Coproduction du Théâtre des Champs-Elysées, des opéras de Rennes, Nantes et Angers, soutenue par le Centre de Musique romantique française de Venise, cette plaisante résurrection d’un opéra comique d’Offenbach évoque un naufrage qui ne fera pas celui de ses auteurs.
Voilà un Robinson Crusoé qui ne risquera probablement plus d’être oublié, ni de croupir sur son île durant quarante nouvelles années. Quarante ans en effet se sont écoulés depuis que le Robinson Crusoé d’Offenbach a été pour la dernière fois porté à la scène en France. C’était en 1986, dans une réalisation menée par le spirituel Robert Dhéry. Et puis plus rien, quand tant de magnifiques productions d’ouvrages de Jacques Offenbach ont perpétué son génie comique. Et parmi elles, mieux peut-être, au-dessus d’elles, les exceptionnelles réalisations dues aux talents conjugués de Laurent Pelly et d’Agathe Mélinand, accompagnés de Marc Minkowski, et devenues des archétypes de ce qu’il faut savoir faire pour rendre justice au géant de l’opéra-bouffe.
Politiquement correct
Si Robinson s’est maintenu au répertoire en Allemagne, en Italie, en Grande-Bretagne ou en Russie, on soupçonne qu’en France le politiquement correct ait compromis la survie de cet opéra comique mettant en scène des Européens perdus parmi les sauvages. Car il y a bien évidemment des sauvages dans Robinson Crusoé. Et même d’effroyables anthropophages !
« On se retrouve donc, avance la dramaturge Agathe Mélinand, face à un problème racial et raciste qui ne peut raisonnablement se résoudre en mettant en scène un chœur dont les visages sont maquillés en noir, ou en acceptant les allusions à la suprématie des blancs ». Des allusions à l’évidence devenues fort délicates, sinon dangereuses, dans une société où les susceptibilités de beaucoup au sujet des confrontations entre cultures, origines ethniques et degrés de civilisation anéantissent effectivement toute velléité d’humour un peu grinçant ou carrément féroce.
On peut aussi penser que cette tentative d’opéra comique chez un Offenbach qui tenait à se dépêtrer de sa réputation glorieuse d’auteur d’opéras bouffes et aspirait à écrire de grands opéras labellisés comme tels, n’a pas été l’une de ses plus belles réussites et qu’on hésite à s’en saisir à nouveau. L’adaptation du roman de Defoe, malgré le livret très habile et très amusant d’Hector Crémieux et d’Eugène Cormon, ne débouche pas sur un scénario bien palpitant. Et la partition d’Offenbach, aussi soignée et ambitieuse soit-elle, n’a pas le panache de ceux de La Belle Hélène ou de La Grande duchesse de Gerolstein. Et il approche moins encore des splendeurs des Contes d’Hofmann.
Un îlot de misère
Il a fallu la volonté et la griffe de Laurent Pelly, l’esprit d’Agathe Mélinand et la fougue de Marc Minkovsky pour conférer autant d’éclat à cette résurrection. Et il faut beaucoup d’humour et de mordant pour donner vie à un scénario tout de même un peu mince. S’y ajoutent la remarquable participation du Choeur Accentus, l’intervention emballante des Musiciens du Louvre dirigés par Marc Minkowski et de toute une pléiade de solistes aussi remarquables chanteurs que bons acteurs.
De la demeure très convenue de membres de la gentry anglaise dans laquelle le jeune écervelé est né des amours de sir William et de lady Crusoé, jusqu’aux aux misérables tentes de sans-abris où, faute d’île déserte, c’est dans un îlot de misère qu’il a échoué, le naufrage de Robinson est surtout un naufrage social.
Tout comme Offenbach et ses librettistes prirent en 1867 de très audacieuses libertés avec le roman de Daniel Defoe paru en 1719, et à l’instar de Daniel Defoe lui-même avec les authentiques mésaventures du marin Alexander Selkirk (1676-1721), Laurent Pelly et Agathe Mélinand ont joyeusement chamboulé l’univers du Robinson Crusoé jadis créé Salle Favart.
Et les tableaux les plus réussis, ceux qui permettent aussi la plus grande fantaisie, représentent les amis de Robinson partis à leur tour à l’aventure pour retrouver leur cher disparu et tombant aux mains des ignobles cannibales. Ces derniers sont tous représentés sous les traits abominables de Donald Trump. Et cette formidable insolence déclenche au sein de public des rires et des applaudissements qui disent tout des sentiments que l’on porte en France à la brute de Washington.
Si le spectacle est si réussi, il le doit évidemment beaucoup à la qualité des solistes composant une distribution remarquable et campant excellemment leurs personnages. De très belles voix, surtout parmi les rôles féminins (Julie Fuchs, très bien en Edwige, Emma Fekete, délicieuse Suzanne, Adèle Charvet, excellent(e) Vendredi) ; des chanteurs-acteurs attachants (Julie Pasturaud, Laurent Naouri, Rodolphe Briand) et deux protagonistes vif-argent, Sahy Ratia (Robinson) et Marc Mauillon (son ami Toby). Tous concourent à ce que Robinson Crusoé reçoive un accueil véritablement triomphal du public. Mais si le Robinson Crusoé d’Offenbach doit rependre une place qu’il avait perdue depuis si longtemps au répertoire des théâtres, il faudra impérativement qu’il soit à l’avenir aussi spirituellement servi que par le trio qui a présidé à sa joyeuse renaissance.
Robinson Crusoé, de Jacques Offenbach.
Théâtre des Champs-Elysées Jusqu’au 14 décembre 2025.
Dans son récent ouvrage, La haine en toutes lettres (Éditions FYP, octobre 2025), Yana Grinshpun établit un répertoire des agents de l’antisémitisme contemporain à travers leurs discours. Car nous dit-elle, de nos jours, « la croyance dans la performativité du langage permet aussi de s’affranchir du principe de réalité. Il faut comprendre cette nouveauté idéologique dans une aire culturelle qui octroie un pouvoir exorbitant au discours en tant que creuset principal des réalités qui nous entourent. Dans cette perspective, l’histoire, la filiation, la mémoire, les origines, l’appartenance nationale n’existent pas, seuls existent des constructions narratives, des récits. »
Cambriolage idéologico-lexical
En linguiste aguerrie, Yana Grinshpun dissèque les récits et les mythes anti-Juifs pour y débusquer les mots-clés modernes qui sont autant de signaux codés de la vindicte judéophobe, et les connotations perverses qui résonnent en écho des antijudaïsmes ancestraux chrétiens ou musulmans. La perversion de la langue par l’antisémitisme est ainsi mise à nu, du négationnisme au palestinisme en passant par le révisionnisme historique, du discours savant au discours militant en passant par « le discours du droit », de la désinformation à la propagande en passant par « la langue anti-juive des intellectuels juifs et israéliens » eux-mêmes.
Les procédés de substitution et d’inversion victimaire sont essentiels dans le narratif anti-Juifs d’aujourd’hui. D’une part, « tout le récit palestinien est construit sur le cambriolage idéologico-lexical. Les termes de l’histoire juive, de la situation juive, des persécutions juives sont repris sur le compte d’une narration antijuive. Les Juifs sont ainsi expulsés de leur propre récit. » D’autre part, l’assimilation des Juifs aux nazis est désormais devenue courante, des manifestations contre « l’islamophobie » aux tags qui envahissent les murs des villes.
Mais à l’origine, les promoteurs de cette inversion monstrueuse sont « les propagandistes soviétiques [qui] s’inspirent des nazis en recourant à l’inversion simple. Le « judéo-bolchévisme » des nazis est transformé en « nazi-sionisme ». » La connaissance intime de Yana Grinshpun de la réalité soviétique constitue en effet une des grandes qualités de cet ouvrage : les passages illustrés sur la propagande outrageusement antisémite diffusée en URSS dans les années 1960-70 sont extrêmement intéressant pour un public français peu au fait de cette caractéristique du totalitarisme soviétique. Sa maîtrise de la langue russe permet d’ailleurs également à Yana Grinshpun de démêler l’écheveau des fils entrecroisés entre l’expansionnisme russe poutinien et l’entrisme islamiste à travers la convergence anti-juive.
Compilation d’absurdités
Par des allers et retours entre passé et présent antisémites, Yana Grinshpun fait ainsi des rappels historiques indispensables pour déconstruire des affirmations mensongères d’aujourd’hui où, nous dit-elle, « à l’ère du relativisme culturel, l’une des croyances diffusées par l’idéologie dominante permet de postuler que tous les « récits » ou, comme on aime dire aujourd’hui, tous les « narratifs » se valent. » En historienne des idées -fausses-, elle revient notamment sur la situation des Arabes de la grande Syrie sous l’empire ottoman puis les plans de partage successifs de la région élaborés par les Britanniques, certains avec leurs partenaires arabes dès 1915, et avec les Français par ailleurs, dont les « territoires disputés » de Judée-Samarie en particulier sont d’une certaine façon les héritiers.
L’ouvrage très dense, compile également les théories tordues des incontournables figures tutélaires de la gauche intellectuelle, Eward Saïd, Noam Chomsky et Judith Butler en tête. Ne sont pas oubliés non plus les antisionistes juifs, « véritables coqueluches des antijuifs » comme Shlomo Sand, ou Ilan Pappé peut-être moins connu en France, à qui on doit la banalisation du terme « génocide progressif ». « Apparemment, torturé par la jalousie à l’égard de la créativité lexicale de son illustre compatriote, Yeshayaou Leibovitz, inventeur de l’expression « judéo-nazi », pour critiquer l’administration militaire des territoires disputés, Pappé a employé toute son énergie à diffuser le négationnisme le plus élémentaire dans le monde académique, associatif et militant. »
Sous l’égide de Victor Klemperer décryptant « la langue du IIIème Reich », Yana Grinshpun analyse donc, selon sa formule, « la formation d’un ordre linguistique et politique qui a pénétré jusqu’aux usages de ceux contre qui il a été créé ». Et citant Vladimir Jankélévitch, elle met en évidence le travail de la langue, ce processus essentiel dans l’imprégnation idéologique car « en parlant, nous réveillons les stéréotypes tombés en léthargie et nous réactivons leur venin ; les radotages accumulés redeviennent virulents. Le rhéteur déclenche à nouveau une mécanique faite d’associations, de constellations verbales et d’idées reçues. Le langage, obéissant aux affinités et résonances qui se créent entre les mots, ne cesse de véhiculer des partis pris venus du fond des âges. »
Si Yana Grinshpun fait la part belle, pourrait-on dire, aux anti-Juifs de gauche, ne consacrant du côté droit, qu’un développement conséquent au fameux discours de Charles De gaulle en 1967, elle semble pourtant renvoyer dos-à-dos les antisémites de droite et de gauche ce qui est un peu troublant. Discutable également peut-être, son usage du concept « d’Eurabia » et certaines assertions à l’emporte-pièce qui affaiblissent parfois ses démonstrations linguistiques par ailleurs brillantes. Car le pessimisme que nous inspire l’époque irradie inévitablement cet excellent ouvrage. Pour Yana Grinshpun, « la haine des Juifs ne disparaîtra jamais ; elle change seulement de masques discursifs. La « bouillie sémantique » qui s’impose dans la langue commune n’est pas seulement ignorance, suivisme ou romantisme militant. Elle incarne « l’acmé de la destruction civilisationnelle », le signe du retour de la barbarie, où homo hominis Judeus est. »
Dans son précédent album, Antoine Chereau avait réussi à nous faire rire de la France sous l’emprise du Covid. Ce nouvel opus, coécrit avec son épouse Isabelle, nous déride face à l’antisémitisme.
Il manque un mot dans le titre de l’album … comme un Juif en France. Jadis, ce mot c’était « heureux ». L’expression rendait hommage à la décision d’accorder la citoyenneté française aux membres d’un peuple plus souvent exclu qu’élu et disait tout le bonheur que signifiait alors l’intégration à une société politique pour qui tous ceux qui la composent sont égaux. Mais ça, c’était avant. C’était même il y a longtemps. Et aujourd’hui ?
Terrible constat
Dans les trois points de suspension qui ouvrent le titre, il y a un terrible constat, celui de la dégradation de la condition des juifs de France et encore beaucoup d’espoir : il est peut-être possible d’éviter que l’expression commence par « chassé » ou « traqué ». Tout ce paradoxe est résumé dans le dessin de couverture, où l’on voit un personnage pris dans le halo d’un projecteur destiné à traquer les fuyards. Mais avec ses yeux tout rond, sa bouille sympathique, c’est l’effet comique qui l’emporte : on n’est clairement pas dans un thriller et si les auteurs sont conscients de la gravité du moment, ils n’ont pas oublié que le rire était « la politesse du désespoir ». Ils nous offrent même la grâce de la légèreté dans une époque pourtant bien plombée.
Il y a, en effet, dans cette oscillation permanente entre le tragique et le rire qui traverse l’album d’Isabelle et Antoine Chereau, une forme de lucidité dépourvue d’amertume qui fait de chaque planche à la fois un moment de gravité et un temps de respiration. Et si les situations sont grinçantes, c’est quand même la tendresse qui l’emporte. Car ce qui domine à la lecture, c’est le sentiment du bouillonnement de la vie. Face à la haine antisémite, les personnages mis en scène ne sont pas dans l’appel à la vengeance, ils ne réclament pas le prix du sang, ils ne déshumanisent personne et ne perdent pas leur propre humanité, ils sont représentatifs du meilleur de ce que l’on nomme l’humour juif : un humour qui naît dans un contexte de violence et de persécution et qui est un pied-de-nez au malheur par simple amour de la vie, envers et contre tout. C’est un humour de la survie, pas du ressentiment. Un humour né dans le malheur mais préservé de l’aigreur, où l’autodérision n’est pas un abaissement mais une manière d’affirmer une forme de liberté face au tragique et à l’absurde. Comme dans cette planche où deux amis discutent et où l’un, catholique, dit son admiration du judaïsme et où l’autre, juif, tempère tellement son enthousiasme que le premier déclare : « C’est une chance que tu ne sois pas l’attaché de presse du judaïsme. » Ou encore cet autre où un juif pratiquant discute avec un coreligionnaire tout à fait détaché de la foi. Loin de s’offusquer du refus de pratique de ce dernier, le croyant se borne à lui faire remarquer que quoi qu’il fasse (et surtout quoi qu’il ne fasse pas), il sera toujours suffisamment juif pour un antisémite.
Mieux vaut rire que pleurer
« Être Juif est un destin », disait la romancière Vicki Baum. Aujourd’hui cela redevient une question. Une question existentielle. Rire est une façon de ne pas tout perdre quand on ne contrôle presque rien et que l’on ne maîtrise plus que la façon de raconter ce qui nous arrive. Et le rire d’Isabelle et d’Antoine Chereau, s’il est sans illusion, n’est pas sans exigence. Il a l’élégance de nous rappeler, par l’absurde et la dérision que l’antisémitisme n’est pas que la plaie du peuple juif, c’est un chancre pour l’humanité. Un chancre qui détruit ceux qui le subissent, ceux qui le pratiquent et ceux qui laissent faire et dont on ne se débarrasse qu’en acceptant de le combattre. C’est dire si nous sommes tous concernés. Chaque époque est mise un jour devant sa vérité. Nos prédécesseurs ont su vaincre le nazisme et ont reconnu dans le déchaînement de la haine antisémite la marque de la barbarie et de la monstruosité. Et nous ? En sommes-nous encore capables ? Pour l’instant nos sociétés prouvent le contraire, pour leur plus grand malheur car les antisémites sont capables d’aller tellement loin qu’il a fallu forger, pour prendre leur mesure après la Shoah, le concept de crime contre l’humanité. Mais il ne joue plus son rôle de frontière entre l’homme et la bête : Le 7-Octobre a montré que « plus jamais ça » n’était plus une promesse pour les générations futures, nous en avons fait notre plus grand échec. Alors si l’humour peut aider certains à ouvrir les yeux, d’autres à redresser la tête et la plupart à reprendre les armes rhétoriques et politiques, cela ne présage certes pas de l’issue du combat, mais du moins sera-t-il joyeux !
… comme un Juif en France, Isabelle et Antoine Chereau, Pixel Fever Edition, 2025. 184 pages
En publiant en fin de semaine dernière la nouvelle stratégie de sécurité nationale des États-Unis, le président Trump accable le continent européen pour sa faiblesse et entérine l’abandon de l’idée d’Occident.
Depuis son arrivé au pouvoir en 2017 et plus encore depuis le début de son second mandat, Donald Trump rompt systématiquement avec une vision du monde vieille d’un peu plus d’un siècle : l’Occident. Donald Trump ne mobilise pas des références historiques au hasard, et la réapparition de William McKinley dans ses discours ne fait exception. En saluant le président qui annexa Hawaï, conquit les Philippines et fit entrer les États-Unis dans l’ère impériale tout en érigeant des droits de douane massifs, Trump signale la cohérence profonde de son projet d’une Amérique protectionniste, sûre d’elle-même, assumant sa puissance sans complexe, tournée vers l’océan Pacifique et prête à remodeler son environnement stratégique. En invoquant McKinley, il ne convoque pas seulement un modèle économique, mais le moment fondateur où Washington a commencé à projeter sa force bien au-delà de ses frontières. C’est à cette généalogie-là que Trump rattache son “America First” et « MAGA » à l’âge d’or de la Gilded Era de la fin du XIXe siècle. Ce « néo-mckinleyisme » est en rupture avec l’évolution de la politique étrangère américaine à commencer par le mandat de McKinley lui-même (1897-1901).
Matrice civilisationnelle
Ce que William McKinley incarne avant tout est une contradiction fondatrice de la politique américaine. Jeune député, il défend des tarifs très élevés pour protéger l’industrie nationale et consolider un marché intérieur autosuffisant. Mais une fois à la Maison Blanche, sa vision se transforme. Le protectionnisme n’est plus un rempart, il devient l’instrument d’une expansion extérieure, et l’Amérique cesse progressivement d’être une nation qui se protège du monde pour devenir une nation qui entend façonner le monde. Ses successeurs donneront à cette orientation stratégique une armature idéologique puissante.
Lorsqu’on observe la manière dont les États-Unis entrent dans la Première Guerre mondiale en 1917, un fait saute aux yeux : l’immense effort déployé pour convaincre une société largement isolationniste que son destin était lié à celui de l’Europe. Une idée-force traverse les discours politiques, les programmes universitaires et même la propagande officielle : les Américains viennent de la même matrice civilisationnelle que les Européens. Ce récit devient une véritable infrastructure mentale, destinée à justifier l’engagement d’un pays jeune dans des querelles vieilles de plusieurs siècles et dont ses fondateurs et ses habitants traversèrent l’océan pour échapper.
Dès les années 1910, les élites américaines sentent qu’elles doivent légitimer autrement que par des intérêts stratégiques l’entrée en guerre contre l’Allemagne impériale. La référence à une « civilisation commune » apparaît alors presque comme un besoin existentiel. On décrit l’Amérique comme la fille de plusieurs filiations européennes. Athènes et Rome pour la politique, le christianisme médiéval pour la morale, la Renaissance pour l’humanisme, les Lumières pour la raison et le droit. En un mot, l’Europe n’est plus un continent étranger mais un « vieux parent » en danger, qu’il serait ingrat d’abandonner.
Les universités américaines jouent un rôle décisif dans cette opération intellectuelle. Entre 1914 et 1925, les Western Civilization Courses se multiplient à Columbia, Harvard, Chicago et Stanford. Ce n’est pas un hasard. Alors que le pays s’apprête à intervenir, puis lorsqu’il tente de comprendre les ruines de la guerre, ces institutions construisent un grand récit reliant directement la démocratie américaine à un héritage européen menacé. Soudain, la bataille de la Somme ou la chute des empires centraux ne sont plus des événements lointains mais des attaques contre la même tradition politique qui a produit la Constitution américaine.
La logique est limpide : si la civilisation occidentale est un continuum, alors l’Amérique doit la défendre. L’université devient ainsi un acteur stratégique. Et dans ce moment charnière, rappelons-le, les Etats-Unis sont dirigés par Woodrow Wilson, professeur d’Histoire et Président de l’université de Princeton). Avant même que le concept de « soft power » ne soit théorisé au XXe siècle, les États-Unis l’expérimentent déjà : en créant l’idée d’un Occident unifié, ils légitiment leur engagement militaire comme la suite naturelle de leur identité culturelle. On n’en est pas encore à la rhétorique de la guerre froide, mais la structure mentale binaire s’esquisse avec d’un côté nous (États-Unis et Europe libérale) et de l’autre eux (l’impérialisme allemand, perçu comme anti-démocratique et quasi barbare).
Communauté de destin
Cette matrice intellectuelle prépare, au fond, la future Alliance atlantique. Car ce qui se joue dans les auditoriums de Harvard ou dans les manuels initiés à Columbia en 1919, c’est une lente habituation, l’idée que les deux rives de l’Atlantique forment une communauté de destin. Le fil est continu entre les premiers Western Civ Studies aux discours de Franklin Roosevelt sur la « défense de la civilisation démocratique » en 1940, puis à la naissance de l’OTAN en 1949, qui institutionnalise explicitement une « communauté de valeurs ». Et ce n’est pas par hasard qu’à cette époque les cours de Western Civ ont été nommé avec humour « from Plato to Nato » (de Platon à l’OTAN).
Woodrow Wilson, quant à lui, comprend très vite la puissance de ce récit. Pour convaincre une opinion publique encore marquée par la tradition isolationniste de Washington et Monroe, il recycle sans scrupule le vocabulaire issu des universités. Défense du self-government, lutte pour la liberté, droit des peuples, autant de notions qui, dans l’imaginaire américain, sont autant de legs européens. Le Committee on Public Information, créé en 1917, diffuse ce langage à grande échelle avec des affiches, films, articles, conférences. L’Amérique se bat pour sauver l’Europe… mais aussi pour sauvegarder ce qui fonde sa propre identité.
Le glissement final est subtil mais décisif. Le récit universitaire installe progressivement l’idée que l’Europe a produit la civilisation occidentale, mais qu’elle n’est plus en mesure de la protéger seule. C’est désormais l’Amérique qui en devient la garante. Ce renversement silencieux prépare le Wilsonisme, l’internationalisme libéral du New Deal, puis, après 1945, le leadership américain sur ce que l’on appellera simplement « l’Occident ».
Dans ses actes, ses déclarations et surtout dans le livre blanc sur la sécurité nationale publié la semaine dernière, Trump acte l’abandon de l’idée d’Occident et du rôle de leadership que les États-Unis occupaient en son sein depuis la guerre froide. Washington fonctionne désormais moins comme une puissance garante d’un ordre collectif que comme une version géopolitique de la société de mercenaires Blackwater. Le mot d’ordre est devenu le burden sharing, le « partage du fardeau », ce qui signifie en réalité que les protégés, autrement dit les anciens alliés, doivent désormais payer comptant les services de sécurité fournis par les États-Unis. Dans cette logique transactionnelle, Washington écoute les propositions des deux côtés, de Moscou comme de l’Europe, avant de décider où s’engager, et n’exclut même pas l’idée de tirer profit simultanément des deux camps. L’Occident, un mot qui veut dire « coucher du soleil » n’a jamais mérité aussi bien son nom.
Le philosophe Rémi Brague estime que la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État a été possible car «la République et les catholiques avaient en commun l’amour de leur pays». Ses interrogations sur nos compatriotes musulmans qui aujourd’hui n’aiment pas la France sont légitimes, quoi qu’en pensent les islamo-gauchistes.
Tous les Français musulmans aiment-ils la France ? La question est posée par le philosophe Rémi Brague. Il s’interroge en ces termes : « Dans la France d’aujourd’hui, tous les musulmans qui y habitent et qui en ont la nationalité partagent-ils l’amour du pays où ils résident ? ». C’est en conclusion d’un long entretien[1] au Figaro, accordé hier à l’occasion du 120e anniversaire de la loi de 1905 sur la laïcité, que l’intellectuel avance cette délicate réflexion.
Questions dérangeantes
Elle résulte, dans son esprit, d’une remarque qu’il développe préalablement sur l’opposition, au début du XXe siècle, entre l’État républicain et les catholiques. Brague explique : « Les deux partenaires, même s’ils étaient adversaires, avaient en commun un grand amour pour leur pays. Ils étaient fiers de la France, de son histoire, de sa langue, de sa culture. Cela s’est vu au moment de la guerre de 1914-1918, où les deux côtés ont rivalisé de patriotisme et ont montré qu’ils étaient tous les deux prêts à mourir pour la patrie ». Bref, la laïcité française, qui fut brutale avec le catholicisme, a néanmoins été rendue possible et acceptable parce qu’elle s’adressait à une société homogène, majoritairement issue du christianisme, lui-même initiateur de la séparation du spirituel et du temporel (Jésus : « Mon Royaume n’est pas de ce monde », etc.) Cette réalité sociologique, aujourd’hui bouleversée par une massive immigration arabo-musulmane amorcée dès les années 1970, a fracturé la société.
Cette réalité n’est pas une découverte. En revanche, la question de la cohabitation pacifique avec les musulmans est de celle que les discours politiques et médiatiques évacuent, tétanisés à l’idée d’être accusés de racisme ou d’islamophobie. Il serait pourtant urgent de s’interroger sur un possible divorce.
Bien des Français musulmans aiment leur pays. À commencer, on peut le penser, par ceux qui s’engagent dans l’armée. Mais le dernier sondage de l’Ifop (relire mon article La nation, au défi d’une jeunesse francophobe) a montré la réislamisation de la jeunesse musulmane qui, à 57%, placerait la charia au-dessus des lois de la République. Il est d’ailleurs à remarquer que LFI a choisi, le 5 décembre, de saisir la justice en reprochant au sondeur d’inciter « à la discrimination, à la haine et à la violence ». Cependant ce choix de criminaliser le réel n’est destiné qu’à occulter les risques que fait courir à la nation l’objectif de Jean-Luc Mélenchon d’un changement de peuple et de civilisation.
Urgence
Lundi, sur Europe 1, l’avocat Thibault de Montbrial, spécialiste des questions de sécurité, n’a pas exclu un 7-Octobre en France, c’est-à-dire une offensive guerrière massive comparable à l’attaque d’Israël par le Hamas, menée par des organisations terroristes issues de la contre-culture musulmane. Tandis qu’Emmanuel Macron désigne la Russie comme une menace existentielle, il ne voit rien des ennemis intérieurs que sont les islamistes et les narco-mafias du Maghreb.
Le 5 décembre, Donald Trump s’est inquiété d’une Europe en déclin confrontée à des « invasions » migratoires et à un « effacement civilisationnel ». En France, la classe politique se passionne sur la mascarade du budget. Il est urgent de se réveiller (bis repetita).
Depuis plusieurs mois, Anne Coffinier, voix incontournable de l’école libre en France, subit une série d’attaques médiatiques venues de la gauche et de l’extrême gauche.
La virulence des critiques étonne d’autant plus qu’au sein de Créer son école, elle défend une liberté ouverte à tous : celle de créer des écoles catholiques, protestantes, juives ou strictement laïques ; des écoles pour enfants intellectuellement précoces comme pour élèves cabossés par le système public. Son action répond avant tout à des besoins concrets, ceux d’enfants que l’Éducation nationale ne parvient plus à accueillir dignement.
Ennemie parfaite
Pourquoi, alors, un tel acharnement ? La gauche assimile le combat pour la liberté scolaire à une cause de droite, parfois même d’extrême droite. Serait-ce parce qu’Anne Coffinier intervient souvent dans des médias classés à droite ? Parce que sa fondation Kairos et son association bénéficient du soutien de grands patrons ? L’explication tient sans doute moins à ces caricatures qu’à sa capacité rare à faire dialoguer des univers qui s’ignorent. Le 25 novembre, elle réunissait ainsi au Palais des Sports, devant plus de 4 000 personnes, le grand rabbin Haïm Korsia, le nouveau secrétaire général de l’enseignement catholique et la députée macroniste Violette Spillebout pour défendre, ensemble, les libertés de l’école privée. Pour la gauche, l’école libre est l’ennemi parfait, qui lui offre un ciment opportun qui lui permet de s’unir, dans la tradition du serment de Vincennes du 19 juin 1960 dont les conjurés se promirent d’éradiquer les financements publics de toute alternative à l’école publique.
La gauche a compris de longue date que l’on transforme une société en prenant en main l’éducation de ses enfants. N’est-ce pas d’ailleurs dans les rangs de l’Éducation nationale qu’elle recrute l’essentiel de ses militants, de ses cadres syndicaux et de ses experts ? La droite, plus individualiste, est rétive à s’occuper réellement de questions scolaires au niveau national. Elle se soucie prioritairement de l’avenir scolaire de ses propres enfants, souvent scolarisés dans le privé, mais se mobilise peu pour l’éducation en tant que bien commun. Elle défend l’école libre lorsqu’elle est attaquée, mais ne porte que très rarement d’ambition forte pour la développer. Beaucoup de responsables refusent encore d’assumer un programme visant à rendre l’école privée accessible à tous, par crainte d’attiser la guerre scolaire, de faire le lit du communautarisme islamiste ou de mécontenter leur électorat. On se demande par exemple quand les Républicains oseront réclamer enfin la fin du totem des 80/20% en termes d’allocation des moyens financiers pour l’éducation ?
Réveiller l’école
C’est précisément ce verrou qu’Anne Coffinier invite à faire sauter. « Le libre choix de l’école est un droit démocratique à conquérir, un nouveau droit social qui pourrait rassembler largement, et que la droite aurait tout intérêt à porter, même si cela a vocation à être une cause transpartisane », affirme-t-elle. Elle rappelle, non sans humour, que Condorcet lui-même plaidait pour l’existence d’un secteur privé dynamique afin d’éviter la sclérose de l’école publique. En réservant la gratuité au seul public, l’État impose en réalité un monopole éducatif aux classes populaires et les prive d’une alternative garantie pourtant par la Constitution. C’est là que se niche un véritable séparatisme social, bien plus que dans le choix, réel ou supposé, des classes aisées de protéger leurs enfants de mauvaises fréquentations.
Alors que certains députés LFI veulent supprimer les déductions fiscales liées aux dons, réduire les subventions ou aligner les pratiques éducatives du privé sur celles du public, l’enjeu n’est plus de rallumer une guerre scolaire dépassée. Il s’agit plutôt d’innover en matière d’égalité sociale : offrir enfin à toutes les familles, et pas seulement aux plus favorisées, la possibilité de choisir l’école publique ou privée qui convient à leurs enfants.
Une telle réforme serait un moyen audacieux de réveiller la méritocratie scolaire, de relancer l’ascenseur social et de replacer l’école au cœur d’un projet véritablement national.
La retentissante affaire ayant secoué la Commission européenne se dégonfle.
La France traverse un moment d’introspection médiatique. La commission d’enquête parlementaire sur les médias, créée pour examiner les mécanismes d’influence, les pressions économiques, les structures de propriété et les dérives possibles de certaines rédactions, questionne frontalement la manière dont l’information se fabrique.
L’affaire du Qatargate, que la presse européenne avait accueillie en fanfare en décembre 2022, sert aujourd’hui d’exemple emblématique. Libération[1], qui continue de suivre le dossier, et le quotidien italien Il Dubbio[2] montrent cette semaine combien la réalité judiciaire s’est progressivement éloignée du récit initial, largement construit sur une série d’arrestations spectaculaires et un narratif de corruption systémique au cœur de l’Europe.
Rappelons brièvement les faits. Les enquêteurs belges affirment en 2022 avoir démantelé un réseau financé par le Qatar (et possiblement le Maroc) pour influencer des élus européens. Sacs de billets, parlementaires mis en cause, mise en détention d’Eva Kaili, vice-présidente du Parlement européen : le scandale semblait énorme. Mais à mesure que les mois passent, l’enquête piétine, les preuves manquent, et une série de décisions de justice commencent à fissurer le récit initial.
Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Comme l’a révélé Il Dubbio et confirmé par la suite Libération, Eva Kaili et Francesco Giorgi passent désormais à la contre-attaque. Trois ans après les arrestations, ils ont déposé plainte à Milan contre Pier Antonio Panzeri, l’ancien eurodéputé devenu le principal repenti de l’affaire. Ils l’accusent de calomnie : selon eux, rien dans les éléments recueillis par les services de renseignement belges, qui avaient en pratique dirigé l’enquête avant de la transmettre au Parquet, ne permettait de les mettre en cause. Ils n’auraient été incarcérés que sur la base de ses déclarations.
Les avocats de Panzeri eux-mêmes, Laurent Kennes et Marc Uyttendaele, ont décrit de manière détaillée comment les noms de Kaili et Giorgi ont émergé : un enchaînement d’interrogatoires où Panzeri, privé d’avocat, finit par reconnaître un travail informel non déclaré pour le Qatar (17 000 euros par mois, 612 000 euros sur trois ans), mais nie toute corruption. Ce n’est qu’après avoir appris que sa femme et sa fille avaient été arrêtées, information volontairement retardée par les enquêteurs, qu’il s’effondre. Le lendemain, un accord lui est offert : la liberté pour sa famille et six mois de détention en échange d’aveux. Sinon, quinze ans. Et pour valider l’accord, deux noms.
Panzeri finit par citer les eurodéputés Marc Tarabella et Marie Arena, bien qu’il affirme devant le juge Michel Claise, qui se récusera plus tard, que Mme Arena n’a « rien à voir » avec cette affaire. Il devient collaborateur de justice et ses déclarations, que l’enquêteur Ceferino Alvarez Rodriguez qualifiera plus tard, dans un enregistrement révélé par Libération, de peu crédibles puisque « le parquet ne croyait à aucune de ses paroles », servent alors de base à l’inculpation de Mme Kaili et M. Giorgi.
Les Italiens tirent les choses au clair
La justice italienne, elle, semble de plus en plus sceptique. En avril 2024, la juge Angela Minerva a classé sans suite un dossier annexe visant Susanna Camusso, ancienne secrétaire générale de la CGIL[3], accusée par M. Panzeri d’avoir bénéficié d’un soutien qatari. Aucune preuve, aucun élément concret et les documents belges transmis à l’Italie ont été jugés « absolument génériques ». L’Italie pourrait ainsi relancer ce qui restera l’une des enquêtes les plus médiatisées, et la moins solide, de l’histoire européenne.
Le Qatargate, tel qu’il apparaît aujourd’hui dans Il Dubbio et Libération, raconte une autre histoire que celle de 2022 : non pas celle d’un réseau sophistiqué de corruption, mais celle d’un emballement politico-judiciaire où la pression médiatique, l’urgence policière et la fragilité des dépositions ont peut-être créé un scandale… sans substance.
Et c’est ici que le lien avec la situation française saute aux yeux. Les médias publics sont aujourd’hui accusés par plusieurs députés de droite d’être partisans, de défendre un agenda politique implicite ou de se précipiter sur certains récits alors que d’autres, pourtant tout aussi importants, sont négligés. Dans un paysage européen où la confiance dans les institutions et la crédibilité médiatique sont déjà sous tension, l’affaire Qatargate réactive des questions aussi simples que redoutables : comment une enquête peut-elle se transformer en scandale continental sans disposer d’un socle factuel solide ? Comment des institutions judiciaires peuvent-elles s’appuyer sur des témoignages aussi fragiles ? Et comment les rédactions peuvent-elles amplifier des récits dont elles ne mesurent pas toujours la volatilité ?
Chez nous comme ailleurs, les partis pris des rédactions, autrement dit les consensus sur les « bons » et les « méchants », les causes à défendre et celles dont il ne faudrait surtout pas « faire le jeu », semblent structurer en profondeur le traitement de l’information.
Le premier a dédié sa vie à Dieu, le second à la France. Monseigneur Matthieu Rougé et Éric Zemmour n’étaient pas faits pour se rencontrer. Mais l’évêque de Nanterre, en pointe dans le combat contre les réformes bioéthiques, enseigne aussi la théologie politique au Collège des Bernardins. Et dans son dernier essai, le président de Reconquête ! appelle ses compatriotes à un « sursaut judéo-chrétien ». Dès lors, ces deux-là avaient beaucoup de choses à se dire.
Causeur. Monseigneur Rougé, que vous inspire le fait que ce plaidoyer vibrant pour l’identité judéo-chrétienne de la France émane d’un juif séfarade ? Cela vous agace-t-il qu’il soit parfois plus catholique que le pape ?
Mgr Matthieu Rougé. D’abord, je ne dirais pas cela !
Éric Zemmour. Et moi non plus !
Mgr M. R. Cela étant,l’identité chrétienne ne se comprend pleinement que dans sa relation fondatrice avec la Première Alliance. J’invite d’ailleurs les fidèles à parler du « Premier Testament » plutôt que de l’Ancien Testament qui, pour les chrétiens, n’est pas aboli, mais accompli. Je suis en relation constante avec des amis juifs, rabbins, intellectuels, qui m’aident dans ma manière d’être chrétien aujourd’hui.
Éric Zemmour n’est pas rabbin, mais un amoureux de la France, de son histoire et de sa culture, qui observe que le catholicisme a fait la France et se désole de voir notre héritage chrétien effacé ou dévoyé. Partagez-vous ce constat ?
Mgr M. R. Comme prêtre depuis plus de trois décennies, évêque depuis sept ans et comme fidèle engagé dans la foi depuis de nombreuses années, je sais que l’histoire de l’Église est faite de crises et de renouveaux. La situation du christianisme en France aujourd’hui combine paradoxalement une part d’effacement institutionnel et de réémergence spirituelle. Toute ma vie s’efforce d’être donnée à l’annonce de l’Évangile, dont je crois volontiers qu’il a de beaux jours devant lui.
E. Z. Monseigneur Rougé parle de l’importance de sa foi et je ne suis pas surpris. Toute l’ambivalence et toute la richesse du christianisme tiennent à ce qu’il est la première religion dont le message est fondé justement sur la foi, autrement dit sur un phénomène individuel et intérieur que l’on ne peut pas inoculer comme un sérum. Notre désaccord, qui ne sera pas tranché car il est historique, c’est que je crois que l’Europe chrétienne n’a pas été engendrée par les seuls élans de la foi, mais par les formes que celle-ci a prises : la culture chrétienne, l’architecture, la musique, la peinture, le droit, l’État, les soins donnés aux plus faibles, l’hôpital et les monastères, ces ancêtres des usines où on apprend à prier et à travailler en même temps. En un mot, le christianisme est une civilisation qui a été si grande qu’elle a été le terreau de la foi dont vous êtes le témoin et le propagandiste tout à fait légitime.
Mgr M. R. Il n’y a pas de civilisation chrétienne sans foi chrétienne. Ces formes sont les fruits d’un engagement de foi profonde. Les hôpitaux, c’est saint Vincent de Paul et tout le renouveau spirituel du Grand Siècle. La vie monastique est née au ive siècle parce que des hommes se sont laissé intérieurement toucher par l’appel à aller dans le désert vivre l’intimité avec Dieu et le combat spirituel. Certes, le christianisme est une religion de l’incarnation, qui se déploie à travers des institutions. Mais sans la force vive de la foi, l’Église ne survivrait pas longtemps.
E. Z. Chacun son registre. Je ne peux pas agir sur la foi. Je me cantonne à ce que je peux faire, c’est-à-dire à défendre le christianisme en tant que civilisation. Je me situe ici et maintenant, et j’observe un double mouvement catastrophique : la fin d’une déchristianisation commencée au xviiie siècle et une islamisation massive du pays.
Mgr M. R. Entendons-nous d’abord sur les mots et sur le passé.Vous écrivez que le christianisme a été l’inventeur de l’individu, donc de l’individualisme. Mais il y a un mot beaucoup plus riche, décisif pour la dignité humaine, c’est le mot « personne ». Voilà la véritable invention du christianisme. Ce concept permet de comprendre le Christ, l’unique personne divine en ses deux natures, et la Trinité, trois personnes en une seule nature. Et ce mot « personne », élaboré pour parler du Christ et de Dieu qui est amour, ouvre à une compréhension de l’individu dans sa profondeur spirituelle et dans sa dimension relationnelle. Le christianisme authentique, ce n’est donc pas l’individualisme, mais un personnalisme spirituel. La richesse du christianisme, ce ne sont pas les bâtiments, c’est la dignité de la personne humaine.
E. Z. Jusqu’au xviiie siècle, ce que vous appelez « personne » et ce que j’appelle « individu » se confondaient. Là résidait le génie de l’Église, qui avait su constituer l’homme comme individu libre tout en l’encadrant. Mais petit à petit, l’individu s’est révolté contre cet encadrement, sans voir que celui-ci était aussi la condition de sa dignité. Il est devenu cet être sans racine et sans foi, qui se libère même de ce qui l’a constitué, c’est-à-dire le catholicisme.
Mgr M. R. L’histoire de la civilisation chrétienne n’est pas aussi rectiligne. L’aventure chrétienne est complexe, comme l’aventure humaine. On peut valoriser la dimension personnelle sans minimiser la dimension collective. Et réciproquement.
Éric Zemmour, pendant vos années de jeunesse vous êtes passé de Voltaire à Pascal. Mais l’identité française n’est-elle pas une synthèse entre Pascal et Voltaire, le christianisme et l’anticléricalisme ? Les progressistes pensent que la France a commencé en 1789. À vous lire, on a l’impression qu’elle est morte en 1789.
E. Z. C’est une question sur laquelle j’ai évolué, notamment avec Taine. Je crois de plus en plus que la Révolution a été une catastrophe pour la France. Je n’aurais pas dit cela il y a vingt ans, mais désormais je suis convaincu que tout l’objectif des Lumières, de la Révolution, puis de la République était la déchristianisation du pays. Et cela a tellement bien réussi que, comme l’avait prévu Barrès, une religion beaucoup plus âpre, dogmatique et intolérante que le christianisme lui a succédé. Nous y sommes !
Vous rejetez même les Lumières ?
E. Z. J’apprécie les premières Lumières, qui étaient libérales et voulaient limiter le pouvoir absolu, par exemple Montesquieu ou le Voltaire anglais. Mais très vite, la vindicte antichrétienne prend le dessus et sape complètement les fondements de l’identité française.
Mgr M. R. Nous avons quelques références communes, notamment Chateaubriand dont j’aime beaucoup le passage que vous citez – « Voltaire eut l’art funeste, chez un peuple capricieux et aimable, de rendre l’incrédulité à la mode ». Cela dit, depuis le début du christianisme, il y a dans la rencontre entre la Révélation et la rationalité quelque chose de fécond, qui passionnait Benoît XVI.
E. Z. Oui, c’est la rencontre entre la pensée grecque et le prophétisme juif, dont le christianisme fait une brillante synthèse !
Mgr M. R. En effet. Mais en un sens, les interrogations des Lumières sont aussi stimulantes pour permettre à la Révélation chrétienne de déployer certaines de ses potentialités. Bien sûr la Révolution, et en particulier la Terreur, a été violemment antichrétienne. Nous avons célébré récemment les carmélites de Compiègne, martyrisées en 1794. Cela dit, le xixe siècle a été aussi un très grand siècle pour la foi chrétienne. Un « âge d’or » du catholicisme dont certains ont la nostalgie, c’est la période 1850-1950 qui a été celle d’une reconstruction chrétienne dans une France presque intégralement rurale, avec une incroyable dynamique missionnaire. La moitié des missionnaires dans le monde sont alors des Français. C’est alors que naissent en grand nombre des congrégations hospitalières ou enseignantes, qui marquent énormément notre pays. Et tout cela se passe après la Révolution.
E. Z. J’aime beaucoup vous entendre faire l’éloge d’une période où la République a persécuté les catholiques et fait exiler, après 1905, des milliers de religieux, qui ne sont revenus que pour participer à la Grande Guerre. J’admire votre mansuétude et votre absence de rancune.
Mgr M. R. Les« persécutions »que vous évoquez n’ont pas commencé dès 1850.Même si je cultive l’absence de rancune car le ressentiment est toujours contre-productif, je ne dis pas que la loi de séparation n’a pas laissé de profondes blessures : j’ai été le curé de la paroisse Sainte-Clotilde à Paris, où les « inventaires » ont été particulièrement violents.
Débat entre Éric Zemmour et Mgr Matthieu Rougé, novembre 2025. Photo : Hannah Assouline.
Éric Zemmour, remettez-vous en cause la loi de 1905 ? La religion catholique devrait-elle avoir un statut juridique particulier en France ?
E. Z. Tous les citoyens français sont libres et égaux en droit, quelles que soient leurs croyances. Je connais mes classiques. Mais le catholicisme a un statut culturel – avec un « r » – particulier. Comme disait le général de Gaulle, « la République est laïque, mais la France est chrétienne ». Non seulement je ne veux pas remettre en cause la loi de 1905, mais je veux revenir à son esprit qui a été fort bien défini par Jean-Pierre Chevènement lorsqu’il parlait de « devoir de discrétion ». La religion – surtout quand elle vient d’une civilisation étrangère – n’a pas à s’étaler dans l’espace public. Il faut arrêter de mentir, la loi de 1905 n’était pas une loi de liberté, mais une loi de combat contre l’Église et le christianisme. Nous devons donc utiliser la laïcité comme une arme de combat conte la dernière religion en date qui n’a pas dans son ADN ce rapport personnel et spirituel à la divinité : l’islam.
Mgr Rougé, la laïcité n’a-t-elle pas a été beaucoup plus « dure » avec les catholiques qu’avec les autres grandes religions ?
Mgr M. R. Notre laïcité française s’est objectivement construite contre l’Église catholique. Elle s’est pour une part rééquilibrée grâce aux accords diplomatiques des années 1920 entre la France et le Saint-Siège, ainsi que par la jurisprudence du Conseil d’État qui s’en est suivie. Il demeure aujourd’hui pour les pouvoirs publics une tentation de durcir notre laïcité, souvent par la confusion entre l’État, légitimement laïque, et la société, qui ne peut pas l’être car les religions font partie de l’expérience humaine et doivent pouvoir s’y exprimer. Certains catholiques s’autobrident eux-mêmes, surinterprètent notre régime de laïcité, à cause de cette confusion entre l’État et la société, typiquement française en raison de la force historique de nos pouvoirs publics.
Eric Zemmour, vous êtes très critique avec l’Église actuelle.
EZ. En effet, elle est très catholique certes, mais elle oublie d’être une religion, c’est-à-dire de relier les humains entre eux et de les relier à leurs défunts. La terre et les morts, comme disait Barrès. À partir du moment où l’Église ne tient plus qu’un discours universaliste et plus du tout un discours identitaire, européen et occidental, j’estime qu’elle trahit ses origines et qu’elle abandonne les peuples européens face à ce qui leur arrive. Cet abandon a été personnifié selon moi par le pape François qui, voyant la déchristianisation et l’islamisation de notre continent, se disait qu’il fallait négocier le statut de dhimmi le plus favorable possible, et développer à l’avenir le catholicisme sur les autres continents, l’Amérique, l’Afrique, et l’Asie, qui sont des terres missionnaires plus fécondes. Voilà ce que je pense et ce que je regrette.
Mgr M. R. On ne peut pas opposer le local et l’universel. Le principe de la religion catholique consiste justement à unifier l’enracinement le plus profond et l’ouverture la plus large. Surtout, vous vous trompez en affirmant que le pape François a abandonné la France et l’Europe ! J’ai eu l’occasion d’échanger avec lui, parfois longuement, et il était extrêmement attentif et bienveillant à l’égard de notre pays. Du reste, comme tout jésuite de sa génération, il a grandi dans la lecture des grands intellectuels ignatiens français, comme Henri de Lubac ou Michel de Certeau.Le texte programmatique de son pontificat, intitulé « La joie de l’Évangile », est une vigoureuse invitation au renouveau missionnaire de tous dans l’Église, axée sur l’annonce du cœur de la foi, le « kérygme ». Pour un diocèse comme le mien, cette exhortation apostolique inaugurale a été une boussole.
Le pape François a aussi tenu à l’égard de l’Europe des exhortations proprement politiques !
Mgr M. R. Certes, mais il était d’abord missionnaire. François était moins un théoricien qu’un prédicateur décapant, voire provocateur. Il pensait qu’il fallait arracher les chrétiens occidentaux à un certain confort intellectuel, matériel et spirituel.
E. Z. En attendant, il ne plaidait jamais pour le christianisme identitaire d’Occident. Alors que moi, je rêve du catholicisme viril du Moyen Âge. Je pense qu’une religion est ce que les humains qui la reçoivent en font. J’emprunte cette idée à Renan, qui disait que le catholicisme était le judaïsme des Européens et l’islam le judaïsme des Arabes. Ce qui aboutit à deux religions qui n’ont plus rien à voir.
Mgr M. R. Vous citez beaucoup Renan, ancien séminariste ayant pris ses distances vis-à-vis de la foi, et Barrès. Leur lecture n’est pas inintéressante, mais ce sont des références trop restrictives si l’on veut parler de manière ajustée du christianisme.
E. Z. Je n’ai pas écrit un livre de théologie !
Mgr M. R. Certes, mais des intellectuels plus récents, qui expriment un regard chrétien sur le monde de l’intérieur de leur foi, seraient des témoins plus ajustés de ce qui fait vivre l’Église. Je pense, par exemple, à Jean-Luc Marion ou Rémi Brague.
E. Z. Vous tombez mal : Rémi Brague, je le lis beaucoup et depuis longtemps. C’est de lui que je tiens cette si pertinente remarque sur ceux, et ils sont nombreux dans la classe politique, qui croient que l’islam est « le christianisme des Arabes ». C’est de lui aussi que je tiens cette comparaison si éclairante sur la scène de l’Ancien Testament dans laquelle Dieu demande à Abraham d’aller annoncer leur destruction à Sodome et Gomorrhe. Abraham négocie avec Dieu le nombre de justes qui permettrait d’épargner les villes maudites – « et s’il y a cent justes ? » –, quand la version du Coran indique sobrement : « Et Abraham obéit à Dieu. » On ne discute pas en islam les ordres d’Allah, même s’ils vous paraissent monstrueux. Comme disait Claude Lévi-Strauss : « Si un corps de garde avait une religion, ce serait l’islam. »
Et puis je ne cite pas seulement Renan et Barrès. J’évoque aussi Fénelon et Bossuet. Pour le premier, l’important c’est que nous appartenons tous au genre humain, la « Grande Patrie » selon lui. Le second lui répliquait que nous sommes d’abord français. Depuis les années 1950, l’Église est allée trop loin dans le sens de Fénelon et de l’universalisme. Je souhaite qu’elle revienne à Bossuet et à la défense de l’identité chrétienne. En particulier dans l’enseignement des enfants.
Mgr M. R. Il y a bel et bien une tension entre l’enracinement et l’universalité. Mais c’est précisément le « génie du christianisme » de l’assumer par la profondeur. Ce que j’espère, pour ma part, ce à quoi je travaille, c’est à la qualité de la formation chrétienne et spirituelle du plus grand nombre. On ne peut habiter l’identité chrétienne de manière authentique que par la profondeur. C’est la formule programmatique de l’Évangile : Vivre « dans le monde » sans être « du monde ». Vous imaginez une sorte de catholicisme identitaire qui se couperait de sa proposition universelle de salut. Je crois plutôt que l’enracinement dans le Christ conduit à s’ouvrir à tous en restant soi-même. L’identité chrétienne est assez solide et profonde pour être en dialogue, en débat, voire en conflit. Cultiver une telle identité est heureux, mais devenir identitaire pour se rassurer en prétendant se sauver soi-même ne me semble ni juste ni convaincant.
E. Z. Ce n’est pas pour « se rassurer », comme vous dites, mais simplement pour ne pas mourir.
Mgr M. R. J’ai dit aussi « se sauver soi-même ».
E. Z. Et je répète, plus prosaïquement, « ne pas mourir » !
Mgr MG. Oui, mais moi je pense que nous sommes sauvés par le Christ, pas par nos efforts immédiats.
Cité du Vatican, 1er octobre 2014 : le pape François reçoit des survivants et des proches des victimes du naufrage de Lampedusa d’octobre 2013. AP Photo/SIPA
Aujourd’hui, les martyrs chrétiens ne sont plus à Rome, mais en Orient.
E. Z. Absolument. Ils sont persécutés par les régimes musulmans et communistes. Et je ne vois pas l’Église tellement les défendre.
Mgr M. R. Les martyrs sont nombreux, en Orient, mais aussi en Afrique. Nous nous efforçons de cultiver une profonde solidarité avec ces frères et sœurs persécutés. Le travail de l’Aide à l’Église en détresse et de l’Œuvre d’Orient, ainsi que le soutien que ces œuvres reçoivent d’un très grand nombre de fidèles en sont un signe éloquent.
E. Z. Je pense pourtant qu’en Europe, l’Église n’entend pas assez les avertissements de certains hauts dignitaires du christianisme oriental, qui nous alertent sur ce qui leur est arrivé et qui est en train d’arriver chez nous.
Mgr M. R. Je ne crois pas manquer de lucidité sur la situation de l’Église en France aujourd’hui : elle a de grandes fragilités, mais aussi des atouts spirituels et missionnaires.
E. Z. C’est de la langue de bois !
Mgr M. R. Non, c’est un constat historique. L’Église n’a cessé d’osciller entre crises et renouveaux, entre morts et résurrections. Regardez la France de l’époque de la Fronde : le futur saint Vincent de Paul est nommé curé en pleine épidémie ; refusant de se confiner (voilà qui nous rappelle des souvenirs récents…), il découvre une vieille femme morte de faim ; il va donc trouver le menuisier et lui dit : « Je suis ton curé, fais un cercueil. » Que lui répond le menuisier ? « Il n’y a plus de curé, il n’y a plus de Bon Dieu. » Nous sommes alors au seuil d’un des plus grands renouveaux de l’histoire chrétienne dans notre pays. N’en restons pas à des jugements historiques univoques : l’histoire réelle est plus riche et plus complexe !
E. Z. Si vous voulez. Mais, cela ne doit pas nous détourner de certaines évidences. Telles que celle qu’a formulée le général de Gaulle : l’État est laïque, la France est chrétienne. C’est tout, c’est simple. Il n’y a pas lieu d’épiloguer. Notre peuple est de culture chrétienne, même ses citoyens qui ne sont pas chrétiens.
Ce que personne ne nie ici.
E. Z. Peut-être, mais aujourd’hui nombre de nos contemporains sont tellement déchristianisés qu’ils ont perdu de vue cette identité profonde. Sans parler des millions de musulmans de notre pays, qui imposent leur religion, leur culture et leur civilisation. Ils ne reconnaissent pas l’imprégnation chrétienne de la France et veulent imposer leur identité musulmane.
Mgr M. R. La présence de musulmans nombreux en France aujourd’hui modifie évidemment notre situation culturelle et religieuse de façon très significative. Mais il ne faut pas oublier la présence d’un judaïsme plus affirmé et la vitalité du protestantisme évangélique, sans compter le matérialisme et l’individualisme massifs d’un très grand nombre de nos contemporains. Cela ne rend que plus urgent le témoignage de fond de chrétiens cherchant à articuler le sens de Dieu et le goût de la liberté.
Les militantes néoféministes ne décolèrent pas contre Brigitte Macron, qui a osé qualifier de « sales connes » les perturbatrices du spectacle de l’humoriste Ary Abittan. Les éditocrates bien-pensants forceront-ils la Première dame à s’excuser?
DR.
Les propos tenus par Brigitte Macron auprès d’Ary Abittan en coulisses aux Folies Bergère continuent de faire des vagues. Le salesconnesgate a pris une telle ampleur que l’Élysée a dû organiser hier un semi-rétropédalage et faire savoir que Brigitte Macron visait seulement les méthodes des manifestantes outragées. Toutes les pleureuses du néo-féminisme y vont de leur couplet indigné à commencer par l’inévitable Godrèche. Les Insoumis éructent. François Hollande gronde. Elle a dit conne! Quelle vulgarité! Un crachat sur les victimes! Qu’elle se lave la bouche avec du savon! Quand Souchon traite les électeurs RN de cons, ces beaux esprits ne mouftent pas. D’accord, Souchon n’est pas Première dame.
Brigitte Macron était en confiance. Elle était avec des amis. Elle a parlé comme on parle dans la vie et dit au passage ce que nous sommes beaucoup à penser (quoique « connes », c’est un peu mou). La caméra était celle de Bestimages, agence de Mimi Marchand, une proche du couple Macron qui était là pour faire du people sans histoires… D’après Le Parisien, on n’a pas voulu nuire à l’épouse du président de la République, il n’y a pas eu de coup tordu, juste une suite de négligences. Il semble que la vidéo a été vendue à l’hebdomadaire Public sans que quiconque n’ait écouté le son.
S’il y a une victime dans cette affaire, c’est Ary Abittan. Mais curieusement, tous ces gens intraitables sur les bonnes manières ne trouvent rien à redire au fait que des militantes fassent irruption dans un spectacle et traitent de violeur un homme doublement blanchi par la Justice. Une intrusion par la force c’est tout de même plus grave qu’une insulte. Et violeur plus grave que connes. Mais non, le scandale, ce sont deux mots de Madame Macron. « Le moindre solécisme en parlant vous irrite mais vous en faites vous d’étranges en conduite » (Les femmes savantes).
Ces militantes ont bien le droit de critiquer une décision de justice comme je le fais moi-même souvent, me répliquerez-vous. Seulement ici, ce n’est pas de la critique, c’est de l’intimidation. Je trouve l’incarcération de Nicolas Sarkozy injuste. Mais je ne suis pas allée manifester devant la Santé pour l’empêcher. Puisque la Justice ne condamne pas sans preuves, les militantes néoféministes prétendent la remplacer par une justice expéditive qui condamne à la mort sociale tout homme accusé – car les femmes ne mentent jamais et ne se vengent jamais, c’est bien connu. Elles essaient d’effrayer les producteurs, les directeurs de théâtres et autres employeurs potentiels des hommes mis en cause. Et comme le courage n’est pas la première vertu du monde du spectacle, des centaines d’hommes blanchis ou ayant purgé leur peine se retrouvent non seulement chômeurs mais bannis. Elles expliquent qu’un non-lieu ne blanchit pas. On ne peut pas vous condamner mais vous n’êtes jamais innocenté. Génial! C’est la logique de la Terreur: tout homme est un coupable en puissance. L’une des associations énervées et qui annonce porter plainte contre Mme Macron s’appelle d’ailleurs les Tricoteuses hystériques. N’est-il pas un peu curieux de revendiquer une filiation avec les femmes qui pendant la Révolution assistaient avec gourmandise aux exécutions ?
Les tricoteuses d’aujourd’hui s’impatientent, elles trouvent que la guillotine sociale ne turbine pas assez. Comme disait Anatole France, les dieux ont soif. Et moi j’ai peur.
Cette chronique a été diffusée sur Sud Radio
Retrouvez Elisabeth Lévy dans la matinale, au micro de Patrick Roger
Si Israël pourra bien participer au concours à Vienne en mai prochain, l’Espagne, l’Irlande, les Pays-Bas et la Slovénie ont annoncé qu’ils n’iront pas en Autriche.
L’Europe est une vieille dame épuisée qui croit qu’en levant le petit doigt elle va sauver le monde. Elle a trop vécu, trop bu, trop sermonné, alors elle cherche une cause légère, un geste propre. Cette année, ce sera le concours de l’Eurovision puisque des artistes israéliens s’y produiront. L’Espagne, l’Irlande, les Pays-Bas et la Slovénie ont donc sorti le boycott comme un exorciste son crucifix. On a chassé les fantômes et on s’est cru héroïque. Dans cette affaire, la France, pour une fois, mais avec d’autres, a évité de se ridiculiser.
Le « plus jamais ça » est devenu, pour certains, un abonnement illimité à la bonne conscience. Ça évite de regarder le réel, ça donne même un petit frisson de vertu. Ce vieux continent aux « penchants criminels », comme dit Milner, n’aime pas son propre reflet. Alors il repeint la glace et s’offre une innocence de pacotille. L’Espagne, d’ailleurs, devrait se souvenir que la « limpieza de sangre » n’est pas née dans les labos du IIIe Reich mais chez ses propres Inquisiteurs, et qu’elle s’est taillée un empire en évangélisant tout un continent à coup de canons, de lances, de haches et de feu… Venir, avec un tel passé, donner des leçons de comportement n’est pas très sérieux.
Derrière toute cette mise en scène, il y a l’ombre d’Edward Saïd. Pas le vrai – trop complexe – mais sa version low-cost qui découpe le monde en deux couleurs ; les colonisés, d’un côté, les colonisateurs, de l’autre. Une grille simple, pratique, qui permet à l’Occident de se sentir innocent sans faire beaucoup d’efforts. La nuance est fatigante, l’alibi tellement plus reposant.
On ressort donc le mot « colonialisme » par réflexe, pour éviter de regarder les responsabilités d’aujourd’hui. Cette éthique de surface finit toujours de la même manière. Ceux qui tirent se retrouvent exonérés, ceux qui se protègent deviennent suspects. Le boycott d’une émission de divertissement n’est pas une politique, c’est un petit rituel de purification emballé dans du courage de poche. Ça fait du bien à celui qui le pose, le boycotteur. Ça ne change rien à la réalité sur le terrain, et cette posture hypocrite ne fait pas avancer la paix d’un millimètre. Eh oui, s’il suffisait de changer de chaîne pour arrêter une guerre séculaire, ça se saurait. On assiste peut-être ici à la victoire posthume de l’auteur de L’orientalisme dans sa version sloganisée. Une victoire triste, celle d’une pensée amputée, répétée sans la comprendre, devenue simple décor pour ceux qui préfèrent la pureté imaginaire à la lucidité.
La vraie morale, pourtant, n’est pas un miroir où l’on se regarde devenir vertueux. C’est une promesse, une charge qui demande d’avoir les yeux ouverts, même quand ça fait mal. Cette morale-là ne consiste pas à agir pour se donner bonne conscience, mais pour faire l’Histoire. On se trompe rarement en observant de quel côté l’Europe – du moins, une certaine Europe – se range.
Coproduction du Théâtre des Champs-Elysées, des opéras de Rennes, Nantes et Angers, soutenue par le Centre de Musique romantique française de Venise, cette plaisante résurrection d’un opéra comique d’Offenbach évoque un naufrage qui ne fera pas celui de ses auteurs.
Voilà un Robinson Crusoé qui ne risquera probablement plus d’être oublié, ni de croupir sur son île durant quarante nouvelles années. Quarante ans en effet se sont écoulés depuis que le Robinson Crusoé d’Offenbach a été pour la dernière fois porté à la scène en France. C’était en 1986, dans une réalisation menée par le spirituel Robert Dhéry. Et puis plus rien, quand tant de magnifiques productions d’ouvrages de Jacques Offenbach ont perpétué son génie comique. Et parmi elles, mieux peut-être, au-dessus d’elles, les exceptionnelles réalisations dues aux talents conjugués de Laurent Pelly et d’Agathe Mélinand, accompagnés de Marc Minkowski, et devenues des archétypes de ce qu’il faut savoir faire pour rendre justice au géant de l’opéra-bouffe.
Politiquement correct
Si Robinson s’est maintenu au répertoire en Allemagne, en Italie, en Grande-Bretagne ou en Russie, on soupçonne qu’en France le politiquement correct ait compromis la survie de cet opéra comique mettant en scène des Européens perdus parmi les sauvages. Car il y a bien évidemment des sauvages dans Robinson Crusoé. Et même d’effroyables anthropophages !
« On se retrouve donc, avance la dramaturge Agathe Mélinand, face à un problème racial et raciste qui ne peut raisonnablement se résoudre en mettant en scène un chœur dont les visages sont maquillés en noir, ou en acceptant les allusions à la suprématie des blancs ». Des allusions à l’évidence devenues fort délicates, sinon dangereuses, dans une société où les susceptibilités de beaucoup au sujet des confrontations entre cultures, origines ethniques et degrés de civilisation anéantissent effectivement toute velléité d’humour un peu grinçant ou carrément féroce.
On peut aussi penser que cette tentative d’opéra comique chez un Offenbach qui tenait à se dépêtrer de sa réputation glorieuse d’auteur d’opéras bouffes et aspirait à écrire de grands opéras labellisés comme tels, n’a pas été l’une de ses plus belles réussites et qu’on hésite à s’en saisir à nouveau. L’adaptation du roman de Defoe, malgré le livret très habile et très amusant d’Hector Crémieux et d’Eugène Cormon, ne débouche pas sur un scénario bien palpitant. Et la partition d’Offenbach, aussi soignée et ambitieuse soit-elle, n’a pas le panache de ceux de La Belle Hélène ou de La Grande duchesse de Gerolstein. Et il approche moins encore des splendeurs des Contes d’Hofmann.
Un îlot de misère
Il a fallu la volonté et la griffe de Laurent Pelly, l’esprit d’Agathe Mélinand et la fougue de Marc Minkovsky pour conférer autant d’éclat à cette résurrection. Et il faut beaucoup d’humour et de mordant pour donner vie à un scénario tout de même un peu mince. S’y ajoutent la remarquable participation du Choeur Accentus, l’intervention emballante des Musiciens du Louvre dirigés par Marc Minkowski et de toute une pléiade de solistes aussi remarquables chanteurs que bons acteurs.
De la demeure très convenue de membres de la gentry anglaise dans laquelle le jeune écervelé est né des amours de sir William et de lady Crusoé, jusqu’aux aux misérables tentes de sans-abris où, faute d’île déserte, c’est dans un îlot de misère qu’il a échoué, le naufrage de Robinson est surtout un naufrage social.
Tout comme Offenbach et ses librettistes prirent en 1867 de très audacieuses libertés avec le roman de Daniel Defoe paru en 1719, et à l’instar de Daniel Defoe lui-même avec les authentiques mésaventures du marin Alexander Selkirk (1676-1721), Laurent Pelly et Agathe Mélinand ont joyeusement chamboulé l’univers du Robinson Crusoé jadis créé Salle Favart.
Et les tableaux les plus réussis, ceux qui permettent aussi la plus grande fantaisie, représentent les amis de Robinson partis à leur tour à l’aventure pour retrouver leur cher disparu et tombant aux mains des ignobles cannibales. Ces derniers sont tous représentés sous les traits abominables de Donald Trump. Et cette formidable insolence déclenche au sein de public des rires et des applaudissements qui disent tout des sentiments que l’on porte en France à la brute de Washington.
Si le spectacle est si réussi, il le doit évidemment beaucoup à la qualité des solistes composant une distribution remarquable et campant excellemment leurs personnages. De très belles voix, surtout parmi les rôles féminins (Julie Fuchs, très bien en Edwige, Emma Fekete, délicieuse Suzanne, Adèle Charvet, excellent(e) Vendredi) ; des chanteurs-acteurs attachants (Julie Pasturaud, Laurent Naouri, Rodolphe Briand) et deux protagonistes vif-argent, Sahy Ratia (Robinson) et Marc Mauillon (son ami Toby). Tous concourent à ce que Robinson Crusoé reçoive un accueil véritablement triomphal du public. Mais si le Robinson Crusoé d’Offenbach doit rependre une place qu’il avait perdue depuis si longtemps au répertoire des théâtres, il faudra impérativement qu’il soit à l’avenir aussi spirituellement servi que par le trio qui a présidé à sa joyeuse renaissance.
Robinson Crusoé, de Jacques Offenbach.
Théâtre des Champs-Elysées Jusqu’au 14 décembre 2025.
Dans son récent ouvrage, La haine en toutes lettres (Éditions FYP, octobre 2025), Yana Grinshpun établit un répertoire des agents de l’antisémitisme contemporain à travers leurs discours. Car nous dit-elle, de nos jours, « la croyance dans la performativité du langage permet aussi de s’affranchir du principe de réalité. Il faut comprendre cette nouveauté idéologique dans une aire culturelle qui octroie un pouvoir exorbitant au discours en tant que creuset principal des réalités qui nous entourent. Dans cette perspective, l’histoire, la filiation, la mémoire, les origines, l’appartenance nationale n’existent pas, seuls existent des constructions narratives, des récits. »
Cambriolage idéologico-lexical
En linguiste aguerrie, Yana Grinshpun dissèque les récits et les mythes anti-Juifs pour y débusquer les mots-clés modernes qui sont autant de signaux codés de la vindicte judéophobe, et les connotations perverses qui résonnent en écho des antijudaïsmes ancestraux chrétiens ou musulmans. La perversion de la langue par l’antisémitisme est ainsi mise à nu, du négationnisme au palestinisme en passant par le révisionnisme historique, du discours savant au discours militant en passant par « le discours du droit », de la désinformation à la propagande en passant par « la langue anti-juive des intellectuels juifs et israéliens » eux-mêmes.
Les procédés de substitution et d’inversion victimaire sont essentiels dans le narratif anti-Juifs d’aujourd’hui. D’une part, « tout le récit palestinien est construit sur le cambriolage idéologico-lexical. Les termes de l’histoire juive, de la situation juive, des persécutions juives sont repris sur le compte d’une narration antijuive. Les Juifs sont ainsi expulsés de leur propre récit. » D’autre part, l’assimilation des Juifs aux nazis est désormais devenue courante, des manifestations contre « l’islamophobie » aux tags qui envahissent les murs des villes.
Mais à l’origine, les promoteurs de cette inversion monstrueuse sont « les propagandistes soviétiques [qui] s’inspirent des nazis en recourant à l’inversion simple. Le « judéo-bolchévisme » des nazis est transformé en « nazi-sionisme ». » La connaissance intime de Yana Grinshpun de la réalité soviétique constitue en effet une des grandes qualités de cet ouvrage : les passages illustrés sur la propagande outrageusement antisémite diffusée en URSS dans les années 1960-70 sont extrêmement intéressant pour un public français peu au fait de cette caractéristique du totalitarisme soviétique. Sa maîtrise de la langue russe permet d’ailleurs également à Yana Grinshpun de démêler l’écheveau des fils entrecroisés entre l’expansionnisme russe poutinien et l’entrisme islamiste à travers la convergence anti-juive.
Compilation d’absurdités
Par des allers et retours entre passé et présent antisémites, Yana Grinshpun fait ainsi des rappels historiques indispensables pour déconstruire des affirmations mensongères d’aujourd’hui où, nous dit-elle, « à l’ère du relativisme culturel, l’une des croyances diffusées par l’idéologie dominante permet de postuler que tous les « récits » ou, comme on aime dire aujourd’hui, tous les « narratifs » se valent. » En historienne des idées -fausses-, elle revient notamment sur la situation des Arabes de la grande Syrie sous l’empire ottoman puis les plans de partage successifs de la région élaborés par les Britanniques, certains avec leurs partenaires arabes dès 1915, et avec les Français par ailleurs, dont les « territoires disputés » de Judée-Samarie en particulier sont d’une certaine façon les héritiers.
L’ouvrage très dense, compile également les théories tordues des incontournables figures tutélaires de la gauche intellectuelle, Eward Saïd, Noam Chomsky et Judith Butler en tête. Ne sont pas oubliés non plus les antisionistes juifs, « véritables coqueluches des antijuifs » comme Shlomo Sand, ou Ilan Pappé peut-être moins connu en France, à qui on doit la banalisation du terme « génocide progressif ». « Apparemment, torturé par la jalousie à l’égard de la créativité lexicale de son illustre compatriote, Yeshayaou Leibovitz, inventeur de l’expression « judéo-nazi », pour critiquer l’administration militaire des territoires disputés, Pappé a employé toute son énergie à diffuser le négationnisme le plus élémentaire dans le monde académique, associatif et militant. »
Sous l’égide de Victor Klemperer décryptant « la langue du IIIème Reich », Yana Grinshpun analyse donc, selon sa formule, « la formation d’un ordre linguistique et politique qui a pénétré jusqu’aux usages de ceux contre qui il a été créé ». Et citant Vladimir Jankélévitch, elle met en évidence le travail de la langue, ce processus essentiel dans l’imprégnation idéologique car « en parlant, nous réveillons les stéréotypes tombés en léthargie et nous réactivons leur venin ; les radotages accumulés redeviennent virulents. Le rhéteur déclenche à nouveau une mécanique faite d’associations, de constellations verbales et d’idées reçues. Le langage, obéissant aux affinités et résonances qui se créent entre les mots, ne cesse de véhiculer des partis pris venus du fond des âges. »
Si Yana Grinshpun fait la part belle, pourrait-on dire, aux anti-Juifs de gauche, ne consacrant du côté droit, qu’un développement conséquent au fameux discours de Charles De gaulle en 1967, elle semble pourtant renvoyer dos-à-dos les antisémites de droite et de gauche ce qui est un peu troublant. Discutable également peut-être, son usage du concept « d’Eurabia » et certaines assertions à l’emporte-pièce qui affaiblissent parfois ses démonstrations linguistiques par ailleurs brillantes. Car le pessimisme que nous inspire l’époque irradie inévitablement cet excellent ouvrage. Pour Yana Grinshpun, « la haine des Juifs ne disparaîtra jamais ; elle change seulement de masques discursifs. La « bouillie sémantique » qui s’impose dans la langue commune n’est pas seulement ignorance, suivisme ou romantisme militant. Elle incarne « l’acmé de la destruction civilisationnelle », le signe du retour de la barbarie, où homo hominis Judeus est. »
Dans son précédent album, Antoine Chereau avait réussi à nous faire rire de la France sous l’emprise du Covid. Ce nouvel opus, coécrit avec son épouse Isabelle, nous déride face à l’antisémitisme.
Il manque un mot dans le titre de l’album … comme un Juif en France. Jadis, ce mot c’était « heureux ». L’expression rendait hommage à la décision d’accorder la citoyenneté française aux membres d’un peuple plus souvent exclu qu’élu et disait tout le bonheur que signifiait alors l’intégration à une société politique pour qui tous ceux qui la composent sont égaux. Mais ça, c’était avant. C’était même il y a longtemps. Et aujourd’hui ?
Terrible constat
Dans les trois points de suspension qui ouvrent le titre, il y a un terrible constat, celui de la dégradation de la condition des juifs de France et encore beaucoup d’espoir : il est peut-être possible d’éviter que l’expression commence par « chassé » ou « traqué ». Tout ce paradoxe est résumé dans le dessin de couverture, où l’on voit un personnage pris dans le halo d’un projecteur destiné à traquer les fuyards. Mais avec ses yeux tout rond, sa bouille sympathique, c’est l’effet comique qui l’emporte : on n’est clairement pas dans un thriller et si les auteurs sont conscients de la gravité du moment, ils n’ont pas oublié que le rire était « la politesse du désespoir ». Ils nous offrent même la grâce de la légèreté dans une époque pourtant bien plombée.
Il y a, en effet, dans cette oscillation permanente entre le tragique et le rire qui traverse l’album d’Isabelle et Antoine Chereau, une forme de lucidité dépourvue d’amertume qui fait de chaque planche à la fois un moment de gravité et un temps de respiration. Et si les situations sont grinçantes, c’est quand même la tendresse qui l’emporte. Car ce qui domine à la lecture, c’est le sentiment du bouillonnement de la vie. Face à la haine antisémite, les personnages mis en scène ne sont pas dans l’appel à la vengeance, ils ne réclament pas le prix du sang, ils ne déshumanisent personne et ne perdent pas leur propre humanité, ils sont représentatifs du meilleur de ce que l’on nomme l’humour juif : un humour qui naît dans un contexte de violence et de persécution et qui est un pied-de-nez au malheur par simple amour de la vie, envers et contre tout. C’est un humour de la survie, pas du ressentiment. Un humour né dans le malheur mais préservé de l’aigreur, où l’autodérision n’est pas un abaissement mais une manière d’affirmer une forme de liberté face au tragique et à l’absurde. Comme dans cette planche où deux amis discutent et où l’un, catholique, dit son admiration du judaïsme et où l’autre, juif, tempère tellement son enthousiasme que le premier déclare : « C’est une chance que tu ne sois pas l’attaché de presse du judaïsme. » Ou encore cet autre où un juif pratiquant discute avec un coreligionnaire tout à fait détaché de la foi. Loin de s’offusquer du refus de pratique de ce dernier, le croyant se borne à lui faire remarquer que quoi qu’il fasse (et surtout quoi qu’il ne fasse pas), il sera toujours suffisamment juif pour un antisémite.
Mieux vaut rire que pleurer
« Être Juif est un destin », disait la romancière Vicki Baum. Aujourd’hui cela redevient une question. Une question existentielle. Rire est une façon de ne pas tout perdre quand on ne contrôle presque rien et que l’on ne maîtrise plus que la façon de raconter ce qui nous arrive. Et le rire d’Isabelle et d’Antoine Chereau, s’il est sans illusion, n’est pas sans exigence. Il a l’élégance de nous rappeler, par l’absurde et la dérision que l’antisémitisme n’est pas que la plaie du peuple juif, c’est un chancre pour l’humanité. Un chancre qui détruit ceux qui le subissent, ceux qui le pratiquent et ceux qui laissent faire et dont on ne se débarrasse qu’en acceptant de le combattre. C’est dire si nous sommes tous concernés. Chaque époque est mise un jour devant sa vérité. Nos prédécesseurs ont su vaincre le nazisme et ont reconnu dans le déchaînement de la haine antisémite la marque de la barbarie et de la monstruosité. Et nous ? En sommes-nous encore capables ? Pour l’instant nos sociétés prouvent le contraire, pour leur plus grand malheur car les antisémites sont capables d’aller tellement loin qu’il a fallu forger, pour prendre leur mesure après la Shoah, le concept de crime contre l’humanité. Mais il ne joue plus son rôle de frontière entre l’homme et la bête : Le 7-Octobre a montré que « plus jamais ça » n’était plus une promesse pour les générations futures, nous en avons fait notre plus grand échec. Alors si l’humour peut aider certains à ouvrir les yeux, d’autres à redresser la tête et la plupart à reprendre les armes rhétoriques et politiques, cela ne présage certes pas de l’issue du combat, mais du moins sera-t-il joyeux !
… comme un Juif en France, Isabelle et Antoine Chereau, Pixel Fever Edition, 2025. 184 pages
En publiant en fin de semaine dernière la nouvelle stratégie de sécurité nationale des États-Unis, le président Trump accable le continent européen pour sa faiblesse et entérine l’abandon de l’idée d’Occident.
Depuis son arrivé au pouvoir en 2017 et plus encore depuis le début de son second mandat, Donald Trump rompt systématiquement avec une vision du monde vieille d’un peu plus d’un siècle : l’Occident. Donald Trump ne mobilise pas des références historiques au hasard, et la réapparition de William McKinley dans ses discours ne fait exception. En saluant le président qui annexa Hawaï, conquit les Philippines et fit entrer les États-Unis dans l’ère impériale tout en érigeant des droits de douane massifs, Trump signale la cohérence profonde de son projet d’une Amérique protectionniste, sûre d’elle-même, assumant sa puissance sans complexe, tournée vers l’océan Pacifique et prête à remodeler son environnement stratégique. En invoquant McKinley, il ne convoque pas seulement un modèle économique, mais le moment fondateur où Washington a commencé à projeter sa force bien au-delà de ses frontières. C’est à cette généalogie-là que Trump rattache son “America First” et « MAGA » à l’âge d’or de la Gilded Era de la fin du XIXe siècle. Ce « néo-mckinleyisme » est en rupture avec l’évolution de la politique étrangère américaine à commencer par le mandat de McKinley lui-même (1897-1901).
Matrice civilisationnelle
Ce que William McKinley incarne avant tout est une contradiction fondatrice de la politique américaine. Jeune député, il défend des tarifs très élevés pour protéger l’industrie nationale et consolider un marché intérieur autosuffisant. Mais une fois à la Maison Blanche, sa vision se transforme. Le protectionnisme n’est plus un rempart, il devient l’instrument d’une expansion extérieure, et l’Amérique cesse progressivement d’être une nation qui se protège du monde pour devenir une nation qui entend façonner le monde. Ses successeurs donneront à cette orientation stratégique une armature idéologique puissante.
Lorsqu’on observe la manière dont les États-Unis entrent dans la Première Guerre mondiale en 1917, un fait saute aux yeux : l’immense effort déployé pour convaincre une société largement isolationniste que son destin était lié à celui de l’Europe. Une idée-force traverse les discours politiques, les programmes universitaires et même la propagande officielle : les Américains viennent de la même matrice civilisationnelle que les Européens. Ce récit devient une véritable infrastructure mentale, destinée à justifier l’engagement d’un pays jeune dans des querelles vieilles de plusieurs siècles et dont ses fondateurs et ses habitants traversèrent l’océan pour échapper.
Dès les années 1910, les élites américaines sentent qu’elles doivent légitimer autrement que par des intérêts stratégiques l’entrée en guerre contre l’Allemagne impériale. La référence à une « civilisation commune » apparaît alors presque comme un besoin existentiel. On décrit l’Amérique comme la fille de plusieurs filiations européennes. Athènes et Rome pour la politique, le christianisme médiéval pour la morale, la Renaissance pour l’humanisme, les Lumières pour la raison et le droit. En un mot, l’Europe n’est plus un continent étranger mais un « vieux parent » en danger, qu’il serait ingrat d’abandonner.
Les universités américaines jouent un rôle décisif dans cette opération intellectuelle. Entre 1914 et 1925, les Western Civilization Courses se multiplient à Columbia, Harvard, Chicago et Stanford. Ce n’est pas un hasard. Alors que le pays s’apprête à intervenir, puis lorsqu’il tente de comprendre les ruines de la guerre, ces institutions construisent un grand récit reliant directement la démocratie américaine à un héritage européen menacé. Soudain, la bataille de la Somme ou la chute des empires centraux ne sont plus des événements lointains mais des attaques contre la même tradition politique qui a produit la Constitution américaine.
La logique est limpide : si la civilisation occidentale est un continuum, alors l’Amérique doit la défendre. L’université devient ainsi un acteur stratégique. Et dans ce moment charnière, rappelons-le, les Etats-Unis sont dirigés par Woodrow Wilson, professeur d’Histoire et Président de l’université de Princeton). Avant même que le concept de « soft power » ne soit théorisé au XXe siècle, les États-Unis l’expérimentent déjà : en créant l’idée d’un Occident unifié, ils légitiment leur engagement militaire comme la suite naturelle de leur identité culturelle. On n’en est pas encore à la rhétorique de la guerre froide, mais la structure mentale binaire s’esquisse avec d’un côté nous (États-Unis et Europe libérale) et de l’autre eux (l’impérialisme allemand, perçu comme anti-démocratique et quasi barbare).
Communauté de destin
Cette matrice intellectuelle prépare, au fond, la future Alliance atlantique. Car ce qui se joue dans les auditoriums de Harvard ou dans les manuels initiés à Columbia en 1919, c’est une lente habituation, l’idée que les deux rives de l’Atlantique forment une communauté de destin. Le fil est continu entre les premiers Western Civ Studies aux discours de Franklin Roosevelt sur la « défense de la civilisation démocratique » en 1940, puis à la naissance de l’OTAN en 1949, qui institutionnalise explicitement une « communauté de valeurs ». Et ce n’est pas par hasard qu’à cette époque les cours de Western Civ ont été nommé avec humour « from Plato to Nato » (de Platon à l’OTAN).
Woodrow Wilson, quant à lui, comprend très vite la puissance de ce récit. Pour convaincre une opinion publique encore marquée par la tradition isolationniste de Washington et Monroe, il recycle sans scrupule le vocabulaire issu des universités. Défense du self-government, lutte pour la liberté, droit des peuples, autant de notions qui, dans l’imaginaire américain, sont autant de legs européens. Le Committee on Public Information, créé en 1917, diffuse ce langage à grande échelle avec des affiches, films, articles, conférences. L’Amérique se bat pour sauver l’Europe… mais aussi pour sauvegarder ce qui fonde sa propre identité.
Le glissement final est subtil mais décisif. Le récit universitaire installe progressivement l’idée que l’Europe a produit la civilisation occidentale, mais qu’elle n’est plus en mesure de la protéger seule. C’est désormais l’Amérique qui en devient la garante. Ce renversement silencieux prépare le Wilsonisme, l’internationalisme libéral du New Deal, puis, après 1945, le leadership américain sur ce que l’on appellera simplement « l’Occident ».
Dans ses actes, ses déclarations et surtout dans le livre blanc sur la sécurité nationale publié la semaine dernière, Trump acte l’abandon de l’idée d’Occident et du rôle de leadership que les États-Unis occupaient en son sein depuis la guerre froide. Washington fonctionne désormais moins comme une puissance garante d’un ordre collectif que comme une version géopolitique de la société de mercenaires Blackwater. Le mot d’ordre est devenu le burden sharing, le « partage du fardeau », ce qui signifie en réalité que les protégés, autrement dit les anciens alliés, doivent désormais payer comptant les services de sécurité fournis par les États-Unis. Dans cette logique transactionnelle, Washington écoute les propositions des deux côtés, de Moscou comme de l’Europe, avant de décider où s’engager, et n’exclut même pas l’idée de tirer profit simultanément des deux camps. L’Occident, un mot qui veut dire « coucher du soleil » n’a jamais mérité aussi bien son nom.
Le philosophe Rémi Brague estime que la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État a été possible car «la République et les catholiques avaient en commun l’amour de leur pays». Ses interrogations sur nos compatriotes musulmans qui aujourd’hui n’aiment pas la France sont légitimes, quoi qu’en pensent les islamo-gauchistes.
Tous les Français musulmans aiment-ils la France ? La question est posée par le philosophe Rémi Brague. Il s’interroge en ces termes : « Dans la France d’aujourd’hui, tous les musulmans qui y habitent et qui en ont la nationalité partagent-ils l’amour du pays où ils résident ? ». C’est en conclusion d’un long entretien[1] au Figaro, accordé hier à l’occasion du 120e anniversaire de la loi de 1905 sur la laïcité, que l’intellectuel avance cette délicate réflexion.
Questions dérangeantes
Elle résulte, dans son esprit, d’une remarque qu’il développe préalablement sur l’opposition, au début du XXe siècle, entre l’État républicain et les catholiques. Brague explique : « Les deux partenaires, même s’ils étaient adversaires, avaient en commun un grand amour pour leur pays. Ils étaient fiers de la France, de son histoire, de sa langue, de sa culture. Cela s’est vu au moment de la guerre de 1914-1918, où les deux côtés ont rivalisé de patriotisme et ont montré qu’ils étaient tous les deux prêts à mourir pour la patrie ». Bref, la laïcité française, qui fut brutale avec le catholicisme, a néanmoins été rendue possible et acceptable parce qu’elle s’adressait à une société homogène, majoritairement issue du christianisme, lui-même initiateur de la séparation du spirituel et du temporel (Jésus : « Mon Royaume n’est pas de ce monde », etc.) Cette réalité sociologique, aujourd’hui bouleversée par une massive immigration arabo-musulmane amorcée dès les années 1970, a fracturé la société.
Cette réalité n’est pas une découverte. En revanche, la question de la cohabitation pacifique avec les musulmans est de celle que les discours politiques et médiatiques évacuent, tétanisés à l’idée d’être accusés de racisme ou d’islamophobie. Il serait pourtant urgent de s’interroger sur un possible divorce.
Bien des Français musulmans aiment leur pays. À commencer, on peut le penser, par ceux qui s’engagent dans l’armée. Mais le dernier sondage de l’Ifop (relire mon article La nation, au défi d’une jeunesse francophobe) a montré la réislamisation de la jeunesse musulmane qui, à 57%, placerait la charia au-dessus des lois de la République. Il est d’ailleurs à remarquer que LFI a choisi, le 5 décembre, de saisir la justice en reprochant au sondeur d’inciter « à la discrimination, à la haine et à la violence ». Cependant ce choix de criminaliser le réel n’est destiné qu’à occulter les risques que fait courir à la nation l’objectif de Jean-Luc Mélenchon d’un changement de peuple et de civilisation.
Urgence
Lundi, sur Europe 1, l’avocat Thibault de Montbrial, spécialiste des questions de sécurité, n’a pas exclu un 7-Octobre en France, c’est-à-dire une offensive guerrière massive comparable à l’attaque d’Israël par le Hamas, menée par des organisations terroristes issues de la contre-culture musulmane. Tandis qu’Emmanuel Macron désigne la Russie comme une menace existentielle, il ne voit rien des ennemis intérieurs que sont les islamistes et les narco-mafias du Maghreb.
Le 5 décembre, Donald Trump s’est inquiété d’une Europe en déclin confrontée à des « invasions » migratoires et à un « effacement civilisationnel ». En France, la classe politique se passionne sur la mascarade du budget. Il est urgent de se réveiller (bis repetita).
Depuis plusieurs mois, Anne Coffinier, voix incontournable de l’école libre en France, subit une série d’attaques médiatiques venues de la gauche et de l’extrême gauche.
La virulence des critiques étonne d’autant plus qu’au sein de Créer son école, elle défend une liberté ouverte à tous : celle de créer des écoles catholiques, protestantes, juives ou strictement laïques ; des écoles pour enfants intellectuellement précoces comme pour élèves cabossés par le système public. Son action répond avant tout à des besoins concrets, ceux d’enfants que l’Éducation nationale ne parvient plus à accueillir dignement.
Ennemie parfaite
Pourquoi, alors, un tel acharnement ? La gauche assimile le combat pour la liberté scolaire à une cause de droite, parfois même d’extrême droite. Serait-ce parce qu’Anne Coffinier intervient souvent dans des médias classés à droite ? Parce que sa fondation Kairos et son association bénéficient du soutien de grands patrons ? L’explication tient sans doute moins à ces caricatures qu’à sa capacité rare à faire dialoguer des univers qui s’ignorent. Le 25 novembre, elle réunissait ainsi au Palais des Sports, devant plus de 4 000 personnes, le grand rabbin Haïm Korsia, le nouveau secrétaire général de l’enseignement catholique et la députée macroniste Violette Spillebout pour défendre, ensemble, les libertés de l’école privée. Pour la gauche, l’école libre est l’ennemi parfait, qui lui offre un ciment opportun qui lui permet de s’unir, dans la tradition du serment de Vincennes du 19 juin 1960 dont les conjurés se promirent d’éradiquer les financements publics de toute alternative à l’école publique.
La gauche a compris de longue date que l’on transforme une société en prenant en main l’éducation de ses enfants. N’est-ce pas d’ailleurs dans les rangs de l’Éducation nationale qu’elle recrute l’essentiel de ses militants, de ses cadres syndicaux et de ses experts ? La droite, plus individualiste, est rétive à s’occuper réellement de questions scolaires au niveau national. Elle se soucie prioritairement de l’avenir scolaire de ses propres enfants, souvent scolarisés dans le privé, mais se mobilise peu pour l’éducation en tant que bien commun. Elle défend l’école libre lorsqu’elle est attaquée, mais ne porte que très rarement d’ambition forte pour la développer. Beaucoup de responsables refusent encore d’assumer un programme visant à rendre l’école privée accessible à tous, par crainte d’attiser la guerre scolaire, de faire le lit du communautarisme islamiste ou de mécontenter leur électorat. On se demande par exemple quand les Républicains oseront réclamer enfin la fin du totem des 80/20% en termes d’allocation des moyens financiers pour l’éducation ?
Réveiller l’école
C’est précisément ce verrou qu’Anne Coffinier invite à faire sauter. « Le libre choix de l’école est un droit démocratique à conquérir, un nouveau droit social qui pourrait rassembler largement, et que la droite aurait tout intérêt à porter, même si cela a vocation à être une cause transpartisane », affirme-t-elle. Elle rappelle, non sans humour, que Condorcet lui-même plaidait pour l’existence d’un secteur privé dynamique afin d’éviter la sclérose de l’école publique. En réservant la gratuité au seul public, l’État impose en réalité un monopole éducatif aux classes populaires et les prive d’une alternative garantie pourtant par la Constitution. C’est là que se niche un véritable séparatisme social, bien plus que dans le choix, réel ou supposé, des classes aisées de protéger leurs enfants de mauvaises fréquentations.
Alors que certains députés LFI veulent supprimer les déductions fiscales liées aux dons, réduire les subventions ou aligner les pratiques éducatives du privé sur celles du public, l’enjeu n’est plus de rallumer une guerre scolaire dépassée. Il s’agit plutôt d’innover en matière d’égalité sociale : offrir enfin à toutes les familles, et pas seulement aux plus favorisées, la possibilité de choisir l’école publique ou privée qui convient à leurs enfants.
Une telle réforme serait un moyen audacieux de réveiller la méritocratie scolaire, de relancer l’ascenseur social et de replacer l’école au cœur d’un projet véritablement national.
La retentissante affaire ayant secoué la Commission européenne se dégonfle.
La France traverse un moment d’introspection médiatique. La commission d’enquête parlementaire sur les médias, créée pour examiner les mécanismes d’influence, les pressions économiques, les structures de propriété et les dérives possibles de certaines rédactions, questionne frontalement la manière dont l’information se fabrique.
L’affaire du Qatargate, que la presse européenne avait accueillie en fanfare en décembre 2022, sert aujourd’hui d’exemple emblématique. Libération[1], qui continue de suivre le dossier, et le quotidien italien Il Dubbio[2] montrent cette semaine combien la réalité judiciaire s’est progressivement éloignée du récit initial, largement construit sur une série d’arrestations spectaculaires et un narratif de corruption systémique au cœur de l’Europe.
Rappelons brièvement les faits. Les enquêteurs belges affirment en 2022 avoir démantelé un réseau financé par le Qatar (et possiblement le Maroc) pour influencer des élus européens. Sacs de billets, parlementaires mis en cause, mise en détention d’Eva Kaili, vice-présidente du Parlement européen : le scandale semblait énorme. Mais à mesure que les mois passent, l’enquête piétine, les preuves manquent, et une série de décisions de justice commencent à fissurer le récit initial.
Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Comme l’a révélé Il Dubbio et confirmé par la suite Libération, Eva Kaili et Francesco Giorgi passent désormais à la contre-attaque. Trois ans après les arrestations, ils ont déposé plainte à Milan contre Pier Antonio Panzeri, l’ancien eurodéputé devenu le principal repenti de l’affaire. Ils l’accusent de calomnie : selon eux, rien dans les éléments recueillis par les services de renseignement belges, qui avaient en pratique dirigé l’enquête avant de la transmettre au Parquet, ne permettait de les mettre en cause. Ils n’auraient été incarcérés que sur la base de ses déclarations.
Les avocats de Panzeri eux-mêmes, Laurent Kennes et Marc Uyttendaele, ont décrit de manière détaillée comment les noms de Kaili et Giorgi ont émergé : un enchaînement d’interrogatoires où Panzeri, privé d’avocat, finit par reconnaître un travail informel non déclaré pour le Qatar (17 000 euros par mois, 612 000 euros sur trois ans), mais nie toute corruption. Ce n’est qu’après avoir appris que sa femme et sa fille avaient été arrêtées, information volontairement retardée par les enquêteurs, qu’il s’effondre. Le lendemain, un accord lui est offert : la liberté pour sa famille et six mois de détention en échange d’aveux. Sinon, quinze ans. Et pour valider l’accord, deux noms.
Panzeri finit par citer les eurodéputés Marc Tarabella et Marie Arena, bien qu’il affirme devant le juge Michel Claise, qui se récusera plus tard, que Mme Arena n’a « rien à voir » avec cette affaire. Il devient collaborateur de justice et ses déclarations, que l’enquêteur Ceferino Alvarez Rodriguez qualifiera plus tard, dans un enregistrement révélé par Libération, de peu crédibles puisque « le parquet ne croyait à aucune de ses paroles », servent alors de base à l’inculpation de Mme Kaili et M. Giorgi.
Les Italiens tirent les choses au clair
La justice italienne, elle, semble de plus en plus sceptique. En avril 2024, la juge Angela Minerva a classé sans suite un dossier annexe visant Susanna Camusso, ancienne secrétaire générale de la CGIL[3], accusée par M. Panzeri d’avoir bénéficié d’un soutien qatari. Aucune preuve, aucun élément concret et les documents belges transmis à l’Italie ont été jugés « absolument génériques ». L’Italie pourrait ainsi relancer ce qui restera l’une des enquêtes les plus médiatisées, et la moins solide, de l’histoire européenne.
Le Qatargate, tel qu’il apparaît aujourd’hui dans Il Dubbio et Libération, raconte une autre histoire que celle de 2022 : non pas celle d’un réseau sophistiqué de corruption, mais celle d’un emballement politico-judiciaire où la pression médiatique, l’urgence policière et la fragilité des dépositions ont peut-être créé un scandale… sans substance.
Et c’est ici que le lien avec la situation française saute aux yeux. Les médias publics sont aujourd’hui accusés par plusieurs députés de droite d’être partisans, de défendre un agenda politique implicite ou de se précipiter sur certains récits alors que d’autres, pourtant tout aussi importants, sont négligés. Dans un paysage européen où la confiance dans les institutions et la crédibilité médiatique sont déjà sous tension, l’affaire Qatargate réactive des questions aussi simples que redoutables : comment une enquête peut-elle se transformer en scandale continental sans disposer d’un socle factuel solide ? Comment des institutions judiciaires peuvent-elles s’appuyer sur des témoignages aussi fragiles ? Et comment les rédactions peuvent-elles amplifier des récits dont elles ne mesurent pas toujours la volatilité ?
Chez nous comme ailleurs, les partis pris des rédactions, autrement dit les consensus sur les « bons » et les « méchants », les causes à défendre et celles dont il ne faudrait surtout pas « faire le jeu », semblent structurer en profondeur le traitement de l’information.
Le premier a dédié sa vie à Dieu, le second à la France. Monseigneur Matthieu Rougé et Éric Zemmour n’étaient pas faits pour se rencontrer. Mais l’évêque de Nanterre, en pointe dans le combat contre les réformes bioéthiques, enseigne aussi la théologie politique au Collège des Bernardins. Et dans son dernier essai, le président de Reconquête ! appelle ses compatriotes à un « sursaut judéo-chrétien ». Dès lors, ces deux-là avaient beaucoup de choses à se dire.
Causeur. Monseigneur Rougé, que vous inspire le fait que ce plaidoyer vibrant pour l’identité judéo-chrétienne de la France émane d’un juif séfarade ? Cela vous agace-t-il qu’il soit parfois plus catholique que le pape ?
Mgr Matthieu Rougé. D’abord, je ne dirais pas cela !
Éric Zemmour. Et moi non plus !
Mgr M. R. Cela étant,l’identité chrétienne ne se comprend pleinement que dans sa relation fondatrice avec la Première Alliance. J’invite d’ailleurs les fidèles à parler du « Premier Testament » plutôt que de l’Ancien Testament qui, pour les chrétiens, n’est pas aboli, mais accompli. Je suis en relation constante avec des amis juifs, rabbins, intellectuels, qui m’aident dans ma manière d’être chrétien aujourd’hui.
Éric Zemmour n’est pas rabbin, mais un amoureux de la France, de son histoire et de sa culture, qui observe que le catholicisme a fait la France et se désole de voir notre héritage chrétien effacé ou dévoyé. Partagez-vous ce constat ?
Mgr M. R. Comme prêtre depuis plus de trois décennies, évêque depuis sept ans et comme fidèle engagé dans la foi depuis de nombreuses années, je sais que l’histoire de l’Église est faite de crises et de renouveaux. La situation du christianisme en France aujourd’hui combine paradoxalement une part d’effacement institutionnel et de réémergence spirituelle. Toute ma vie s’efforce d’être donnée à l’annonce de l’Évangile, dont je crois volontiers qu’il a de beaux jours devant lui.
E. Z. Monseigneur Rougé parle de l’importance de sa foi et je ne suis pas surpris. Toute l’ambivalence et toute la richesse du christianisme tiennent à ce qu’il est la première religion dont le message est fondé justement sur la foi, autrement dit sur un phénomène individuel et intérieur que l’on ne peut pas inoculer comme un sérum. Notre désaccord, qui ne sera pas tranché car il est historique, c’est que je crois que l’Europe chrétienne n’a pas été engendrée par les seuls élans de la foi, mais par les formes que celle-ci a prises : la culture chrétienne, l’architecture, la musique, la peinture, le droit, l’État, les soins donnés aux plus faibles, l’hôpital et les monastères, ces ancêtres des usines où on apprend à prier et à travailler en même temps. En un mot, le christianisme est une civilisation qui a été si grande qu’elle a été le terreau de la foi dont vous êtes le témoin et le propagandiste tout à fait légitime.
Mgr M. R. Il n’y a pas de civilisation chrétienne sans foi chrétienne. Ces formes sont les fruits d’un engagement de foi profonde. Les hôpitaux, c’est saint Vincent de Paul et tout le renouveau spirituel du Grand Siècle. La vie monastique est née au ive siècle parce que des hommes se sont laissé intérieurement toucher par l’appel à aller dans le désert vivre l’intimité avec Dieu et le combat spirituel. Certes, le christianisme est une religion de l’incarnation, qui se déploie à travers des institutions. Mais sans la force vive de la foi, l’Église ne survivrait pas longtemps.
E. Z. Chacun son registre. Je ne peux pas agir sur la foi. Je me cantonne à ce que je peux faire, c’est-à-dire à défendre le christianisme en tant que civilisation. Je me situe ici et maintenant, et j’observe un double mouvement catastrophique : la fin d’une déchristianisation commencée au xviiie siècle et une islamisation massive du pays.
Mgr M. R. Entendons-nous d’abord sur les mots et sur le passé.Vous écrivez que le christianisme a été l’inventeur de l’individu, donc de l’individualisme. Mais il y a un mot beaucoup plus riche, décisif pour la dignité humaine, c’est le mot « personne ». Voilà la véritable invention du christianisme. Ce concept permet de comprendre le Christ, l’unique personne divine en ses deux natures, et la Trinité, trois personnes en une seule nature. Et ce mot « personne », élaboré pour parler du Christ et de Dieu qui est amour, ouvre à une compréhension de l’individu dans sa profondeur spirituelle et dans sa dimension relationnelle. Le christianisme authentique, ce n’est donc pas l’individualisme, mais un personnalisme spirituel. La richesse du christianisme, ce ne sont pas les bâtiments, c’est la dignité de la personne humaine.
E. Z. Jusqu’au xviiie siècle, ce que vous appelez « personne » et ce que j’appelle « individu » se confondaient. Là résidait le génie de l’Église, qui avait su constituer l’homme comme individu libre tout en l’encadrant. Mais petit à petit, l’individu s’est révolté contre cet encadrement, sans voir que celui-ci était aussi la condition de sa dignité. Il est devenu cet être sans racine et sans foi, qui se libère même de ce qui l’a constitué, c’est-à-dire le catholicisme.
Mgr M. R. L’histoire de la civilisation chrétienne n’est pas aussi rectiligne. L’aventure chrétienne est complexe, comme l’aventure humaine. On peut valoriser la dimension personnelle sans minimiser la dimension collective. Et réciproquement.
Éric Zemmour, pendant vos années de jeunesse vous êtes passé de Voltaire à Pascal. Mais l’identité française n’est-elle pas une synthèse entre Pascal et Voltaire, le christianisme et l’anticléricalisme ? Les progressistes pensent que la France a commencé en 1789. À vous lire, on a l’impression qu’elle est morte en 1789.
E. Z. C’est une question sur laquelle j’ai évolué, notamment avec Taine. Je crois de plus en plus que la Révolution a été une catastrophe pour la France. Je n’aurais pas dit cela il y a vingt ans, mais désormais je suis convaincu que tout l’objectif des Lumières, de la Révolution, puis de la République était la déchristianisation du pays. Et cela a tellement bien réussi que, comme l’avait prévu Barrès, une religion beaucoup plus âpre, dogmatique et intolérante que le christianisme lui a succédé. Nous y sommes !
Vous rejetez même les Lumières ?
E. Z. J’apprécie les premières Lumières, qui étaient libérales et voulaient limiter le pouvoir absolu, par exemple Montesquieu ou le Voltaire anglais. Mais très vite, la vindicte antichrétienne prend le dessus et sape complètement les fondements de l’identité française.
Mgr M. R. Nous avons quelques références communes, notamment Chateaubriand dont j’aime beaucoup le passage que vous citez – « Voltaire eut l’art funeste, chez un peuple capricieux et aimable, de rendre l’incrédulité à la mode ». Cela dit, depuis le début du christianisme, il y a dans la rencontre entre la Révélation et la rationalité quelque chose de fécond, qui passionnait Benoît XVI.
E. Z. Oui, c’est la rencontre entre la pensée grecque et le prophétisme juif, dont le christianisme fait une brillante synthèse !
Mgr M. R. En effet. Mais en un sens, les interrogations des Lumières sont aussi stimulantes pour permettre à la Révélation chrétienne de déployer certaines de ses potentialités. Bien sûr la Révolution, et en particulier la Terreur, a été violemment antichrétienne. Nous avons célébré récemment les carmélites de Compiègne, martyrisées en 1794. Cela dit, le xixe siècle a été aussi un très grand siècle pour la foi chrétienne. Un « âge d’or » du catholicisme dont certains ont la nostalgie, c’est la période 1850-1950 qui a été celle d’une reconstruction chrétienne dans une France presque intégralement rurale, avec une incroyable dynamique missionnaire. La moitié des missionnaires dans le monde sont alors des Français. C’est alors que naissent en grand nombre des congrégations hospitalières ou enseignantes, qui marquent énormément notre pays. Et tout cela se passe après la Révolution.
E. Z. J’aime beaucoup vous entendre faire l’éloge d’une période où la République a persécuté les catholiques et fait exiler, après 1905, des milliers de religieux, qui ne sont revenus que pour participer à la Grande Guerre. J’admire votre mansuétude et votre absence de rancune.
Mgr M. R. Les« persécutions »que vous évoquez n’ont pas commencé dès 1850.Même si je cultive l’absence de rancune car le ressentiment est toujours contre-productif, je ne dis pas que la loi de séparation n’a pas laissé de profondes blessures : j’ai été le curé de la paroisse Sainte-Clotilde à Paris, où les « inventaires » ont été particulièrement violents.
Débat entre Éric Zemmour et Mgr Matthieu Rougé, novembre 2025. Photo : Hannah Assouline.
Éric Zemmour, remettez-vous en cause la loi de 1905 ? La religion catholique devrait-elle avoir un statut juridique particulier en France ?
E. Z. Tous les citoyens français sont libres et égaux en droit, quelles que soient leurs croyances. Je connais mes classiques. Mais le catholicisme a un statut culturel – avec un « r » – particulier. Comme disait le général de Gaulle, « la République est laïque, mais la France est chrétienne ». Non seulement je ne veux pas remettre en cause la loi de 1905, mais je veux revenir à son esprit qui a été fort bien défini par Jean-Pierre Chevènement lorsqu’il parlait de « devoir de discrétion ». La religion – surtout quand elle vient d’une civilisation étrangère – n’a pas à s’étaler dans l’espace public. Il faut arrêter de mentir, la loi de 1905 n’était pas une loi de liberté, mais une loi de combat contre l’Église et le christianisme. Nous devons donc utiliser la laïcité comme une arme de combat conte la dernière religion en date qui n’a pas dans son ADN ce rapport personnel et spirituel à la divinité : l’islam.
Mgr Rougé, la laïcité n’a-t-elle pas a été beaucoup plus « dure » avec les catholiques qu’avec les autres grandes religions ?
Mgr M. R. Notre laïcité française s’est objectivement construite contre l’Église catholique. Elle s’est pour une part rééquilibrée grâce aux accords diplomatiques des années 1920 entre la France et le Saint-Siège, ainsi que par la jurisprudence du Conseil d’État qui s’en est suivie. Il demeure aujourd’hui pour les pouvoirs publics une tentation de durcir notre laïcité, souvent par la confusion entre l’État, légitimement laïque, et la société, qui ne peut pas l’être car les religions font partie de l’expérience humaine et doivent pouvoir s’y exprimer. Certains catholiques s’autobrident eux-mêmes, surinterprètent notre régime de laïcité, à cause de cette confusion entre l’État et la société, typiquement française en raison de la force historique de nos pouvoirs publics.
Eric Zemmour, vous êtes très critique avec l’Église actuelle.
EZ. En effet, elle est très catholique certes, mais elle oublie d’être une religion, c’est-à-dire de relier les humains entre eux et de les relier à leurs défunts. La terre et les morts, comme disait Barrès. À partir du moment où l’Église ne tient plus qu’un discours universaliste et plus du tout un discours identitaire, européen et occidental, j’estime qu’elle trahit ses origines et qu’elle abandonne les peuples européens face à ce qui leur arrive. Cet abandon a été personnifié selon moi par le pape François qui, voyant la déchristianisation et l’islamisation de notre continent, se disait qu’il fallait négocier le statut de dhimmi le plus favorable possible, et développer à l’avenir le catholicisme sur les autres continents, l’Amérique, l’Afrique, et l’Asie, qui sont des terres missionnaires plus fécondes. Voilà ce que je pense et ce que je regrette.
Mgr M. R. On ne peut pas opposer le local et l’universel. Le principe de la religion catholique consiste justement à unifier l’enracinement le plus profond et l’ouverture la plus large. Surtout, vous vous trompez en affirmant que le pape François a abandonné la France et l’Europe ! J’ai eu l’occasion d’échanger avec lui, parfois longuement, et il était extrêmement attentif et bienveillant à l’égard de notre pays. Du reste, comme tout jésuite de sa génération, il a grandi dans la lecture des grands intellectuels ignatiens français, comme Henri de Lubac ou Michel de Certeau.Le texte programmatique de son pontificat, intitulé « La joie de l’Évangile », est une vigoureuse invitation au renouveau missionnaire de tous dans l’Église, axée sur l’annonce du cœur de la foi, le « kérygme ». Pour un diocèse comme le mien, cette exhortation apostolique inaugurale a été une boussole.
Le pape François a aussi tenu à l’égard de l’Europe des exhortations proprement politiques !
Mgr M. R. Certes, mais il était d’abord missionnaire. François était moins un théoricien qu’un prédicateur décapant, voire provocateur. Il pensait qu’il fallait arracher les chrétiens occidentaux à un certain confort intellectuel, matériel et spirituel.
E. Z. En attendant, il ne plaidait jamais pour le christianisme identitaire d’Occident. Alors que moi, je rêve du catholicisme viril du Moyen Âge. Je pense qu’une religion est ce que les humains qui la reçoivent en font. J’emprunte cette idée à Renan, qui disait que le catholicisme était le judaïsme des Européens et l’islam le judaïsme des Arabes. Ce qui aboutit à deux religions qui n’ont plus rien à voir.
Mgr M. R. Vous citez beaucoup Renan, ancien séminariste ayant pris ses distances vis-à-vis de la foi, et Barrès. Leur lecture n’est pas inintéressante, mais ce sont des références trop restrictives si l’on veut parler de manière ajustée du christianisme.
E. Z. Je n’ai pas écrit un livre de théologie !
Mgr M. R. Certes, mais des intellectuels plus récents, qui expriment un regard chrétien sur le monde de l’intérieur de leur foi, seraient des témoins plus ajustés de ce qui fait vivre l’Église. Je pense, par exemple, à Jean-Luc Marion ou Rémi Brague.
E. Z. Vous tombez mal : Rémi Brague, je le lis beaucoup et depuis longtemps. C’est de lui que je tiens cette si pertinente remarque sur ceux, et ils sont nombreux dans la classe politique, qui croient que l’islam est « le christianisme des Arabes ». C’est de lui aussi que je tiens cette comparaison si éclairante sur la scène de l’Ancien Testament dans laquelle Dieu demande à Abraham d’aller annoncer leur destruction à Sodome et Gomorrhe. Abraham négocie avec Dieu le nombre de justes qui permettrait d’épargner les villes maudites – « et s’il y a cent justes ? » –, quand la version du Coran indique sobrement : « Et Abraham obéit à Dieu. » On ne discute pas en islam les ordres d’Allah, même s’ils vous paraissent monstrueux. Comme disait Claude Lévi-Strauss : « Si un corps de garde avait une religion, ce serait l’islam. »
Et puis je ne cite pas seulement Renan et Barrès. J’évoque aussi Fénelon et Bossuet. Pour le premier, l’important c’est que nous appartenons tous au genre humain, la « Grande Patrie » selon lui. Le second lui répliquait que nous sommes d’abord français. Depuis les années 1950, l’Église est allée trop loin dans le sens de Fénelon et de l’universalisme. Je souhaite qu’elle revienne à Bossuet et à la défense de l’identité chrétienne. En particulier dans l’enseignement des enfants.
Mgr M. R. Il y a bel et bien une tension entre l’enracinement et l’universalité. Mais c’est précisément le « génie du christianisme » de l’assumer par la profondeur. Ce que j’espère, pour ma part, ce à quoi je travaille, c’est à la qualité de la formation chrétienne et spirituelle du plus grand nombre. On ne peut habiter l’identité chrétienne de manière authentique que par la profondeur. C’est la formule programmatique de l’Évangile : Vivre « dans le monde » sans être « du monde ». Vous imaginez une sorte de catholicisme identitaire qui se couperait de sa proposition universelle de salut. Je crois plutôt que l’enracinement dans le Christ conduit à s’ouvrir à tous en restant soi-même. L’identité chrétienne est assez solide et profonde pour être en dialogue, en débat, voire en conflit. Cultiver une telle identité est heureux, mais devenir identitaire pour se rassurer en prétendant se sauver soi-même ne me semble ni juste ni convaincant.
E. Z. Ce n’est pas pour « se rassurer », comme vous dites, mais simplement pour ne pas mourir.
Mgr M. R. J’ai dit aussi « se sauver soi-même ».
E. Z. Et je répète, plus prosaïquement, « ne pas mourir » !
Mgr MG. Oui, mais moi je pense que nous sommes sauvés par le Christ, pas par nos efforts immédiats.
Cité du Vatican, 1er octobre 2014 : le pape François reçoit des survivants et des proches des victimes du naufrage de Lampedusa d’octobre 2013. AP Photo/SIPA
Aujourd’hui, les martyrs chrétiens ne sont plus à Rome, mais en Orient.
E. Z. Absolument. Ils sont persécutés par les régimes musulmans et communistes. Et je ne vois pas l’Église tellement les défendre.
Mgr M. R. Les martyrs sont nombreux, en Orient, mais aussi en Afrique. Nous nous efforçons de cultiver une profonde solidarité avec ces frères et sœurs persécutés. Le travail de l’Aide à l’Église en détresse et de l’Œuvre d’Orient, ainsi que le soutien que ces œuvres reçoivent d’un très grand nombre de fidèles en sont un signe éloquent.
E. Z. Je pense pourtant qu’en Europe, l’Église n’entend pas assez les avertissements de certains hauts dignitaires du christianisme oriental, qui nous alertent sur ce qui leur est arrivé et qui est en train d’arriver chez nous.
Mgr M. R. Je ne crois pas manquer de lucidité sur la situation de l’Église en France aujourd’hui : elle a de grandes fragilités, mais aussi des atouts spirituels et missionnaires.
E. Z. C’est de la langue de bois !
Mgr M. R. Non, c’est un constat historique. L’Église n’a cessé d’osciller entre crises et renouveaux, entre morts et résurrections. Regardez la France de l’époque de la Fronde : le futur saint Vincent de Paul est nommé curé en pleine épidémie ; refusant de se confiner (voilà qui nous rappelle des souvenirs récents…), il découvre une vieille femme morte de faim ; il va donc trouver le menuisier et lui dit : « Je suis ton curé, fais un cercueil. » Que lui répond le menuisier ? « Il n’y a plus de curé, il n’y a plus de Bon Dieu. » Nous sommes alors au seuil d’un des plus grands renouveaux de l’histoire chrétienne dans notre pays. N’en restons pas à des jugements historiques univoques : l’histoire réelle est plus riche et plus complexe !
E. Z. Si vous voulez. Mais, cela ne doit pas nous détourner de certaines évidences. Telles que celle qu’a formulée le général de Gaulle : l’État est laïque, la France est chrétienne. C’est tout, c’est simple. Il n’y a pas lieu d’épiloguer. Notre peuple est de culture chrétienne, même ses citoyens qui ne sont pas chrétiens.
Ce que personne ne nie ici.
E. Z. Peut-être, mais aujourd’hui nombre de nos contemporains sont tellement déchristianisés qu’ils ont perdu de vue cette identité profonde. Sans parler des millions de musulmans de notre pays, qui imposent leur religion, leur culture et leur civilisation. Ils ne reconnaissent pas l’imprégnation chrétienne de la France et veulent imposer leur identité musulmane.
Mgr M. R. La présence de musulmans nombreux en France aujourd’hui modifie évidemment notre situation culturelle et religieuse de façon très significative. Mais il ne faut pas oublier la présence d’un judaïsme plus affirmé et la vitalité du protestantisme évangélique, sans compter le matérialisme et l’individualisme massifs d’un très grand nombre de nos contemporains. Cela ne rend que plus urgent le témoignage de fond de chrétiens cherchant à articuler le sens de Dieu et le goût de la liberté.
Les militantes néoféministes ne décolèrent pas contre Brigitte Macron, qui a osé qualifier de « sales connes » les perturbatrices du spectacle de l’humoriste Ary Abittan. Les éditocrates bien-pensants forceront-ils la Première dame à s’excuser?
DR.
Les propos tenus par Brigitte Macron auprès d’Ary Abittan en coulisses aux Folies Bergère continuent de faire des vagues. Le salesconnesgate a pris une telle ampleur que l’Élysée a dû organiser hier un semi-rétropédalage et faire savoir que Brigitte Macron visait seulement les méthodes des manifestantes outragées. Toutes les pleureuses du néo-féminisme y vont de leur couplet indigné à commencer par l’inévitable Godrèche. Les Insoumis éructent. François Hollande gronde. Elle a dit conne! Quelle vulgarité! Un crachat sur les victimes! Qu’elle se lave la bouche avec du savon! Quand Souchon traite les électeurs RN de cons, ces beaux esprits ne mouftent pas. D’accord, Souchon n’est pas Première dame.
Brigitte Macron était en confiance. Elle était avec des amis. Elle a parlé comme on parle dans la vie et dit au passage ce que nous sommes beaucoup à penser (quoique « connes », c’est un peu mou). La caméra était celle de Bestimages, agence de Mimi Marchand, une proche du couple Macron qui était là pour faire du people sans histoires… D’après Le Parisien, on n’a pas voulu nuire à l’épouse du président de la République, il n’y a pas eu de coup tordu, juste une suite de négligences. Il semble que la vidéo a été vendue à l’hebdomadaire Public sans que quiconque n’ait écouté le son.
S’il y a une victime dans cette affaire, c’est Ary Abittan. Mais curieusement, tous ces gens intraitables sur les bonnes manières ne trouvent rien à redire au fait que des militantes fassent irruption dans un spectacle et traitent de violeur un homme doublement blanchi par la Justice. Une intrusion par la force c’est tout de même plus grave qu’une insulte. Et violeur plus grave que connes. Mais non, le scandale, ce sont deux mots de Madame Macron. « Le moindre solécisme en parlant vous irrite mais vous en faites vous d’étranges en conduite » (Les femmes savantes).
Ces militantes ont bien le droit de critiquer une décision de justice comme je le fais moi-même souvent, me répliquerez-vous. Seulement ici, ce n’est pas de la critique, c’est de l’intimidation. Je trouve l’incarcération de Nicolas Sarkozy injuste. Mais je ne suis pas allée manifester devant la Santé pour l’empêcher. Puisque la Justice ne condamne pas sans preuves, les militantes néoféministes prétendent la remplacer par une justice expéditive qui condamne à la mort sociale tout homme accusé – car les femmes ne mentent jamais et ne se vengent jamais, c’est bien connu. Elles essaient d’effrayer les producteurs, les directeurs de théâtres et autres employeurs potentiels des hommes mis en cause. Et comme le courage n’est pas la première vertu du monde du spectacle, des centaines d’hommes blanchis ou ayant purgé leur peine se retrouvent non seulement chômeurs mais bannis. Elles expliquent qu’un non-lieu ne blanchit pas. On ne peut pas vous condamner mais vous n’êtes jamais innocenté. Génial! C’est la logique de la Terreur: tout homme est un coupable en puissance. L’une des associations énervées et qui annonce porter plainte contre Mme Macron s’appelle d’ailleurs les Tricoteuses hystériques. N’est-il pas un peu curieux de revendiquer une filiation avec les femmes qui pendant la Révolution assistaient avec gourmandise aux exécutions ?
Les tricoteuses d’aujourd’hui s’impatientent, elles trouvent que la guillotine sociale ne turbine pas assez. Comme disait Anatole France, les dieux ont soif. Et moi j’ai peur.
Cette chronique a été diffusée sur Sud Radio
Retrouvez Elisabeth Lévy dans la matinale, au micro de Patrick Roger
Si Israël pourra bien participer au concours à Vienne en mai prochain, l’Espagne, l’Irlande, les Pays-Bas et la Slovénie ont annoncé qu’ils n’iront pas en Autriche.
L’Europe est une vieille dame épuisée qui croit qu’en levant le petit doigt elle va sauver le monde. Elle a trop vécu, trop bu, trop sermonné, alors elle cherche une cause légère, un geste propre. Cette année, ce sera le concours de l’Eurovision puisque des artistes israéliens s’y produiront. L’Espagne, l’Irlande, les Pays-Bas et la Slovénie ont donc sorti le boycott comme un exorciste son crucifix. On a chassé les fantômes et on s’est cru héroïque. Dans cette affaire, la France, pour une fois, mais avec d’autres, a évité de se ridiculiser.
Le « plus jamais ça » est devenu, pour certains, un abonnement illimité à la bonne conscience. Ça évite de regarder le réel, ça donne même un petit frisson de vertu. Ce vieux continent aux « penchants criminels », comme dit Milner, n’aime pas son propre reflet. Alors il repeint la glace et s’offre une innocence de pacotille. L’Espagne, d’ailleurs, devrait se souvenir que la « limpieza de sangre » n’est pas née dans les labos du IIIe Reich mais chez ses propres Inquisiteurs, et qu’elle s’est taillée un empire en évangélisant tout un continent à coup de canons, de lances, de haches et de feu… Venir, avec un tel passé, donner des leçons de comportement n’est pas très sérieux.
Derrière toute cette mise en scène, il y a l’ombre d’Edward Saïd. Pas le vrai – trop complexe – mais sa version low-cost qui découpe le monde en deux couleurs ; les colonisés, d’un côté, les colonisateurs, de l’autre. Une grille simple, pratique, qui permet à l’Occident de se sentir innocent sans faire beaucoup d’efforts. La nuance est fatigante, l’alibi tellement plus reposant.
On ressort donc le mot « colonialisme » par réflexe, pour éviter de regarder les responsabilités d’aujourd’hui. Cette éthique de surface finit toujours de la même manière. Ceux qui tirent se retrouvent exonérés, ceux qui se protègent deviennent suspects. Le boycott d’une émission de divertissement n’est pas une politique, c’est un petit rituel de purification emballé dans du courage de poche. Ça fait du bien à celui qui le pose, le boycotteur. Ça ne change rien à la réalité sur le terrain, et cette posture hypocrite ne fait pas avancer la paix d’un millimètre. Eh oui, s’il suffisait de changer de chaîne pour arrêter une guerre séculaire, ça se saurait. On assiste peut-être ici à la victoire posthume de l’auteur de L’orientalisme dans sa version sloganisée. Une victoire triste, celle d’une pensée amputée, répétée sans la comprendre, devenue simple décor pour ceux qui préfèrent la pureté imaginaire à la lucidité.
La vraie morale, pourtant, n’est pas un miroir où l’on se regarde devenir vertueux. C’est une promesse, une charge qui demande d’avoir les yeux ouverts, même quand ça fait mal. Cette morale-là ne consiste pas à agir pour se donner bonne conscience, mais pour faire l’Histoire. On se trompe rarement en observant de quel côté l’Europe – du moins, une certaine Europe – se range.