« Je ne suis pas un irresponsable dépensier, je ne suis en rien un homme qui vit dans la luxure. » A en croire cette citation du Monde extraite du rapport de l’enquête policière sur les supposées malversations financières de Julien Dray, cette sombre histoire de fric se doublerait d’une croustillante histoire de fesses. En effet, ce que semble nier le député de l’Essonne, c’est de se livrer à des pratiques sexuelles que la morale réprouve, la luxure étant, comme chacun sait, un péché capital ayant trait à la chair. Comme il semble que la libido de Juju soit essentiellement horlogère, on peut faire l’hypothèse que le flic ayant procédé à son interrogatoire ait confondu luxe et luxure. Si cela devait être le cas, ce fonctionnaire devrait arrêter, de son côté, certaines pratiques réputées rendre sourd.
L’enfer, c’est les autres…
La bonne nouvelle pour tous ceux qui – en Amérique Latine notamment – souhaitaient voir les USA s’immiscer d’un peu moins près dans leurs affaires intérieures, c’est qu’avec Obama, les choses sont visiblement en train de changer : le vice-président américain Joe Biden vient de déclarer hier lors d’un discours officiel : « Nous sommes contre la notion de sphères d’influence qui datent du 19e siècle et n’ont rien à faire au 21e. » La mauvaise nouvelle, c’est que cette déclaration, faite à Tbilissi, concernait exclusivement le soutien apporté par la Russie aux séparatistes abkhazes et ossètes en Georgie…
Paris ville ouverte
Le tourisme, c’est le commerce. Dans la vraie vie, on s’en était rendu compte. Une ville touristique, c’est une ville où on peut acheter et vendre tous les jours et (n’en doutons pas, c’est pour bientôt), à toute heure. Pour faire plaisir à Madame Obama, le président n’a pas proposé de lui faire visiter le Louvre un soir (il est vrai qu’il est encore ouvert le dimanche) mais de lui faire ouvrir le jour du Seigneur les boutiques de l’avenue Montaigne – qui dans l’esprit de l’hôte et de l’hôtesse sont sans doute le véritable patrimoine français.
Le feuilleton du travail dominical vient donc de s’achever avec le vote à l’arraché au Sénat de la loi proposé par le député des Bouches-du-Rhône Richard Mallié. Bien que les ardents défenseurs du texte se soient très efficacement employés à noyer le poisson, les débats devraient avoir dessillé ceux qui pensent encore que le tourisme est une conquête de l’humanité avec découverte de l’autre, frotti-frotta culturel et sensations fortes – ceux qui n’ont jamais ouvert un livre de Philippe Muray. Tout le monde le sait, faire du tourisme, c’est acheter. Et si tout le monde traque le touriste, c’est pour le plumer, point.
En vrai, le travail du dimanche n’est dans cette affaire qu’un dommage collatéral, un vieux droit social sacrifié à un droit bien plus grand, le droit d’acheter (donc de vendre). Les promoteurs de la loi, président de la République en tête, veulent étendre encore et toujours plus les territoires voués à la consommation. Et, ça tombe bien pour eux, cette obsession, ils la partagent avec pas mal de nos concitoyens, de quelque bord qu’ils soient.
Je vous épargne les discussions talmudiques entre exégètes sur les définitions comparées du tourisme selon la loi de 2006 et selon la loi Mallié. En théorie, l’ouverture le dimanche reste l’exception, ça fait plus joli comme ça. À l’arrivée, le territoire national est divisé en trois zones qui peuvent se recouper. Pour commencer, il y a tous les villages et petites villes qui seront épargnés, n’ayant pas l’heur de constituer des zones où existent des « usages de consommation de fin de semaine » – en clair, les territoires où ne poussent ni Carrefour, ni Jardiland, ces endroits où les technos pensent que les pauvres font du tourisme le samedi après-midi. Viennent ensuite ces vastes zones qualifiées de « PUCE » (périmètres d’usages de consommation exceptionnel ») sans doute parce qu’elles sont affermées aux géants de la distribution. Dans ces « PUCE », le salarié qui travaille le dimanche bénéficie normalement de contreparties.
Reste enfin, la dernière catégorie, définie de façon assez floue, des « zones touristiques et thermales ». La liberté du commerce doit y être pleine et entière, à ceci près que les commerces d’alimentation sont sommés de fermer en fin de matinée. (Or, si les deux sens du mot commerce ont encore vaguement partie liée, ce n’est pas chez les marchands de fringues mais chez le boucher, le boulanger ou au marché). Pour l’instant, seuls certains quartiers des grandes villes notamment de Paris sont concernés. Mais, et c’est bien là que se niche la plus grande entourloupe de l’affaire, il sera facile d’étendre l’un ou l’autre des régimes dérogatoires à l’ensemble des villes de plus de 1 million d’habitants, soit en les faisant passer entièrement sous le statut de PUCE, soit en les déclarant « zones touristiques totales », autrement dit, je le répète, en « zones commerciales intégrales ». Le triste destin des quartiers piétons dont le nom pouvait laisser croire qu’ils étaient destinées à la flânerie donne une idée du cauchemar qui nous attend – qui a déjà commencé.
Certes, il faudra pour cela l’accord du Conseil municipal. Il faut être juste, pour l’instant, à gauche, c’est un concert de protestations sur le thème « le salarié a le droit d’aller à l’église le dimanche », mais l’heure de vérité sonnera quand les élus des grandes villes, Paris en tête, auront à se prononcer pour de vrai. Peut-être suis-je pessimiste mais j’ai comme dans l’idée que notre gauche moderne ne résistera pas à l’alliance des commerçants, des yuppies et de tous ceux qui s’ennuient quand les magasins sont fermés.
L’ouverture des magasins le dimanche, c’est-à-dire la suppression de l’idée du dimanche, c’est moderne – cette affaire de dimanche, c’est quand même un peu catholique sur les bords. D’ailleurs, voilà des jours que je me fais engueuler de tous côtés. Les copains libéraux, confiants dans la sagesse du marché me répètent que « personne n’oblige personne à acheter le dimanche, ni d’ailleurs à travailler ». (Pour ce qui est de travailler, toute l’affaire est enrubannée par le mot magique de « volontariat » mais on peut craindre que les volontaires désignés n’aient en vérité qu’un choix très fictif). Un grand ami de gauche bien sous tous rapports, employé par la ville de Paris par ailleurs, a le droit à une double-dose. En plus des magasins qui, dans mon quartier du Marais, n’ont pas attendu la loi Mallié pour ouvrir, il prend ma colère récurrente contre Paris-Plage. « Bien sûr, tu raisonnes exactement en bobo du Marais, sans penser à tous ceux qui ne partent pas en vacances ni à ceux qui n’ont que le dimanche pour se promener et faire du lèche-vitrines ». Ah, oui, et puis, il y a New York où, selon la légende tout est ouvert 24/24. En fait, ce qui est ouvert 24/24, ce sont d’abord les Chinois et les Indiens qui vendent des sandwichs à se damner. Calvin Klein, hors soldes, ça ferme à 20 heures et, le dimanche, les portes restent closes.
L’argument new yorkais est significatif. Derrière cette frénésie d’ouvrir à la fièvre acheteuse les quelques territoires et instants qui lui résistent, il y a le désir absurde d’être partout chez soi et la croyance imbécile que toutes les villes ont la même ADN. Peut-on penser un instant que les délicates façades parisiennes qui déploient tant de facéties et de splendeurs acclimatent le monde marchand de la même façon et dans la même grammaire que les façades de verres et d’acier de Manhattan ? Je suggère à chacun de faire l’expérience d’arpenter la rue des Francs-Bourgeois un dimanche de beau temps. Venez voir par vous-mêmes les gamins grognons, les mecs impatients, les couples à bout de nerfs, les ados ronchonnes. Voilà le paradis qu’on nous promet parce que dans un pays accueillant, il faut que madame Obama puisse acheter des robes chichiteuses à ses filles.
Paris et Marseille aujourd’hui, demain Toulouse, Bordeaux et Lyon finiront par y passer ; il faut faire de nos villes des « villes ouvertes » – à la consommation et au tourisme, au tourisme consommationnel.
Rien de grave, au fond, il s’agit juste d’en finir avec les villes, ces chaudrons de sorcières où se nouaient et dénouaient les petites affaires humaines. Après tout, faire les magasins le dimanche nous épargnera définitivement la fatigue d’être soi.
Ton maire en slip sur la 5e Avenue
Coup dur pour le maire de New York qui entendait bien se faire élire sans contrariétés pour un troisième mandat consécutif le 9 novembre prochain : Michael Bloomberg a un nouvel adversaire, qui se trouve être plus connu et plus aimé que lui à Manhattan et dans le monde entier. En effet, le Naked Cowboy, une légende vivante des lieux, entend se présenter à la mairie. Depuis une dizaine d’années, le cowboy nu, de son vrai nom Robert Burck, pose en slip kangourou, stetson et santiags aux côtés des touristes à Times Square, d’où il a logiquement lancé sa campagne hier. Une campagne très politique, puisque à l’heure ou nombre de collectivités territoriales américaines sont au bord de la banqueroute, il assure être le mieux placé pour en faire un maximum avec un minimum de moyens…

Le théorème du braillomètre
Comment savoir si Sarkozy, comme il le dit, fait ce qu’il dit ? L’annonce dans son discours sur la sécurité, d’une présence de la police constante, massive et visible dans ces banlieues où l’expression « jungle urbaine » a cessé d’être un slogan pour devenir une réalité était plutôt bienvenue. Mais dans les faits, comment savoir si les forces de l’ordre agissent efficacement pour restaurer le droit à la sécurité ? Il est toujours difficile d’évaluer le travail de la police. Bien sûr, nous avons chaque année les chiffres de la délinquance. Une communication gouvernementale immanquablement démentie par des avis d’experts tout aussi experts que les premiers qui viennent nous affirmer que tout est bidon. Après quelques semaines de débats sur les chiffres, la confusion est totale et on ne sait pas si on doit s’acheter un fusil ou un revolver pour l’avoir sur soi quand on prend le noctilien.
L’insécurité n’est-elle qu’affaire de sentiment ? La police a-t-elle les moyens de lutter contre ? Les avis sont soigneusement partagés dans les médias et entre Charles Villeneuve et les Guignols de l’info, on a parfois du mal à se faire une opinion. Il y a cependant un indice, auquel j’accorde un certain crédit pour savoir si les flics bossent, que j’ai fini par nommer le braillomètre gauchiste. La mobilisation des professionnels de l’indignation, du Syndicat de la magistrature à la Ligue des droits de l’homme, est un indicateur plutôt fiable pour savoir si les forces de l’ordre font usage de la force pour rétablir l’ordre ou si la voie de la prévention, des matchs de foot, des grands frères et de la tolérance est privilégiée.
Ces organisations qui animent le braillomètre gauchiste tirent le signal d’alarme quand les chiffres des bavures et des violences policières augmentent.
On peut parier que l’augmentation de ces chiffres rassure les gens qui ne sont victimes que d’agressions, de vols, de viols, de meurtres et d’incendies de leurs voitures ou de leur maison car là ou il y a violence policière, il y a police, et aux honnêtes gens, il n’en faut pas plus pour être rassurés. Mais ces crimes et délits-là ne semblent pas inquiéter les membres du CLEJ , ce qui menace les droits et les libertés, pour les braillards, ce sont les bavures policières. Naturellement , si elle peut en rassurer certains, la bavure policière n’est pas un bien en soi et on ne doit pas s’en réjouir. Dans certains cas on peut même s’en étonner.
Comment par exemple un jeune délinquant dans la pleine force de l’âge, qui a remporté tant de victoires dans des combats contre des personnes âgées ou des femmes seules peut-il succomber à une rencontre contre un policier ?
Comment un homme qui a l’habitude de la séquestration de ses victimes peut-il être allergique à l’enfermement au point de se suicider dans sa cellule après une nuit de garde à vue ?
Comment un manifestant pacifique peut-il être surpris par la réaction de CRS qui, après avoir reçu pendant une demi-heure toutes sortes de projectiles dont des boules de pétanque, décident de répliquer par des tirs de balles en caoutchouc ?
On peut donc s’étonner mais se réjouir, sûrement pas ! Ce serait malvenu, surtout que ces jours-ci, le braillomètre s’affole. Un article du Monde nous informe que 34 organisations regroupées en un « Collectif liberté, égalité, justice » (CLEJ) regroupant des associations, partis politiques, collectifs et syndicats dénoncent « l’alarmante banalisation des atteintes aux droits et libertés ». Les 34 s’inquiètent entre autres choses des « contrôles et interpellations au faciès ». Quand on sait que les prisons françaises sont occupées à 60% par des Français noirs et arabes, je veux dire issus de l’immigration du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne, on peut se demander si ces contrôles font la preuve du racisme des policiers ou de leur pragmatisme. Autre formule extraite du communiqué du CLEJ : » Il est inacceptable que la police, dont le principal objet est d’assurer la sécurité des personnes, puisse être perçue, en raison de certaines de ses pratiques, comme une menace. » Ah bon ! Moi je suis content d’apprendre que la police puisse être perçue comme une menace et à mon avis, non seulement ce n’est pas inacceptable mais c’est indispensable.
Les Verts, qui font partie du collectif, demandent l’interdiction de l’utilisation du flash-ball et du taser. Faut-il leur rappeler que ces armes sont des intermédiaires entre la parole et le coup de fusil et que les 5 personnes qui ont perdu un œil en 2009 pour avoir refusé d’obtempérer aux injonctions et continué à menacer la police auraient bien pu mourir sans le recours au caoutchouc. Mais les braillards ont l’habitude de voir le verre à moitié vide.
Enfin, tant qu’ils braillent, c’est qu’il y a matière à brailler et c’est toujours bon à savoir. Voilà comment le braillomètre peut prendre toute sa valeur. Que l’action de la police fasse des mécontents, c’est tout ce qu’on demande et je connais peu d’innocents qui vivent dans la peur du gendarme. Espérons que ces 34-là ne se sont pas rassemblés juste pour la photo et que les accusations qu’ils portent sont bien fondées. Espérons encore que ce qu’ils appellent «dérives policières » ne sont pas une dérive mais bien un cap, et que les gouvernants sauront tenir la barre malgré les tempêtes. Souhaitons enfin que le braillomètre continue de grimper jusqu’à la restauration d’un ordre républicain qui reste la seule protection des plus faibles.
Mauvais film à Mogadiscio
Une chaîne de cinéma avait programmé l’autre soir La Chute du faucon noir, un film de guerre racontant le fiasco américain à Mogadiscio en 1993. Quelques jours à peine après l’enlèvement des deux officiers français dans cette même ville en plein 14 juillet, ce film est, sinon un avertissement, du moins une piqûre de rappel. De 1993 à 2009, les choses, certes, ont changé. Les fondamentaux restent les mêmes.
Seize ans après l’épisode raconté dans le film de Ridley Scott, la Somalie ressemble toujours à l’Europe de l’an mil : déchirée entre clans et barons et elle est encore très loin d’avoir un Etat capable de garantir paix civile et stabilité. Cette situation continue de générer des tensions dans la Corne de l’Afrique – au large de laquelle passe 70 % du trafic maritime à destination des ports européens – et à aspirer les puissances occidentales dans son trou noir de chaos et de violence endémique.
Les forces aéronavales françaises sont engagées dans ce théâtre d’opérations avec carte blanche des Nations-Unies et dans le cadre d’une mission européenne (NAVFOR/Atalante). En un an, deux incidents ont entraîné un gros retentissement médiatique. En avril 2008, Le Ponant, un voilier battant pavillon français, était pris d’assaut dans le golfe d’Aden. Les trente personnes présentes à bord étaient libérées au bout d’une semaine, après le versement d’une rançon partiellement récupérée un peu plus tard grâce au raid d’un commando de la marine. Certains ravisseurs ont été arrêtés et incarcérés en France.
Un an plus tard, presque jour pour jour, les otages du voilier Tanit sont libérés après une opération militaire qui a coûté la vie au skipper. Quelques jours après, nous avons vu passer en boucle à la télévision les images de l’arrestation de onze pirates qui essayaient d’attaquer un cargo américain.
Contrairement à ces incidents, la crise actuelle n’est pas une affaire uniquement « commerciale », elle comporte une dimension politique. Les ravisseurs exigent une rançon mais espèrent aussi libérer certains des leurs et par la même occasion faire payer à la France son engagement dans la région. Nous sommes peut-être sur le point de recevoir un coup d’éventail d’un nouveau « dey d’Alger ».
Pourtant, la contribution française aux forces assurant cette mission est loin d’être la plus importante. L’opération européenne est dirigée par le vice-amiral britannique Peter Hudson depuis son QG de Northwood au Royaume-Uni, son staff de 80 personnes ne compte que six Français. La médiatisation de l’activité française ne devrait pas faire oublier que d’autres pays européens sont aussi engagés. Elle ne devrait pas nous leurrer non plus : le dénouement plutôt heureux des récentes affaires n’assure pas pour autant des succès dans l’avenir.
La plaie somalienne va saigner encore longtemps. Les décisions des Nations Unies vont s’empiler ainsi que les initiatives internationales visant à assurer un minimum de sécurité de navigation et faire pousser quelque chose qui ressemble à un Etat, même rudimentaire. Pour la France, tout cela signifie un effort long et coûteux semé d’embûches. L’expérience libanaise – de l’attentat du Drakkar aux otages et aux attentats à Paris dans les années 1980 – peut en donner une idée. Mais son statut de puissance, sa place dans le peloton de tête de l’Europe sont à ce prix. Et peut-être plus cher.
Doyen de l’humanité : un dur métier
Henry Allingham. Souvenez-vous bien de ce nom. Vous ne l’entendrez plus jamais. À 113 printemps, le doyen de l’humanité vient de passer l’arme à gauche. Ne croyez pas qu’il ait rejoint le Parti socialiste (y a des limites à tout, même à la sénilité), il a simplement quitté une existence qui commençait à traîner en longueur. Les vieillards ont ceci de supérieur à tous leurs congénères : passés les cent ans, il ne leur faut plus guère de temps pour comprendre que la vie, il n’y a pas que ça dans la vie.
J’aurais bien présenté mes condoléances à ses enfants. Ils sont morts depuis belle lurette. Ses petits-enfants croupissent dans un hospice de la morne banlieue de Londres. Je me rabats donc sur ses arrière-petits-enfants – en espérant qu’ils soient encore en vie – pour adresser à la famille mes pensées les plus émues.
Pour tout dire, je ne connaissais pas Henry Allingham. Jusqu’à ce que la radio m’annonce sa mort, j’ignorais même qu’il était le doyen de l’humanité – je croyais que c’était Patrick Apel-Muller quand j’ai réalisé que celui-ci n’en était que le rédacteur en chef.
Mais une chose est sûre : j’ai aimé Henry Allingham sitôt que j’ai entendu son nom et le secret de sa longévité. L’ancêtre professait tenir sa forme d’un triptyque des plus hygiéniques : « cigarettes, whisky et femmes très très sauvages ».
Il était bien, notre doyen ! Jusqu’alors, on nous avait refourgué des doyens de l’humanité qui ne valaient rien. « Si je suis vieux, disaient-ils, c’est que j’ai passé ma vie à m’emmerder. J’ai jamais bu, jamais fumé. J’ai toujours voté démocrate-chrétien et c’est pas à 110 berges que je vais perdre mon pucelage. Je l’ai, je le garde. »
Parfois, il leur arrivait bien de raconter comment ils en étaient arrivés à boire un verre de Porto. C’était dans les années 1930, mais juste pour y tremper leurs lèvres : trop peur de crever.
Après avoir passé les cent premières années de leur vie à se faire chier comme des rats morts, ils profitaient du sprint final pour enquiquiner l’humanité entière. Et l’humanité, pas chienne, dépêchait de temps à autre un reporter pour aller au chevet du doyen :
– Toujours aussi chiant, l’ancêtre ?
– Toujours.
– Merci, l’ancêtre. À vous les studios !
En même temps, on ne peut pas reprocher aux plus de 110 ans de ne pas être hilares en permanence. La mort est là, ils le savent. Chaque soir qu’ils se couchent, ils ne sont pas sûrs de se réveiller le matin. Les statistiques sont formelles : le métier de doyen de l’humanité connaît, dans la plupart des cas, une issue tragique.
Rien de tout ça avec Henry Allingham ! Il fumait comme deux, picolait comme trois. L’eau minérale, il la réservait à l’arrosage des chrysanthèmes. Et à 113 ans, rien d’autre ne l’intéressait plus que de peloter le cul des filles. L’arthrite ne lui faisait plus mal quand il en voyait passer une et imaginait sous sa robe virevoltante une exquise nudité, des formes aguichantes, une voluptueuse moiteur.
Henry Allingham était un Poilu, un vétéran britannique de la Grande Guerre. Il n’avait en tête qu’un unique slogan : « La Madelon ou la mort ! »
Henry Allingham mériterait un monument. On le verrait, ridé et fringant, clope au bec, levant son verre de scotch et trinquant à la santé des générations futures. Et sur son piédestal, un sculpteur consciencieux graverait d’une main habile les seuls mots qui vaillent : la vie et rien d’autre.
En attendant, Trudi[1. Gertrude Baines (en allemand Gertrude, c’est Trudi) est désormais la doyenne de l’humanité, avec 115 années au compteur.] vous coiffe tous au poteau, les jeunots. Elle a 115 ans et toutes ses dents.
Cessez le feu !
La panique était totale sur les bases militaires américaines depuis la publication, la semaine dernière, d’une étude recommandant que l’armée devienne, d’ici à environ vingt ans, une institution sans tabac, où il est totalement interdit de fumer et même de priser ou de chiquer. Le Pentagone a rassuré ses troupes, mercredi, et a précisé que les produits du tabac étaient toujours permis sur les théâtres d’opérations. Les représentants du département de la Défense affirment même qu’ils n’ont pas prévu d’interdire ce vice aux GI’s, en dehors des zones de combat, ou du moins, pas pour l’instant. Reste à régler la question des combattants adverses, qui pourraient logiquement porter plainte devant le TPI ou une autre juridiction ad hoc comme victimes du tabagisme passif…
Flavius Josèphe by Amos Gitaï, tube de l’été
Le spectacle d’ouverture du Festival d’Avignon est toujours un événement : c’est le seul qui incite le grand public, c’est-à-dire celui qui ne va quasiment jamais au théâtre, à s’intéresser quelques instants à cet art quelque peu malmené par les nouvelles pratiques culturelles.
On en parle en bonne place dans les gazettes, avant de laisser les critiques spécialisés raconter le reste du Festival dans un espace chaque année plus réduit et dans un langage de plus en plus abscons.
Cette année, l’honneur d’ouvrir le bal échut au cinéaste israélien Amos Gitaï, qui faisait une entrée annoncée comme fracassante dans le spectacle vivant avec une pièce intitulée La guerre des fils des lumières contre les fils des ténèbres. Ce titre emprunté aux écrits esséniens des manuscrits de la mer Morte se substitue à l’intitulé véritable de l’ouvrage dont Gitaï a tenté l’adaptation à la scène : La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe.
Une agoraphobie croissante avec l’âge m’empêchant de fréquenter des lieux festivaliers tels qu’Avignon, je ne vais pas vous faire ici un compte-rendu de ce spectacle. D’ailleurs, même si j’étais descendu dans le midi à des fins culturelles, il est peu probable que le nom de Gitaï eût suffi à me précipiter dans la foule avignonnaise. J’éprouve beaucoup d’admiration pour Amos Gitaï, non pas pour son œuvre cinématographique qui s’étage de nulle à moyenne sur mon échelle personnelle de qualité, mais pour son aptitude à naviguer dans les eaux agitées de l’establishment culturel français. Nos éminences du monde des arts et de l’avance sur recette voient en lui le chef de file d’un cinéma israélien dont il n’est qu’un tâcheron besogneux. Et le financent en conséquence.
Je dis cela avec d’autant plus de sérénité que le spectacle présenté par Gitaï en Avignon est d’ores et déjà assuré d’une carrière prestigieuse le conduisant cet été de Barcelone à Istanbul en passant par le Festival d’Epidaure. La lecture des critiques de la représentation d’Avignon, des éreintages sans nuances à l’exception d’Armelle Héliot du Figaro, donne à penser que Gitaï est aussi lourd à la scène qu’à l’écran. Le texte de Josèphe est lu par Jeanne Moreau dans un lieu censé évoquer Jérusalem, la carrière de Boulbon étant peuplée pour l’occasion de tailleurs de pierre parlant arabe, avec des interventions ponctuelles d’un Vespasien parlant l’anglais d’Amérique, d’un Titus causant français, d’un grand-prêtre juif parlant hébreu : bonjour le clin d’œil appuyé à une situation politique dont tout le monde est sommé de comprendre qu’elle n’est pas totalement étrangère à ce qui se passe actuellement là où vous savez.
Charitablement, les critiques habituels sauvent Jeanne Moreau de ce naufrage, mais on est fondé à se demander si ce n’est pas par respect pour la longue carrière de la grande actrice. On se souvient des dernières prestations pathétiques de Charles Trenet ou Stéphane Grappelli qui furent épargnés par les pitbulls dactylographes en raison de leur grand âge et de leurs mérites passés.
Il y a une chose, pourtant, que l’on ne peut ôter à Gitaï : une certaine aptitude à dégotter les bons sujets, quitte à les bousiller de telle façon que plus personne ne puisse s’en emparer avant des décennies. Car ce personnage de Flavius Josèphe est fascinant: né Joseph ben Mattyahou, issu d’une famille de hauts prêtres de Jérusalem, passé à l’ennemi romain à l’époque de la destruction du Temple par Titus, et chroniqueur stipendié par Rome de cette Guerre des Juifs, il n’est pourtant pas un traître ordinaire, ni un collabo de bas étage. C’est d’abord un as de la survie dans une époque où les ennemis vaincus étaient voués à des morts aussi atroces que spectaculaires. Il aurait pu finir comme Eleazar à Massada, se donnant la mort après avoir tué ses derniers compagnons d’armes avant l’assaut final des légions romaines. Quelques années plus tôt, alors que le futur Flavius Josephe était le chef de la résistance juive contre les Romains en Galilée, les derniers défenseurs de la citadelle de Jotapata (aujourd’hui Yodfat) décidèrent de se donner mutuellement la mort avant d’être capturés. Le sort fut favorable à Joseph qui tira l’avant-dernier numéro et persuada son meurtrier potentiel que c’était un crime pour un juif de tuer un autre juif…
Prisonnier de Vespasien à Césarée, il obtient sa clémence en lui prédisant qu’il allait devenir empereur à Rome, ce qui fait toujours plaisir lorsque les choses sont présentées de manière assez habile pour être crédibles. Sa prophétie s’étant réalisée, il agit de même auprès de Titus, laissé en Judée par son empereur de père pour en finir avec la révolte des Zélotes retranchés dans Jérusalem. Après avoir tenté, sans succès de persuader les défenseurs du Temple de se rendre pour sauver l’essentiel, Joseph se fait le chroniqueur minutieux de ces événements qui s’achèveront avec la chute de Massada, dernier bastion des insurgés juifs après la destruction de Jérusalem.
Exilé à Alexandrie, puis à Rome où il changera de nom pour rejoindre la clientèle des Flaviens, Joseph devint un citoyen romain sans pour autant renier la foi de ses ancêtres, à la différence, par exemple, d’un Tibère Alexander, un Juif qui devint propréteur d’Egypte et persécuteur implacable de ses ex-coreligionnaires. Aujourd’hui, on dirait que Josèphe appartenait à la tendance « réaliste » de l’élite politique juive de son temps, qui pensait qu’un compromis avec l’hyper-puissance de l’époque était la seule façon d’assurer la pérennité de ce peuple et de cette foi sur la terre de ses ancêtres. C’est son incapacité à faire triompher son point de vue parmi les siens qui le rejeta dans le camp de l’ennemi. Là, il fut suffisamment rusé pour faire avaler aux commanditaires de ses écrits l’idée que tresser des louanges aux vaincus pour leur courage, leur sens du sacrifice et leur hauteur spirituelle ne ferait qu’ajouter à la gloire des vainqueurs.
À la fin de sa vie, il s’attacha à réfuter les écrits antijuifs de quelques philosophes grecs de son temps, notamment dans un Contre Appion, dont on doit une traduction française à Léon Blum. Ce personnage mérite donc que nous lui accordions quelques instants de notre été, sans qu’il soit pour autant nécessaire d’échafauder des analogies oiseuses avec ce qui se passe aujourd’hui dans la région. La situation géopolitique du premier siècle de notre ère vaut d’être regardée pour ce qu’elle fut, et non pas comme une métaphore de ce qui allait se produire deux mille ans plus tard. Le mieux, bien sûr, est de se rendre directement au texte de Josèphe sans passer par la case Gitaï. Pour ceux qui ont horreur de tout ce qui peut ressembler à des devoirs de vacances, la biographie romancée, style péplum gore, Flavius Joséphe de Patrick Banon, reste fidèle à l’esprit de son héros éponyme, dans un déluge de feu, de sang et de fureur. Cet ouvrage aurait très bien pu être adapté à Avignon, avec beaucoup d’effets spéciaux, d’hémoglobine, de scènes de viols et de massacres en pagaille. Ce sera pour une prochaine fois.
La luxure, c’est pas du luxe !
« Je ne suis pas un irresponsable dépensier, je ne suis en rien un homme qui vit dans la luxure. » A en croire cette citation du Monde extraite du rapport de l’enquête policière sur les supposées malversations financières de Julien Dray, cette sombre histoire de fric se doublerait d’une croustillante histoire de fesses. En effet, ce que semble nier le député de l’Essonne, c’est de se livrer à des pratiques sexuelles que la morale réprouve, la luxure étant, comme chacun sait, un péché capital ayant trait à la chair. Comme il semble que la libido de Juju soit essentiellement horlogère, on peut faire l’hypothèse que le flic ayant procédé à son interrogatoire ait confondu luxe et luxure. Si cela devait être le cas, ce fonctionnaire devrait arrêter, de son côté, certaines pratiques réputées rendre sourd.
L’enfer, c’est les autres…
La bonne nouvelle pour tous ceux qui – en Amérique Latine notamment – souhaitaient voir les USA s’immiscer d’un peu moins près dans leurs affaires intérieures, c’est qu’avec Obama, les choses sont visiblement en train de changer : le vice-président américain Joe Biden vient de déclarer hier lors d’un discours officiel : « Nous sommes contre la notion de sphères d’influence qui datent du 19e siècle et n’ont rien à faire au 21e. » La mauvaise nouvelle, c’est que cette déclaration, faite à Tbilissi, concernait exclusivement le soutien apporté par la Russie aux séparatistes abkhazes et ossètes en Georgie…
Paris ville ouverte
Le tourisme, c’est le commerce. Dans la vraie vie, on s’en était rendu compte. Une ville touristique, c’est une ville où on peut acheter et vendre tous les jours et (n’en doutons pas, c’est pour bientôt), à toute heure. Pour faire plaisir à Madame Obama, le président n’a pas proposé de lui faire visiter le Louvre un soir (il est vrai qu’il est encore ouvert le dimanche) mais de lui faire ouvrir le jour du Seigneur les boutiques de l’avenue Montaigne – qui dans l’esprit de l’hôte et de l’hôtesse sont sans doute le véritable patrimoine français.
Le feuilleton du travail dominical vient donc de s’achever avec le vote à l’arraché au Sénat de la loi proposé par le député des Bouches-du-Rhône Richard Mallié. Bien que les ardents défenseurs du texte se soient très efficacement employés à noyer le poisson, les débats devraient avoir dessillé ceux qui pensent encore que le tourisme est une conquête de l’humanité avec découverte de l’autre, frotti-frotta culturel et sensations fortes – ceux qui n’ont jamais ouvert un livre de Philippe Muray. Tout le monde le sait, faire du tourisme, c’est acheter. Et si tout le monde traque le touriste, c’est pour le plumer, point.
En vrai, le travail du dimanche n’est dans cette affaire qu’un dommage collatéral, un vieux droit social sacrifié à un droit bien plus grand, le droit d’acheter (donc de vendre). Les promoteurs de la loi, président de la République en tête, veulent étendre encore et toujours plus les territoires voués à la consommation. Et, ça tombe bien pour eux, cette obsession, ils la partagent avec pas mal de nos concitoyens, de quelque bord qu’ils soient.
Je vous épargne les discussions talmudiques entre exégètes sur les définitions comparées du tourisme selon la loi de 2006 et selon la loi Mallié. En théorie, l’ouverture le dimanche reste l’exception, ça fait plus joli comme ça. À l’arrivée, le territoire national est divisé en trois zones qui peuvent se recouper. Pour commencer, il y a tous les villages et petites villes qui seront épargnés, n’ayant pas l’heur de constituer des zones où existent des « usages de consommation de fin de semaine » – en clair, les territoires où ne poussent ni Carrefour, ni Jardiland, ces endroits où les technos pensent que les pauvres font du tourisme le samedi après-midi. Viennent ensuite ces vastes zones qualifiées de « PUCE » (périmètres d’usages de consommation exceptionnel ») sans doute parce qu’elles sont affermées aux géants de la distribution. Dans ces « PUCE », le salarié qui travaille le dimanche bénéficie normalement de contreparties.
Reste enfin, la dernière catégorie, définie de façon assez floue, des « zones touristiques et thermales ». La liberté du commerce doit y être pleine et entière, à ceci près que les commerces d’alimentation sont sommés de fermer en fin de matinée. (Or, si les deux sens du mot commerce ont encore vaguement partie liée, ce n’est pas chez les marchands de fringues mais chez le boucher, le boulanger ou au marché). Pour l’instant, seuls certains quartiers des grandes villes notamment de Paris sont concernés. Mais, et c’est bien là que se niche la plus grande entourloupe de l’affaire, il sera facile d’étendre l’un ou l’autre des régimes dérogatoires à l’ensemble des villes de plus de 1 million d’habitants, soit en les faisant passer entièrement sous le statut de PUCE, soit en les déclarant « zones touristiques totales », autrement dit, je le répète, en « zones commerciales intégrales ». Le triste destin des quartiers piétons dont le nom pouvait laisser croire qu’ils étaient destinées à la flânerie donne une idée du cauchemar qui nous attend – qui a déjà commencé.
Certes, il faudra pour cela l’accord du Conseil municipal. Il faut être juste, pour l’instant, à gauche, c’est un concert de protestations sur le thème « le salarié a le droit d’aller à l’église le dimanche », mais l’heure de vérité sonnera quand les élus des grandes villes, Paris en tête, auront à se prononcer pour de vrai. Peut-être suis-je pessimiste mais j’ai comme dans l’idée que notre gauche moderne ne résistera pas à l’alliance des commerçants, des yuppies et de tous ceux qui s’ennuient quand les magasins sont fermés.
L’ouverture des magasins le dimanche, c’est-à-dire la suppression de l’idée du dimanche, c’est moderne – cette affaire de dimanche, c’est quand même un peu catholique sur les bords. D’ailleurs, voilà des jours que je me fais engueuler de tous côtés. Les copains libéraux, confiants dans la sagesse du marché me répètent que « personne n’oblige personne à acheter le dimanche, ni d’ailleurs à travailler ». (Pour ce qui est de travailler, toute l’affaire est enrubannée par le mot magique de « volontariat » mais on peut craindre que les volontaires désignés n’aient en vérité qu’un choix très fictif). Un grand ami de gauche bien sous tous rapports, employé par la ville de Paris par ailleurs, a le droit à une double-dose. En plus des magasins qui, dans mon quartier du Marais, n’ont pas attendu la loi Mallié pour ouvrir, il prend ma colère récurrente contre Paris-Plage. « Bien sûr, tu raisonnes exactement en bobo du Marais, sans penser à tous ceux qui ne partent pas en vacances ni à ceux qui n’ont que le dimanche pour se promener et faire du lèche-vitrines ». Ah, oui, et puis, il y a New York où, selon la légende tout est ouvert 24/24. En fait, ce qui est ouvert 24/24, ce sont d’abord les Chinois et les Indiens qui vendent des sandwichs à se damner. Calvin Klein, hors soldes, ça ferme à 20 heures et, le dimanche, les portes restent closes.
L’argument new yorkais est significatif. Derrière cette frénésie d’ouvrir à la fièvre acheteuse les quelques territoires et instants qui lui résistent, il y a le désir absurde d’être partout chez soi et la croyance imbécile que toutes les villes ont la même ADN. Peut-on penser un instant que les délicates façades parisiennes qui déploient tant de facéties et de splendeurs acclimatent le monde marchand de la même façon et dans la même grammaire que les façades de verres et d’acier de Manhattan ? Je suggère à chacun de faire l’expérience d’arpenter la rue des Francs-Bourgeois un dimanche de beau temps. Venez voir par vous-mêmes les gamins grognons, les mecs impatients, les couples à bout de nerfs, les ados ronchonnes. Voilà le paradis qu’on nous promet parce que dans un pays accueillant, il faut que madame Obama puisse acheter des robes chichiteuses à ses filles.
Paris et Marseille aujourd’hui, demain Toulouse, Bordeaux et Lyon finiront par y passer ; il faut faire de nos villes des « villes ouvertes » – à la consommation et au tourisme, au tourisme consommationnel.
Rien de grave, au fond, il s’agit juste d’en finir avec les villes, ces chaudrons de sorcières où se nouaient et dénouaient les petites affaires humaines. Après tout, faire les magasins le dimanche nous épargnera définitivement la fatigue d’être soi.
Ton maire en slip sur la 5e Avenue
Coup dur pour le maire de New York qui entendait bien se faire élire sans contrariétés pour un troisième mandat consécutif le 9 novembre prochain : Michael Bloomberg a un nouvel adversaire, qui se trouve être plus connu et plus aimé que lui à Manhattan et dans le monde entier. En effet, le Naked Cowboy, une légende vivante des lieux, entend se présenter à la mairie. Depuis une dizaine d’années, le cowboy nu, de son vrai nom Robert Burck, pose en slip kangourou, stetson et santiags aux côtés des touristes à Times Square, d’où il a logiquement lancé sa campagne hier. Une campagne très politique, puisque à l’heure ou nombre de collectivités territoriales américaines sont au bord de la banqueroute, il assure être le mieux placé pour en faire un maximum avec un minimum de moyens…

Le théorème du braillomètre
Comment savoir si Sarkozy, comme il le dit, fait ce qu’il dit ? L’annonce dans son discours sur la sécurité, d’une présence de la police constante, massive et visible dans ces banlieues où l’expression « jungle urbaine » a cessé d’être un slogan pour devenir une réalité était plutôt bienvenue. Mais dans les faits, comment savoir si les forces de l’ordre agissent efficacement pour restaurer le droit à la sécurité ? Il est toujours difficile d’évaluer le travail de la police. Bien sûr, nous avons chaque année les chiffres de la délinquance. Une communication gouvernementale immanquablement démentie par des avis d’experts tout aussi experts que les premiers qui viennent nous affirmer que tout est bidon. Après quelques semaines de débats sur les chiffres, la confusion est totale et on ne sait pas si on doit s’acheter un fusil ou un revolver pour l’avoir sur soi quand on prend le noctilien.
L’insécurité n’est-elle qu’affaire de sentiment ? La police a-t-elle les moyens de lutter contre ? Les avis sont soigneusement partagés dans les médias et entre Charles Villeneuve et les Guignols de l’info, on a parfois du mal à se faire une opinion. Il y a cependant un indice, auquel j’accorde un certain crédit pour savoir si les flics bossent, que j’ai fini par nommer le braillomètre gauchiste. La mobilisation des professionnels de l’indignation, du Syndicat de la magistrature à la Ligue des droits de l’homme, est un indicateur plutôt fiable pour savoir si les forces de l’ordre font usage de la force pour rétablir l’ordre ou si la voie de la prévention, des matchs de foot, des grands frères et de la tolérance est privilégiée.
Ces organisations qui animent le braillomètre gauchiste tirent le signal d’alarme quand les chiffres des bavures et des violences policières augmentent.
On peut parier que l’augmentation de ces chiffres rassure les gens qui ne sont victimes que d’agressions, de vols, de viols, de meurtres et d’incendies de leurs voitures ou de leur maison car là ou il y a violence policière, il y a police, et aux honnêtes gens, il n’en faut pas plus pour être rassurés. Mais ces crimes et délits-là ne semblent pas inquiéter les membres du CLEJ , ce qui menace les droits et les libertés, pour les braillards, ce sont les bavures policières. Naturellement , si elle peut en rassurer certains, la bavure policière n’est pas un bien en soi et on ne doit pas s’en réjouir. Dans certains cas on peut même s’en étonner.
Comment par exemple un jeune délinquant dans la pleine force de l’âge, qui a remporté tant de victoires dans des combats contre des personnes âgées ou des femmes seules peut-il succomber à une rencontre contre un policier ?
Comment un homme qui a l’habitude de la séquestration de ses victimes peut-il être allergique à l’enfermement au point de se suicider dans sa cellule après une nuit de garde à vue ?
Comment un manifestant pacifique peut-il être surpris par la réaction de CRS qui, après avoir reçu pendant une demi-heure toutes sortes de projectiles dont des boules de pétanque, décident de répliquer par des tirs de balles en caoutchouc ?
On peut donc s’étonner mais se réjouir, sûrement pas ! Ce serait malvenu, surtout que ces jours-ci, le braillomètre s’affole. Un article du Monde nous informe que 34 organisations regroupées en un « Collectif liberté, égalité, justice » (CLEJ) regroupant des associations, partis politiques, collectifs et syndicats dénoncent « l’alarmante banalisation des atteintes aux droits et libertés ». Les 34 s’inquiètent entre autres choses des « contrôles et interpellations au faciès ». Quand on sait que les prisons françaises sont occupées à 60% par des Français noirs et arabes, je veux dire issus de l’immigration du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne, on peut se demander si ces contrôles font la preuve du racisme des policiers ou de leur pragmatisme. Autre formule extraite du communiqué du CLEJ : » Il est inacceptable que la police, dont le principal objet est d’assurer la sécurité des personnes, puisse être perçue, en raison de certaines de ses pratiques, comme une menace. » Ah bon ! Moi je suis content d’apprendre que la police puisse être perçue comme une menace et à mon avis, non seulement ce n’est pas inacceptable mais c’est indispensable.
Les Verts, qui font partie du collectif, demandent l’interdiction de l’utilisation du flash-ball et du taser. Faut-il leur rappeler que ces armes sont des intermédiaires entre la parole et le coup de fusil et que les 5 personnes qui ont perdu un œil en 2009 pour avoir refusé d’obtempérer aux injonctions et continué à menacer la police auraient bien pu mourir sans le recours au caoutchouc. Mais les braillards ont l’habitude de voir le verre à moitié vide.
Enfin, tant qu’ils braillent, c’est qu’il y a matière à brailler et c’est toujours bon à savoir. Voilà comment le braillomètre peut prendre toute sa valeur. Que l’action de la police fasse des mécontents, c’est tout ce qu’on demande et je connais peu d’innocents qui vivent dans la peur du gendarme. Espérons que ces 34-là ne se sont pas rassemblés juste pour la photo et que les accusations qu’ils portent sont bien fondées. Espérons encore que ce qu’ils appellent «dérives policières » ne sont pas une dérive mais bien un cap, et que les gouvernants sauront tenir la barre malgré les tempêtes. Souhaitons enfin que le braillomètre continue de grimper jusqu’à la restauration d’un ordre républicain qui reste la seule protection des plus faibles.
Mauvais film à Mogadiscio
Une chaîne de cinéma avait programmé l’autre soir La Chute du faucon noir, un film de guerre racontant le fiasco américain à Mogadiscio en 1993. Quelques jours à peine après l’enlèvement des deux officiers français dans cette même ville en plein 14 juillet, ce film est, sinon un avertissement, du moins une piqûre de rappel. De 1993 à 2009, les choses, certes, ont changé. Les fondamentaux restent les mêmes.
Seize ans après l’épisode raconté dans le film de Ridley Scott, la Somalie ressemble toujours à l’Europe de l’an mil : déchirée entre clans et barons et elle est encore très loin d’avoir un Etat capable de garantir paix civile et stabilité. Cette situation continue de générer des tensions dans la Corne de l’Afrique – au large de laquelle passe 70 % du trafic maritime à destination des ports européens – et à aspirer les puissances occidentales dans son trou noir de chaos et de violence endémique.
Les forces aéronavales françaises sont engagées dans ce théâtre d’opérations avec carte blanche des Nations-Unies et dans le cadre d’une mission européenne (NAVFOR/Atalante). En un an, deux incidents ont entraîné un gros retentissement médiatique. En avril 2008, Le Ponant, un voilier battant pavillon français, était pris d’assaut dans le golfe d’Aden. Les trente personnes présentes à bord étaient libérées au bout d’une semaine, après le versement d’une rançon partiellement récupérée un peu plus tard grâce au raid d’un commando de la marine. Certains ravisseurs ont été arrêtés et incarcérés en France.
Un an plus tard, presque jour pour jour, les otages du voilier Tanit sont libérés après une opération militaire qui a coûté la vie au skipper. Quelques jours après, nous avons vu passer en boucle à la télévision les images de l’arrestation de onze pirates qui essayaient d’attaquer un cargo américain.
Contrairement à ces incidents, la crise actuelle n’est pas une affaire uniquement « commerciale », elle comporte une dimension politique. Les ravisseurs exigent une rançon mais espèrent aussi libérer certains des leurs et par la même occasion faire payer à la France son engagement dans la région. Nous sommes peut-être sur le point de recevoir un coup d’éventail d’un nouveau « dey d’Alger ».
Pourtant, la contribution française aux forces assurant cette mission est loin d’être la plus importante. L’opération européenne est dirigée par le vice-amiral britannique Peter Hudson depuis son QG de Northwood au Royaume-Uni, son staff de 80 personnes ne compte que six Français. La médiatisation de l’activité française ne devrait pas faire oublier que d’autres pays européens sont aussi engagés. Elle ne devrait pas nous leurrer non plus : le dénouement plutôt heureux des récentes affaires n’assure pas pour autant des succès dans l’avenir.
La plaie somalienne va saigner encore longtemps. Les décisions des Nations Unies vont s’empiler ainsi que les initiatives internationales visant à assurer un minimum de sécurité de navigation et faire pousser quelque chose qui ressemble à un Etat, même rudimentaire. Pour la France, tout cela signifie un effort long et coûteux semé d’embûches. L’expérience libanaise – de l’attentat du Drakkar aux otages et aux attentats à Paris dans les années 1980 – peut en donner une idée. Mais son statut de puissance, sa place dans le peloton de tête de l’Europe sont à ce prix. Et peut-être plus cher.
Doyen de l’humanité : un dur métier
Henry Allingham. Souvenez-vous bien de ce nom. Vous ne l’entendrez plus jamais. À 113 printemps, le doyen de l’humanité vient de passer l’arme à gauche. Ne croyez pas qu’il ait rejoint le Parti socialiste (y a des limites à tout, même à la sénilité), il a simplement quitté une existence qui commençait à traîner en longueur. Les vieillards ont ceci de supérieur à tous leurs congénères : passés les cent ans, il ne leur faut plus guère de temps pour comprendre que la vie, il n’y a pas que ça dans la vie.
J’aurais bien présenté mes condoléances à ses enfants. Ils sont morts depuis belle lurette. Ses petits-enfants croupissent dans un hospice de la morne banlieue de Londres. Je me rabats donc sur ses arrière-petits-enfants – en espérant qu’ils soient encore en vie – pour adresser à la famille mes pensées les plus émues.
Pour tout dire, je ne connaissais pas Henry Allingham. Jusqu’à ce que la radio m’annonce sa mort, j’ignorais même qu’il était le doyen de l’humanité – je croyais que c’était Patrick Apel-Muller quand j’ai réalisé que celui-ci n’en était que le rédacteur en chef.
Mais une chose est sûre : j’ai aimé Henry Allingham sitôt que j’ai entendu son nom et le secret de sa longévité. L’ancêtre professait tenir sa forme d’un triptyque des plus hygiéniques : « cigarettes, whisky et femmes très très sauvages ».
Il était bien, notre doyen ! Jusqu’alors, on nous avait refourgué des doyens de l’humanité qui ne valaient rien. « Si je suis vieux, disaient-ils, c’est que j’ai passé ma vie à m’emmerder. J’ai jamais bu, jamais fumé. J’ai toujours voté démocrate-chrétien et c’est pas à 110 berges que je vais perdre mon pucelage. Je l’ai, je le garde. »
Parfois, il leur arrivait bien de raconter comment ils en étaient arrivés à boire un verre de Porto. C’était dans les années 1930, mais juste pour y tremper leurs lèvres : trop peur de crever.
Après avoir passé les cent premières années de leur vie à se faire chier comme des rats morts, ils profitaient du sprint final pour enquiquiner l’humanité entière. Et l’humanité, pas chienne, dépêchait de temps à autre un reporter pour aller au chevet du doyen :
– Toujours aussi chiant, l’ancêtre ?
– Toujours.
– Merci, l’ancêtre. À vous les studios !
En même temps, on ne peut pas reprocher aux plus de 110 ans de ne pas être hilares en permanence. La mort est là, ils le savent. Chaque soir qu’ils se couchent, ils ne sont pas sûrs de se réveiller le matin. Les statistiques sont formelles : le métier de doyen de l’humanité connaît, dans la plupart des cas, une issue tragique.
Rien de tout ça avec Henry Allingham ! Il fumait comme deux, picolait comme trois. L’eau minérale, il la réservait à l’arrosage des chrysanthèmes. Et à 113 ans, rien d’autre ne l’intéressait plus que de peloter le cul des filles. L’arthrite ne lui faisait plus mal quand il en voyait passer une et imaginait sous sa robe virevoltante une exquise nudité, des formes aguichantes, une voluptueuse moiteur.
Henry Allingham était un Poilu, un vétéran britannique de la Grande Guerre. Il n’avait en tête qu’un unique slogan : « La Madelon ou la mort ! »
Henry Allingham mériterait un monument. On le verrait, ridé et fringant, clope au bec, levant son verre de scotch et trinquant à la santé des générations futures. Et sur son piédestal, un sculpteur consciencieux graverait d’une main habile les seuls mots qui vaillent : la vie et rien d’autre.
En attendant, Trudi[1. Gertrude Baines (en allemand Gertrude, c’est Trudi) est désormais la doyenne de l’humanité, avec 115 années au compteur.] vous coiffe tous au poteau, les jeunots. Elle a 115 ans et toutes ses dents.
Cessez le feu !
La panique était totale sur les bases militaires américaines depuis la publication, la semaine dernière, d’une étude recommandant que l’armée devienne, d’ici à environ vingt ans, une institution sans tabac, où il est totalement interdit de fumer et même de priser ou de chiquer. Le Pentagone a rassuré ses troupes, mercredi, et a précisé que les produits du tabac étaient toujours permis sur les théâtres d’opérations. Les représentants du département de la Défense affirment même qu’ils n’ont pas prévu d’interdire ce vice aux GI’s, en dehors des zones de combat, ou du moins, pas pour l’instant. Reste à régler la question des combattants adverses, qui pourraient logiquement porter plainte devant le TPI ou une autre juridiction ad hoc comme victimes du tabagisme passif…
Flavius Josèphe by Amos Gitaï, tube de l’été
Le spectacle d’ouverture du Festival d’Avignon est toujours un événement : c’est le seul qui incite le grand public, c’est-à-dire celui qui ne va quasiment jamais au théâtre, à s’intéresser quelques instants à cet art quelque peu malmené par les nouvelles pratiques culturelles.
On en parle en bonne place dans les gazettes, avant de laisser les critiques spécialisés raconter le reste du Festival dans un espace chaque année plus réduit et dans un langage de plus en plus abscons.
Cette année, l’honneur d’ouvrir le bal échut au cinéaste israélien Amos Gitaï, qui faisait une entrée annoncée comme fracassante dans le spectacle vivant avec une pièce intitulée La guerre des fils des lumières contre les fils des ténèbres. Ce titre emprunté aux écrits esséniens des manuscrits de la mer Morte se substitue à l’intitulé véritable de l’ouvrage dont Gitaï a tenté l’adaptation à la scène : La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe.
Une agoraphobie croissante avec l’âge m’empêchant de fréquenter des lieux festivaliers tels qu’Avignon, je ne vais pas vous faire ici un compte-rendu de ce spectacle. D’ailleurs, même si j’étais descendu dans le midi à des fins culturelles, il est peu probable que le nom de Gitaï eût suffi à me précipiter dans la foule avignonnaise. J’éprouve beaucoup d’admiration pour Amos Gitaï, non pas pour son œuvre cinématographique qui s’étage de nulle à moyenne sur mon échelle personnelle de qualité, mais pour son aptitude à naviguer dans les eaux agitées de l’establishment culturel français. Nos éminences du monde des arts et de l’avance sur recette voient en lui le chef de file d’un cinéma israélien dont il n’est qu’un tâcheron besogneux. Et le financent en conséquence.
Je dis cela avec d’autant plus de sérénité que le spectacle présenté par Gitaï en Avignon est d’ores et déjà assuré d’une carrière prestigieuse le conduisant cet été de Barcelone à Istanbul en passant par le Festival d’Epidaure. La lecture des critiques de la représentation d’Avignon, des éreintages sans nuances à l’exception d’Armelle Héliot du Figaro, donne à penser que Gitaï est aussi lourd à la scène qu’à l’écran. Le texte de Josèphe est lu par Jeanne Moreau dans un lieu censé évoquer Jérusalem, la carrière de Boulbon étant peuplée pour l’occasion de tailleurs de pierre parlant arabe, avec des interventions ponctuelles d’un Vespasien parlant l’anglais d’Amérique, d’un Titus causant français, d’un grand-prêtre juif parlant hébreu : bonjour le clin d’œil appuyé à une situation politique dont tout le monde est sommé de comprendre qu’elle n’est pas totalement étrangère à ce qui se passe actuellement là où vous savez.
Charitablement, les critiques habituels sauvent Jeanne Moreau de ce naufrage, mais on est fondé à se demander si ce n’est pas par respect pour la longue carrière de la grande actrice. On se souvient des dernières prestations pathétiques de Charles Trenet ou Stéphane Grappelli qui furent épargnés par les pitbulls dactylographes en raison de leur grand âge et de leurs mérites passés.
Il y a une chose, pourtant, que l’on ne peut ôter à Gitaï : une certaine aptitude à dégotter les bons sujets, quitte à les bousiller de telle façon que plus personne ne puisse s’en emparer avant des décennies. Car ce personnage de Flavius Josèphe est fascinant: né Joseph ben Mattyahou, issu d’une famille de hauts prêtres de Jérusalem, passé à l’ennemi romain à l’époque de la destruction du Temple par Titus, et chroniqueur stipendié par Rome de cette Guerre des Juifs, il n’est pourtant pas un traître ordinaire, ni un collabo de bas étage. C’est d’abord un as de la survie dans une époque où les ennemis vaincus étaient voués à des morts aussi atroces que spectaculaires. Il aurait pu finir comme Eleazar à Massada, se donnant la mort après avoir tué ses derniers compagnons d’armes avant l’assaut final des légions romaines. Quelques années plus tôt, alors que le futur Flavius Josephe était le chef de la résistance juive contre les Romains en Galilée, les derniers défenseurs de la citadelle de Jotapata (aujourd’hui Yodfat) décidèrent de se donner mutuellement la mort avant d’être capturés. Le sort fut favorable à Joseph qui tira l’avant-dernier numéro et persuada son meurtrier potentiel que c’était un crime pour un juif de tuer un autre juif…
Prisonnier de Vespasien à Césarée, il obtient sa clémence en lui prédisant qu’il allait devenir empereur à Rome, ce qui fait toujours plaisir lorsque les choses sont présentées de manière assez habile pour être crédibles. Sa prophétie s’étant réalisée, il agit de même auprès de Titus, laissé en Judée par son empereur de père pour en finir avec la révolte des Zélotes retranchés dans Jérusalem. Après avoir tenté, sans succès de persuader les défenseurs du Temple de se rendre pour sauver l’essentiel, Joseph se fait le chroniqueur minutieux de ces événements qui s’achèveront avec la chute de Massada, dernier bastion des insurgés juifs après la destruction de Jérusalem.
Exilé à Alexandrie, puis à Rome où il changera de nom pour rejoindre la clientèle des Flaviens, Joseph devint un citoyen romain sans pour autant renier la foi de ses ancêtres, à la différence, par exemple, d’un Tibère Alexander, un Juif qui devint propréteur d’Egypte et persécuteur implacable de ses ex-coreligionnaires. Aujourd’hui, on dirait que Josèphe appartenait à la tendance « réaliste » de l’élite politique juive de son temps, qui pensait qu’un compromis avec l’hyper-puissance de l’époque était la seule façon d’assurer la pérennité de ce peuple et de cette foi sur la terre de ses ancêtres. C’est son incapacité à faire triompher son point de vue parmi les siens qui le rejeta dans le camp de l’ennemi. Là, il fut suffisamment rusé pour faire avaler aux commanditaires de ses écrits l’idée que tresser des louanges aux vaincus pour leur courage, leur sens du sacrifice et leur hauteur spirituelle ne ferait qu’ajouter à la gloire des vainqueurs.
À la fin de sa vie, il s’attacha à réfuter les écrits antijuifs de quelques philosophes grecs de son temps, notamment dans un Contre Appion, dont on doit une traduction française à Léon Blum. Ce personnage mérite donc que nous lui accordions quelques instants de notre été, sans qu’il soit pour autant nécessaire d’échafauder des analogies oiseuses avec ce qui se passe aujourd’hui dans la région. La situation géopolitique du premier siècle de notre ère vaut d’être regardée pour ce qu’elle fut, et non pas comme une métaphore de ce qui allait se produire deux mille ans plus tard. Le mieux, bien sûr, est de se rendre directement au texte de Josèphe sans passer par la case Gitaï. Pour ceux qui ont horreur de tout ce qui peut ressembler à des devoirs de vacances, la biographie romancée, style péplum gore, Flavius Joséphe de Patrick Banon, reste fidèle à l’esprit de son héros éponyme, dans un déluge de feu, de sang et de fureur. Cet ouvrage aurait très bien pu être adapté à Avignon, avec beaucoup d’effets spéciaux, d’hémoglobine, de scènes de viols et de massacres en pagaille. Ce sera pour une prochaine fois.

