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L’État selon Pierre Legendre

Trésor historique de l’État en France


L’État selon Pierre Legendre
Pierre Legendre en 2007. © Hannah Assouline

Trésor historique de l’État en France (Inventorier la cargaison du navire), maître livre de Pierre Legendre, est réédité. Par gros temps politique, débandade institutionnelle et décomposition culturelle avancées, l’œuvre de Pierre Legendre reste un amer précieux.


Les Éditions Ars Dogmatica rééditent dans un somptueux coffret, Trésor historique de l’État en France (Inventorier la cargaison du navire), maître livre de Pierre Legendre, composé de quatre tomes. Penseur de la condition humaine, anthropologue du pouvoir et de l’Occident, le savant juriste a augmenté cette réédition d’un important appareil d’introductions inédites. L’Histoire de l’administration de 1750 à nos jours inaugurait son œuvre en 1968, le Trésor historique la clôt, 55 ans, quarante ouvrages et trois films documentaires plus tard. Une table ronde organisée à l’École nationale des chartes vient de lui rendre hommage.

L’inventaire de la cargaison du navire

Une vie de Mauriste, sans concessions ni compromissions avec les médias, le pouvoir, les honneurs. A la recherche du droit perclus, Pierre Legendre est resté imperméable aux délices de l’État hégélien (effectivité de la liberté concrète), étranger à la querelle des Anciens jusnaturalistes et Modernes positivistes, aux Bourdieuseries tartuffe. Son champ d’étude, c’est « l’anthropologie dogmatique ».

Le coffret s’ouvre sur une préface générale, Charger, décharger l’État (tome 1) et se referme avec L’œil de la caméra (tome 4), le livret de présentation du film Miroir d’une nation. L’Ecole Nationale d’Administration, réalisé conjointement avec Gérald Caillat et Pierre-Olivier Bardet en 1999.

Dans l’Histoire moderne de l’État-Monarque (tome 3), tel un horloger, Pierre Legendre démonte le modèle administratif français, ses principes et actes de foi, dans une trajectoire historique. Où il est question des tâches de l’administration, du processus d’élaboration des règles, de l’État paternel, providence, de la royauté du droit administratif. L’État et la foi nationale (tome 2), une anthologie d’archives, fixe la manière de voir de l’auteur. Nous croisons des emblèmes, le théâtre de l’État, Sieyès, Guizot, Gambetta et dans les coulisses, souvent, Courteline et Kafka. Deschanel plaide pour une décentralisation modérée à l’exemple de l’Allemagne (1895), de Monzie brocarde les magistrats (1931), le Conseil National Economique veut mettre fin au chômage des travailleurs intellectuels (1937) … L’actualité éternelle, les marronniers de la liberté, la continuité du service public des bureaux.

Dans ses articles, ouvrages aux titres souvent mystérieux, Pierre Legendre déploie une pensée profonde sur la Res publica. Son discours poétique émaillé de formules fulgurantes est rigoureux. Son génie est à la fois incantatoire, analytique et précis, ancré dans l’histoire et le temps long.

Sauve-qui-peut institutionnel

Perdue dans les miroirs du marketing, mirages du management, l’Administration, se gargarise de PowerPoint, mots-valises chics et woke : diversité, proximité, modernité, efficiency, « pourtousisme ». Liquider l’ENA (ravalée au rang d’Institut National du Service Public), supprimer les grands corps (à l’exception du Conseil d’État et de la Cour des comptes) au prétexte de rendre l’administration plus « mobile », c’est en réalité la rendre plus « liquide », la priver de culture professionnelle et l’assujettir au politique. La manœuvre, grossière, alimente la reféodalisation, accélère la débâcle.

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Le mal le plus contraire à la sagesse, c’est la sottise. Les hérauts de l’indignation bienpensante ont construit Babylone au cœur de Jérusalem, investi Science Po, la pépinière du pouvoir. En une génération, l’IEP a habilement troqué son libéral-giscardisme BCBG contre un « progressisme » mondialisé, une franchise vendeuse, sauce Harvard. Extinction-Rébellion- Prospection… Gare au « contexte » et aux arroseurs arrosés ! Les turpitudes et pantalonnades à répétition de Richard Descoings, Olivier Duhamel, Frédéric Mion, Mathias Vicherat font la Une.

Par gros temps politique, débandade institutionnelle et décomposition culturelle avancées, l’œuvre de Pierre Legendre reste un amer précieux. Psychanalyste, canoniste érudit, il a pensé la naissance de l’État, le chef d’œuvre de l’Occident, un « vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le ciel » (Rivarol) et qui plonge ses racines romano-pontificales dans la Réforme grégorienne (11e-12e siècles). Le pape et l’empereur, « ces deux moitiés de Dieu » ! (Hernani). Pas de société sans administration des inconscients, Référence, logique du Tiers, martèle Legendre. Pour être deux, il faut (il faudrait) être trois. Voilà venu le temps des bilans et des échéances.

Il y a 25 ans, Pierre Legendre annonçait la couleur : « Usés jusqu’à la corde, les grands mots – École, Nation, Administration – sont prononcés maintenant du bout des lèvres (…) Nos collages traditionnels de l’État se défont. En ce sens le Moyen Âge finit sous nos yeux. Mais l’esprit féodal, métamorphosé par les idéaux technologiques de la nouvelle organisation en réseaux et soutenu par la violence devenue un mode de relation sociale, refait surface… Le pouvoir se fragmente et se privatise, mettant les vieux États en tutelle et se réorganisant en empires transversaux (scientifiques, économiques, financiers, religieux) ». Reste une question scabreuse : « Et s’il n’y a plus de nation, pourquoi y aurait-il des fonctionnaires ? ». Anatole France est taquin : « Nous n’avons point d’État, nous avons des administrations ». Les perroquets du « service public », les babillards de « l’État de droit », du « pays des droits de l’homme », du « Nous », n’abusent plus personne. Nous n’y croyons plus.

Le « Je » ne va pas mieux. Au Mondial Moquette libéral-libertaire des droits subjectifs, des genres, des sexes, des identités, des races, tout est à vendre, à louer, à acheter. Le principe de Raison est congédié. La semaine dernière, le Conseil d’État a validé la calamiteuse circulaire Blanquer du 29 septembre sur l’identité de genre en milieu scolaire. Pierre Legendre met en garde contre « le self-service normatif… la mise à sac du droit civil des personnes en son noyau atomique, au nom de l’individu souverain et du libre jeu des fantasmes » (…) L’individualisme programmé, qui désarrime chacun du fondement de ses liens, ouvre sur les enfers subjectifs. À grande échelle désormais, nos sociétés sautillantes mais désemparées fabriquent le masque de ceux innombrables, qui font semblant de vivre » (Les collages qui font un État, 1999).

Le Trésor historique de l’État en France, c’est la Naissance d’une nation (Griffith), sa vieillesse aussi, une manière de tour du propriétaire, des racines, murs porteurs, vestiges et dépendances. Lire Pierre Legendre est un devoir d’honneur et de fidélité à la pensée, doublé d’un acte de résistance. Le site https://arsdogmatica.com met admirablement en scène son œuvre.

La voix vivante du droit, l’État, c’est lui. Le Trésor historique entre en résonnance avec un totem propédeutique de l’Occident, la préface des Institutes (manuel de droit) de Justinien.  « L’empereur César Flavius Justinien salue la jeunesse qui désire s’adonner à l’étude des lois : La majesté d’un prince ne doit pas seulement être honorée par les armes, il faut encore qu’elle soit armée par les lois, afin que l’État soit bien gouverné en temps de paix et en temps de guerre ; que le prince soit victorieux de ses ennemis dans les combats ; qu’il réprime l’injustice des calomniateurs par la sagesse de ses lois, et enfin qu’il se rende aussi recommandable par sa justice, que grand par ses victoires et ses triomphes ». Le Droit retrouvé… pour combien de temps ?

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