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Je vous ai apporté des bonbonnes

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Comme nous l’avions pressenti ici-même, la bonbonne, ça donne. Bien que beaucoup moins médiatisés que leurs compagnons d’infortune de Nortel à Chateaufort ou de New Fabris à Chatellerault, les salariés de l’entreprise néerlandaise JLG à Tonneins, qui avaient menacé de détruire des nacelles élévatrices produites par leur société en faisant exploser des bouteilles de gaz, ont fait plier leurs licencieurs. « Notre proposition était une indemnité de 30 000 euros pour les 53 personnes qui doivent être licenciées. Nous avons obtenu gain de cause », a indiqué vendredi le secrétaire du CE. Comme quoi le chantage n’est pas une solution sauf, bien sûr, quand il n’y a pas d’autres solutions…

Deux cent trente-huit mille euros

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325 000 francs est, on s’en souviendra peut-être, le titre d’un excellent roman de Roger Vailland, sorti en 1955. Ce hussard rouge, communiste de stricte observance, pour qui la littérature se devait, selon ses propres mots, de ressembler à des histoires de la Série Noire racontées avec le style du Cardinal de Retz, eut même le prix Goncourt pour La Loi en 1957, roman adapté de manière inoubliable par Jules Dassin avec Gina Lollobrigida dans le rôle principal.

Dans 325 000 francs, Roger Vailland racontait, à sa manière sèche et distanciée, une belle histoire d’amour et de lutte des classes.
Un ouvrier dans une usine de plastique du côté d’Oyonnax n’a qu’un seul rêve : échapper à sa condition. Il fait des courses cyclistes tous les dimanches dans l’espoir pour devenir champion et d’échapper au turbin aliénant. Evidemment, ça ne suffit pas. Ses rêves sont pourtant bien modestes. Il veut obtenir la gérance d’un snack-bar et épouser Marie-Jeanne. Pour réaliser son projet, il a besoin de la somme qui donne son titre au roman. Il décide d’enfreindre la règle des trois-huit dans son usine, travaille jour et nuit et évidemment, le dernier jour, épuisé, fait une erreur de manipulation et perd un bras, broyé par la presse à injecter.

Si cet excellent roman , dont nous recommandons la lecture à tous nos amis causeurs, notamment à ceux qui ne jurent que par la valeur travail, nous est revenu en mémoire, ce n’est pas pour les raisons les plus évidentes et qui le rendent d’une singulière actualité : le « travailler plus pour gagner plus » comme alpha et oméga de la vie sur Terre, le code du travail attaqué au hachoir, le RSA comme trappe à bas salaires, la retraite à 67 ans quand plus un jeune de moins de vingt-cinq ans n’arrive à trouver un boulot décemment payé.

Non, c’est par une simple euphonie, un vague rappel sonore, que l’actualité a amené sous nos yeux une autre somme, celle de 238 000 euros.
Allons, 238 000 euros, cela représente quoi, à votre avis ? Des stauquopcheunes ? Vous voulez rire, pas une telle misère. Le salaire annuel d’une infirmière débutante ? Vous plaisantez, il en faut dix, des infirmières, pour gagner cette somme. Une mallette de billets destinée à un élu afin de favoriser l’obtention d’un marché public ? Oui, pourquoi pas, mais un petit élu et un petit marché public.

Vous donnez votre langue au chat ? Vous avez raison parce que tout de même, c’est assez dur à imaginer. 238 000 euros, c’est le prix d’un petit plaisir que s’est offert la semaine dernière, à Molsheim, dans le Bas-Rhin, un vainqueur du système. Pour cette somme, il s’est adjugé un bouchon de radiateur de Bugatti. Pas la Bugatti elle-même, hein… Non, le bouchon de radiateur, juste le bouchon de radiateur.

Cette vente était organisée par les héritiers d’Arlette Schlumpf, décédée en mai 2008. Son mari et son beau-frère, industriels du textile, étaient surtout connus pour leur fantastique collection de voitures, essentiellement des Bugatti, que l’on peut encore admirer à Mulhouse dans la Cité de l’Automobile. Le capitaliste, qui a toujours du mal à augmenter ses ouvriers, trouve néanmoins à chaque fois de quoi nourrir ses danseuses et ses lubies, de la grosse cylindrée à l’œuvre d’art contemporain, l’une pouvant au bout quelques années passer pour l’autre. Et s’il les met dans un musée, ses danseuses, alors tout le monde est prié de se taire : on appelle ça du mécénat et Laurent de Médicis n’a plus qu’à bien se tenir, ce petit joueur.
Les frères Schlumpf étaient des précurseurs, dans leur genre. Ils avaient mis la clé sous la porte en 1976, au prétexte, déjà, que les caisses de l’entreprise étaient vides. Les ouvriers, déjà aussi, avaient plutôt mal pris la chose. Ils avaient occupé les locaux et découvert dans un bâtiment une extraordinaire collection de cinq cents voitures de luxe, amoureusement et secrètement bichonnées par les deux frères licencieurs.

Plus de trente ans après, au merveilleux pays du bouclier fiscal, les caisses sont vides, les déficits spectaculaires, on recourt à l’emprunt et on licencie massivement les précaires dans l’automobile, sans doute parce qu’on ne fabrique plus assez de bouchons de radiateurs. On fait financer des plans de départ volontaire par l’Etat, mais quelqu’un, un dimanche de juillet 2009, peut s’offrir un bibelot Bugatti pour 238 000 euros.

Je ne sais pas pourquoi, mais parfois, je trouve que le capitalisme ressemble à certaines bouteilles de vin : il a, comme qui dirait, un très vilain goût de bouchon.

325.000 Francs

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Valls-Aubry, le couple de l’été

Après l’épisode burlesque de la motion de censure invisible, on croyait le PS incapable de faire parler de lui avant La Rochelle, on s’était trompé.
Avec l’affaire Valls, Solférino tient son feuilleton de l’été. Mais au fait, y a-t-il une affaire Valls ? Ne devrait-on pas plutôt parler d’affaire Aubry ? Car c’est bel et bien Martine qui est à l’origine de tout ce tintouin, même si derrière le style surgé, on reconnaît un peu trop l’inimitable griffe militaro-lambertiste de Cambadélis.

Sans la lettre de Martine, Manuel aurait pu continuer à multiplier ses fléchettes jusqu’à la semaine des quatre jeudis ou des 35 heures, sans décrocher autre chose que des brèves factuelles en bas de page politique des quotidiens, comme c’est le cas depuis environ six mois. On vous refait le film, mais vite – sans l’épisode des blacks d’Evry, dont tout le monde se souvient ici.

Valls réclame des primaires englobant tout le peuple de gauche: « un parti ferme, un mouvement ouvre » ; Valls exige que le PS change de nom : « le mot socialiste ne veut plus rien dire » ; Valls dénonce l’antisarkozysme primaire qui tient lieu de viatique idéologique au parti : « N’exagérons pas nos critiques en présentant le chef de l’Etat comme un Bonaparte en puissance ! » En conséquence de quoi Valls exige qu’on fiche à la porte Martine et sa garde rapprochée (Camba, Bartolone, etc.), « la génération qui a failli dévore ses enfants. Il est temps qu’elle passe la main à des hommes et des femmes contemporains ». Une fois cette formalité acquise, il sera bien sûr disponible pour être désigné par les socialistes en vue de 2012, puis par les Français à cette date.

Force est de constater que jusque-là, cette activité débordante du maire d’Evry – dont on plaint la secrétaire, qui doit sûrement bosser tous les dimanches – n’avait guère fait de vagues. On se demandera donc pourquoi Martine a soudain décidé d’offrir son heure de gloire à celui qui jusque-là passait pour un agité, un trublion, un carrément méchant jamais content qu’on finissait par ne plus écouter.

On peut plaider la bêtise, ou plutôt l’aveuglement passager. À Lille comme à Paris, la première secrétaire vit dans un ravioli. Elle est enfermée H 24 dans un blockhaus bourré de courtisans, lesquels ont probablement fini par lui faire croire qu’elle aussi avait un destin présidentiel, qu’elle était autre chose qu’une rustine destinée à empêcher – très provisoirement – le PS de Reims d’exploser, et à lui cacher qu’elle n’avait fait l’unanimité chez les prétendants anti-Ségo que parce qu’elle n’était pas susceptible de faire de l’ombre à Hollande, Delanoë, Fabius, et même DSK. Ces banalités de bases, dont nous pensons que Martine avait conscience au moment de son élection, nous croyons qu’il est fort possible qu’elle les ait oubliées sous le poids des « t’es la meilleure, on va tous les fumer » et autres kilotonnes de flatteries déployées par sa camarilla, y compris, et ça c’est vraiment trop mignon, après la cata des européennes.

On peut aussi envisager l’hypothèse du calcul diabolique, qui présente l’avantage de ne pas être incompatible la précédente. Le ton très formel et, disons-le, limite grotesque, de la lettre de remontrance, mélange de solennité monarchique et d’avertissement d’institutrice courroucée, n’est pas un vrai pétage de plomb. Car de facto ce courrier intronise Valls comme l’opposant officiel de sa Majesté, parce que c’est le seul qu’elle pense être capable de battre dans le cadre – fort improbable – de primaires à gauche ou dans celui – plus vraisemblable – de simple consultation interne des militants PS.

Pour le choix du candidat de 2012, qui est bien sûr, la seule vraie question, Martine fait le pari que ses concurrents dans sa propre majorité (Hollande et compagnie, déjà cités plus haut, mais aussi Hamon, Montebourg et autres jeunots) se neutraliseront les uns les autres (comme à Reims, justement), et qu’une fois de plus, après la mêlée, elle incarnera la seule possibilité de compromis.

Mais à ce stade de la manip, y’a comme un problème : il s’appelle Ségolène. On rappellera qu’elle a fait fifty-fifty avec Titine à Reims, qu’elle n’a jamais cessé depuis de peaufiner son statut de présidentiable (l’affaire Orelsan en est le dernier épisode). On peut raisonnablement supputer qu’elle aura mis à profit sa traversée du désert poitevin pour blinder ses réseaux politiques et surtout financiers. On peut enfin parier qu’en cas de vote des militants, on aurait droit à un remake de 2006 : Ségo ne ferait qu’une bouchée d’une Martine Aubry très affaiblie par la guerre civile dans sa propre majorité, tout du moins en l’état actuel des choses

C’est justement toute l’utilité de la lettre à Valls : elle ne laisse plus les choses dans leur état actuel. Elle désigne aux socialistes mécontents mais aussi à la caste médiatique le personnage vers qui se tourner quand on cherche un éléphanteau en révolte contre ses aînés dominants. Quand il s’agit de trouver un contrepoint à une position officielle du PS, le plus paresseux des journalistes de France-Info ou de Libé sait désormais qui appeler, et ça tombe bien : Valls répond toujours, et a toujours quelque chose de détonant à dire. Issu lui-même de l’équipe dirigeante de Ségolène et partageant pour l’essentiel ses présupposés modernistes, eurobéats et sociétalistes, c’est bien sûr prioritairement dans ce camp-ci que Manuel va semer sa zone. On peut d’ores et déjà parier qu’en Ségolénie, le sourire et la lovitude ne seront plus de mise, on entend déjà les mots doux qui vont s’ensuivre : « crypto-sarkozyste ! », « sérial-loseuse ! ». La mystique du renouvellement étant puissante dans cette gauche-là, il n’est pas du tout exclu que Valls sorte vainqueur de ce premier combat contre Ségo, mais un Valls qui alors devra affronter Martine Aubry au prochain round sans vrais relais dans les fédés du PS, et donc, accessoirement sans grandes sources de financement. Or une campagne, fut-elle interne au PS, ça coûte bonbon.

Vu comme ça, l’objectif de la lettre de Martine devient plus clair : ouvrir un second front pour affaiblir et Ségolène et la faire supplanter par un challenger à sa propre portée.

Si ce scénario se déroule comme prévu, on verra, in fine, Manuel et Martine s’affronter dans un choc de titanneaux pour être le candidat socialiste qui aura le droit de se faire étriller en 2012. Sans forcément attendre le second tour.

Orelsan : droit d’auteur, devoir d’homme

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Dans l’affaire du chanteur de rap Orelsan et sa déprogrammation des Francofolies de La Rochelle, les grands esprits que nous sommes n’ont pas besoin de réfléchir très longtemps pour désavouer les pouvoirs publics censeurs et prendre la défense de la liberté d’expression.

C’est peut être ça le problème. Soumis à nos réflexes, nous croyons faire l’économie d’une réflexion appropriée à cette histoire. Entre un jeune artiste et une bande de mères-la-vertu féministes, entre la transgression et l’ordre moral, nos cœurs ne balancent pas longtemps. Pourtant ils devraient.

D’abord il faut préciser que personne ne censure Orelsan en l’empêchant de chanter. Je ne vois pas en quoi ce « chantage aux subventions » dénoncé de toutes parts par les défenseurs de la liberté est choquant. Si les politiques (que nous avons élus, faut-il le rappeler) n’ont plus le droit de contrôler l’usage fait des subventions qu’ils allouent, alors autant verser directement nos impôts à cette caste d’intouchables que sont devenus les artistes. De plus, que ces derniers ne puissent s’exprimer sans aides publiques en dit long sur l’assistanat dans lequel s’est fourvoyé cette corporation. Mais passons.

Entre interdire et ne pas souhaiter financer, il y a une marge dans laquelle les décideurs ont toute leur place, même Ségolène Royale.

Les défenseurs du rappeur nous affirment que cette chanson où l’on entend 23 fois les mots « sale pute » (j’ai du mal à saisir la filiation avec Rimbaud mais je ne suis pas ministre de la Culture), est une fiction. C’est du second degré.

Je veux bien le croire et vous aussi j’en suis sûr. Le problème, c’est que nous ne sommes pas seuls dans ce pays. Comme je le répète, nous sommes obligés de le partager avec une armée de crétins pourvus de deux neurones chacun à moins que ce ne soit deux par bande et tous ces demeurés ignorent qu’il existe un second degré.

Je doute que l’expression artistique la plus libre produise toujours les meilleurs effets sur les jeunes gens qui ont quitté l’école avant de parvenir à distinguer la réalité de la fiction. À moins que le problème vienne d’ailleurs. Si les rappeurs n’attaquaient la police qu’en vers ou en prose, ça se saurait.

Si la police a les moyens de se défendre (pas assez à mon goût mais je sens que ça vient) qu’en est-il des filles ? Il n’y aura peut être pas de liens directs entre les paroles de cette chanson et les violences faites aux femmes mais qu’on le veuille ou non, les termes que charrient les médias influent sur les comportements et ce qui passe à la télé repousse forcément les limites de ce qui se dit et de ce qui se fait dans la vie des gens.

Je me demande si les institutrices qui en entendent déjà beaucoup apprécieront que l’expression «sale pute», cautionnée par des diffusions radio, se normalise dans les cours et dans les classes. On a beau me dire que le mot « chien » ne mord pas, j’en suis de moins en moins sûr. Enfin ça dépend dans l’oreille de qui.

Dans les années 1980, je jouais de la guitare derrière un type en soutane qui chantait Adolf mon amour[1. Gogol 1er et la horde.]. À l’époque, personne ne nous soupçonnait de sympathies néo-nazies. La provocation et la transgression n’avaient pas besoin de sous-titres. C’était à peu près l’année où Rachid Taha, chanteur de Carte de séjour, reprenait Douce France.

Aujourd’hui, je doute qu’une telle liberté soit possible parce qu’un pan entier de la population pourrait bien applaudir au premier degré. (Adolf pas la France). On se demande souvent pourquoi la liberté d’expression a reculé, on ferait mieux de se demander pour qui. La tiers-mondisation de la société française a aussi amené cette régression-là.

Alors faut-il aligner le niveau de liberté et d’expression sur ceux de nos concitoyens les plus attardés qui ignorent le second degré et les délices de la fiction ? En principe non mais en réalité oui. Et c’est dans la réalité que nous vivons.

Quand ma fille prend le RER, je lui conseille de cacher son étoile de David sous son corsage. (Je sais, on ne dit plus corsage ni institutrice. Moi si.) Je n’aimerais pas qu’elle croise des jeunes discriminés et stigmatisés et donc en état de légitime défense qui interprètent les textes d’Orelsan comme les versets du Coran : au pied de la lettre. C’est sans doute un renoncement au droit de porter des bijoux connotés mais je ne mènerai pas ce combat en envoyant ma fille en première ligne. Pas plus que je ne défendrai la liberté des artistes de chanter les violences conjugales, même fantasmatiques et inspirées par le dépit amoureux. Et sur ce coup-là, toutes les bonnes volontés sont les bienvenues, même Isabelle Alonso.

Bien sûr, il serait plus juste de sécuriser l’espace public et de libérer la parole que de brimer ma fille. En attendant ce monde plus juste, entre la justice et ma fille, je choisis ma fille.

On pourrait m’objecter Brassens. Peut être qu’entre le rap et lui, c’est le style qui fait la différence. Quand il choisit le mot « gendarmicide », il ne peut être compris par des élèves de maternelle. Aujourd’hui, « nique la police » semble être le mot d’ordre d’une génération dès le plus jeune âge et on en voit le résultat. Alors on peut rester attaché à des principes comme celui de la liberté d’expression mais pas éternellement aveugles aux résultats.

Et puis hier Brassens nous implorait de ne pas jeter la pierre à la femme adultère, et pour cause. Aujourd’hui, un cocu dépité promet à sa promise une vengeance à coups de poings.

Manifestement, le monde a changé. Et nous ?

Quand les bonbonnes font l’effet d’une bombe

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C’est donc le dernier chic ouvrier. Pour pouvoir se faire entendre, des salariés menacés de licenciement généralisé disposent devant leurs usines des bonbonnes de gaz, et menacent de tout faire péter si l’on continue de faire comme s’ils n’existaient pas.

Se faire entendre, oui mais de qui, hormis des riverains ?

Avant tout des médias, la bonne blague ! Télés, radios, journaux sont également formatés pour ne s’intéresser aux banlieues que quand les voitures brûlent, aux péquenots quand ils vidangent leur purin dans les jardins de préfets et aux étudiantes quand elles se prostituent. Du social, d’accord, mais seulement si le spectacle est compris, sinon on enverra plutôt les reporters stagiaires dans les squats de Montreuil, à la gaypride de Jérusalem ou au off des Francofolies.

Alors le prol, bon gars, fournit le show en bonus. Une bonbonne, même vide, ça fait une belle image, ça ressemble à une bombe, et pour cause d’étymologie commune, cette ressemblance est même visible à la radio.

La bonbonne de gaz, c’est la version d’été, light, de la prétendue « prise d’otage » qui a cours le reste de l’année. Et ça marche pareil. Les mêmes braves types de chez Nortel à Chateaufort qui demandaient en vain depuis des jours une entrevue avec leur direction, pour savoir au moins à quelle sauce ils allaient être virés, l’ont finalement obtenue après que l’opération butane a alerté les médias qui eux-mêmes ont réveillé les pouvoir publics, qui eux même ont dû trouver les mots pour convaincre le directeur de rentrer dare-dare de Saint-Jean Cap-Ferrat

Parce que maintenant, c’est comme ça. Certes, les gouvernements-castings et les annonces-showcases du président actent d’une démocratie du JT, où tout ce qui est important intervient aux alentours de 19h58, mais en corollaire, l’inverse est avéré : si on veut faire bouger les pouvoirs publics faut d’abord trouver un moyen de faire venir la télé, qui elle-même, etc….

Donc, la bonbonne c’est la voie royale pour se faire entendre des médias, de l’Etat et même du patronat. Les seuls qui resteront sourds à ce cri de détresse, parce que cela fait longtemps qu’ils se désintéressent totalement des travailleurs du secteur privé, ce sont, bien sûr, les syndicats. Pour que ceux-ci sortent de leur torpeur estivale et retrouvent les saintes colères de Vallès et Jaurès, il faudra attendre qu’on rouvre les négos annuelles sur le point d’indice dans la fonction publique.

Causeur 13

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Avec le numéro 13, Causeur fête le premier anniversaire de son mensuel. Depuis un an, il n’a cessé de progresser : pagination doublée et encore plus de textes inédits, autour d’un dossier central consacré ce mois-ci à la burqa.
En vous abonnant dès maintenant, vous recevrez le numéro de juillet avant votre départ. Un achat utile en cette saison, puisque le magazine une fois lu est entièrement recyclable, et peut être donné ou servir d’éventail, d’allume-barbecue voire de couvre-chef une fois plié, en cas de pluie. A votre retour de vacances (horresco referens) le numéro d’août vous attendra dans votre boîte à lettres pour vous consoler. Une dépense qui joint l’utile à l’agréable. Si vous préférez l’acheter au numéro, vous pouvez aussi le faire chez nos dépositaires actuels, la libraire Kléber à Strasbourg et Le seuil du jardin à Metz (la progression se fait par l’Est).

Une affaire pourrie

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Dans la polémique née du verdict prononcé à l’encontre des membres du « Gang des Barbares », tout met mal à l’aise : la satisfaction des uns, la consternation des autres – sans oublier les assertions définitives de tous ceux qui ne savent rien des deux mois de débats –, les propos de madame Halimi, aussi excusables soient-ils, ceux de l’avocat général Philippe Bilger – peut-être sortis de leur contexte.

Oublions les jeunes crétins qui se définissent comme « militants juifs » et se sont mis à agresser des Noirs au Palais de Justice, ils sont à vomir. L’intervention des associations juives n’a fait qu’alourdir l’atmosphère: appeler à manifester contre le verdict avant même que celui-ci soit connu, c’était intenter un procès en suspicion à la Justice de la République. Et il faudra m’expliquer ce que vient faire le Fonds social juif unifié dans cette affaire judiciaire[1. Quant à l’excellent Richard Prasquier, président du CRIF, qui a sans doute été soumis à de fortes pressions d’une « base » remontée, au moins a-t-il respecté les formes minimales en affirmant sa confiance dans la Justice.]. Quant au spectacle de « responsables communautaires » sommant le Garde des Sceaux d’ordonner au Parquet de faire appel et de celle-ci s’exécutant – pouvait-elle faire autrement ? –, il ne peut avoir que des effets dévastateurs dans l’opinion et en particulier dans la fraction de celle-ci qu’il s’agit de rééduquer, je parle de nos jeunes antisémites de banlieue[2. Que l’on m’épargne les accusations de stigmatisation, je ne parle ni de tous les jeunes ni de toute la banlieue.]. Ils pensaient que les juifs sont puissants et tirent les ficelles de la politique ? Ils ne sont pas près de réviser leur jugement. Surtout avec les bonnes âmes qui leur fourrent dans le crâne que si Ilan Halimi avait été arabe on n’en aurait pas fait tout ce foin (en omettant bien sûr de préciser que si Ilan Halimi avait été arabe, il n’aurait pas subi son calvaire).

L’empressement avec lequel certains ont contesté le verdict est franchement déplaisant. Il y a toujours quelque chose de déplaisant dans une foule qui réclame un châtiment plus sévère. Quelles sanctions fallait-il que la Cour prononce pour les satisfaire ? À ce que j’en ai compris, les peines prononcées prennent en compte le degré de connaissance que chacun des protagonistes avait de l’entreprise criminelle à laquelle il collaborait. Ceux qui protestent oublient qu’un tribunal juge des individus, pas des concepts. Ce n’était pas la Barbarie qui se trouvait dans le box des accusés mais des hommes et des femmes dont la vénalité, la sottise, la lâcheté, la brutalité et l’indifférence conjuguées ont abouti à la mort d’un jeune homme.

Certains auraient voulu que le procès Fofana fût celui de l’Antisémitisme. Que ce crime ait une forte dimension antisémite est incontestable. La Cour d’Assises l’a retenu comme circonstance aggravante dans deux cas. Ilan Halimi a été choisi parce qu’il était juif. Je ne sais pas s’il a été traité comme il l’a été (comme un objet, une source de profit potentiel) parce qu’il était juif et je ne sais pas si les débats ont permis de faire la lumière sur ce point. Mais quoi qu’il en soit, Fofana et ses comparses ne sont pas condamnés pour avoir torturé et tué « un juif », ils sont condamnés pour ce qu’ils ont fait à un homme. D’accord, me dira-t-on, mais si chez certains, l’idée qu’un juif n’est pas tout-à-fait un homme était en train de refaire surface ? Comment apprécier « la part » d’antisémitisme dans un crime ? Comment éviter de minimiser ? D’exagérer ?

Ne tombons pas dans le panneau, répond Bilger, peut-être entraîné trop loin par son goût pour la transgression. Si on en croit Le Figaro, l’avocat général est soucieux de distinguer « l’antisémitisme banal, ordinaire des cités, de la haine violente qui anime ce groupe ». Factuellement, c’est imparable, ce n’est pas pareil. Mais ce n’est pas une raison pour le dire. Dans la vraie vie, on est bien obligé de tenir compte de ce distingo : on ne va pas condamner tous les « antisémites banals, ordinaires, des cités », à perpète avec 22 ans de sûreté. Faut-il pour autant proclamer haut et fort que contre « l’antisémitisme banal », on ne sait pas quoi faire, ce qui revient à reconnaître qu’on le tolère ? Peut-on admettre en principe ce qu’on est obligé d’accepter dans les faits ? Est-on si sûr que les « antisémites banals » n’applaudissent pas aux sinistres exploits des antisémites meurtriers ? Bilger dit peut-être la vérité, mais il ferait mieux de la taire. Parce que de cette vérité-là, on ne sait pas très bien quoi faire.

Certains avocats de la défense ne s’embarrassent pas de telles subtilités. Pour eux, c’est simple : antisémitisme, connais pas. Dans Le Monde, Gilles Antonowicz et Françoise Cotta, s’en prennent à Me Spizner, conseil de la famille Halimi qui, écrivent-ils, « n’a pas manqué d’appeler les jurés à se montrer d’une sévérité exemplaire de manière à vaincre une prétendue « culture antisémite de la banlieue » ». Comme chacun sait, cette « prétendue » culture est une pure invention. Et le reste est à l’avenant : « À vouloir ainsi instrumentaliser systématiquement et sans le moindre recul tous les fait divers à connotation éventuellement antisémite, réels ou supposés (souvenons-nous de « la fille du RER)[3. D’accord, souvenons-nous en, mais combien de vrais incidents pour ce faux ?], certains prennent le risque de raviver des braises qui ne demanderaient pourtant peut-être qu’à s’éteindre, écrivent encore les deux défenseurs des opprimés de nos cités. Ceux-là prennent le risque de faire se lever des communautés les unes contre les autres alors que, précisément, tous ces jeunes de Bagneux sont apparus soudés, tout au long de ce procès, par leur misère sociale, bien plus que par leurs origines ethniques ou religieuses. » Nous y voilà : s’ils sont criminels et antisémites, c’est parce qu’ils sont pauvres. Après la politique de l’excuse, la justice de l’excuse.

Tout cela fait beaucoup de questions et peu de réponses. C’est que dans cette pénible affaire, tous les arguments sont réversibles, ce qui signifie que tout le monde a raison et tort à la fois. Autant dire qu’il n’y a que des coups à prendre. J’ai néanmoins une certitude, c’est que si Ilan Halimi est sans doute mort parce qu’il était juif, il serait désastreux qu’il devînt le mort des juifs. Et, rappelons-le à ceux Qui semblent l’oublier, les tribunaux de la République jugent au nom du peuple français. De tout le peuple français.

Létalité réduite, mon oeil !

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D’après les associations de défense des droits de l’Homme, Joachim Gatti, le jeune homme ayant perdu un œil lors des manifestations de Montreuil lundi dernier serait le septième éborgné depuis 2002, date de l’introduction du flash-ball dans l’arsenal réglementaire de la Police. Nous ouvrons une parenthèse pour signaler à notre ami Karl Laske de Libération qu’on ne perd pas la vue quand on perd un seul œil. Néanmoins, ce flash-ball semble beaucoup plus dangereux qu’il était censé l’être. Il arrivera bien un jour ou sa « létalité atténuée » fera un mort pour de bon. J’en déduis donc qu’il faut supprimer le flash-ball et équiper immédiatement tous les policiers anti-émeutes de Taser. Ou alors j’ai pas tout compris.

Nous voulons une loi anti-oreillette !

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Hier, le Tour de France avait proscrit les fameuses oreillettes qui permettent aux coureurs de communiquer avec les directeurs sportifs. Quatorze de ces derniers, emmenés par Johann Bruyneel, de l’équipe Astana, avaient pourtant déposé une pétition afin que cette expérience, qui doit être renouvelée vendredi, n’ait surtout pas lieu.

Les dirlos veulent continuer à contrôler les faits et gestes de leurs coureurs et ils ne souhaitent pas que les téléspectateurs aient la moindre occasion de s’apercevoir que le sport cycliste a perdu depuis que ces satanés appareils ont fait leur entrée dans les orifices auditifs des participants de la Grande Boucle. Qu’est ce qu’il est devenu chiant, le Tour de France, depuis que les coureurs sont munis de cette laisse, devenant les animaux dociles de leurs manageurs. Non contents de les avoir chargés pendant des années, et de les avoir contraints, de ce fait, à se plier à un système anti-dopage assimilable à du contrôle judiciaire puissance dix[1. Les coureurs cyclistes doivent donner aux autorités sportives tout leur agenda afin d’être contrôlable n’importe où, n’importe quand.], les patrons d’équipe souhaitent continuer d’utiliser l’oreillette afin de se servir de leurs pions comme ils l’entendent.

On me dira : « Il faut vivre avec son temps ! Encore une fois, tu refuses la modernité ! Archaïque ! Nostalgique ! Ringard ! Passéiste ! ». Admettons. Mais alors, pourquoi obliger encore les coureurs cyclistes à grimper des cols hors-catégorie sans le concours du moindre moteur à explosion ? Par souci écologique ? On peut très bien interdire des innovations technologiques si on considère qu’elles apportent plus d’inconvénients que d’avantages. Et c’est le cas en l’espèce. Les sportifs sont bridés. Il n’y a presque plus d’initiatives personnelles. Tout est sous contrôle.

Pourquoi aborder ce thème dans un carnet politique, alors ? Parce que c’est un sujet éminemment politique. Cette société sous contrôle, beurk ! Imagine t-on que ce procédé soit étendu dans l’entreprise ? Et ne remarquons-nous pas que les présentateurs télé[2. Je n’ose appeler journaliste une personne affublée de cet appareillage humiliant.] en sont munis depuis quelque temps déjà ? À quand le tour des personnalités politiques qu’ils interrogent ? Vous imaginez un débat de finalistes à la présidentielle, en 2017 ou même dès 2012, où les principaux protagonistes utiliseraient des oreillettes ? En sommes-nous si loin ?

J’espère donc que la direction du Tour mettra cette pétition à sa juste place, c’est à dire au panier. Mais par dessus tout, j’ai envie que, par la suite, appréciant ces deux jours sans laisse-de-chienchien, les cyclistes fassent avaler les oreillettes, et sans condiment, à Bruyneel et consorts. Mais je rêve, sans doute[3. Effectivement, je rêve. Hier, lors de cette étape, les coureurs des quatorze équipes en question furent d’une docilité exemplaire, tronquant la course et la rendant davantage ennuyeuse que d’habitude. Ils ont ainsi bien relayé le message de leurs maîtres : « Vous voyez bien que c’est sans oreillette que la course est plus emmerdante ».]

La honte et la culpabilité racontées à ma fille

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Ces dernières années, films et livres nous dévoilent l’autre face de la Seconde Guerre mondiale – la face allemande. Que ce soit le bon et courageux Claus von Stauffenberg dans Walkyrie incarnant ceux qui résistaient à Hitler ou Une femme à Berlin qui raconte les exactions de l’Armée Rouge durant les premières semaines qui ont suivi la fin de la guerre, ces histoires – et leur accueil – tendent à élargir le camp des victimes de cette guerre pour y inclure presque tout le monde. Obama n’avait-il pas choisi pour sa première visite en Europe de se rendre sur les plages du Débarquement, à Dachau mais aussi à Dresde ?

Dans Le Liseur, Stephen Daldry, le metteur en scène (Billy Elliot, the Hours), et David Hare le scénariste (The Hours) se livrent à une énième « problématisation » de notre relation à ce lourd passé. Avec beaucoup de talent et une maîtrise parfaite du septième art, ce duo malin arrive à jouer un sacré tour aux spectateurs : les faire craquer pour une ancienne gardienne d’Auschwitz. Le fait que celle-ci est interprétée par Kate Winslet peut effectivement être considéré comme une circonstance atténuante, mais la manipulation reste flagrante.

L’idée de Bernhard Schlink, l’auteur du roman éponyme dont est tiré le film, n’est pas tout-à-fait de la première fraîcheur mais elle marche toujours : un secret intime se superpose à une énigme de l’Histoire, la grande, la vraie. Et nous voilà donc emballés par Hanna Schmitz, une jeune et belle Allemande de la classe ouvrière qui a quelque chose de terrible et honteux à cacher. À vrai dire, dans l’Allemagne de 1958, les gens portant un passé inavouable ne manquent pas. Mais chez elle, et c’est là que le mélo arrive, tout a commencé par une histoire en minuscule, celle de la rencontre entre un adolescent de 15 ans, Michael Berg (David Kross), et une femme mure. Amour d’un été, initiation pour lui, vieille blessure chez elle – on connaît. Que cette dame adore qu’on lui fasse la lecture des grands classiques de la littérature mondiale est intéressant voire prometteur – on connaît au moins une liseuse (Miou-Miou dans La Lectrice de Michel Deville). Mais il ne s’agit pas ici de l’érotisme de la littérature mais de l’édification du lecteur à grand coup de pathos historique. Et là, ça coince. Si l’objectif était de porter un regard nouveau sur le rapport entre la « génération née innocente » et celle de ses parents, c’est raté.

Winslet incarne à merveille la femme hantée qui assouvit son besoin d’amour dans une histoire sans avenir avec un adolescent. Elle est moins convaincante dans le rôle de la brute, capable de pleurer quand on lui lit un roman et imperméable à la souffrance humaine concrète. Ouvrière chez Siemens engagée dans la SS, elle laisse de marbre quand elle commet les pires horreurs pour sauver la face. Bref, on n’y croit pas. Et sur ce sujet, le kitsch est insupportable. L’adolescent, ses rapports avec sa famille, sont tout aussi ratés.

Résultat, Le liseur ne parvient à être ni une histoire d’amour non-conventionnelle ni un examen de conscience. La superficialité et le scénario défaillant sont cachés sous d’épaisses couches de sentimentalisme et d’esthétisme. La volonté de faire un blockbuster estampillé « grande œuvre » transpire à chaque plan.

Dans The Hours, le tandem Daldry-Hare nous a déjà servi ce plat : la vie de Virginia Woolf racontée par des Anglais, des vrais. Il semble que les deux larrons cinématographiques qui ont trouvé le sésame de la grotte d’Ali-Baba viennent de récidiver. Avec eux, la vulgarisation tourne au vulgaire, manifeste par exemple dans le fait que certains acteurs parlent la langue de Shakespeare avec l’accent de Goethe ou par le recours à Bruno Ganz pour interpréter le superficiel et pseudo-intellectuel professeur de droit. Il faut dire que la formule semble gagnante. Avec The Hours, Nicole Kidman a décroché l’Oscar pour le meilleur rôle féminin et Le Liseur a rendu le même fier service à Kate Winslet. Ou peut-être pas. Car l’héroïne de Titanic a été celle d’un véritable chef-d’œuvre, Les Noces rebelles (Revolutionary road), de Sam Mendes – malheureusement passé relativement inaperçu.

Au bout du compte, les auteurs de ce film nous poussent à donner l’absolution à une gardienne d’Auschwitz sans nous faire avancer d’un millimètre dans la compréhension de ce trou noir de l’Histoire occidentale. Juste pour les beaux yeux de Ralph Fiennes. Et ça, ça méritait bien un Oscar.

Je vous ai apporté des bonbonnes

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Comme nous l’avions pressenti ici-même, la bonbonne, ça donne. Bien que beaucoup moins médiatisés que leurs compagnons d’infortune de Nortel à Chateaufort ou de New Fabris à Chatellerault, les salariés de l’entreprise néerlandaise JLG à Tonneins, qui avaient menacé de détruire des nacelles élévatrices produites par leur société en faisant exploser des bouteilles de gaz, ont fait plier leurs licencieurs. « Notre proposition était une indemnité de 30 000 euros pour les 53 personnes qui doivent être licenciées. Nous avons obtenu gain de cause », a indiqué vendredi le secrétaire du CE. Comme quoi le chantage n’est pas une solution sauf, bien sûr, quand il n’y a pas d’autres solutions…

Deux cent trente-huit mille euros

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325 000 francs est, on s’en souviendra peut-être, le titre d’un excellent roman de Roger Vailland, sorti en 1955. Ce hussard rouge, communiste de stricte observance, pour qui la littérature se devait, selon ses propres mots, de ressembler à des histoires de la Série Noire racontées avec le style du Cardinal de Retz, eut même le prix Goncourt pour La Loi en 1957, roman adapté de manière inoubliable par Jules Dassin avec Gina Lollobrigida dans le rôle principal.

Dans 325 000 francs, Roger Vailland racontait, à sa manière sèche et distanciée, une belle histoire d’amour et de lutte des classes.
Un ouvrier dans une usine de plastique du côté d’Oyonnax n’a qu’un seul rêve : échapper à sa condition. Il fait des courses cyclistes tous les dimanches dans l’espoir pour devenir champion et d’échapper au turbin aliénant. Evidemment, ça ne suffit pas. Ses rêves sont pourtant bien modestes. Il veut obtenir la gérance d’un snack-bar et épouser Marie-Jeanne. Pour réaliser son projet, il a besoin de la somme qui donne son titre au roman. Il décide d’enfreindre la règle des trois-huit dans son usine, travaille jour et nuit et évidemment, le dernier jour, épuisé, fait une erreur de manipulation et perd un bras, broyé par la presse à injecter.

Si cet excellent roman , dont nous recommandons la lecture à tous nos amis causeurs, notamment à ceux qui ne jurent que par la valeur travail, nous est revenu en mémoire, ce n’est pas pour les raisons les plus évidentes et qui le rendent d’une singulière actualité : le « travailler plus pour gagner plus » comme alpha et oméga de la vie sur Terre, le code du travail attaqué au hachoir, le RSA comme trappe à bas salaires, la retraite à 67 ans quand plus un jeune de moins de vingt-cinq ans n’arrive à trouver un boulot décemment payé.

Non, c’est par une simple euphonie, un vague rappel sonore, que l’actualité a amené sous nos yeux une autre somme, celle de 238 000 euros.
Allons, 238 000 euros, cela représente quoi, à votre avis ? Des stauquopcheunes ? Vous voulez rire, pas une telle misère. Le salaire annuel d’une infirmière débutante ? Vous plaisantez, il en faut dix, des infirmières, pour gagner cette somme. Une mallette de billets destinée à un élu afin de favoriser l’obtention d’un marché public ? Oui, pourquoi pas, mais un petit élu et un petit marché public.

Vous donnez votre langue au chat ? Vous avez raison parce que tout de même, c’est assez dur à imaginer. 238 000 euros, c’est le prix d’un petit plaisir que s’est offert la semaine dernière, à Molsheim, dans le Bas-Rhin, un vainqueur du système. Pour cette somme, il s’est adjugé un bouchon de radiateur de Bugatti. Pas la Bugatti elle-même, hein… Non, le bouchon de radiateur, juste le bouchon de radiateur.

Cette vente était organisée par les héritiers d’Arlette Schlumpf, décédée en mai 2008. Son mari et son beau-frère, industriels du textile, étaient surtout connus pour leur fantastique collection de voitures, essentiellement des Bugatti, que l’on peut encore admirer à Mulhouse dans la Cité de l’Automobile. Le capitaliste, qui a toujours du mal à augmenter ses ouvriers, trouve néanmoins à chaque fois de quoi nourrir ses danseuses et ses lubies, de la grosse cylindrée à l’œuvre d’art contemporain, l’une pouvant au bout quelques années passer pour l’autre. Et s’il les met dans un musée, ses danseuses, alors tout le monde est prié de se taire : on appelle ça du mécénat et Laurent de Médicis n’a plus qu’à bien se tenir, ce petit joueur.
Les frères Schlumpf étaient des précurseurs, dans leur genre. Ils avaient mis la clé sous la porte en 1976, au prétexte, déjà, que les caisses de l’entreprise étaient vides. Les ouvriers, déjà aussi, avaient plutôt mal pris la chose. Ils avaient occupé les locaux et découvert dans un bâtiment une extraordinaire collection de cinq cents voitures de luxe, amoureusement et secrètement bichonnées par les deux frères licencieurs.

Plus de trente ans après, au merveilleux pays du bouclier fiscal, les caisses sont vides, les déficits spectaculaires, on recourt à l’emprunt et on licencie massivement les précaires dans l’automobile, sans doute parce qu’on ne fabrique plus assez de bouchons de radiateurs. On fait financer des plans de départ volontaire par l’Etat, mais quelqu’un, un dimanche de juillet 2009, peut s’offrir un bibelot Bugatti pour 238 000 euros.

Je ne sais pas pourquoi, mais parfois, je trouve que le capitalisme ressemble à certaines bouteilles de vin : il a, comme qui dirait, un très vilain goût de bouchon.

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Valls-Aubry, le couple de l’été

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Après l’épisode burlesque de la motion de censure invisible, on croyait le PS incapable de faire parler de lui avant La Rochelle, on s’était trompé.
Avec l’affaire Valls, Solférino tient son feuilleton de l’été. Mais au fait, y a-t-il une affaire Valls ? Ne devrait-on pas plutôt parler d’affaire Aubry ? Car c’est bel et bien Martine qui est à l’origine de tout ce tintouin, même si derrière le style surgé, on reconnaît un peu trop l’inimitable griffe militaro-lambertiste de Cambadélis.

Sans la lettre de Martine, Manuel aurait pu continuer à multiplier ses fléchettes jusqu’à la semaine des quatre jeudis ou des 35 heures, sans décrocher autre chose que des brèves factuelles en bas de page politique des quotidiens, comme c’est le cas depuis environ six mois. On vous refait le film, mais vite – sans l’épisode des blacks d’Evry, dont tout le monde se souvient ici.

Valls réclame des primaires englobant tout le peuple de gauche: « un parti ferme, un mouvement ouvre » ; Valls exige que le PS change de nom : « le mot socialiste ne veut plus rien dire » ; Valls dénonce l’antisarkozysme primaire qui tient lieu de viatique idéologique au parti : « N’exagérons pas nos critiques en présentant le chef de l’Etat comme un Bonaparte en puissance ! » En conséquence de quoi Valls exige qu’on fiche à la porte Martine et sa garde rapprochée (Camba, Bartolone, etc.), « la génération qui a failli dévore ses enfants. Il est temps qu’elle passe la main à des hommes et des femmes contemporains ». Une fois cette formalité acquise, il sera bien sûr disponible pour être désigné par les socialistes en vue de 2012, puis par les Français à cette date.

Force est de constater que jusque-là, cette activité débordante du maire d’Evry – dont on plaint la secrétaire, qui doit sûrement bosser tous les dimanches – n’avait guère fait de vagues. On se demandera donc pourquoi Martine a soudain décidé d’offrir son heure de gloire à celui qui jusque-là passait pour un agité, un trublion, un carrément méchant jamais content qu’on finissait par ne plus écouter.

On peut plaider la bêtise, ou plutôt l’aveuglement passager. À Lille comme à Paris, la première secrétaire vit dans un ravioli. Elle est enfermée H 24 dans un blockhaus bourré de courtisans, lesquels ont probablement fini par lui faire croire qu’elle aussi avait un destin présidentiel, qu’elle était autre chose qu’une rustine destinée à empêcher – très provisoirement – le PS de Reims d’exploser, et à lui cacher qu’elle n’avait fait l’unanimité chez les prétendants anti-Ségo que parce qu’elle n’était pas susceptible de faire de l’ombre à Hollande, Delanoë, Fabius, et même DSK. Ces banalités de bases, dont nous pensons que Martine avait conscience au moment de son élection, nous croyons qu’il est fort possible qu’elle les ait oubliées sous le poids des « t’es la meilleure, on va tous les fumer » et autres kilotonnes de flatteries déployées par sa camarilla, y compris, et ça c’est vraiment trop mignon, après la cata des européennes.

On peut aussi envisager l’hypothèse du calcul diabolique, qui présente l’avantage de ne pas être incompatible la précédente. Le ton très formel et, disons-le, limite grotesque, de la lettre de remontrance, mélange de solennité monarchique et d’avertissement d’institutrice courroucée, n’est pas un vrai pétage de plomb. Car de facto ce courrier intronise Valls comme l’opposant officiel de sa Majesté, parce que c’est le seul qu’elle pense être capable de battre dans le cadre – fort improbable – de primaires à gauche ou dans celui – plus vraisemblable – de simple consultation interne des militants PS.

Pour le choix du candidat de 2012, qui est bien sûr, la seule vraie question, Martine fait le pari que ses concurrents dans sa propre majorité (Hollande et compagnie, déjà cités plus haut, mais aussi Hamon, Montebourg et autres jeunots) se neutraliseront les uns les autres (comme à Reims, justement), et qu’une fois de plus, après la mêlée, elle incarnera la seule possibilité de compromis.

Mais à ce stade de la manip, y’a comme un problème : il s’appelle Ségolène. On rappellera qu’elle a fait fifty-fifty avec Titine à Reims, qu’elle n’a jamais cessé depuis de peaufiner son statut de présidentiable (l’affaire Orelsan en est le dernier épisode). On peut raisonnablement supputer qu’elle aura mis à profit sa traversée du désert poitevin pour blinder ses réseaux politiques et surtout financiers. On peut enfin parier qu’en cas de vote des militants, on aurait droit à un remake de 2006 : Ségo ne ferait qu’une bouchée d’une Martine Aubry très affaiblie par la guerre civile dans sa propre majorité, tout du moins en l’état actuel des choses

C’est justement toute l’utilité de la lettre à Valls : elle ne laisse plus les choses dans leur état actuel. Elle désigne aux socialistes mécontents mais aussi à la caste médiatique le personnage vers qui se tourner quand on cherche un éléphanteau en révolte contre ses aînés dominants. Quand il s’agit de trouver un contrepoint à une position officielle du PS, le plus paresseux des journalistes de France-Info ou de Libé sait désormais qui appeler, et ça tombe bien : Valls répond toujours, et a toujours quelque chose de détonant à dire. Issu lui-même de l’équipe dirigeante de Ségolène et partageant pour l’essentiel ses présupposés modernistes, eurobéats et sociétalistes, c’est bien sûr prioritairement dans ce camp-ci que Manuel va semer sa zone. On peut d’ores et déjà parier qu’en Ségolénie, le sourire et la lovitude ne seront plus de mise, on entend déjà les mots doux qui vont s’ensuivre : « crypto-sarkozyste ! », « sérial-loseuse ! ». La mystique du renouvellement étant puissante dans cette gauche-là, il n’est pas du tout exclu que Valls sorte vainqueur de ce premier combat contre Ségo, mais un Valls qui alors devra affronter Martine Aubry au prochain round sans vrais relais dans les fédés du PS, et donc, accessoirement sans grandes sources de financement. Or une campagne, fut-elle interne au PS, ça coûte bonbon.

Vu comme ça, l’objectif de la lettre de Martine devient plus clair : ouvrir un second front pour affaiblir et Ségolène et la faire supplanter par un challenger à sa propre portée.

Si ce scénario se déroule comme prévu, on verra, in fine, Manuel et Martine s’affronter dans un choc de titanneaux pour être le candidat socialiste qui aura le droit de se faire étriller en 2012. Sans forcément attendre le second tour.

Orelsan : droit d’auteur, devoir d’homme

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Dans l’affaire du chanteur de rap Orelsan et sa déprogrammation des Francofolies de La Rochelle, les grands esprits que nous sommes n’ont pas besoin de réfléchir très longtemps pour désavouer les pouvoirs publics censeurs et prendre la défense de la liberté d’expression.

C’est peut être ça le problème. Soumis à nos réflexes, nous croyons faire l’économie d’une réflexion appropriée à cette histoire. Entre un jeune artiste et une bande de mères-la-vertu féministes, entre la transgression et l’ordre moral, nos cœurs ne balancent pas longtemps. Pourtant ils devraient.

D’abord il faut préciser que personne ne censure Orelsan en l’empêchant de chanter. Je ne vois pas en quoi ce « chantage aux subventions » dénoncé de toutes parts par les défenseurs de la liberté est choquant. Si les politiques (que nous avons élus, faut-il le rappeler) n’ont plus le droit de contrôler l’usage fait des subventions qu’ils allouent, alors autant verser directement nos impôts à cette caste d’intouchables que sont devenus les artistes. De plus, que ces derniers ne puissent s’exprimer sans aides publiques en dit long sur l’assistanat dans lequel s’est fourvoyé cette corporation. Mais passons.

Entre interdire et ne pas souhaiter financer, il y a une marge dans laquelle les décideurs ont toute leur place, même Ségolène Royale.

Les défenseurs du rappeur nous affirment que cette chanson où l’on entend 23 fois les mots « sale pute » (j’ai du mal à saisir la filiation avec Rimbaud mais je ne suis pas ministre de la Culture), est une fiction. C’est du second degré.

Je veux bien le croire et vous aussi j’en suis sûr. Le problème, c’est que nous ne sommes pas seuls dans ce pays. Comme je le répète, nous sommes obligés de le partager avec une armée de crétins pourvus de deux neurones chacun à moins que ce ne soit deux par bande et tous ces demeurés ignorent qu’il existe un second degré.

Je doute que l’expression artistique la plus libre produise toujours les meilleurs effets sur les jeunes gens qui ont quitté l’école avant de parvenir à distinguer la réalité de la fiction. À moins que le problème vienne d’ailleurs. Si les rappeurs n’attaquaient la police qu’en vers ou en prose, ça se saurait.

Si la police a les moyens de se défendre (pas assez à mon goût mais je sens que ça vient) qu’en est-il des filles ? Il n’y aura peut être pas de liens directs entre les paroles de cette chanson et les violences faites aux femmes mais qu’on le veuille ou non, les termes que charrient les médias influent sur les comportements et ce qui passe à la télé repousse forcément les limites de ce qui se dit et de ce qui se fait dans la vie des gens.

Je me demande si les institutrices qui en entendent déjà beaucoup apprécieront que l’expression «sale pute», cautionnée par des diffusions radio, se normalise dans les cours et dans les classes. On a beau me dire que le mot « chien » ne mord pas, j’en suis de moins en moins sûr. Enfin ça dépend dans l’oreille de qui.

Dans les années 1980, je jouais de la guitare derrière un type en soutane qui chantait Adolf mon amour[1. Gogol 1er et la horde.]. À l’époque, personne ne nous soupçonnait de sympathies néo-nazies. La provocation et la transgression n’avaient pas besoin de sous-titres. C’était à peu près l’année où Rachid Taha, chanteur de Carte de séjour, reprenait Douce France.

Aujourd’hui, je doute qu’une telle liberté soit possible parce qu’un pan entier de la population pourrait bien applaudir au premier degré. (Adolf pas la France). On se demande souvent pourquoi la liberté d’expression a reculé, on ferait mieux de se demander pour qui. La tiers-mondisation de la société française a aussi amené cette régression-là.

Alors faut-il aligner le niveau de liberté et d’expression sur ceux de nos concitoyens les plus attardés qui ignorent le second degré et les délices de la fiction ? En principe non mais en réalité oui. Et c’est dans la réalité que nous vivons.

Quand ma fille prend le RER, je lui conseille de cacher son étoile de David sous son corsage. (Je sais, on ne dit plus corsage ni institutrice. Moi si.) Je n’aimerais pas qu’elle croise des jeunes discriminés et stigmatisés et donc en état de légitime défense qui interprètent les textes d’Orelsan comme les versets du Coran : au pied de la lettre. C’est sans doute un renoncement au droit de porter des bijoux connotés mais je ne mènerai pas ce combat en envoyant ma fille en première ligne. Pas plus que je ne défendrai la liberté des artistes de chanter les violences conjugales, même fantasmatiques et inspirées par le dépit amoureux. Et sur ce coup-là, toutes les bonnes volontés sont les bienvenues, même Isabelle Alonso.

Bien sûr, il serait plus juste de sécuriser l’espace public et de libérer la parole que de brimer ma fille. En attendant ce monde plus juste, entre la justice et ma fille, je choisis ma fille.

On pourrait m’objecter Brassens. Peut être qu’entre le rap et lui, c’est le style qui fait la différence. Quand il choisit le mot « gendarmicide », il ne peut être compris par des élèves de maternelle. Aujourd’hui, « nique la police » semble être le mot d’ordre d’une génération dès le plus jeune âge et on en voit le résultat. Alors on peut rester attaché à des principes comme celui de la liberté d’expression mais pas éternellement aveugles aux résultats.

Et puis hier Brassens nous implorait de ne pas jeter la pierre à la femme adultère, et pour cause. Aujourd’hui, un cocu dépité promet à sa promise une vengeance à coups de poings.

Manifestement, le monde a changé. Et nous ?

Quand les bonbonnes font l’effet d’une bombe

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C’est donc le dernier chic ouvrier. Pour pouvoir se faire entendre, des salariés menacés de licenciement généralisé disposent devant leurs usines des bonbonnes de gaz, et menacent de tout faire péter si l’on continue de faire comme s’ils n’existaient pas.

Se faire entendre, oui mais de qui, hormis des riverains ?

Avant tout des médias, la bonne blague ! Télés, radios, journaux sont également formatés pour ne s’intéresser aux banlieues que quand les voitures brûlent, aux péquenots quand ils vidangent leur purin dans les jardins de préfets et aux étudiantes quand elles se prostituent. Du social, d’accord, mais seulement si le spectacle est compris, sinon on enverra plutôt les reporters stagiaires dans les squats de Montreuil, à la gaypride de Jérusalem ou au off des Francofolies.

Alors le prol, bon gars, fournit le show en bonus. Une bonbonne, même vide, ça fait une belle image, ça ressemble à une bombe, et pour cause d’étymologie commune, cette ressemblance est même visible à la radio.

La bonbonne de gaz, c’est la version d’été, light, de la prétendue « prise d’otage » qui a cours le reste de l’année. Et ça marche pareil. Les mêmes braves types de chez Nortel à Chateaufort qui demandaient en vain depuis des jours une entrevue avec leur direction, pour savoir au moins à quelle sauce ils allaient être virés, l’ont finalement obtenue après que l’opération butane a alerté les médias qui eux-mêmes ont réveillé les pouvoir publics, qui eux même ont dû trouver les mots pour convaincre le directeur de rentrer dare-dare de Saint-Jean Cap-Ferrat

Parce que maintenant, c’est comme ça. Certes, les gouvernements-castings et les annonces-showcases du président actent d’une démocratie du JT, où tout ce qui est important intervient aux alentours de 19h58, mais en corollaire, l’inverse est avéré : si on veut faire bouger les pouvoirs publics faut d’abord trouver un moyen de faire venir la télé, qui elle-même, etc….

Donc, la bonbonne c’est la voie royale pour se faire entendre des médias, de l’Etat et même du patronat. Les seuls qui resteront sourds à ce cri de détresse, parce que cela fait longtemps qu’ils se désintéressent totalement des travailleurs du secteur privé, ce sont, bien sûr, les syndicats. Pour que ceux-ci sortent de leur torpeur estivale et retrouvent les saintes colères de Vallès et Jaurès, il faudra attendre qu’on rouvre les négos annuelles sur le point d’indice dans la fonction publique.

Causeur 13

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Avec le numéro 13, Causeur fête le premier anniversaire de son mensuel. Depuis un an, il n’a cessé de progresser : pagination doublée et encore plus de textes inédits, autour d’un dossier central consacré ce mois-ci à la burqa.
En vous abonnant dès maintenant, vous recevrez le numéro de juillet avant votre départ. Un achat utile en cette saison, puisque le magazine une fois lu est entièrement recyclable, et peut être donné ou servir d’éventail, d’allume-barbecue voire de couvre-chef une fois plié, en cas de pluie. A votre retour de vacances (horresco referens) le numéro d’août vous attendra dans votre boîte à lettres pour vous consoler. Une dépense qui joint l’utile à l’agréable. Si vous préférez l’acheter au numéro, vous pouvez aussi le faire chez nos dépositaires actuels, la libraire Kléber à Strasbourg et Le seuil du jardin à Metz (la progression se fait par l’Est).

Une affaire pourrie

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Dans la polémique née du verdict prononcé à l’encontre des membres du « Gang des Barbares », tout met mal à l’aise : la satisfaction des uns, la consternation des autres – sans oublier les assertions définitives de tous ceux qui ne savent rien des deux mois de débats –, les propos de madame Halimi, aussi excusables soient-ils, ceux de l’avocat général Philippe Bilger – peut-être sortis de leur contexte.

Oublions les jeunes crétins qui se définissent comme « militants juifs » et se sont mis à agresser des Noirs au Palais de Justice, ils sont à vomir. L’intervention des associations juives n’a fait qu’alourdir l’atmosphère: appeler à manifester contre le verdict avant même que celui-ci soit connu, c’était intenter un procès en suspicion à la Justice de la République. Et il faudra m’expliquer ce que vient faire le Fonds social juif unifié dans cette affaire judiciaire[1. Quant à l’excellent Richard Prasquier, président du CRIF, qui a sans doute été soumis à de fortes pressions d’une « base » remontée, au moins a-t-il respecté les formes minimales en affirmant sa confiance dans la Justice.]. Quant au spectacle de « responsables communautaires » sommant le Garde des Sceaux d’ordonner au Parquet de faire appel et de celle-ci s’exécutant – pouvait-elle faire autrement ? –, il ne peut avoir que des effets dévastateurs dans l’opinion et en particulier dans la fraction de celle-ci qu’il s’agit de rééduquer, je parle de nos jeunes antisémites de banlieue[2. Que l’on m’épargne les accusations de stigmatisation, je ne parle ni de tous les jeunes ni de toute la banlieue.]. Ils pensaient que les juifs sont puissants et tirent les ficelles de la politique ? Ils ne sont pas près de réviser leur jugement. Surtout avec les bonnes âmes qui leur fourrent dans le crâne que si Ilan Halimi avait été arabe on n’en aurait pas fait tout ce foin (en omettant bien sûr de préciser que si Ilan Halimi avait été arabe, il n’aurait pas subi son calvaire).

L’empressement avec lequel certains ont contesté le verdict est franchement déplaisant. Il y a toujours quelque chose de déplaisant dans une foule qui réclame un châtiment plus sévère. Quelles sanctions fallait-il que la Cour prononce pour les satisfaire ? À ce que j’en ai compris, les peines prononcées prennent en compte le degré de connaissance que chacun des protagonistes avait de l’entreprise criminelle à laquelle il collaborait. Ceux qui protestent oublient qu’un tribunal juge des individus, pas des concepts. Ce n’était pas la Barbarie qui se trouvait dans le box des accusés mais des hommes et des femmes dont la vénalité, la sottise, la lâcheté, la brutalité et l’indifférence conjuguées ont abouti à la mort d’un jeune homme.

Certains auraient voulu que le procès Fofana fût celui de l’Antisémitisme. Que ce crime ait une forte dimension antisémite est incontestable. La Cour d’Assises l’a retenu comme circonstance aggravante dans deux cas. Ilan Halimi a été choisi parce qu’il était juif. Je ne sais pas s’il a été traité comme il l’a été (comme un objet, une source de profit potentiel) parce qu’il était juif et je ne sais pas si les débats ont permis de faire la lumière sur ce point. Mais quoi qu’il en soit, Fofana et ses comparses ne sont pas condamnés pour avoir torturé et tué « un juif », ils sont condamnés pour ce qu’ils ont fait à un homme. D’accord, me dira-t-on, mais si chez certains, l’idée qu’un juif n’est pas tout-à-fait un homme était en train de refaire surface ? Comment apprécier « la part » d’antisémitisme dans un crime ? Comment éviter de minimiser ? D’exagérer ?

Ne tombons pas dans le panneau, répond Bilger, peut-être entraîné trop loin par son goût pour la transgression. Si on en croit Le Figaro, l’avocat général est soucieux de distinguer « l’antisémitisme banal, ordinaire des cités, de la haine violente qui anime ce groupe ». Factuellement, c’est imparable, ce n’est pas pareil. Mais ce n’est pas une raison pour le dire. Dans la vraie vie, on est bien obligé de tenir compte de ce distingo : on ne va pas condamner tous les « antisémites banals, ordinaires, des cités », à perpète avec 22 ans de sûreté. Faut-il pour autant proclamer haut et fort que contre « l’antisémitisme banal », on ne sait pas quoi faire, ce qui revient à reconnaître qu’on le tolère ? Peut-on admettre en principe ce qu’on est obligé d’accepter dans les faits ? Est-on si sûr que les « antisémites banals » n’applaudissent pas aux sinistres exploits des antisémites meurtriers ? Bilger dit peut-être la vérité, mais il ferait mieux de la taire. Parce que de cette vérité-là, on ne sait pas très bien quoi faire.

Certains avocats de la défense ne s’embarrassent pas de telles subtilités. Pour eux, c’est simple : antisémitisme, connais pas. Dans Le Monde, Gilles Antonowicz et Françoise Cotta, s’en prennent à Me Spizner, conseil de la famille Halimi qui, écrivent-ils, « n’a pas manqué d’appeler les jurés à se montrer d’une sévérité exemplaire de manière à vaincre une prétendue « culture antisémite de la banlieue » ». Comme chacun sait, cette « prétendue » culture est une pure invention. Et le reste est à l’avenant : « À vouloir ainsi instrumentaliser systématiquement et sans le moindre recul tous les fait divers à connotation éventuellement antisémite, réels ou supposés (souvenons-nous de « la fille du RER)[3. D’accord, souvenons-nous en, mais combien de vrais incidents pour ce faux ?], certains prennent le risque de raviver des braises qui ne demanderaient pourtant peut-être qu’à s’éteindre, écrivent encore les deux défenseurs des opprimés de nos cités. Ceux-là prennent le risque de faire se lever des communautés les unes contre les autres alors que, précisément, tous ces jeunes de Bagneux sont apparus soudés, tout au long de ce procès, par leur misère sociale, bien plus que par leurs origines ethniques ou religieuses. » Nous y voilà : s’ils sont criminels et antisémites, c’est parce qu’ils sont pauvres. Après la politique de l’excuse, la justice de l’excuse.

Tout cela fait beaucoup de questions et peu de réponses. C’est que dans cette pénible affaire, tous les arguments sont réversibles, ce qui signifie que tout le monde a raison et tort à la fois. Autant dire qu’il n’y a que des coups à prendre. J’ai néanmoins une certitude, c’est que si Ilan Halimi est sans doute mort parce qu’il était juif, il serait désastreux qu’il devînt le mort des juifs. Et, rappelons-le à ceux Qui semblent l’oublier, les tribunaux de la République jugent au nom du peuple français. De tout le peuple français.

Létalité réduite, mon oeil !

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D’après les associations de défense des droits de l’Homme, Joachim Gatti, le jeune homme ayant perdu un œil lors des manifestations de Montreuil lundi dernier serait le septième éborgné depuis 2002, date de l’introduction du flash-ball dans l’arsenal réglementaire de la Police. Nous ouvrons une parenthèse pour signaler à notre ami Karl Laske de Libération qu’on ne perd pas la vue quand on perd un seul œil. Néanmoins, ce flash-ball semble beaucoup plus dangereux qu’il était censé l’être. Il arrivera bien un jour ou sa « létalité atténuée » fera un mort pour de bon. J’en déduis donc qu’il faut supprimer le flash-ball et équiper immédiatement tous les policiers anti-émeutes de Taser. Ou alors j’ai pas tout compris.

Nous voulons une loi anti-oreillette !

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Hier, le Tour de France avait proscrit les fameuses oreillettes qui permettent aux coureurs de communiquer avec les directeurs sportifs. Quatorze de ces derniers, emmenés par Johann Bruyneel, de l’équipe Astana, avaient pourtant déposé une pétition afin que cette expérience, qui doit être renouvelée vendredi, n’ait surtout pas lieu.

Les dirlos veulent continuer à contrôler les faits et gestes de leurs coureurs et ils ne souhaitent pas que les téléspectateurs aient la moindre occasion de s’apercevoir que le sport cycliste a perdu depuis que ces satanés appareils ont fait leur entrée dans les orifices auditifs des participants de la Grande Boucle. Qu’est ce qu’il est devenu chiant, le Tour de France, depuis que les coureurs sont munis de cette laisse, devenant les animaux dociles de leurs manageurs. Non contents de les avoir chargés pendant des années, et de les avoir contraints, de ce fait, à se plier à un système anti-dopage assimilable à du contrôle judiciaire puissance dix[1. Les coureurs cyclistes doivent donner aux autorités sportives tout leur agenda afin d’être contrôlable n’importe où, n’importe quand.], les patrons d’équipe souhaitent continuer d’utiliser l’oreillette afin de se servir de leurs pions comme ils l’entendent.

On me dira : « Il faut vivre avec son temps ! Encore une fois, tu refuses la modernité ! Archaïque ! Nostalgique ! Ringard ! Passéiste ! ». Admettons. Mais alors, pourquoi obliger encore les coureurs cyclistes à grimper des cols hors-catégorie sans le concours du moindre moteur à explosion ? Par souci écologique ? On peut très bien interdire des innovations technologiques si on considère qu’elles apportent plus d’inconvénients que d’avantages. Et c’est le cas en l’espèce. Les sportifs sont bridés. Il n’y a presque plus d’initiatives personnelles. Tout est sous contrôle.

Pourquoi aborder ce thème dans un carnet politique, alors ? Parce que c’est un sujet éminemment politique. Cette société sous contrôle, beurk ! Imagine t-on que ce procédé soit étendu dans l’entreprise ? Et ne remarquons-nous pas que les présentateurs télé[2. Je n’ose appeler journaliste une personne affublée de cet appareillage humiliant.] en sont munis depuis quelque temps déjà ? À quand le tour des personnalités politiques qu’ils interrogent ? Vous imaginez un débat de finalistes à la présidentielle, en 2017 ou même dès 2012, où les principaux protagonistes utiliseraient des oreillettes ? En sommes-nous si loin ?

J’espère donc que la direction du Tour mettra cette pétition à sa juste place, c’est à dire au panier. Mais par dessus tout, j’ai envie que, par la suite, appréciant ces deux jours sans laisse-de-chienchien, les cyclistes fassent avaler les oreillettes, et sans condiment, à Bruyneel et consorts. Mais je rêve, sans doute[3. Effectivement, je rêve. Hier, lors de cette étape, les coureurs des quatorze équipes en question furent d’une docilité exemplaire, tronquant la course et la rendant davantage ennuyeuse que d’habitude. Ils ont ainsi bien relayé le message de leurs maîtres : « Vous voyez bien que c’est sans oreillette que la course est plus emmerdante ».]

La honte et la culpabilité racontées à ma fille

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Ces dernières années, films et livres nous dévoilent l’autre face de la Seconde Guerre mondiale – la face allemande. Que ce soit le bon et courageux Claus von Stauffenberg dans Walkyrie incarnant ceux qui résistaient à Hitler ou Une femme à Berlin qui raconte les exactions de l’Armée Rouge durant les premières semaines qui ont suivi la fin de la guerre, ces histoires – et leur accueil – tendent à élargir le camp des victimes de cette guerre pour y inclure presque tout le monde. Obama n’avait-il pas choisi pour sa première visite en Europe de se rendre sur les plages du Débarquement, à Dachau mais aussi à Dresde ?

Dans Le Liseur, Stephen Daldry, le metteur en scène (Billy Elliot, the Hours), et David Hare le scénariste (The Hours) se livrent à une énième « problématisation » de notre relation à ce lourd passé. Avec beaucoup de talent et une maîtrise parfaite du septième art, ce duo malin arrive à jouer un sacré tour aux spectateurs : les faire craquer pour une ancienne gardienne d’Auschwitz. Le fait que celle-ci est interprétée par Kate Winslet peut effectivement être considéré comme une circonstance atténuante, mais la manipulation reste flagrante.

L’idée de Bernhard Schlink, l’auteur du roman éponyme dont est tiré le film, n’est pas tout-à-fait de la première fraîcheur mais elle marche toujours : un secret intime se superpose à une énigme de l’Histoire, la grande, la vraie. Et nous voilà donc emballés par Hanna Schmitz, une jeune et belle Allemande de la classe ouvrière qui a quelque chose de terrible et honteux à cacher. À vrai dire, dans l’Allemagne de 1958, les gens portant un passé inavouable ne manquent pas. Mais chez elle, et c’est là que le mélo arrive, tout a commencé par une histoire en minuscule, celle de la rencontre entre un adolescent de 15 ans, Michael Berg (David Kross), et une femme mure. Amour d’un été, initiation pour lui, vieille blessure chez elle – on connaît. Que cette dame adore qu’on lui fasse la lecture des grands classiques de la littérature mondiale est intéressant voire prometteur – on connaît au moins une liseuse (Miou-Miou dans La Lectrice de Michel Deville). Mais il ne s’agit pas ici de l’érotisme de la littérature mais de l’édification du lecteur à grand coup de pathos historique. Et là, ça coince. Si l’objectif était de porter un regard nouveau sur le rapport entre la « génération née innocente » et celle de ses parents, c’est raté.

Winslet incarne à merveille la femme hantée qui assouvit son besoin d’amour dans une histoire sans avenir avec un adolescent. Elle est moins convaincante dans le rôle de la brute, capable de pleurer quand on lui lit un roman et imperméable à la souffrance humaine concrète. Ouvrière chez Siemens engagée dans la SS, elle laisse de marbre quand elle commet les pires horreurs pour sauver la face. Bref, on n’y croit pas. Et sur ce sujet, le kitsch est insupportable. L’adolescent, ses rapports avec sa famille, sont tout aussi ratés.

Résultat, Le liseur ne parvient à être ni une histoire d’amour non-conventionnelle ni un examen de conscience. La superficialité et le scénario défaillant sont cachés sous d’épaisses couches de sentimentalisme et d’esthétisme. La volonté de faire un blockbuster estampillé « grande œuvre » transpire à chaque plan.

Dans The Hours, le tandem Daldry-Hare nous a déjà servi ce plat : la vie de Virginia Woolf racontée par des Anglais, des vrais. Il semble que les deux larrons cinématographiques qui ont trouvé le sésame de la grotte d’Ali-Baba viennent de récidiver. Avec eux, la vulgarisation tourne au vulgaire, manifeste par exemple dans le fait que certains acteurs parlent la langue de Shakespeare avec l’accent de Goethe ou par le recours à Bruno Ganz pour interpréter le superficiel et pseudo-intellectuel professeur de droit. Il faut dire que la formule semble gagnante. Avec The Hours, Nicole Kidman a décroché l’Oscar pour le meilleur rôle féminin et Le Liseur a rendu le même fier service à Kate Winslet. Ou peut-être pas. Car l’héroïne de Titanic a été celle d’un véritable chef-d’œuvre, Les Noces rebelles (Revolutionary road), de Sam Mendes – malheureusement passé relativement inaperçu.

Au bout du compte, les auteurs de ce film nous poussent à donner l’absolution à une gardienne d’Auschwitz sans nous faire avancer d’un millimètre dans la compréhension de ce trou noir de l’Histoire occidentale. Juste pour les beaux yeux de Ralph Fiennes. Et ça, ça méritait bien un Oscar.

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