourdieu, avec cette phrase sur les « pauvres Blancs de la culture », annonce le wokisme. Il est au point de bascule. Depuis, le wokisme a pris la relève de la lutte des classes dont il se réclamait encore. Pour la pensée woke, l’ennemi n’est plus tant le capitalisme que l’impérialisme blanc. Octavio Paz disait déjà que nous avons perverti la grande tradition critique européenne en la mettant au service de la haine de notre monde. L’idéologie qui prévaut au sein du milieu universitaire occidental, c’est la haine de l’Occident,en tant qu’il est blanc. Sur le modèle de Bourdieu, les Blancs sont les premiers à dénoncer le privilège des visages pâles. Bien plus que le gauchisme, le wokisme est un véritable lavage des cerveaux. Pierre Bourdieu avait commencé le travail puisque sa vision du monde repose sur la dichotomie sommaire entre les dominants et les dominés. II réussissait le prodige d’être à la fois simpliste et abscons. Dans un livre déjà ancien, je disais que la vie avec la pensée cédait lentement la place au face-à-face du fanatique et du zombie. Avec le wokisme, un nouveau personnage a fait son apparition : le zombie fanatique. Nous n’avons pas fini de pleurer.
Tout est à reconstruire, dites-vous. Mais suffit-il de brandir la laïcité, les valeurs de la République ? Certains pensent qu’à l’islam qui est une identité chaude, une spiritualité, il faut opposer une autre spiritualité, et préférer les femmes voilées aux lolitas en string.
Je préférerai toujours les femmes libres aux femmes voilées. La laïcité, ce n’est pas seulement la séparation de l’Église et de l’État, c’est, pour dire en termes pascaliens, l’indépendance de l’ordre spirituel. Et cette indépendance est malmenée, notamment par la grande offensive islamiste. C’est cette indépendance qu’il faut à tout prix maintenir, donc on ne doit pas seulement défendre la laïcité comme un règlement du vivre-ensemble, mais précisément comme une façon de penser dans laquelle la culture est mise au premier plan. La laïcité, ce n’est pas la fin du sacré, c’est le remplacement du sacré religieux par le sacré de la culture.
Beaucoup de pays ne connaissent pas la laïcité et ont quand même procédé à ce remplacement.
Peut-être, mais ce sont quand même des pays sécularisés. Et c’est de cette sécularisation que je me sens moi-même le continuateur.
N’empêche, face à l’islam, une partie de la droite catho, derrière François-Xavier Bellamy, estime que nous sommes en train de perdre parce que nos sociétés libérales désenchantées ont perdu le sens du sacré.
Je ne suis pas sûr que ce soit le point de vue de François-Xavier Bellamy. C’est d’abord un professeur : face à l’offensive islamiste, il veut, comme nous, défendre et transmettre ce qu’André Malraux appelait « l’héritage de la noblesse du monde », et non réinventer une religion pour nous réarmer moralement. Dieu nous a abandonnés et il ne reviendra pas.
Gabriel Attal veut expérimenter une tenue unique à l’école. Vous qui en portez une à l’Académie française, qu’en pensez-vous ?
Charles Péguy disait des hussards noirs de la République qu’ils étaient « sveltes, sévères, sanglés ». Cela vaut beaucoup mieux que le T-shirt-jean-baskets, l’uniforme des professeurs comme des élèves. Le blue-jean a même été remplacé en classe par le pantalon de jogging. Je plaide pour une tenue décente – non pas forcément un uniforme –, une tenue verticale si j’ose dire des professeurs et des élèves. On doit s’habiller pour aller à l’école.
Une tenue qui ait de la tenue ?
Voilà, exactement !
Dans votre livre, vous vous inquiétez de la vague d’anti-intellectualisme qui sévit contre le wokisme aux États-Unis. Sommes-nous menacés par le même « retour de bâton » ?
Je ne crois pas que la France soit menacée par cette forme de populisme. Je pense à la phrase de Gustave Flaubert dans une lettre à George Sand : « Je n’écris pas pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour les lecteurs qui se présenteront tant que la langue vivra. » Même lui, à son époque, avait le sentiment que la langue pouvait mourir ; son immortalité n’est pas donnée. Si elle se réduit à un moyen de communication, ce sera autre chose que la langue que nous essayons tant bien que mal de parler encore aujourd’hui. Et je voudrais que cette question soit prise en compte dans le cadre d’une écologie générale. Sauver la Terre et non la planète. Personne n’habite la planète, on habite la Terre. Sauver la culture, sauver la beauté du monde et plus que tout peut-être, sauver la langue. On ne luttera pas contre le réchauffement climatique en transformant le territoire en parc éolien, c’est-à-dire en paysage industriel. Voilà, me semble-t-il, l’urgence d’aujourd’hui. Cela m’inquiète bien davantage qu’un trumpisme à la française.
Emmanuel Macron inaugure la Cité internationale de la langue française au château de Villers-Cotterêts, 30 octobre 2023. « La question de la langue doit être prise en compte dans le cadre d’une écologie générale : sauver la culture, sauver la beauté du monde et plus que tout peut-être, sauver la langue… » Photo: Gabrielle CEZARD/SIPA
On ne sera pas non plus sauvés par la maison de la langue française à Villers-Cotterêts. Son président nous explique qu’il s’agit de défendre les langues françaises, comme si le français n’avait rien à voir avec la France. Vous consacrez un chapitre à une citation de de Gaulle sur le roman national. Quelles pages faudrait-il rajouter à ce roman national ?
Je n’ai jamais parlé de roman national. L’histoire de France doit être enseignée telle qu’elle est, et de la manière la plus objective possible. À nous de nous inscrire dans cette histoire, comme le demandait Jules Ferry. Tous les Français, quelle que soit leur origine, sont, grâce à l’École, les héritiers de l’histoire de France. Contre les crispations identitaires, L’Histoire mondiale de la France, de Patrick Boucheron, voulait montrer, premièrement, que la continuité historique de la France était un leurre, et deuxièmement, que tout ce que cette histoire avait de bon venait de l’autre, de l’étranger. Je plaide, moi comme Simone Weil, pour un droit à la continuité historique. Et quand des historiens prétendent que cette continuité relève du fantasme au moment même où, du fait des changements démographiques, elle est remise en question, je suis très inquiet. Quant aux motifs de satisfaction ou de fierté dans les dernières décennies, je dois dire que j’ai du mal à en trouver.
Votre œuvre est essentiellement celle d’un passeur dans laquelle vous vous effacez devant vos maîtres, Levinas, Kundera, Roth, etc. Vous avez toutefois fait une entorse à cette règle dans À la première personne, en 2019, mais les lecteurs sont restés un peu sur leur faim. On a envie d’en savoir plus. Êtes-vous un produit de cet élitisme républicain dont vous avez la nostalgie ?
Jean Birnbaum m’a amicalement reproché d’avoir intitulé mon livre À la première personne parce que je m’étais déjà confessé dans Le Juif imaginaire et aussi dans L’Identité malheureuse. Je suis d’abord l’enfant de mes parents, et mes parents avaient une exigence, que je travaille bien à l’école. Il fallait que je ramène de bonnes notes. Je n’avais pas le choix, ma mère ne travaillait pas, elle m’accueillait quand je rentrais affamé du lycée Henri IV – j’avais jeûné à la cantine : je dévorais un sandwich au jambon avec un thé citron et je me mettais aussitôt au travail. J’ai réussi à l’école parce que je n’avais pas d’autre choix.
Votre mère venait d’une famille plus intellectuelle que votre père ?
Oui, en tout cas ma mère était une grande lectrice. Et quand, à 10 ans, j’ai commencé à lire des illustrés, elle a très vite mis le holà.
A-t-elle vécu assez longtemps pour voir le produit de ses efforts ?
Oui, bien sûr. Quand j’ai échoué en 1968 à la Rue d’Ulm, elle était malheureuse comme une pierre, elle ne parlait même plus à ses amies. Cette pression augmentait encore mon angoisse. C’est pour cela que j’ai choisi, en 1969, de passer le concours de l’ENS Saint-Cloud. Ma mère ne se serait pas remise de deux échecs d’affilée à la Rue d’Ulm, et moi non plus.
Votre optimisme mesuré sur la question de l’École au cours de cet entretien est-il sincère ou forcé ?
Je suis très pessimiste, j’ai peur qu’il ne soit trop tard pour les raisons que je vous ai dites. Je crois qu’il faut absolument soutenir les efforts de l’actuel ministre de l’Éducation. Est-ce qu’il obtiendra les résultats escomptés ? Je n’en suis pas sûr. Gabriel Attal est notre espoir terminal.
Êtes-vous le dernier intellectuel français ?
Non, pas du tout. D’abord, je n’aurais pas cette outrecuidance, je fais ce que je peux avec les petits moyens qui m’ont été donnés. Il y a aujourd’hui en France de grandes figures intellectuelles, et je suis sûr qu’il y en aura d’autres demain, je ne m’inquiète pas. La pensée, l’art et le roman ne vont pas disparaître. Ce qu’il faut espérer, c’est qu’il y ait encore des lecteurs demain.
L’éducation a été abandonnée à des idéologues qui, en plus de laisser le niveau s’effondrer, y ont laissé prospérer les lobbys identitaires. L’explosion de la violence et l’irruption du terrorisme parachèvent le désastre. Pour Gabriel Attal, le défi est immense et les obstacles, tout autant. Mais son discours de rupture avec le laisser-faire, qui a tenu lieu de politique, donne envie d’y croire.
D’accord, il y a un brin de volontarisme dans notre optimisme. Parce que c’est la vraie dernière chance de sauver l’École. En supposant que ce ne soit pas déjà foutu. Autrement dit, s’il n’est pas déjà minuit et quart, il est moins cinq, docteur Attal. Alain Finkielkraut, qui est depuis longtemps le chroniqueur accablé du désastre, ne sait pas si le ministre de l’Éducation nationale réussira, mais il ne doute pas de la sincérité de son engagement (voir notre entretien de six pages). Nous non plus.
Chute abyssale du niveau
Une chose est sûre : si on n’arrête pas le massacre, si on continue à jeter dans l’âge adulte des générations incapables d’accéder à l’autonomie parce qu’elles ne possèdent pas le langage pour penser ce qu’elles vivent, la France deviendra, non seulement un no man’s land inhabitable, mais aussi une province oubliée du monde. C’est donc la mère des batailles, celle qui devrait obséder tous les gouvernants. Mais depuis des décennies, la plupart ont choisi de participer ou de se soumettre à la vaste entreprise d’escamotage du réel. Une cohorte geignarde de professeurs, syndicats, bureaucrates, pseudo-pédagogues, épaulés par des parents nigauds et des médias enthousiastes, a imposé une vérité parallèle à coups de mantras orwelliens comme « le niveau monte » ou « l’excellence pour tous » – autant proclamer que « l’ignorance, c’est la connaissance ». Leur seule boussole, c’est l’égalité. Sans oublier quelques articles de foi sur le respect des différences et le droit pour chacun de vivre comme il l’entend – mon voile, mon choix.
Il fallait une sacrée puissance de feu idéologique pour faire perdurer cette fantasmagorie. Ses propagateurs ont réussi à interdire toute remise en cause du collège unique, vache sacrée d’une religion éducative tournant le dos à toute idée de hiérarchie et de compétition – et ne parlons pas de transmission ou de grands auteurs. Loin de tirer les mauvais élèves vers le haut, le collège unique a entraîné tout le monde au fond, les résultats au bac étant à l’ensemble ce que le plan quinquennal était au stalinisme. Logiquement, les seuls à avoir échappé au saccage sont les enfants de bonne famille qui fréquentent le privé ou les établissements de centre-ville. De plus, l’effondrement est cumulatif, les professeurs officiant aujourd’hui étant eux-mêmes issus de cette école au rabais – comme en témoigne l’orthographe hasardeuse de certains.
La chute abyssale du niveau n’est pas la seule maladie de l’École. Au cours des mêmes décennies funestes, l’Éducation nationale a docilement accueilli toutes les lubies identitaires, de la propagande LGBT aux exigences de familles musulmanes. La nébuleuse frériste a parfaitement compris que l’école de la République était son ventre mou. Depuis l’affaire des voiles de Creil, en 1989, elle a multiplié les offensives, exigeant des accommodements souvent concédés en loucedé. La seule manifestation de fermeté de l’État a été la loi de 2004 proscrivant les signes religieux à l’école publique. Trop tardive, elle a pourtant permis une longue rémission. Qui a pris fin avec les attentats de 2015, et l’apparition d’élèves proclamant publiquement qu’ils n’étaient pas Charlie. Depuis l’assassinat de Samuel Paty, la menace qui pèse sur les professeurs est vitale. Parallèlement, on assiste à l’émergence d’une violence apparemment dénuée de toute justification religieuse – songeons à cette collégienne de 12 ans qui a menacé son enseignante avec un couteau de 30 centimètres.
La ritournelle des « valeurs de la République »
On se demandera ce qui nous permet de penser que Gabriel Attal peut être l’homme de la reconstruction. D’abord, le fait qu’il joue à contre-emploi. Ce jeune homme bien né, biberonné au progressisme haut de gamme – ouverture au monde et amour de la culture –, a dû rompre avec son milieu idéologique pour voir ce qu’il voit. Échaudés par l’expérience décevante de Jean-Michel Blanquer (ce qui ne remet pas en cause ses qualités), les sceptiques répètent qu’Attal, c’est rien que du verbe. Et puis, ajoutent-ils, on ne peut pas faire confiance à quelqu’un qui croit que l’empathie peut s’enseigner en classe. Il est vrai que cette innovation anti-harcèlement semble tout droit sortie d’un texte de Muray. Comment, en quelques heures, inculquer le sens de l’altérité et des limites à des gamins qui paraissent totalement dépourvus de surmoi ? On peut aussi reprocher au ministre d’abuser de la ritournelle des valeurs de la République qui est depuis des années, le paravent de son abandon.
Toutefois, l’action commence par le verbe. Celui de Gabriel Attal rompt radicalement avec le baratin pédago qui guide l’Éducation nationale depuis un demi-siècle. Outre l’interdiction de l’abaya et les sanctions promises aux trublions ayant refusé d’honorer la mémoire de Dominique Bernard, c’est la première fois qu’un ministre reconnaît nettement la dégringolade du niveau et semble concrètement remettre les savoirs au centre de son ambition. On dira que les sanctions sont trop légères, que les groupes de niveau sont une brèche bien timide dans le sacro-saint collège unique. Que les syndicats sont en embuscade, prêts à torpiller toute initiative marquée du sceau de l’exigence et que, jusqu’à présent, ils ont eu la peau de toute tentative de réforme.
N’empêche. À en croire le braillomètre (invention de Cyril Bennasar qui mesure la pertinence d’une politique aux criailleries qu’elle suscite à gauche), le ministre est sur la bonne voie. Depuis l’annonce de la création de groupes de niveau en maths et en français, il s’affole. D’après Libé, ces dispositifs, avec leurs vilains relents d’élitisme, sont unanimement décriés par les chercheurs. Si la science le dit, peu importe que l’expérience prouve au contraire que l’homogénéité des classes améliore le niveau. Même levée de boucliers contre le retour du redoublement, forcément stigmatisant. En prime, Najat Vallaud-Belkacem et Benoît Hamon, deux anciens ministres qui figurent en bonne place dans la longue liste des fossoyeurs de l’École, sont vent debout tandis que l’ineffable François Dubet, chef de file de la sociologie « effaciste » (Renaud Camus) y va de son couplet contre les « slogans conservateurs ». Reste à espérer qu’on les verra un jour s’étrangler de rage parce que Gabriel Attal ou un de ses successeurs annoncera 60 % de réussite au bac.
« Des chercheurs qui trouvent, on en cherche, des chercheurs qui cherchent, on en trouve », disait le Général de Gaulle. Cela n’a pas changé : les influenceurs les plus recherchés sont ceux qui ont avec le réel une relation intermittente…
CNRS, un sigle si prestigieux qu’il est déposé à l’INPI[1]
C’est l’acronyme de « centre national de la recherche scientifique ». De ce dernier terme provient l’attente du public pour des chercheurs à la rigueur scientifique.
Las… François Burgat, qui se présente toujours sous cette AOC, bien qu’il soit à la retraite, y était directeur de recherches, chercheur de chercheurs, en quelque sorte. Ses recherches l’ont amené à l’IREMAM, qui se concentre sur le MAM, le monde arabe et musulman. Au nombre de ses distinctions académiques figure aussi la présidence du Conseil scientifique et administratif du Centre arabe de recherches et d’études politiques.
Burgat est à la même distance de la rigueur scientifique que le rap des ballades médiévales.
Sa dernière trouvaille originale est le respect et la considération pour le meurtre et la barbarie : « J’ai infiniment, je dis bien infinimentplus de respect et de considération pour les dirigeants du Hamas que pour ceux de l’État d’Israël[2]». Cette précision, au cas où on le créditerait d’un sens moral, celui des ploucs binaires, qui ne distinguent que le bien et le mal.
Las et re-las ! Burgat a fait de la charia sa Bible et du Monde et du New York Times, la boussole de ses jugements : tout ce que dit ou fait un musulman est au zénith, tout ce que dit ou fait un Juif ou l’État juif est à l’ouest. À défaut de science, il y a là de la rigueur.
Il n’est pas interdit de préférer Célineà Chateaubriand
La sagesse populaire estime que chacun est libre de ses goûts et de ses couleurs. Pour autant, cela ne rend pas libre d’infliger des coups et des douleurs à autrui.
Ce n’est pas l’amour de Burgat pour l’islam qui est aveugle, c’est sa haine d’Israël. Ci-gît la raison qui lui fait citer Sulaiman Ahmed, un cyber-militant du Hamas, qui se définit sur X comme « Journaliste d’investigation, titulaire d’une maîtrise de philosophie, d’un CAPES de maths et d’une licence en droit » et qui transforme l’auto-glorification du Hamas pour les crimes commis et filmés par ses troupes contre des hommes, des femmes et des enfants en « allégations », voire en « une tentative sioniste de diaboliser la résistance et de justifier les crimes de guerre, le génocide et le nettoyage ethnique[3]».
Traduction : les 1 200 victimes se sont suicidées, auto-mutilées, auto-violées et auto-torturées afin de donner prétexte à « Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom » (Voldemort ou l’entité sioniste, au choix) de perpétrer un génocide contre une population ontologiquement innocente.
François Burgat n’a aucun respect pour un État de droit qui considère la protection de sa population comme une priorité. En revanche, des leaders qui vivent dans le luxe au Qatar et qui envoient leurs séides tuer des civils en se protégeant derrière un bouclier humain composé de leur propre population ont droit à toute sa considération pour « la virilité et l’honneur » du pogrome du 7 octobre.
Aymenn Jawad Al-Tamimi est l’anti François Burgat
Irakien vivant en Grande-Bretagne, traducteur et rédacteur en arabe, il est aussi contributeur du Middle East Forum et fondateur d’une lettre d’information indépendante[4].
M. Al-Tamimi sur Al Jazzera (image d’archives).
Al-Tamimi ne se sent pas obligé d’absoudre systématiquement ses coreligionnaires, pas plus qu’il ne donne raison au plus fort ou au plus sadique. À preuve, au lieu de reprendre in extenso les propos du porte-parole de l’État islamique, Abu Hudhayfa al-Ansari, au sujet de la guerre de représailles israélienne contre le pogrome du 7 octobre, il l’analyse à la lumière de la sourate 2:191, « Et tuez-les où que vous les trouviez ».
Fort de cet éclairage, explique-t-il, on voit que l’État islamique considère le conflit opposant le Hamas à Tsahal comme « une guerre religieuse contre les Juifs, et non une guerre de libération visant à établir une patrie nationale[5] ». D’ailleurs, les mouvements nationalistes alignés « sur l’axe plus large de la « résistance » utilisé par l’Iran comme un projet expansionniste chiite, n’est pas moins dangereux, sinon plus, pour l’islam et les musulmans que l’État d’Israël ». Et last but not least, « les divers gouvernements arabes sunnites sont des « apostats » qui font partie de l’alliance juive « croisée » contre l’islam », que l’on n’a pas encore réussi à vaincre parce que pour y parvenir,« la forme correcte du djihad est celle que l’État islamique poursuit pour établir le règne de la loi de Dieu et combattre tous les mécréants. »
Aymenn Jawad Al-Tamimi a trouvé ridicule d’accuser Israël de l’attentat qui a fait une centaine de morts lors de la célébration du quatrième anniversaire de l’assassinat par les États-Unis du commandant de la Force Quds (Corps des gardiens iraniens de la révolution islamique), Qasim Sulaymani. Ce n’est pas le modus operandi des forces israéliennes, qui procèdent plutôt « à des assassinats soigneusement ciblés pour atteindre des objectifs spécifiques tels que l’affaiblissement du programme nucléaire iranien ». Alors que ces deux attentats-suicide s’inscrivent plutôt, d’après lui, dans l’Intrafada, cette guerre civile intracommunautaire, qui s’attaque à tous ceux qui ne partagent pas le « programme politique rigide » de l’État islamique, visant à reconstruire un califat et à l’étendre à la Terre entière.
Le Hamas est plus malin que Daech: il joint l’agréable à l’utile
Le 7 octobre, le « Mouvement de résistance islamique » avait en effet donné à ses troupes des ordres précis, comme l’ont avoué les terroristes interrogés par l’armée israélienne : « Le plan consistait à aller de maison en maison, de pièce en pièce, à lancer des grenades et à tuer tout le monde, y compris les femmes et les enfants. Le Hamas nous a ordonné d’écraser leurs têtes et de les couper, [et] de couper leurs jambes.[6] »
Le plaisir de se comporter avec un sadisme poussé aux extrêmes a mieux réussi que l’utile, consistant à instiller chez l’ennemi une terreur maximale. La terreur, elle, a été renvoyée en boomerang à l’expéditeur, qui a compris le message, si l’on en juge par la fuite éperdue d’Ismail Haniyeh, Mousa Abu Marzook et Khaled Mashal du Qatar vers l’Algérie dont nous avons parlé ici même[7].
[1] Institut national de la propriété industrielle.
Il faut débourser en moyenne 13 000 euros pour une pompe à chaleur alors qu’une chaudière à gaz coûte moins de 5 000 euros. Malheureusement pour nos finances personnelles, ce sont les secondes qui vont être interdites…
Afin d’atteindre son objectif de zéro émission nette en 2050, l’UE vient de décider l’élimination totale des chaudières à gaz d’ici 2040 et la réduction des subventions pour ce type de chauffage à partir de 2025. La décision a été adoptée le 7 décembre par un accord entre le Parlement et la Commission de l’UE en attendant une ratification définitive en janvier 2024. De plus, à partir de 2030, les nouveaux bâtiments résidentiels devront être équipés de panneaux solaires, et les bâtiments résidents existants – quelque 100 millions en Europe – devront progressivement subir le même sort. Il y aura – heureusement ! – une dérogation pour ceux qui présentent un intérêt patrimonial ou architectural. Pour certains élus écolos, ces mesures ne sont pas suffisamment ambitieuses, mais pour les États membres, le défi est de taille.
En France, les chaudières à gaz équipent 40 % des foyers. L’été dernier, le gouvernement avait proposé d’interdire ces chaudières dès 2026 pour réduire les émissions de CO2 de nos logements, avant de reculer « pour ne pas laisser nos compatriotes, en particulier dans les zones les plus rurales,sanssolution »,justifiait Emmanuel Macron en septembre. Néanmoins, elles ont été exclues des dispositifs d’aide à la rénovation énergétique et leur installation a été interdite dans les logements neufs. Parmi les solutions de substitution, on retrouve les pompes à chaleur, qui assurent un rendement énergétique élevé pour une faible empreinte carbone. Cependant, elles ne sont pas très accessibles. Il faut débourser en moyenne 13 000 euros pour une pompe à chaleur alors qu’une chaudière à gaz coûte moins de 5 000 euros. « Fin du monde, fin du mois, même combat » est un des slogans préférés des écolos, mais visiblement il reste beaucoup à faire pour convaincre la majorité des Français de la véracité de cette formule et éviter que ceux qui n’ont pas les moyens de s’adapter enfilent un gilet jaune.
Objectif mer: l’océan filmé. Une exposition à voir au Musée national de la Marine
L’immersion est à présent le maître-mot de toute muséographie qui se respecte. Le Musée national de la Marine qui a rouvert ses portes fin novembre dernier dans l’aile Ouest du Palais de Chaillot ne déroge pas à cette injonction, mais pas toujours à bon escient : salle d’accueil immense et désertique, scénographie tape-à-l’œil primant sur la simple monstration des œuvres, toiles somptueuses d’Horace Vernet confinées en sous-sol… Il y aurait beaucoup à dire sur les travers parfois consternants du goût du jour qui affectent la simple délectation du regard sur les œuvres, au profit des effets de régie.
Consolation
Le visiteur marri trouve fort heureusement une consolation tout au bout de la galerie, en pénétrant la stimulante exposition Objectif mer : l’océan filmé, montée par les soins de la Cinémathèque française, laquelle a embarqué sans ses soutes quelques joyaux de ses collections (dont beaucoup restent dans des réserves, faute de place rue de Bercy), associés à un grand nombre de prêts institutionnels ou privés, pour décliner intelligemment la thématique de la mer dans l’œil de la caméra. Posée sur 800 m2, elle amorce le programme d’expositions de l’institution.
Voilà, pour le coup, une immersion qui fait sens. Sous le double commissariat du conservateur Vincent Bouat-Ferlier et de Laurent Mannoni, directeur du patrimoine à la Cinémathèque, la manifestation combine chronologie et approches thématiques. Représentations de la mer antérieures à l’émergence du Septième art, dans la peinture d’abord (La Vague, de Courbet) avec la figuration fort imaginative des abysses, ainsi qu’à travers les lanternes magiques qui dès le XVIIème siècle montrent naufrages, batailles, monstres marins… Panoramas, jouets, dioramas, telle cette boîte d’optique milanaise Mondo Nuovo, millésimée 1790… Chronophotographies fin-de-siècle du physiologiste Etienne-Jules Marrey, vues maritimes du génial photographe Gustave Le Gray… Méliès le magicien, bien sûr, et ses films traversés de visions fantastiques, jusqu’à ceux des frères Lumière…
Commandant Cousteau, James Cameron…
Associés à de nombreux extraits de films, l’exposition déploie un panorama d’affiches plus ou moins anciennes (Le cuirassé Potemkine, du grand Eisenstein), certaines désopilantes (Les Drames du pôle, par exemple, un film Gaumont de la grande époque). Dans une vitrine trône en majesté l’authentique robe en lamé or du célèbre muet de Jacques Feyder, L’Atlantide (1921). L’exposition se penche également sur les techniques de prises de vue – caissons, caméras sous-marines, jusqu’aux torpilles ou hélicoptères miniatures utilisées pour son documentaire Océans par le regretté Jacques Perrin, dont la dernière salle est dédiée à sa mémoire.
Relique sacrée du blockbuster Titanic qui à coup sûr tétanisera les adeptes : la caméra Arriflex 35 II modifiée par Panavision en 1996, pour assurer les prises de vue sous-marines de James Cameron. Du commandant Cousteau (Le Monde du silence) à Pirate des Caraïbes, de 20 000 lieues sous les mers (1954) ou des Vikings de (1956), films de Richard Fleischer, à Master and Commander (Peter Weir, 2003), du Crabe-Tambour (Pierre Schoendoerffer, 1977) aux Dents de la mer (dont la sculpture de la gueule de requin figure un jalon du parcours), Objectif mer tire des bords en vue des rivages les plus variés de la manne cinématographique – de la bataille navale jusqu’aux « damnés de l’océan », salle où est abordée la figure ambivalente du marin, ce héros courageux aux mauvaises mœurs… Sans faire l’impasse, plus vertueusement, sur ces migrants naufragés tels qu’ils sont saisis de façon fugace par l’objectif des news télévisées…
Un beau catalogue en coédition récapitule cette traversée de l’imaginaire maritime au prisme du Septième art : « Voyage patrimonial, par moments onirique, à travers deux siècles de création d’arts visuels qui laissent entrevoir à l’être humain l’immortalité à travers notre méconnaissance face à la démesure de l’océan », ainsi que l’écrit non sans une certaine emphase Vincent Bouat-Ferlier, avant que de citer Baudelaire : « Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets ; / Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ; Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets ! » Voilà donc quelques secrets partiellement levés, par le vecteur azimuté du cinéma. On s’en félicite.
À voir : exposition Objectif mer : l’océan filmé. Musée national de la Marine, Palais de Chaillot, Paris. Tous les jours de 11h à 19h sauf le mardi. Nocturne le jeudi jusqu’à 22h. Jusqu’au 5 mai 2024.
À lire : Objectif mer, catalogue de l’exposition. Sous la direction de Vincent Bouat-Ferlier et Laurent Mannoni. 315 pages, 275 illustrations. Co édition Musée national de la Marine/ Liénart.
Pour ce titre, j’ai hésité. J’ai pensé d’abord à « Il préside, les souris dansent… » Mais si, dans mon esprit, il n’avait rien d’irrespectueux pour le président et pour les citoyens, assimilés à des souris, il aurait été cependant inexact puisqu’on ne peut pas soutenir que la société française soit heureuse au point de danser. J’ai préféré écrire que « s’il préside, nous attendons ». Comme des enfants, pourrait-on dire. J’ai constaté ensuite que Valeurs actuelles avait choisi en couverture Emmanuel Macron, entouré par Elisabeth Borne, Bruno Le Maire et Christophe Béchu, avec comme titre « Les baby-sitters », ce qui demeure dans le même registre.
Notre démocratie est imparfaite, certains demandent la révision de sa Constitution, d’autres militent pour une VIe République, nous sommes frustrés d’être privés de référendum, depuis l’élection du président au suffrage universel on a pu évoquer une sorte de monarchie présidentielle. Pourtant, malgré les nombreux coups de boutoir qui ont cherché à fragiliser, voire à nier le caractère républicain de notre régime, ce dernier demeure solide. Depuis la réélection d’Emmanuel Macron, il permet, notamment sur un plan parlementaire, dans la normalité ou par des processus dérogatoires dont le pouvoir a le droit d’user, le vote d’un certain nombre de lois. Pourquoi, alors, cette démocratie semble-t-elle si vide de sens en des périodes comme celle qui depuis les vœux du président, nous interpelle sur notre futur gouvernemental ? Parce qu’Emmanuel Macron l’a voulu ainsi et qu’il tient en attente tous ceux qui pourraient être directement concernés par ce changement, tellement annoncé qu’en définitive il pourrait bien ne pas avoir lieu… On sait que le président est animé par le refus d’agir sous quelque pression que ce soit et par le désir poussé jusqu’à l’absurde de défier tous les pronostics en n’accomplissant jamais ce que la situation politique et l’état du pays sembleraient commander…
On aimerait être une petite souris dans le bureau d’Alexis Kohler
Mais toujours est-il que depuis quelques jours il préside dans le secret – sans doute Alexis Kohler son alter ego est-il informé de ses intentions – et nous attendons avec une impatience toute relative. Parce que c’est seulement la caste politico-médiatique qui craint ou espère. La Première ministre se demande si le pouce présidentiel va se lever ou se baisser. Il y a deux ou trois ministres qui font semblant de ne pas se réjouir de peur d’attirer les foudres royales détestant qu’on croie les jeux faits ! Il y a d’autres ministres qui sont persuadés d’être démis mais tout est possible, même la mansuétude du Prince. Comme les meilleurs ne sont pas forcément au gouvernement, pourquoi les mauvais qui s’y trouvent seraient-ils obligatoirement ostracisés ?
Dans une atmosphère très étrange où chaque mot est pesé, où il faut deviner jusqu’où on a le droit d’aller trop loin, savoir discriminer entre les heureuses contradictions ou les insupportables offenses, opter pour un silence qui n’en pense pas moins ou une présence suffisamment discrète pour n’encourir aucun risque, il y a un mélange d’espérance et de sadisme qui constitue ces importants comme des enfants dans l’attente du bon vouloir du maître.
Pendant ce temps, la France réelle, celle qui est confrontée au quotidien à mille difficultés aux antipodes de ces jeux, de ces « je » politiciens, celle dont les gouvernants parlent pour orner leurs discours mais dont ils se préoccupent peu, sauf quand des élections surviennent qui mettent le peuple au premier plan des hommages, accomplit sa tâche ou cherche du travail ou est victime de transgressions ou se bat… Nous sommes en démocratie donc mais pas la même pour tout le monde. Peut-être que le seul point commun qui paradoxalement unit les humbles et les élites, les initiés et les autres, est la certitude ou l’intuition que rien ne changera ; que le gouvernement, qu’il demeure ou non, ne sera qu’une opportunité de carrière pour une minorité installée et d’hostilité pour le peuple.
Pour avoir réussi un coup de maître – faire signer 50 artistes pour défendre Gérard Depardieu – Yannis Ezziadi est à son tour lynché. Cette affaire restera un cas d’école de la mécanique de la Terreur qui veut en finir avec toute singularité.
Pouvez-vous expliquer ces blagues ? Dans le brouhaha malveillant orchestré autour de la tribune de 50 artistes et assimilés pour Depardieu et de son auteur, notre ami Yannis Ezziadi, cette question que lui a adressée Marine Turchi dit la vérité la plus profonde de toute cette affaire (et de pas mal d’autres).
Dans le monde rêvé des néo-féministes en particulier et des wokistes en général, tout passe au hachoir de l’esprit de sérieux : l’art, la littérature, le sexe (abaissé à un ennuyeux pacte contractuel) et l’humour lui-même, prié de participer à la rééducation des masses boomeuses et dépravées.
Pour bien faire comprendre la dangerosité du gars, il me faut reproduire quelques-unes de ces plaisanteries citées à comparaître. Pour vous, c’est cadeau. D’abord, il y a cette citation de Courteline, postée en 2013 (les fouilleurs de poubelles numériques sont consciencieux): « L’homme est le seul mâle qui batte sa femelle. Il est donc le plus brutal des mâles, à moins que, de toutes les femelles, la femme soit la plus insupportable. » Le petit malin (il avait 22 ans), avait assorti la citation de ce commentaire : « Je vais me faire lyncher, mais c’est tellement drôle. » Plus grave, car sortie du cerveau malade de l’auteur, cette blague de février 2021 : « Pour les accusations de violences sexuelles, heureusement, ce ne sera pas comme pour le Covid. Une fois que la majorité des hommes aura été accusée de viol et d’inceste, ils seront peut-être protégés par l’immunité collective. C’est le seul espoir… » Espoir fortement déçu. Si ça vous a fait marrer, votre compte est bon : vous êtes un défenseur des violences sexistes-et-sexuelles et un amateur de violences conjugales. Ou le contraire.
Vous avez le droit de rire, à condition que ce rire ne soit jamais traversé de mauvaises pensées. J’aimerais bien savoir à quoi sert l’humour s’il n’est pas le sauf-conduit de nos mauvaises pensées, le refuge du négatif. Si ça se trouve, nos mangeuses d’hommes n’ont jamais de mauvaises pensées. Les pauvres. Et pauvres de nous. Le règne de la positivité, du premier degré, de la transparence est ce qui s’apparente le plus au meilleur des mondes. C’est-à-dire à l’enfer.
Mais je reviens à mes moutons, en l’occurrence au bouc. Pour ceux qui l’ignorent, Marine Turchi, qui officie à Mediapart, est à la nouvelle terreur féministe ce que Vychinski était au stalinisme. Procureur implacable, elle est capable d’écouter des dizaines d’heure du « Masque et la plume », pour révéler qu’on y a dit 32 fois « salope » ou entendu 41 blagues sexistes (les chiffres sont fantaisistes). Il faut lui reconnaître une certaine conscience professionnelle. Turchi monte ses dossiers. Et bien sûr, elle donne la parole à l’accusé, parole qui se retrouve généralement noyée entre les témoignages accusatoires. Turchi exerce sa charge avec une certaine froideur, alors qu’Ariane Chemin, qui requiert au Monde, semble animée par la passion de nuire. Mais les deux, formées à l’école Plenel, ont le même talent pour construire et imposer un récit totalement fantasmé des faits qu’elles évoquent. En l’occurrence, elles ont réussi à faire passer l’initiative d’un franc-tireur baroque et flamboyant pour une opération d’extrême droite, orchestrée par « la galaxie Bolloré » pour faire main basse sur le monde de la culture – galaxie, ça vous a un petit air Guerre des étoiles, bien contre mal etc. Ces affabulations complotistes ont suffi à déclencher une chasse à l’homme.
Pour les historiens qui étudieront le totalitarisme sans goulag (analysé par Mathieu Bock-Côté dans son dernier livre) et se demanderont comment des peuples cultivés ont pu se laisser déposséder de leurs libertés sans la moindre contrainte militaire ou physique, l’affaire de la pétition Depardieu sera un cas d’école. Un modèle d’efficacité de la mécanique de la terreur.
Premier acte : panique au quartier général.
Cinquante-six artistes et producteurs dénoncent le lynchage de Depardieu. Un bras d’honneur à la loi du Milieu. Un artiste peut à la limite se taire (bien que cela soit parfois suspect). Mais s’il l’ouvre, il n’a qu’un droit : celui d’énoncer les poncifs du progressisme prêchi-prêcheur, en commençant par quelques génuflexions devant la révolution #metoo. S’il veut cocher toutes les cases, il peut lutter contre la loi scélérate sur les retraites (Bosser jusqu’à 63 ans, jamais !), dénoncer les crimes climatiques des riches et des ploucs, manifester (dans son salon) pour l’accueil des migrants. Cependant, s’il n’a pas le temps de dispenser sa compassion à tout-va, une cause contient toutes les autres, la lutte contre l’extrême droite. C’est la formule magique, la carte du Parti. Qui, en plus d’offrir à son détenteur la considération de France Inter lui permet de bosser.
Sans la sortie d’Emmanuel Macron, qui a déclaré quelques jours plus tôt que Depardieu faisait la fierté de la France, l’affaire en serait peut-être restée là. Du reste, sans l’encouragement présidentiel, les signataires auraient certainement été moins nombreux et moins titrés. Cette fois, il ne s’agit pas des sans-grades de l’intermittence du spectacle, ni de réacs estampillés, mais de stars. Certaines sont sur le retour ou en fin de carrière (ce qui permettra à d’élégants plumitifs de calculer l’âge moyen des signataires), d’autres sont inconnus, mais il y a aussi des comédiens bankables, dont les noms aident à monter un film.
C’est bien ce qui enrage le clergé médiatico-culturel, habitué à voir ses excommunications et proscriptions appliquées sans protestations. La volaille qui fait l’opinion sent le danger : sous peine de voir son pouvoir d’intimidation ébranlé, il lui faut frapper fort. On peut compter sur la police politique.
Acte II. On discrédite le message.
C’est simple : il n’y a qu’à saucissonner le texte en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas – que Depardieu a tous les droits, y compris de cuissage. Peut-être y a-t-il des maladresses de rédaction, le texte n’établissant pas assez clairement la différence entre des accusations de viol et des blagues obscènes. Reste que 55 personnes l’ont signé en connaissance de cause – le seul à avoir longuement essayé d’introduire des modifications a été Yvan Attal qui, malgré ces désaccords, a maintenu sa signature. Des agents, des avocats l’ont lu, beaucoup ont dissuadé leurs clients de signer, d’autres ont approuvé des deux mains.
Que ce texte choque, c’est naturel, mais pas pour les raisons invoquées par les milices vigilantes qui sévissent dans les égouts numériques. Le scandale c’est que des artistes puissent adopter le point de vue de l’art plutôt que celui de la morale. Qu’ils affirment clairement que le génie de l’artiste leur importe plus que les agissements de l’homme – cela ne signifie pas que l’un excuse les autres. L’histoire retiendra-t-elle de Picasso qu’il a mal traité ses femmes ou été un artiste de génie ? La réponse à cette question dépendra de l’issue de la guerre idéologique entre les déconstructeurs et les héritiers. En attendant, ce ne sont pas des hommes déconstruits qui ont fait l’histoire de l’art. Ni l’histoire tout court.
Les maîtresses d’école[1] qui surveillent le débat public n’entendent rien à cette grammaire qui échappe aux cadres rigides structurant leur pensée. Elles se contentent de distribuer froncements de sourcils et coups de règles aux signataires. Ils n’ont pas un mot pour les victimes (qui sont en réalité des plaignantes), preuve qu’ils sont solidaires des agresseurs, violeurs et autres pédophiles. Ces premières sommations entraînent déjà quelques défections, sur le mode « J’avais mal lu » voire « J’ai signé sans lire ». Mais croyez-le bien je pense tous les jours aux violences contre les femmes.
Acte III. On brûle le messager.
Là, on ne rigole plus. La hauteur de l’affront exige une victime expiatoire. Après les préliminaires, se met en branle une mécanique proprement totalitaire, de celles qui broient les individus pour la bonne cause. Dans les sacristies médiatiques, on découvre avec fureur que le diablus ex machina de cette sorcellerie est un quasi inconnu (sauf pour les heureux lecteurs de Causeur et les afficionados). Voilà un type qui prétend avoir, avec ses petits bras, convaincu des vedettes comme Bertrand Blier, Carole Bouquet ou Pierre Richard de prendre la défense d’un homme que Le Monde et Mediapart ont pourtant condamné à la mort sociale.
Il faut lui donner une leçon, à lui et à tous ceux qui l’ont suivi. Leur faire passer l’envie de récidiver. On s’intéresse donc à sa personne, débitée en tranches avec encore plus de malveillance que son texte. De ce point de vue, l’article d’Ariane Chemin mérite la médaille d’or de la dégueulasserie journalistique. Avec quelques micro-bouts de vérité, elle dresse un portrait totalement mensonger intitulé : « À la source de la tribune pour Depardieu, un comédien proche des sphères identitaires et réactionnaires. » Non seulement il écrit dans Causeur, mensuel dépeint, selon les médias ou les jours, comme d’extrême droite, conservateur, ultra-conservateur ou réactionnaire, mais Chemin souligne qu’il est ami avec Sarah Knafo et Eric Zemmour et qu’il fait la fête avec votre servante. À l’évidence, pour Chemin, l’amitié ne saurait tolérer la divergence. Quant à nos fêtes, elle doit s’imaginer qu’on y récite des horreurs racistes et sexistes affublés de chapeaux pointus. Nous passons en effet d’excellentes soirées à rire, nous disputer, boire, manger, danser, chanter et rire encore. Tout ce rire, c’est suspect, chef. Surtout entre gens qui ne pensent pas la même chose.
Proche de Sarah Knafo, conseillère d’Eric Zemmour, l’auteur de la tribune en soutien à Depardieu (qui juge "les institutions culturelles complètement dévoyées par le wokisme et la deconstruction" ) vient d’opérer un sidérant hold-up sur le monde du cinéma https://t.co/p4BmIUD9Zm
Les articles d’Ezziadi sont passés à la même moulinette diffamatoire. Le texte magnifique dans lequel il démonte la mécanique complotiste qui lui a retourné le cerveau à l’âge de 18 ans devient une preuve à charge : le gars est un « dieudonniste repenti » (ce qui signifie dieudonniste toujours). Sa charge contre Jean-Paul Rouve qui joue Matzneff en monstre et se dit fier de ne rien comprendre à son personnage est présentée comme une défense de l’écrivain à nymphettes. Pour sa défense, Ezziadi cite Bruno Ganz qui, dans la Chute, campait un Hitler diablement humain et fut honoré pour cela. Certains en concluent sans doute qu’en prime, il est nazi. Son reportage sur l’islamisation rampante de Nangis, paisible ville de Seine et Marne fait de lui un adepte de « la théorie complotiste-extrême-droite du Grand remplacement » sans que quiconque se donne la peine de réfuter les faits qu’il décrit – et pour cause. Et quand il affirme, sur LCI, que les hommes ont peur, son interlocutrice, une péronnelle blonde à l’air méchant, le toise, semblant penser qu’ils ont bien raison d’avoir peur, toi le premier. Les ligues de vertu avaient fabriqué un monstre avec Depardieu. En une semaine, elles accouchent d’une nouvelle figure du mal et du mâle à abattre.
Acte IV. La litanie des autocritiques.
Pour nombre de signataires, la pression morale et financière est insupportable. Ils n’ont pas l’habitude des flots de haine et d’injures qui s’abattent sur eux. Leurs agents les engueulent, ils se font pourrir par leurs neveux woke lors des dîners de famille, des directeurs de théâtre, des producteurs, des diffuseurs, des réalisateurs menacent à mots couverts. Ils doivent lâcher l’ennemi du Parti sous peine d’être purgé avec lui. Certains, honteux de leur propre reculade, se retirent sur la pointe des pieds, parfois après avoir adressé en privé à Ezziadi un signe amical – je suis désolé mais je n’ai pas le choix. Jacques Weber pleurniche, écrivant curieusement que sa signature était un « autre viol » – son respect de la présomption d’innocence aura duré deux semaines. D’autres en rajoutent dans l’adoration de la Révolution, braillent comme des pourceaux, jurant qu’ils ont été trahis, manipulés, envoutés par un petit comploteur d’extrême droite. Puisque Le Monde le dit, il ne leur vient même pas à l’esprit de se poser une question. Comme me l’écrit Jonathan Siksou, « si Ariane Chemin ou BFM avait dit que Yannis était une table à roulettes ou un pélican, tout le monde le croirait ». Ils ont signé parce qu’ils croyaient que le vent avait tourné. Ils se replacent naturellement dans le sens du vent.
Le plus inquiétant est que la machine à détruire s’en prenne à un jeune homme qui n’a aucun pouvoir, sinon celui de son grand charme et du plaisir que ses amis prennent à sa compagnie. Contrairement aux consœurs qui peuvent encore briser des carrières et réduire des hommes au chômage sur la seule foi d’accusations (les femmes ne mentent jamais), Yannis Ezziadi ne peut nuire à personne. Il a effectivement monté son attentat contre la bienséance avec sa seule force de conviction. Il s’est pendu au téléphone, d’abord avec les amis, puis les amis d’amis, chacun des signataires a donné ses contacts, certains, dit « oui » puis « non » en fonction de leurs dîners de la veille.
Il n’est guère étonnant que ce dandy fantastiquement drôle qui peut pleurer de bonheur en écoutant un opéra ou en regardant une corrida enrage les vestales fanatiques de la religion des femmes et tous ceux qui, terrifiés, psalmodient derrière elles. Yannis Ezziadi possède quelque chose que ces esprits policiers haïssent parce qu’ils y ont renoncé. Cela s’appelle la liberté.
Epilogue. Le Parti a toujours raison.
Les tricoteuses féministes ont réduit au silence tous ceux qui auraient pu, qui auraient dû, se lever contre ce procès de Moscou. Beaucoup se taisent par peur d’être à leur tour soupçonnés, donc condamnés. On peut le comprendre mais ils ont tort. Pour peu qu’ils aient une sexualité vaguement débridée (quoique parfaitement légale), ils finiront, eux aussi, par être arrêtés un matin, même sans avoir jamais rien fait. Si toutes les stars de la tribune Depardieu avaient tenu bon et adressé un grand bras d’honneur aux maitres-chanteurs, le rapport de forces aurait changé. Un peu de courage ne nuit pas.
Oui, il y a des raisons d’avoir peur. L’inquisition a gagné une bataille. Si demain, plus personne n’ose sortir des clous de la bienséance, si nous acceptons docilement que Polanski, Depardieu et tant d’autres soient brûlés en place publique, que leurs œuvres soient bannies des écrans et des mémoires, elle règnera sur nos esprits. Quand on a peur de dire ce qu’on pense, on finit par avoir peur de penser.
[1] Des deux sexes mais le féminin pour tout le monde est ici parfaitement justifié
Élimination de Saleh al-Arouri au Liban, double explosion meurtrière près de la tombe du général Soleimani à Kerman, dans le sud de l’Iran : l’année 2024 commence de façon sanglante au Proche-Orient. Gil Mihaely fait le point. Propos recueillis par Martin Pimentel.
Qui était Saleh Al-Rouri, l’homme du Hamas tué dans une attaque à Beyrouth le 2 janvier ?
Al-Arouri faisait partie des deux ou trois leaders les plus importants du Hamas avec une légitimité, une expérience et des compétences relavant à la fois de l’action militaire et de la dimension politique. Il était également, comme Yahya Sinwar, un bon connaisseur de la société israélienne, avec une bonne maitrise de l’hébreu. Depuis sa libération, en 2010, de la prison israélienne, Al-Arouri tissait des liens importants avec la Turquie où il séjournait jusqu’à 2015. Son installation à Beyrouth lui avait permis de se rapprocher du Hezbollah et des Iraniens.
Enfin, contrairement à la plupart des autres leaders du mouvement islamiste palestinien, originaires comme le fondateur, le Cheikh Yassin, de la bande de Gaza, Al-Arouri était originaire de la Cisjordanie (du village d’Aroura, précisément, dont il porte d’ailleurs le nom). Un atout pour le Hamas et surtout un avantage dans sa dernière mission connue : gérer le front cisjordanien de la milice.
De nombreux observateurs ou spécialistes du renseignement soulignent le caractère exemplaire de l’opération. En quoi l’est-il ? Et pourtant, les Israéliens ne revendiquent pas ce haut fait de guerre. Pourquoi ?
Sauf accès aux informations techniques, tout ce qu’on peut en dire découle des résultats visibles de l’opération. Al-Arouri et ses proches collaborateurs ont été tués sans victimes collatérales ni victimes parmi les membres du Hezbollah. Or, au moment de sa mort, Al-Arouri était dans un quartier de Beyrouth contrôlé par la milice chiite libanaise et sans doute bénéficiait-il de sa protection en matière de contre-espionnage.
La qualité du renseignement (des informations quasiment en temps réel sur son emplacement, ses mouvements et son entourage immédiat) laisse deviner une pénétration profonde par les services israéliens et occidentaux.
L’absence de revendication officielle, quant à elle, permet au Hezbollah de limiter sa réaction et à d’autres acteurs de « modérer » leurs discours.
Qui sont et où se situent les autres cibles des Israéliens ?
Yahya Sinwar, le chef du bureau politique du Hamas de Gaza, dirigeant de facto de la bande de Gaza, et les autres dirigeants du Hamas de l’intérieur sont quelque part dans la bande de Gaza, probablement dans le Sud. Les autres sont au Qatar mais voyagent beaucoup. Récemment, certains étaient au Caire pour discuter avec les Egyptiens des négociations avec Israël.
Certains affirment que Saleh Al-Arouri aurait pu être tué il y a longtemps, ou, plus généralement, affirment qu’il a parfois été dans l’intérêt de l’Etat hébreu de laisser prospérer le Hamas ou ses chefs. Quel crédit accorder à ces thèses ?
La question des assassinats des chefs est toujours complexe, et le rapport « qualité-prix » sujet à débat. Quant à la politique israélienne vis-à-vis du Hamas, il faut commencer par établir un fait de base : le Hamas et avec lui les Frères musulmans palestiniens, sont des mouvements et courants authentiques au sein de cette société et n’ont pas été ni inventés ni montés de toute pièce par Israël. Dans ce contexte, il y a sûrement eu des moments où la confrontation était plus ou moins évidente. Depuis le début des années 2010, Israël a sans doute souhaité voir le Hamas devenir un gouvernement de Gaza soucieux du développement de ce territoire et surtout le bien-être de ses membres et dirigeants.
Que sait-on du double attentat en Iran ?
Pour le moment nous ne pouvons que constater trois éléments : le mode opératoire, les cibles visées et la région. Le mode opératoire rappelle des précédents, comme l’attentat de février 2007 contre des membres du corps des Gardiens de la république, puis en 2018 contre un défilé du même corps. Enfin, les attentats les plus meurtriers ont été commis dans le sud et sud-est de l’Iran, entre le Golfe persique et la frontière avec le Pakistan et l’Afghanistan. Ce sont des régions où des populations issues des groupes ethnoreligieux minoritaires au niveau national sont nombreuses (comme les Baloutches) ; et une activité d’insurrection et de résistance armée existe. Il est très improbable que les commanditaires soient Israël où les États-Unis, car les bénéfices tirés d’un tel massacre indiscriminé ne semblent pas à la hauteur du risque. Ce sont donc probablement ces réseaux ethnico-religieux motivés par un fanatisme anti-chiite et anti-perse ainsi que par un sentiment de relégation par le pouvoir central et l’ethnie hégémonique. Les provinces du sud-est sont les plus pauvres d’Iran : c’est un fait.
Si le Hezbollah menace mais ne semble pas décidé à se lancer dans une guerre totale au nord, la menace de l’Iran n’est-elle pas plus sérieuse ?
Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah libanais, a promis hier que la mort de Saleh Al-Arouri ne resterait pas « impunie », mais tout le monde a bien compris qu’il ne veut pas se laisser entraîner dans une guerre totale avec Israël. Une guerre de haute intensité avec l’État juif affaiblirait forcément ses positions au Liban car le point faible du Hezbollah, c’est les tensions entre sa prétendue défense des intérêts libanais et le fait qu’elle sert les intérêts de l’Iran, puissance étagère. Le gouvernement libanais et le peuple libanais n’ont pas décidé d’attaquer Israël pour aider les Palestiniens. Le Hezbollah le fait en toute illégalité. Si les conséquences pour le Liban vont ressembler à celles de l’été 2006, la milice chiite aura des comptes à rendre aux autres parties de la population libanaise.
Une guerre ouverte avec l’Iran représente bien entendu un danger plus important. Mais ce n’est pas le choix de l’Iran. L’Iran mène une guerre d’attrition du pauvre au riche. Il souhaite diviser, pourrir la situation, décourager et épuiser l’adversaire plutôt que de remporter un « Austerlitz » – dont les Iraniens n’ont probablement pas les moyens, d’ailleurs. L’Iran prospère dans des marécages géopolitiques où des États faillis laissent le champ libre à des minorités, milices, tribus et chefs de guerre agir pour leurs propres intérêts d’abord, mais aussi au service de Téhéran. Le Liban, le Yémen, la Syrie et l’Irak en sont les principales arènes. Autrement dit, l’Iran est déjà en guerre et depuis de décennies. Mais ce n’est pas ce que nous, nous appelons « guerre ».
Le soutien américain restera-t-il vraiment indéfectible, si le gouvernement de Netanyahou, après sa riposte légitime sur Gaza suite à l’agression du 7 octobre, se montre toujours plus belliqueux dans la région ?
Non. Contrairement à une idée reçue, depuis le rapprochement israélo-américain de 1968, la relation entre Israël et les Etats-Unis a connu des crises importantes, notamment sous Gerald Ford, président de 1974 à 1977. Mécontents des positions du gouvernement Rabin dans les négociations après la guerre de Kippour, Ford et son secrétaire d’État Kissinger avaient alors annoncé une « réévaluation » des relations bilatérales, c’est-à-dire, le gel des aides jusqu’à nouvel ordre. Et on peut tout à fait s’attendre à ce que des crises similaires se produisent si Washington tâchait de pousser Israël vers un accord régional global.
En Occident toujours, Emmanuel Macron, lors de son appel hier à Benny Gantz, membre du cabinet de guerre de Netanyahou, a affirmé qu’il « était essentiel d’éviter toute attitude escalatoire, notamment au Liban » et a rappelé « sa plus vive préoccupation face au très lourd bilan civil et à la situation d’urgence humanitaire absolue à Gaza ». La France n’est plus une puissance de premier rang, mais elle a des cartes importantes entre ses mains. L’attention donnée aux otages à double nationalité a été très remarquée et notée en Israël, et la diplomatie française, et Macron en particulier, en ont gagné des points et de la crédibilité. Au Liban, rappelons que la France est présente au sein de la FINUL (force de l’ONU, au sud Liban) et a toujours ses réseaux même si Macron a beaucoup déçu les Chrétiens suite à l’accident désastreux au port de Beyrouth à l’été 2020. En revanche, la France a des contacts auprès du Hezbollah qui semble apprécier ce que les Chrétiens détestent. C’est la même chose en Égypte, cliente d’armements français, et au Qatar, pays allié. Dans l’ensemble, la France a des moyens pour faciliter les choses au Proche-Orient, capacité très appréciable dans une situation aussi compliquée et dangereuse.