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Allo Téhéran ? Ici le Cap Nègre

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Ils sont aujourd’hui presque nonagénaires, ceux qui ont assisté aux derniers procès staliniens, au début des années cinquante. Mais s’ils allument leur télévision pour regarder les nouvelles, ils doivent tout à coup se sentir rajeunir grâce aux images des procès en cours à Téhéran. Aveux complets des accusés assortis d’excuses envers « le peuple iranien » et d’un appel à la clémence des juges, absence d’avocats : tous les ingrédients des procès de Moscou sont cuisinés à l’Iranienne. Ne manque (pour l’instant ?) que le prononcé de sentences de mort à l’encontre des traîtres à la patrie et des espions démasqués.

L’attitude d’une très jeune femme, Clotilde Reiss, force l’admiration : on peut la voir sous un tchador, jetée en pâture à une brochette de barbus dans une salle bourrée de miliciens. Elle répond en farsi avec un aplomb remarquable à cette bande de hyènes fanatiques. Sa voix ne tremble pas et ses yeux démentent la teneur de ses propos, des aveux extorqués dans un contexte où elle peut craindre le pire.

On a bien senti, dans les sphères gouvernementales, que l’affaire Clotilde Reiss ne pouvait pas être traitée dans le secret des chancelleries, comme c’est le cas, en ce moment, pour les trois agents de renseignements français retenus contre leur gré par des milices islamistes en Somalie. Clotilde Reiss, pourrait être la fille de très nombreuses familles françaises de toutes classes sociales, une de ces filles bonnes à l’école qui font de solides études universitaires avant d’aller découvrir le vaste monde grâce à l’action culturelle extérieure de la République.

C’est pourquoi le ton est monté d’un cran dans la gesticulation verbale du gouvernement contre la clique Ahmadinejad. Bernard Kouchner explose dans Le Parisien et l’Elysée fait savoir que Nicolas Sarkozy, de sa villégiature du Cap Nègre fait tout ce qu’il peut pour obtenir la libération de notre compatriote.

A la place du clan Ahmadinejad, je ne me ferais pas trop de souci au sujet de ces coups de gueule à usage interne. Aucun des signaux annonciateurs d’une vraie réaction n’a pour l’instant été lancé. On a, certes, fait donner la présidence suédoise, qui affirme que les procès intentés à des citoyens de l’Union européenne ou a des employés iraniens des ambassades des pays de l’UE sont un défi lancé à l’ensemble de l’Union. Mais on n’a pas convoqué de réunion d’urgence pour définir une riposte commune à ces provocations de Téhéran. La « retenue » des Etats-Unis d’Obama lors des affrontements consécutifs à l’élection présidentielle, saluée comme une sublime habileté tactique par de nombreux commentateurs n’a pour l’instant comme effet que d’inciter le clan Khameneï-Ahmadinejad à pousser chaque jour le bouchon un peu plus loin.

On fait aujourd’hui donner quelques chefs de bande des Gardiens de la révolution pour demander la mise en accusation des principaux chefs de l’opposition, pour tester la réaction de l’Occident à une éventuelle épuration sanglante.

Ainsi, Clotilde Reiss pourrait faire l’objet d’un marché dont les termes seraient : « Laissez-nous régler tranquillement nos comptes entre frères ennemis du post-khomenisme et on vous met cette écervelée dans l’avion de Paris… »

Nous, amis lointains de Clotilde, sommes encore une fois coincés dans l’infernal dilemme: si nous demandons haut et fort la libération immédiate de la jeune femme, si nous en faisons une nouvelle Ingrid Bétancourt, sa valeur d’échange s’en trouve alors accrue d’autant, et les exigences des enturbannés monteront en flèche.

Dans l’idéal, une attitude concertée de fermeté, assortie de sanctions immédiates, décidée par tous les pays qui ont des moyens politiques ou militaires pour amener le pouvoir iranien à cesser ses provocations serait la meilleure riposte.

Pour l’instant, on ne voit pas le début du commencement de l’amorce d’un raidissement collectif dans ce dossier, sans lequel un coup de téléphone comminatoire de Sarkozy à Ahmadinejad serait comparable à celui d’une miction sur un Stradivarius.

Divers faits

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Si vous n’habitez pas mon département et que vous ne lisez pas la presse régionale à la rubrique faits-divers, vous ne trouverez cette info que sur causeur. Les gendarmes de mon village qui poursuivaient les auteurs d’un cambriolage ont perdu le contrôle de leur véhicule et ont renversé une dame âgée qui marchait sur le trottoir. Cette femme bien connue dans la région pour y être née et y avoir passé toute sa vie est morte dans l’accident. Les enfants et petits-enfants de la victime ont pleuré leur parente dans la plus grande discrétion. Les amis ont apporté leur soutien et présenté leurs condoléances à la famille. Les vieilles dames de sa paroisse ont assisté à une messe dans le recueillement. Les supérieurs hiérarchiques des agents responsables sont venus dans le village pour apporter des explications et exprimer leurs regrets. Ils n’ont pas été chassés par des jets de pierres. La gendarmerie n’a pas été attaquée. Les voitures des voisins n’ont pas brûlé et l’Intermarché à la sortie du village est encore debout.

Gary soit qui mal y pense

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Romain Gary
Romain Gary.

Juif, Lituanien, aviateur héroïque de la Seconde guerre mondiale, séducteur, amoureux des actrices, fumeur de cigare, dandy d’ambassades improbables, Romain Gary avait tout pour faire un excellent Français, et il le fut. Gaulliste romantique, compagnon de la Libération, ce romancier à succès a été méprisé par la critique de son temps. Trop réac, sans doute. On ne cesse pourtant, depuis son suicide en 1980, de redécouvrir aujourd’hui le génie de cet écrivain qui parla surtout de lui-même mais sut, comme le recommande un rabbin de la Kabbale, « transformer son miroir intérieur en fenêtre ouverte sur le monde ».

[access capability= »lire_inedits »]C’est sans doute pour cela que les huit romans et récits rassemblés ici, en un volume assez justement intitulé Légendes du je, ressortissent autant à l’autobiographie qu’à la peinture d’un siècle, le dernier, celui qui trouva le moyen d’être à la fois celui du nazisme et de Jean Seberg, épouse Gary, distribuant le Herald Tribune sur les Champs-Elysées dans À bout de souffle, de Godard.

Deux des romans que l’on trouvera ici furent, à l’origine, signés Emile Ajar. On se souvient de cette retentissante affaire. Lassé d’être traité comme un has been par le milieu éditorial, lui qui avait déjà eu le Goncourt en 1957 pour Les Racines du ciel, il mit en place, en 1974-1975, la plus belle machination de l’histoire littéraire française et réussit à obtenir une seconde fois le prix prestigieux en utilisant un neveu comme homme de paille. On trouvera d’ailleurs le récit posthume de ce joli camouflet à la république des lettres dans le court texte qui clôt le volume, Vie et mort d’Emile Ajar, chef-d’œuvre de lucidité froide, d’amertume ironique et de désespoir glacé.

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Du côté de chez Capone

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Al Capone
Al Capone.

En quelques dizaines de pages à peine, Enzensberger, philosophe et poète allemand qui a le bon goût d’être l’anti-Habermas, s’intéresse aux années Capone à Chicago. Comme il l’avait fait à propos du nihilisme russe dans Les Rêveurs d’absolu, il s’intéresse aux rapports désespérément consubstantiels de la politique et de la violence.

[access capability= »lire_inedits »]Chicago Ballade est à la fois un récit qui se lit comme un roman noir, mais aussi une réflexion sur l’étrange popularité dont bénéficia Capone, qui n’était jamais qu’un psychopathe doué pour les affaires. La thèse d’Enzensberger mérite qu’on s’y arrête : au-delà du folklore féodal propre au crime organisé et qu’il décrit ici parfaitement, Capone et sa bande étaient paradoxalement les garants d’une certaine paix sociale et d’une respectabilité bourgeoise qui rassura à une époque où le mouvement ouvrier américain prenait de l’ampleur.

Il montre aussi que la mafia, dans ses buts comme dans sa méthode, semble être un concentré chimiquement pur de l’économie de marché. Et de reproduire cet étonnant témoignage d’un professeur de l’université de Chicago : « Les entreprises de Capone correspondaient aux idées légales et morales des habitants. La situation était simplement la suivante : il existait une demande de certains biens et services qui ne pouvait pas être satisfaite dans le cadre de la légalité. C’est à ce moment que Torrio et Capone surgirent, et ils ont fait du bon travail. »

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Cet été, fuyons le Moderne !

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Witold Gombrowicz
Witold Gombrowicz.

Et si nous échappions à la mobilisation touristique et festive ? Si nous ne faisions aucun pays, aucune ville, rien ? Si nous fuyions les festimonts et les festivals ? (« Hourra ! Par monts et par vaux ! ») Si nous désertions une fois encore cette époque hagarde, étriquée, minuscule, nanifiée ? Si nous prenions soudain la fuite dans un grand roman, comme d’autres se paient le luxe d’un évanouissement merveilleux en pleine course ?

Pour démoderner à bloc cet été, rien de tel que la lecture de Ferdydurke, ce chef-d’œuvre grouillant de prémonitions, paru en 1937. « Ferdydurke de Gombrowicz : la plus éclatante démythification de l’archétype du moderne », écrit Kundera dans L’Art du roman. Et il ajoute cette remarque : « Le désir d’être moderne est un archétype, c’est-à-dire un impératif irrationnel, profondément ancré en nous, une forme insistante dont le contenu est changeant et indéterminé. » Les modes passent, et le Moderne continue à moderner.

[access capability= »lire_inedits »]« C’est l’époque, professeur, l’époque ! s’écrie joyeusement l’un des personnages de Ferdydurke. Vous ne connaissez pas la génération actuelle. Les changements profonds. La grande révolution des mœurs, cette tempête qui se déchaîne, ces ébranlements souterrains, et nous au milieu. L’époque ! Il faut tout reconstruire ! Démolir dans notre pays tous les endroits anciens, n’y laisser que les modernes, démolir Cracovie ! »

Le héros de cette épique traversée du Moderne qu’est Ferdydurke est un trentenaire prénommé Jojo. Une sorte d’éponge informe, inachevée, une espèce d’ectoplasme à gueule à peine humaine : en somme, c’est vous et moi… Au début du roman, Jojo reçoit la visite d’un ancien professeur pédant assaisonné d’une redoutable « tante littéraire ». Ceux-ci l’interrogent à l’improviste sur les déclinaisons latines et s’aperçoivent que son éducation est terriblement incomplète. Ils l’infantilisent, lui donnent des bonbons, lui pincent les joues et, sur ce, reconduisent Jojo à l’école, où ils l’abandonnent au beau milieu des morveux et des pédagogues… Ferdydurke est probablement la plus grande prophétie romanesque de l’infantilisme de masse dans lequel nous vivons.

Mais ceci n’est que la première aventure d’une terrible épopée métaphysique et burlesque. Les guerres métaphysiques de Jojo se déploient en un époustouflant roman picaresque, absolument concret, d’une étrangeté et d’un comique extrêmes. Ce ne sont qu’ « attrapages », « malaxages », « agrafages », « enlèvements » et « rapetissements ». Gombrowicz écrit une parodie de roman de formation fidèle à la cohue et au chaos de son siècle, un magistral Zerbildungsroman, un « roman de déformation »

Jojo se sent étranger à la tradition, qui n’est pour lui qu’un amas de formes mortes, d’habits trop grands pour lui, un absurde pantomime. Il fuit avec terreur la religion de la Culture, la dévotion aux grands poètes nationaux, l’infantilisation pédagogique et l’enfer matriarcal (« Alors, Jojo, tu n’es pas heureux de me voir ? Je suis ta tante maternelle du côté maternel, je suis doublement ta tante, ma mère était cousine de la tante de la tante de ta mère. »).

Jojo fuit les formes dévitalisées et asphyxiantes de la tradition en se réfugiant chez la famille Lejeune. Et là, il découvre avec fascination et horreur l’enfer du Moderne. Non pas la libération par le Moderne, mais la soumission servile aux formes modernes, le mimétisme moderne déchaîné, le culte de la santé, du sport, de la spontanéité et avant tout l’adoration idolâtre de la Jeunesse. « Je vous connais, je connais vos sports et les mœurs de la nouvelle génération américanisée, vous préférez les jambes aux mains, c’est pour vous le plus important, les jambes, les mollets. Les sports ! […] Les mollets, les mollets, les mollets ! » Voilà une lecture pour notre président, plus urgente encore que La Princesse de Clèves !

L’une des scènes les plus inoubliables demeure toutefois celle où Madame Lejeune, notre merveilleuse Mère Moderne, se rend aux toilettes. « Elle marchait avec un certain recueillement, sous le signe du naturel et de la simplicité, sous le signe de l’Hygiène matinale rationnelle. Avant d’entrer à la salle de bains, elle obliqua, le front haut, vers les WC et s’y enferma de façon cultivée, réfléchie, raisonnable et consciente, comme une femme sachant très bien qu’il ne convient pas d’avoir honte des fonctions naturelles. Elle en sortit plus fière qu’elle n’y était entrée ! Elle paraissait fortifiée, éclairée et humanisée, elle sortit de là comme d’un temple grec ! »

Il s’agit, à ma connaissance, de l’unique portrait de Ségolène Royal datant de 1937. Et c’est ainsi, et de bien d’autres manières, que Witold Gombrowicz est grand.

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Péplum en Avignon

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Son âge et ses services rendus interdisent de critiquer Jeanne Moreau.
Son âge et ses services rendus interdisent de critiquer Jeanne Moreau.

Le spectacle d’ouverture du Festival d’Avignon est toujours un événement : c’est le seul qui incite le grand public, c’est-à-dire celui qui ne va quasiment jamais au théâtre, à s’intéresser quelques instants à cet art quelque peu malmené par les nouvelles pratiques culturelles.

On en parle en bonne place dans les gazettes, avant de laisser les critiques spécialisés raconter le reste du Festival dans un espace chaque année plus réduit et dans un langage de plus en plus abscons.

Cette année, l’honneur d’ouvrir le bal était échu au cinéaste israélien Amos Gitaï, qui faisait une entrée annoncée comme fracassante dans le spectacle vivant avec une pièce intitulée La Guerre des fils des lumières contre les fils des ténèbres. Ce titre, emprunté aux écrits esséniens des manuscrits de la mer Morte, se substitue à l’intitulé véritable de l’ouvrage dont Gitaï a tenté l’adaptation à la scène : La Guerre des Juifs, de Flavius Josèphe.

[access capability= »lire_inedits »]Une agoraphobie croissante avec l’âge m’empêchant de fréquenter des lieux festivaliers tels qu’Avignon, je ne vais pas vous faire ici un compte rendu de ce spectacle. D’ailleurs, même si j’étais descendu dans le Midi à des fins culturelles, il est peu probable que le nom de Gitaï eût suffi à me précipiter dans la foule avignonnaise. J’éprouve beaucoup d’admiration pour Amos Gitaï, non pas pour son œuvre cinématographique qui s’étage de nulle à moyenne sur mon échelle personnelle de qualité, mais pour son aptitude à naviguer dans les eaux agitées de l’establishment culturel français. Nos éminences du monde des arts et de l’avance sur recette voient en lui le chef de file d’un cinéma israélien dont il n’est qu’un tâcheron besogneux. Et le financent en conséquence.

Je dis cela avec d’autant plus de sérénité que le spectacle présenté par Gitaï en Avignon est d’ores et déjà assuré d’une carrière prestigieuse le conduisant cet été de Barcelone à Istanbul en passant par le Festival d’Epidaure. La lecture des critiques de la représentation d’Avignon − des éreintages sans nuances à l’exception d’Armelle Héliot, du Figaro − donne à penser que Gitaï est aussi lourd à la scène qu’à l’écran. Le texte de Josèphe est lu par Jeanne Moreau dans un lieu censé évoquer Jérusalem, la carrière de Boulbon étant peuplée pour l’occasion de tailleurs de pierre parlant arabe, avec des interventions ponctuelles d’un Vespasien parlant l’anglais d’Amérique, d’un Titus causant français, d’un grand-prêtre juif parlant hébreu : bonjour le clin d’œil appuyé à une situation politique dont tout le monde est sommé de comprendre qu’elle n’est pas totalement étrangère à ce qui se passe actuellement là où vous savez.

Charitablement, les critiques habituels sauvent Jeanne Moreau de ce naufrage, mais on est fondé à se demander si ce n’est pas par respect pour la longue carrière de la grande actrice. On se souvient des dernières prestations pathétiques de Charles Trenet ou de Stéphane Grappelli, qui furent épargnés par les pitbulls dactylographes en raison de leur grand âge et de leurs mérites passés.

Il y a une chose, pourtant, que l’on ne peut ôter à Gitaï : une certaine aptitude à dégotter les bons sujets, quitte à les bousiller de telle façon que plus personne ne puisse s’en emparer avant des décennies. Car ce personnage de Flavius Josèphe est fascinant : né Joseph ben Mattyahou, issu d’une famille de hauts prêtres de Jérusalem, passé à l’ennemi romain à l’époque de la destruction du Temple par Titus et chroniqueur stipendié par Rome de cette Guerre des Juifs, il n’est pourtant pas un traître ordinaire, ni un collabo de bas étage. C’est d’abord un as de la survie dans une époque où les ennemis vaincus étaient voués à des morts aussi atroces que spectaculaires. Il aurait pu finir comme Eleazar à Massada, se donnant la mort après avoir tué ses derniers compagnons d’armes avant l’assaut final des légions romaines. Quelques années plus tôt, alors que le futur Flavius Josèphe était le chef de la résistance juive contre les Romains en Galilée, les derniers défenseurs de la citadelle de Jotapata (aujourd’hui Yodfat) décidèrent de se donner mutuellement la mort avant d’être capturés. Le sort fut favorable à Joseph, qui tira l’avant-dernier numéro et persuada son meurtrier potentiel que c’était un crime pour un juif de tuer un autre juif…

Prisonnier de Vespasien à Césarée, il obtient sa clémence en lui prédisant qu’il allait devenir empereur à Rome, ce qui fait toujours plaisir lorsque les choses sont présentées de manière assez habile pour être crédibles. Sa prophétie s’étant réalisée, il agit de même auprès de Titus, laissé en Judée par son empereur de père pour en finir avec la révolte des Zélotes retranchés dans Jérusalem. Après avoir tenté, sans succès, de persuader les défenseurs du Temple de se rendre pour sauver l’essentiel, Joseph se fait le chroniqueur minutieux de ces événements qui s’achèveront avec la chute de Massada, dernier bastion des insurgés juifs après la destruction de Jérusalem.

Exilé à Alexandrie, puis à Rome où il change de nom pour rejoindre la clientèle des Flaviens, Joseph devint un citoyen romain sans pour autant renier la foi de ses ancêtres, à la différence, par exemple, d’un Tibère Alexander, un juif qui devint propréteur d’Egypte et persécuteur implacable de ses ex-coreligionnaires. Aujourd’hui, on dirait que Josèphe appartenait à la tendance « réaliste » de l’élite politique juive de son temps, qui pensait qu’un compromis avec l’hyper-puissance de l’époque était la seule façon d’assurer la pérennité de ce peuple et de cette foi sur la terre de ses ancêtres. C’est son incapacité à faire triompher son point de vue parmi les siens qui le rejeta dans le camp de l’ennemi. Là, il fut suffisamment rusé pour faire avaler aux commanditaires de ses écrits l’idée que tresser des louanges aux vaincus pour leur courage, leur sens du sacrifice et leur hauteur spirituelle ne ferait qu’ajouter à la gloire des vainqueurs.

À la fin de sa vie, il s’attacha à réfuter les écrits antijuifs de quelques philosophes grecs de son temps, notamment dans un Contre Appion dont on doit une traduction française à Léon Blum. Ce personnage mérite donc que nous lui accordions quelques instants de notre été, sans qu’il soit pour autant nécessaire d’échafauder des analogies oiseuses avec ce qui se passe aujourd’hui dans la région. La situation géopolitique du premier siècle de notre ère vaut d’être regardée pour ce qu’elle fut, et non pas comme une métaphore de ce qui allait se produire deux mille ans plus tard. Le mieux, bien sûr, est de se rendre directement au texte de Josèphe sans passer par la case Gitaï. Pour ceux qui ont horreur de tout ce qui peut ressembler à des devoirs de vacances, la biographie romancée, style péplum gore, Flavius Josèphe, de Patrick Banon, reste fidèle à l’esprit de son héros éponyme, dans un déluge de feu, de sang et de fureur. Cet ouvrage aurait très bien pu être adapté à Avignon, avec beaucoup d’effets spéciaux, d’hémoglobine, de scènes de viols et de massacres en pagaille. Ce sera pour une prochaine fois.[/access]

Avignon, le off du Off

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L'amateur de théâtre peut perdre son temps et sa bourses dans les salles du Off sans voir du vrai théâtre.
L'amateur de théâtre peut perdre son temps et sa bourses dans les salles du Off sans voir du vrai théâtre.

Les organisateurs revendiquent 250 000 participants au Festival d’Avignon. Mais une fois sur place, on a l’impression qu’une grande partie de ces spectateurs sont en fait des gens de théâtre. Et si le Festival était devenu, en réalité, une sorte de salon professionnel où l’on se côtoie « entre théâtreux » ? Impossible en tout cas d’arpenter les rues de cette ville, de finir une conversation avec celui ou celle qui vous accompagne sans être interrompu toutes les cinq secondes par une quinquagénaire habillée rose fuchsia qui vous tend une carte-programme brandie au bout d’un sourire enjôleur, ou par la sono bruyante d’un « spectacle musical » que l’on aimerait tant voir pousser sa chansonnette un peu plus au sud, sur une plage qui siérait mieux à son art….

Au début, la tradition peut paraître charmante. Au bout d’une heure, elle insupporte. La seule méthode efficace – mais coûteuse par 37° à l’ombre – est de pousser une valise à roulettes en arguant, pour refuser le carton sans impolitesse, que l’on s’apprête à monter dans un train.

[access capability= »lire_inedits »]On croise aussi dans les rues d’Avignon, des « tracteurs » plus avenants, très jeunes et beaux en général, qui distribuent un épais journal. Ce « gratuit » s’est bien installé dans la Cité des papes. Un jeune routard du théâtre déjà bien dessillé sur les mœurs festivalières affirme que le journal proposait aux compagnies une critique bienveillante en échange d’un encart publicitaire à quelques centaines d’euros. J’avoue que je n’ai pas appelé le journal pour vérifier l’info…

Mais l’anecdote est plus que vraisemblable. Car pour séduire les festivaliers, les milliers de compagnies du Off sont prêtes à tout. L’économie du Off fait penser à celle de Bombay, où les multinationales − les fastes du festival In − côtoient les bidonvilles de la périphérie de la ville. Le théâtre Off survit dans un dénuement proche de la misère. Nous sommes ici au royaume du RSA culturel. Pour les acteurs d’une compagnie inconnue, se rendre au festival est un investissement toujours déficitaire. Il faut s’acquitter de la location de la salle, payer pour figurer dans le catalogue du Off (200 euros). Il faut payer l’impression des affiches et des flyers. C’est le minimum nécessaire mais jamais suffisant pour prétendre à exister. Il faut aussi se loger et se nourrir. Les tarifs de location festivalière rejoignent ceux du Quartier latin parisien. En revanche, certains restaurants et beaucoup de gargotes font leur saison en proposant des repas très abordables à cette clientèle. Le Citron pressé propose ainsi un hamburger pantagruélique pour la modeste somme de 4,50 euros, soit le même tarif qu’une glace à deux parfums sur le cours Jean-Jaurès.

Voilà pour les dépenses minimales. Mais une fois acquitté cette gabelle, il faut attirer le chaland. C’est-à-dire entrer en concurrence avec des centaines, voire des milliers de petites compagnies qui cherchent, elles aussi, à remplir une modeste salle, souvent d’une capacité de moins de 40 personnes. D’où les centaines de « tracteurs » incontournables qui sillonnent les rues étroites que protègent les remparts de la ville.

Mais la misère théâtrale ne s’étale pas seulement dans les rues d’Avignon. Elle envahit la programmation. De multiples façons. Le visiteur parcourant, sans tuyau particulier, le programme du Off découvre la proportion importante de spectacles qui sortent du champ strictement théâtral. Au Festival d’Avignon, on y danse, on y danse. Et on y chante. Et on y mime. Et on y joue des arts du cirque, du saxo, de la marionnette, du cornet à piston. Il est étrange de constater à quel point l’art théâtral se trouve reclus dans son propre royaume.

La mode TST – Tout sauf le Théâtre − domine les spectacles depuis plusieurs années, comme l’avait montré avec éclat la polémique sur la danse qui avait donné lieu à un livre de Régis Debray. Les « invitants » de la rue mettent en valeur cette qualité nouvelle des pièces. On n’est pas là pour se prendre le chou. Le spectacle musical ou la « danse » collent bien à cette chute préoccupante de l’intelligence cultivée dans l’esprit public.

Autre tendance du Off, les pièces à un acteur, plus faciles à rentabiliser. On lit du Céline ou du Sophocle, ce qui dispense de payer des auteurs ou des ayants droit. D’autre flirtent avec le one man show, voire la farce plus ou moins finaude. Ces spectacles à une voix ne sont pas forcément médiocres. Ainsi l’excellente Pierrette Dupoyet régale-t-elle son public de la lecture de quelques-unes des 900 missives expédiées par Jean Cocteau à sa mère, qui font apparaître les dimensions tour à tour arrogantes et désespérées de l’artiste. La même actrice propose, à d’autres horaires, deux autres spectacles d’une heure. Une salle petite mais remplie, signe d’une stratégie sans doute mûrement réfléchie et probablement efficace. Menée au détriment de la santé de l’actrice : jouer trois fois par jour, tracter trois prospectus, il faut non seulement aimer le théâtre, mais aussi avoir la santé !

Mais la solitude, quoique prudente sur le plan de l’économie théâtrale, n’est pas toujours une garantie de qualité. En Avignon perdure le « spectacle engagé » qui attire toujours des spectateurs avides de voir leurs certitudes politiques confortées par la scène. Ainsi ce Destin du clandestin, un autre spectacle d’une heure que nous proposait, cette année, Djibril Goudiaby. Une collection de clichés que ne parvient pas à masquer le talent − réel − de l’acteur, qui s’est donné l’apparence d’un « Noir Banania », à l’image de cette fameuse publicité du début du siècle qui vantait la boisson chocolatée. L’Afrique ici décrite est celle des années 1980, pas le dernier continent à la mode pour investir qu’elle est devenue entre-temps. Bien sûr, le voyage en pirogue existe où, après s’être fait soulager de quelques milliers d’euros par un passeur, l’Africain risque sa peau à l’approche des rivages espagnols. Mais la pièce nous présente un Africain typifié, désincarné, sans histoire, simple ornement d’un discours de dénonciation, de ce que l’on appelle le « postcolonialisme ».

On l’aura compris : l’amateur de théâtre peut perdre son temps et sa bourse dans les salles du Off sans voir – pardonnez l’expression d’un spectateur ignorant − du « vrai théâtre  ». Il y en a pourtant et l’on est tout heureux de trouver ces pépites rescapées dans le chaudron avignonnais. Hamelin est un superbe texte écrit par cet auteur espagnol, Juan Mayorga, auquel on doit aussi Le Garçon du dernier rang, joué à Vincennes ce printemps, une incroyable histoire racontant les efforts tragiques d’un professeur de lettres pour transformer l’un de ses élèves en un authentique romancier.

Présentée à Avignon par une compagnie belge – Rideau de Bruxelles − Hamelin raconte une histoire de vrai-faux pédophile en butte aux constructions imaginaires de l’institution psycho-judiciaire. Il s’agit de faire parler un enfant non consentant (et non facilement représentable, raison pour laquelle le metteur en scène a choisi un adulte pour l’incarner) des supposés attouchements qu’il aurait subis en échange de sommes destinées à soulager la misère de sa famille. Le père, la mère, le frère, le juge et la psychologue nous entraînent dans un épais brouillard. Comme le fameux joueur de flûte de Hamelin qui attira les rats hors de la ville, les silences de l’enfant drainent les fantasmes d’un monde adulte incapable de le comprendre. Le tout dans une mise en scène épurée et, comme on aime à dire, moderne, qui claque et glace le sang.

Avec Marie Stuart, de la compagnie Orten/ID, on retrouve les émotions du théâtre éternel. Beaux costumes, ambiance rouge et noir, jeux de lumière, voix claires, froissements de vêtements, sorties de jeu énergiques. Le spectacle traduit la fureur des luttes de pouvoir du Royaume d’Angleterre. Deux femmes – Elisabeth Ier et Marie Stuart – s’affrontent, chacune épaulée par trois conseillers, chacun d’entre eux incarnant une stratégie bien définie : l’affrontement, la conciliation ou le pardon.

C’est la seule chose rassurante de cette petite escapade avignonnaise : la compagnie Orten/ID regroupe des professionnels qui semblent bien vivre de leur art. Allons, tout n’est pas perdu…[/access]

Le garçon from Ipanema

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Rio de Janeiro. Plage d'Ipanema.
Rio de Janeiro. Plage d'Ipanema.

« Cinquenta anos em cinco » (cinquante années en cinq) : lorsqu’il est élu président du Brésil en 1956, Juscelino Kubitschek n’est pas loin de penser que tout devient possible. L’ancien séminariste devenu médecin désire faire entrer son pays dans la modernité : il ordonne la construction de Brasilia, capitale destinée à attirer vers l’intérieur des terres la population et l’activité économique, alors concentrées dans les grandes villes côtières. Lucio Costa dessine les plans de la ville – en forme d’avion, ça va plus vite et plus moderne, on ne fait pas. Oscar Niemeyer conçoit les plus importants bâtiments de la nouvelle capitale : en mille jours, tout sort de terre, et la vitrine moderne du Brésil est inaugurée le 21 avril 1960.

[access capability= »lire_inedits »]Cependant, en 1956, le destin du Brésil n’est pas livré uniquement aux entreprises du BTP. Une nouvelle musique est en train de naître à Rio de Janeiro, fruit de la rencontre entre la jeunesse des favelas et celle de la middle class, entre les rythmes afro-brésiliens, samba et carnaval, le jazz et la variété européenne. Improvisée sur les plages au crépuscule, la bossa-nova devient l’hymne de la modernisation du pays.

Pour se payer ses études d’architecture et vaincre ses insomnies, le jeune Antonio Carlos Jobim joue dans les piano-bars. Il cultive une douce mélancolie. Son précepteur, un Allemand qui a fui le nazisme dans les années 1930, lui a transmis l’amour des mélodies de Ravel, Chopin et Debussy. Les Jobim sont des aristocrates originaires du Sud de la France et ont émigré à Rio de Janeiro au XVIIIe siècle. Le grand-père Jobim est connu dans toutes les salles de classe brésiliennes : géographe, il fut le premier à dessiner la cartographie du pays. Antonio, lui, a mené une enfance carioca heureuse et insouciante, entre une mère aimante et un père absent, diplomate et poète à ses heures.

En 1955, devenu arrangeur et directeur artistique pour Continentale, Jobim rencontre Vinicius de Moraes, poète et diplomate de mauvaise réputation. Vinicius propose à Jobim de composer avec lui la musique du film de Marcel Camus, Orfeu Negro, transposition moderne du mythe d’Orphée dans les favelas. Ensemble, ils vont écrire les classiques de la bossa-nova, dont la célèbre chanson A Felicidade. Comme l’ambassadeur de Moraes se trouve en poste en Uruguay, les deux sont contraints de travailler par téléphone : leur œuvre commune sera le premier chef-d’œuvre issu du télétravail. Le film remporte la palme d’or au Festival de Cannes de 1959.

Vinicius et Tom ont le goût du bonheur simple. Ils se retrouvent souvent au café Veloso, en plein cœur d’Ipanema, le quartier bourgeois de Rio. Chaque soir, à la même heure, ils observent une jolie jeune fille brune aux grands yeux verts. Elle rentre de la plage et passe devant leur table. Elle leur inspire des pensées lubriques, mais pas que ça. Ils lui dédient la chanson Garota de Ipanema (La Fille d’Ipanema). Le titre figure sur l’album de Stan Getz et João Gilberto et devient un hit mondial. Rien n’arrête la musique : plusieurs années consécutives, Jobim et ses compères raflent tous les Grammy Awards. La folie bossa-nova s’empare de tous les continents. Le mélange de décontraction et de sophistication des mélodies de Jobim séduit le public. Ses chansons deviennent des standards du jazz. Elles sont reprises, interprétées, souvent dévoyées pour ne devenir qu’un odieux sirop déversé dans les oreilles de ceux qui s’aventurent à prendre l’ascenseur. Jobim, qui préfère l’écriture et le studio à la scène, ne sait comment réagir face à cet emballement.

Lui, ce qu’il aimait, c’était la musique. Insensatez, Corcovado, Inutil paisagem, Meditaçao, Desafinado, Samba de uma nota so : il a écrit parmi les plus grands chefs-d’œuvre de la musique brésilienne et du jazz.

À Rio, les gratte-ciel s’étalent à perte de vue. Jobim ne voit plus la mer. Le tumulte de la ville a pris le pas sur la nature. L’effet de mode autour de la bossa-nova s’est essoufflé. Jobim se retire dans les hauteurs de Rio, dans une maison dont il a dessiné les plans.

Le violoncelliste arrangeur Jacques Morelenbaum et sa femme Paula ont collaboré à plusieurs albums posthumes des standards de leur ami Jobim. Quarteto Jobim Morelenbaum (Universal Music) avec deux enfants de Jobim. A Day in New York (Sony Classical) avec Ryuichi Sakamoto.

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Malaise d’État

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Plage

D’accord, il est normal voire rassurant que le pays entier s’inquiète du coup de pompe présidentiel. Théoriquement, c’est plutôt le deuxième corps du Roi qui incarne la France, mais ne soyons pas rabat-joie. Cette bruyante sollicitude pour le premier (corps) est peut-être le dernier avatar de notre conscience collective, ce qui nous reste du sentiment d’une histoire et d’un avenir partagés. Admettons donc que ce souci de la santé du monarque manifesté par le peuple témoigne de son intérêt pour celle de la France.

Évidemment, on en a trop fait. C’est toujour pareil, difficile de s’arrêter quand on tient un bon sujet. Et quand on est journaliste de garde estivale, qu’on vient de tenir une semaine sur la grippe A, qui tue sans tuer, et qu’on n’a pas d’autre guerre à se mettre sous la dent que celle qui oppose juilletistes et aoûtiens, je peux vous dire que le malaise de Sarkozy fait figure de source de Coca Zéro dans le désert. Même Causeur en cause, c’est dire. De plus, la santé des princes qui nous gouvernent est le sujet idéal pour ressasser l’une des rengaines médiatiques les plus éprouvées – « on vous cache tout, on vous dit rien ». Déterrer des cadavres dans tous les placards est devenu l’alpha et l’oméga de l’investigation – c’est une métaphore, bien sûr.

[access capability= »lire_inedits »]Après des dizaines de bulletins de santé et autres considérations sur le surmenage sarkozyen, alors que notre malade national partait se reposer sur les terres de Madame, certains de nos estimables confrères se sont aperçus que ça chauffait en Afghanistan, notamment pour nos soldats. Plusieurs jours après l’excellent Jean-Dominique Merchet sur son blog Secret Défense (liberation.fr), Le Parisien a donc évoqué l’embuscade au cours de laquelle trois de nos soldats ont été blessés, dont deux grièvement – ce qui signifie en langage clair qu’ils sont très salement amochés. Et, soyons juste, lorsqu’un autre de nos hommes a finalement eu le bon goût de mourir le 1er août, il a eu droit à un sujet au JT, juste après le chassé-croisé précédemment cité et les accidents de la route afférents à ce dernier. Allez, notre piou-piou décédé a peut être eu droit à presque autant de temps que les vacanciers malchanceux – et, il faut le saluer, à la « une » du Parisien le lendemain.

Pas de quoi s’énerver. Les médias pensent comme nous, il n’y a là rien de nouveau. Et s’ils nous parlent plus d’embouteillages et de malaise vagal que d’Afghanistan, c’est parce qu’ils nous connaissent et savent ce qui est bon pour nous. C’est bien ce qui met mal à l’aise dans cette affaire de malaise d’État. Le jogging du président, le régime du président, le périnée du président : tout cela fabrique un monde commun plutôt cheap. Et pendant que nous nous passionnons pour Sarkozy, ses bobos et ses trucs beauté exactement comme pour ceux de Michael Jackson il y a un mois, la famille de notre soldat mort au combat pourrait légitimement se plaindre de notre ingratitude collective, comme pourraient se plaindre ceux qui ne sont pas morts mais devront apprendre à vivre autrement.

On a le droit de désapprouver l’engagement de la France en Afghanistan ; même quand on adhère à l’objectif, aussi vague soit-il, il est raisonnable de s’interroger sur la stratégie et les moyens mis en oeuvre. Reste que, là-bas, les soldats français se battent en notre nom et au nom de nos principes. Si l’idée de solidarité nationale a un sens, c’est d’abord envers eux. Ce n’est pas une question de morale mais de survie. Quand un pays ne sait plus honorer ceux qui risquent leur vie pour lui – sous ses couleurs –, il ne souffre pas d’un malaise vagal mais d’un sérieux vague à l’âme.[/access]

Ne demandez plus la lune !

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Quand on lui montre la Lune, l'imbécile ne regarde même plus le doigt.
Quand on lui montre la Lune, l'imbécile ne regarde même plus le doigt.

Malgré les efforts déployés, le cœur n’y était pas. Le quarantième anniversaire de la mission Apollo 11 a été l’une de ces fêtes sans joie où l’enthousiasme des invités semble un peu forcé. Mais puisque nous sommes conviés à dresser un bilan, il faut dire que la nouvelle ère promise par le premier pas de Neil Armstrong sur la Lune tarde à arriver. En réalité, et contrairement à ce qu’on a répété sur tous nos écrans, les images des astronautes sautillant sur notre unique satellite naturel annonçaient plutôt la fin d’un rêve qu’un nouveau commencement. « Buzz » Aldrin, qui pensait à l’époque qu’en 2009, on fêterait l’anniversaire du premier homme sur Mars, a exprimé un peu de cette déception. Mais elle a un soubassement plus profond : la fin du Progrès comme structure mentale dominante.

[access capability= »lire_inedits »]En posant son pied droit sur la Lune, Armstrong a fait tomber le rideau sur l’après-guerre, mais aussi sur plus d’un siècle de Progrès. Le premier homme sur la Lune et son concurrent, le premier homme dans l’espace, Youri Gagarine, incarnaient respectivement des systèmes. Leurs exploits étaient supposés prouver la supériorité d’un modèle de société et même d’une vision du monde porteuse d’un avenir meilleur. Leurs exploits apportaient la preuve de la véracité de ces modèles. Pour des centaines de millions de personnes, la science et ses retombées technologiques spectaculaires exposées à l’occasion de la « conquête de l’espace » annonçaient que l’homme allait bientôt se libérer de la nature en même temps que de ses propres misères.

La NASA de l’époque fut le fer de lance d’une hyper-nation qui, deux ou trois décennies durant, crut qu’elle allait résoudre tous les problèmes fondamentaux de l’humanité. Aucune société n’a jamais poussé aussi loin l’idée que la science et la technologie permettraient de vaincre la famine et la maladie et d’offrir à tous une société d’abondance. Bref, les missions Apollo marquent le début de la fin de l’Histoire.

Quatre décennies plus tard, on sait que cette croyance en un univers maîtrisé sous direction US relevait de la science-fiction. Le rêve de toute-puissance a tourné court. Tout comme la carrière politique du président alors fraîchement élu, Richard Nixon. Au moment où les trois astronautes alunissaient, les accords de Bretton-Woods, qui régissaient le système financier international et donnaient une position dominante aux Etats-Unis, étaient déjà sérieusement mis à mal. La crise énergétique et le chômage endémique signèrent, sur les deux rives de l’Atlantique, la fin des Trente Glorieuses et les conquêtes d’une courte génération de croissance exceptionnelle semblent aujourd’hui beaucoup moins « acquises » qu’annoncé.

Hollywood ne s’y est pas trompé : c’est la mission Apollo 13, marquée par un accident grave, qui a eu son grand film oscarisé, et non l’impeccable Apollo 11. Ce n’est pas le rêve réalisé mais un cauchemar de l’homme pris au piège par une technologie mal maîtrisée. Les mots du pilote d’Apollo 13, « Houston, we have a problem », ont recouvert la belle formule « One small step for (a) man, one giant leap for mankind ». Retour sur Terre à plus d’un titre.

On me dira à raison qu’il y a eu cet instant magique où tous les cœurs humains ont battu à l’unisson, où nous étions tous des frères terriens. Oui, mais on sait que le Terrien a la larme facile et l’émotion abondante : la mort d’une insignifiante princesse anglaise ou celle du roi de la pop, il lui en faut peu, désormais, pour penser la même chose que tout le monde en même temps. Pas besoin de dépenser des milliards et de mettre des vies humaines en péril pour donner l’antenne en direct à des correspondants spéciaux émus qui récitent des banalités aux quatre coins de notre planète ronde. « On a marché sur la Lune » et le moonwalk jacksonien ont la même puissance de feu cathodique, donc émotionnelle. L’important, ce n’est pas l’événement, c’est d’être ensemble – et séparés.

En juillet 1969, le monde insouciant, confiant dans l’avenir, vivait sans le savoir ses dernières heures. Derrière la porte, un autre monde était tapi, à qui allait revenir la mission pas marrante de régler les ardoises laissées par le précédent. Un monde où on travaillerait plus pour gagner moins.[/access]

Allo Téhéran ? Ici le Cap Nègre

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Ils sont aujourd’hui presque nonagénaires, ceux qui ont assisté aux derniers procès staliniens, au début des années cinquante. Mais s’ils allument leur télévision pour regarder les nouvelles, ils doivent tout à coup se sentir rajeunir grâce aux images des procès en cours à Téhéran. Aveux complets des accusés assortis d’excuses envers « le peuple iranien » et d’un appel à la clémence des juges, absence d’avocats : tous les ingrédients des procès de Moscou sont cuisinés à l’Iranienne. Ne manque (pour l’instant ?) que le prononcé de sentences de mort à l’encontre des traîtres à la patrie et des espions démasqués.

L’attitude d’une très jeune femme, Clotilde Reiss, force l’admiration : on peut la voir sous un tchador, jetée en pâture à une brochette de barbus dans une salle bourrée de miliciens. Elle répond en farsi avec un aplomb remarquable à cette bande de hyènes fanatiques. Sa voix ne tremble pas et ses yeux démentent la teneur de ses propos, des aveux extorqués dans un contexte où elle peut craindre le pire.

On a bien senti, dans les sphères gouvernementales, que l’affaire Clotilde Reiss ne pouvait pas être traitée dans le secret des chancelleries, comme c’est le cas, en ce moment, pour les trois agents de renseignements français retenus contre leur gré par des milices islamistes en Somalie. Clotilde Reiss, pourrait être la fille de très nombreuses familles françaises de toutes classes sociales, une de ces filles bonnes à l’école qui font de solides études universitaires avant d’aller découvrir le vaste monde grâce à l’action culturelle extérieure de la République.

C’est pourquoi le ton est monté d’un cran dans la gesticulation verbale du gouvernement contre la clique Ahmadinejad. Bernard Kouchner explose dans Le Parisien et l’Elysée fait savoir que Nicolas Sarkozy, de sa villégiature du Cap Nègre fait tout ce qu’il peut pour obtenir la libération de notre compatriote.

A la place du clan Ahmadinejad, je ne me ferais pas trop de souci au sujet de ces coups de gueule à usage interne. Aucun des signaux annonciateurs d’une vraie réaction n’a pour l’instant été lancé. On a, certes, fait donner la présidence suédoise, qui affirme que les procès intentés à des citoyens de l’Union européenne ou a des employés iraniens des ambassades des pays de l’UE sont un défi lancé à l’ensemble de l’Union. Mais on n’a pas convoqué de réunion d’urgence pour définir une riposte commune à ces provocations de Téhéran. La « retenue » des Etats-Unis d’Obama lors des affrontements consécutifs à l’élection présidentielle, saluée comme une sublime habileté tactique par de nombreux commentateurs n’a pour l’instant comme effet que d’inciter le clan Khameneï-Ahmadinejad à pousser chaque jour le bouchon un peu plus loin.

On fait aujourd’hui donner quelques chefs de bande des Gardiens de la révolution pour demander la mise en accusation des principaux chefs de l’opposition, pour tester la réaction de l’Occident à une éventuelle épuration sanglante.

Ainsi, Clotilde Reiss pourrait faire l’objet d’un marché dont les termes seraient : « Laissez-nous régler tranquillement nos comptes entre frères ennemis du post-khomenisme et on vous met cette écervelée dans l’avion de Paris… »

Nous, amis lointains de Clotilde, sommes encore une fois coincés dans l’infernal dilemme: si nous demandons haut et fort la libération immédiate de la jeune femme, si nous en faisons une nouvelle Ingrid Bétancourt, sa valeur d’échange s’en trouve alors accrue d’autant, et les exigences des enturbannés monteront en flèche.

Dans l’idéal, une attitude concertée de fermeté, assortie de sanctions immédiates, décidée par tous les pays qui ont des moyens politiques ou militaires pour amener le pouvoir iranien à cesser ses provocations serait la meilleure riposte.

Pour l’instant, on ne voit pas le début du commencement de l’amorce d’un raidissement collectif dans ce dossier, sans lequel un coup de téléphone comminatoire de Sarkozy à Ahmadinejad serait comparable à celui d’une miction sur un Stradivarius.

Divers faits

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Si vous n’habitez pas mon département et que vous ne lisez pas la presse régionale à la rubrique faits-divers, vous ne trouverez cette info que sur causeur. Les gendarmes de mon village qui poursuivaient les auteurs d’un cambriolage ont perdu le contrôle de leur véhicule et ont renversé une dame âgée qui marchait sur le trottoir. Cette femme bien connue dans la région pour y être née et y avoir passé toute sa vie est morte dans l’accident. Les enfants et petits-enfants de la victime ont pleuré leur parente dans la plus grande discrétion. Les amis ont apporté leur soutien et présenté leurs condoléances à la famille. Les vieilles dames de sa paroisse ont assisté à une messe dans le recueillement. Les supérieurs hiérarchiques des agents responsables sont venus dans le village pour apporter des explications et exprimer leurs regrets. Ils n’ont pas été chassés par des jets de pierres. La gendarmerie n’a pas été attaquée. Les voitures des voisins n’ont pas brûlé et l’Intermarché à la sortie du village est encore debout.

Gary soit qui mal y pense

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Romain Gary
Romain Gary.
Romain Gary
Romain Gary.

Juif, Lituanien, aviateur héroïque de la Seconde guerre mondiale, séducteur, amoureux des actrices, fumeur de cigare, dandy d’ambassades improbables, Romain Gary avait tout pour faire un excellent Français, et il le fut. Gaulliste romantique, compagnon de la Libération, ce romancier à succès a été méprisé par la critique de son temps. Trop réac, sans doute. On ne cesse pourtant, depuis son suicide en 1980, de redécouvrir aujourd’hui le génie de cet écrivain qui parla surtout de lui-même mais sut, comme le recommande un rabbin de la Kabbale, « transformer son miroir intérieur en fenêtre ouverte sur le monde ».

[access capability= »lire_inedits »]C’est sans doute pour cela que les huit romans et récits rassemblés ici, en un volume assez justement intitulé Légendes du je, ressortissent autant à l’autobiographie qu’à la peinture d’un siècle, le dernier, celui qui trouva le moyen d’être à la fois celui du nazisme et de Jean Seberg, épouse Gary, distribuant le Herald Tribune sur les Champs-Elysées dans À bout de souffle, de Godard.

Deux des romans que l’on trouvera ici furent, à l’origine, signés Emile Ajar. On se souvient de cette retentissante affaire. Lassé d’être traité comme un has been par le milieu éditorial, lui qui avait déjà eu le Goncourt en 1957 pour Les Racines du ciel, il mit en place, en 1974-1975, la plus belle machination de l’histoire littéraire française et réussit à obtenir une seconde fois le prix prestigieux en utilisant un neveu comme homme de paille. On trouvera d’ailleurs le récit posthume de ce joli camouflet à la république des lettres dans le court texte qui clôt le volume, Vie et mort d’Emile Ajar, chef-d’œuvre de lucidité froide, d’amertume ironique et de désespoir glacé.

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Du côté de chez Capone

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Al Capone
Al Capone.
Al Capone
Al Capone.

En quelques dizaines de pages à peine, Enzensberger, philosophe et poète allemand qui a le bon goût d’être l’anti-Habermas, s’intéresse aux années Capone à Chicago. Comme il l’avait fait à propos du nihilisme russe dans Les Rêveurs d’absolu, il s’intéresse aux rapports désespérément consubstantiels de la politique et de la violence.

[access capability= »lire_inedits »]Chicago Ballade est à la fois un récit qui se lit comme un roman noir, mais aussi une réflexion sur l’étrange popularité dont bénéficia Capone, qui n’était jamais qu’un psychopathe doué pour les affaires. La thèse d’Enzensberger mérite qu’on s’y arrête : au-delà du folklore féodal propre au crime organisé et qu’il décrit ici parfaitement, Capone et sa bande étaient paradoxalement les garants d’une certaine paix sociale et d’une respectabilité bourgeoise qui rassura à une époque où le mouvement ouvrier américain prenait de l’ampleur.

Il montre aussi que la mafia, dans ses buts comme dans sa méthode, semble être un concentré chimiquement pur de l’économie de marché. Et de reproduire cet étonnant témoignage d’un professeur de l’université de Chicago : « Les entreprises de Capone correspondaient aux idées légales et morales des habitants. La situation était simplement la suivante : il existait une demande de certains biens et services qui ne pouvait pas être satisfaite dans le cadre de la légalité. C’est à ce moment que Torrio et Capone surgirent, et ils ont fait du bon travail. »

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Cet été, fuyons le Moderne !

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Witold Gombrowicz
Witold Gombrowicz.
Witold Gombrowicz
Witold Gombrowicz.

Et si nous échappions à la mobilisation touristique et festive ? Si nous ne faisions aucun pays, aucune ville, rien ? Si nous fuyions les festimonts et les festivals ? (« Hourra ! Par monts et par vaux ! ») Si nous désertions une fois encore cette époque hagarde, étriquée, minuscule, nanifiée ? Si nous prenions soudain la fuite dans un grand roman, comme d’autres se paient le luxe d’un évanouissement merveilleux en pleine course ?

Pour démoderner à bloc cet été, rien de tel que la lecture de Ferdydurke, ce chef-d’œuvre grouillant de prémonitions, paru en 1937. « Ferdydurke de Gombrowicz : la plus éclatante démythification de l’archétype du moderne », écrit Kundera dans L’Art du roman. Et il ajoute cette remarque : « Le désir d’être moderne est un archétype, c’est-à-dire un impératif irrationnel, profondément ancré en nous, une forme insistante dont le contenu est changeant et indéterminé. » Les modes passent, et le Moderne continue à moderner.

[access capability= »lire_inedits »]« C’est l’époque, professeur, l’époque ! s’écrie joyeusement l’un des personnages de Ferdydurke. Vous ne connaissez pas la génération actuelle. Les changements profonds. La grande révolution des mœurs, cette tempête qui se déchaîne, ces ébranlements souterrains, et nous au milieu. L’époque ! Il faut tout reconstruire ! Démolir dans notre pays tous les endroits anciens, n’y laisser que les modernes, démolir Cracovie ! »

Le héros de cette épique traversée du Moderne qu’est Ferdydurke est un trentenaire prénommé Jojo. Une sorte d’éponge informe, inachevée, une espèce d’ectoplasme à gueule à peine humaine : en somme, c’est vous et moi… Au début du roman, Jojo reçoit la visite d’un ancien professeur pédant assaisonné d’une redoutable « tante littéraire ». Ceux-ci l’interrogent à l’improviste sur les déclinaisons latines et s’aperçoivent que son éducation est terriblement incomplète. Ils l’infantilisent, lui donnent des bonbons, lui pincent les joues et, sur ce, reconduisent Jojo à l’école, où ils l’abandonnent au beau milieu des morveux et des pédagogues… Ferdydurke est probablement la plus grande prophétie romanesque de l’infantilisme de masse dans lequel nous vivons.

Mais ceci n’est que la première aventure d’une terrible épopée métaphysique et burlesque. Les guerres métaphysiques de Jojo se déploient en un époustouflant roman picaresque, absolument concret, d’une étrangeté et d’un comique extrêmes. Ce ne sont qu’ « attrapages », « malaxages », « agrafages », « enlèvements » et « rapetissements ». Gombrowicz écrit une parodie de roman de formation fidèle à la cohue et au chaos de son siècle, un magistral Zerbildungsroman, un « roman de déformation »

Jojo se sent étranger à la tradition, qui n’est pour lui qu’un amas de formes mortes, d’habits trop grands pour lui, un absurde pantomime. Il fuit avec terreur la religion de la Culture, la dévotion aux grands poètes nationaux, l’infantilisation pédagogique et l’enfer matriarcal (« Alors, Jojo, tu n’es pas heureux de me voir ? Je suis ta tante maternelle du côté maternel, je suis doublement ta tante, ma mère était cousine de la tante de la tante de ta mère. »).

Jojo fuit les formes dévitalisées et asphyxiantes de la tradition en se réfugiant chez la famille Lejeune. Et là, il découvre avec fascination et horreur l’enfer du Moderne. Non pas la libération par le Moderne, mais la soumission servile aux formes modernes, le mimétisme moderne déchaîné, le culte de la santé, du sport, de la spontanéité et avant tout l’adoration idolâtre de la Jeunesse. « Je vous connais, je connais vos sports et les mœurs de la nouvelle génération américanisée, vous préférez les jambes aux mains, c’est pour vous le plus important, les jambes, les mollets. Les sports ! […] Les mollets, les mollets, les mollets ! » Voilà une lecture pour notre président, plus urgente encore que La Princesse de Clèves !

L’une des scènes les plus inoubliables demeure toutefois celle où Madame Lejeune, notre merveilleuse Mère Moderne, se rend aux toilettes. « Elle marchait avec un certain recueillement, sous le signe du naturel et de la simplicité, sous le signe de l’Hygiène matinale rationnelle. Avant d’entrer à la salle de bains, elle obliqua, le front haut, vers les WC et s’y enferma de façon cultivée, réfléchie, raisonnable et consciente, comme une femme sachant très bien qu’il ne convient pas d’avoir honte des fonctions naturelles. Elle en sortit plus fière qu’elle n’y était entrée ! Elle paraissait fortifiée, éclairée et humanisée, elle sortit de là comme d’un temple grec ! »

Il s’agit, à ma connaissance, de l’unique portrait de Ségolène Royal datant de 1937. Et c’est ainsi, et de bien d’autres manières, que Witold Gombrowicz est grand.

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Péplum en Avignon

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Son âge et ses services rendus interdisent de critiquer Jeanne Moreau.
Son âge et ses services rendus interdisent de critiquer Jeanne Moreau.
Son âge et ses services rendus interdisent de critiquer Jeanne Moreau.
Son âge et ses services rendus interdisent de critiquer Jeanne Moreau.

Le spectacle d’ouverture du Festival d’Avignon est toujours un événement : c’est le seul qui incite le grand public, c’est-à-dire celui qui ne va quasiment jamais au théâtre, à s’intéresser quelques instants à cet art quelque peu malmené par les nouvelles pratiques culturelles.

On en parle en bonne place dans les gazettes, avant de laisser les critiques spécialisés raconter le reste du Festival dans un espace chaque année plus réduit et dans un langage de plus en plus abscons.

Cette année, l’honneur d’ouvrir le bal était échu au cinéaste israélien Amos Gitaï, qui faisait une entrée annoncée comme fracassante dans le spectacle vivant avec une pièce intitulée La Guerre des fils des lumières contre les fils des ténèbres. Ce titre, emprunté aux écrits esséniens des manuscrits de la mer Morte, se substitue à l’intitulé véritable de l’ouvrage dont Gitaï a tenté l’adaptation à la scène : La Guerre des Juifs, de Flavius Josèphe.

[access capability= »lire_inedits »]Une agoraphobie croissante avec l’âge m’empêchant de fréquenter des lieux festivaliers tels qu’Avignon, je ne vais pas vous faire ici un compte rendu de ce spectacle. D’ailleurs, même si j’étais descendu dans le Midi à des fins culturelles, il est peu probable que le nom de Gitaï eût suffi à me précipiter dans la foule avignonnaise. J’éprouve beaucoup d’admiration pour Amos Gitaï, non pas pour son œuvre cinématographique qui s’étage de nulle à moyenne sur mon échelle personnelle de qualité, mais pour son aptitude à naviguer dans les eaux agitées de l’establishment culturel français. Nos éminences du monde des arts et de l’avance sur recette voient en lui le chef de file d’un cinéma israélien dont il n’est qu’un tâcheron besogneux. Et le financent en conséquence.

Je dis cela avec d’autant plus de sérénité que le spectacle présenté par Gitaï en Avignon est d’ores et déjà assuré d’une carrière prestigieuse le conduisant cet été de Barcelone à Istanbul en passant par le Festival d’Epidaure. La lecture des critiques de la représentation d’Avignon − des éreintages sans nuances à l’exception d’Armelle Héliot, du Figaro − donne à penser que Gitaï est aussi lourd à la scène qu’à l’écran. Le texte de Josèphe est lu par Jeanne Moreau dans un lieu censé évoquer Jérusalem, la carrière de Boulbon étant peuplée pour l’occasion de tailleurs de pierre parlant arabe, avec des interventions ponctuelles d’un Vespasien parlant l’anglais d’Amérique, d’un Titus causant français, d’un grand-prêtre juif parlant hébreu : bonjour le clin d’œil appuyé à une situation politique dont tout le monde est sommé de comprendre qu’elle n’est pas totalement étrangère à ce qui se passe actuellement là où vous savez.

Charitablement, les critiques habituels sauvent Jeanne Moreau de ce naufrage, mais on est fondé à se demander si ce n’est pas par respect pour la longue carrière de la grande actrice. On se souvient des dernières prestations pathétiques de Charles Trenet ou de Stéphane Grappelli, qui furent épargnés par les pitbulls dactylographes en raison de leur grand âge et de leurs mérites passés.

Il y a une chose, pourtant, que l’on ne peut ôter à Gitaï : une certaine aptitude à dégotter les bons sujets, quitte à les bousiller de telle façon que plus personne ne puisse s’en emparer avant des décennies. Car ce personnage de Flavius Josèphe est fascinant : né Joseph ben Mattyahou, issu d’une famille de hauts prêtres de Jérusalem, passé à l’ennemi romain à l’époque de la destruction du Temple par Titus et chroniqueur stipendié par Rome de cette Guerre des Juifs, il n’est pourtant pas un traître ordinaire, ni un collabo de bas étage. C’est d’abord un as de la survie dans une époque où les ennemis vaincus étaient voués à des morts aussi atroces que spectaculaires. Il aurait pu finir comme Eleazar à Massada, se donnant la mort après avoir tué ses derniers compagnons d’armes avant l’assaut final des légions romaines. Quelques années plus tôt, alors que le futur Flavius Josèphe était le chef de la résistance juive contre les Romains en Galilée, les derniers défenseurs de la citadelle de Jotapata (aujourd’hui Yodfat) décidèrent de se donner mutuellement la mort avant d’être capturés. Le sort fut favorable à Joseph, qui tira l’avant-dernier numéro et persuada son meurtrier potentiel que c’était un crime pour un juif de tuer un autre juif…

Prisonnier de Vespasien à Césarée, il obtient sa clémence en lui prédisant qu’il allait devenir empereur à Rome, ce qui fait toujours plaisir lorsque les choses sont présentées de manière assez habile pour être crédibles. Sa prophétie s’étant réalisée, il agit de même auprès de Titus, laissé en Judée par son empereur de père pour en finir avec la révolte des Zélotes retranchés dans Jérusalem. Après avoir tenté, sans succès, de persuader les défenseurs du Temple de se rendre pour sauver l’essentiel, Joseph se fait le chroniqueur minutieux de ces événements qui s’achèveront avec la chute de Massada, dernier bastion des insurgés juifs après la destruction de Jérusalem.

Exilé à Alexandrie, puis à Rome où il change de nom pour rejoindre la clientèle des Flaviens, Joseph devint un citoyen romain sans pour autant renier la foi de ses ancêtres, à la différence, par exemple, d’un Tibère Alexander, un juif qui devint propréteur d’Egypte et persécuteur implacable de ses ex-coreligionnaires. Aujourd’hui, on dirait que Josèphe appartenait à la tendance « réaliste » de l’élite politique juive de son temps, qui pensait qu’un compromis avec l’hyper-puissance de l’époque était la seule façon d’assurer la pérennité de ce peuple et de cette foi sur la terre de ses ancêtres. C’est son incapacité à faire triompher son point de vue parmi les siens qui le rejeta dans le camp de l’ennemi. Là, il fut suffisamment rusé pour faire avaler aux commanditaires de ses écrits l’idée que tresser des louanges aux vaincus pour leur courage, leur sens du sacrifice et leur hauteur spirituelle ne ferait qu’ajouter à la gloire des vainqueurs.

À la fin de sa vie, il s’attacha à réfuter les écrits antijuifs de quelques philosophes grecs de son temps, notamment dans un Contre Appion dont on doit une traduction française à Léon Blum. Ce personnage mérite donc que nous lui accordions quelques instants de notre été, sans qu’il soit pour autant nécessaire d’échafauder des analogies oiseuses avec ce qui se passe aujourd’hui dans la région. La situation géopolitique du premier siècle de notre ère vaut d’être regardée pour ce qu’elle fut, et non pas comme une métaphore de ce qui allait se produire deux mille ans plus tard. Le mieux, bien sûr, est de se rendre directement au texte de Josèphe sans passer par la case Gitaï. Pour ceux qui ont horreur de tout ce qui peut ressembler à des devoirs de vacances, la biographie romancée, style péplum gore, Flavius Josèphe, de Patrick Banon, reste fidèle à l’esprit de son héros éponyme, dans un déluge de feu, de sang et de fureur. Cet ouvrage aurait très bien pu être adapté à Avignon, avec beaucoup d’effets spéciaux, d’hémoglobine, de scènes de viols et de massacres en pagaille. Ce sera pour une prochaine fois.[/access]

Avignon, le off du Off

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L'amateur de théâtre peut perdre son temps et sa bourses dans les salles du Off sans voir du vrai théâtre.
L'amateur de théâtre peut perdre son temps et sa bourses dans les salles du Off sans voir du vrai théâtre.
L'amateur de théâtre peut perdre son temps et sa bourses dans les salles du Off sans voir du vrai théâtre.
L'amateur de théâtre peut perdre son temps et sa bourses dans les salles du Off sans voir du vrai théâtre.

Les organisateurs revendiquent 250 000 participants au Festival d’Avignon. Mais une fois sur place, on a l’impression qu’une grande partie de ces spectateurs sont en fait des gens de théâtre. Et si le Festival était devenu, en réalité, une sorte de salon professionnel où l’on se côtoie « entre théâtreux » ? Impossible en tout cas d’arpenter les rues de cette ville, de finir une conversation avec celui ou celle qui vous accompagne sans être interrompu toutes les cinq secondes par une quinquagénaire habillée rose fuchsia qui vous tend une carte-programme brandie au bout d’un sourire enjôleur, ou par la sono bruyante d’un « spectacle musical » que l’on aimerait tant voir pousser sa chansonnette un peu plus au sud, sur une plage qui siérait mieux à son art….

Au début, la tradition peut paraître charmante. Au bout d’une heure, elle insupporte. La seule méthode efficace – mais coûteuse par 37° à l’ombre – est de pousser une valise à roulettes en arguant, pour refuser le carton sans impolitesse, que l’on s’apprête à monter dans un train.

[access capability= »lire_inedits »]On croise aussi dans les rues d’Avignon, des « tracteurs » plus avenants, très jeunes et beaux en général, qui distribuent un épais journal. Ce « gratuit » s’est bien installé dans la Cité des papes. Un jeune routard du théâtre déjà bien dessillé sur les mœurs festivalières affirme que le journal proposait aux compagnies une critique bienveillante en échange d’un encart publicitaire à quelques centaines d’euros. J’avoue que je n’ai pas appelé le journal pour vérifier l’info…

Mais l’anecdote est plus que vraisemblable. Car pour séduire les festivaliers, les milliers de compagnies du Off sont prêtes à tout. L’économie du Off fait penser à celle de Bombay, où les multinationales − les fastes du festival In − côtoient les bidonvilles de la périphérie de la ville. Le théâtre Off survit dans un dénuement proche de la misère. Nous sommes ici au royaume du RSA culturel. Pour les acteurs d’une compagnie inconnue, se rendre au festival est un investissement toujours déficitaire. Il faut s’acquitter de la location de la salle, payer pour figurer dans le catalogue du Off (200 euros). Il faut payer l’impression des affiches et des flyers. C’est le minimum nécessaire mais jamais suffisant pour prétendre à exister. Il faut aussi se loger et se nourrir. Les tarifs de location festivalière rejoignent ceux du Quartier latin parisien. En revanche, certains restaurants et beaucoup de gargotes font leur saison en proposant des repas très abordables à cette clientèle. Le Citron pressé propose ainsi un hamburger pantagruélique pour la modeste somme de 4,50 euros, soit le même tarif qu’une glace à deux parfums sur le cours Jean-Jaurès.

Voilà pour les dépenses minimales. Mais une fois acquitté cette gabelle, il faut attirer le chaland. C’est-à-dire entrer en concurrence avec des centaines, voire des milliers de petites compagnies qui cherchent, elles aussi, à remplir une modeste salle, souvent d’une capacité de moins de 40 personnes. D’où les centaines de « tracteurs » incontournables qui sillonnent les rues étroites que protègent les remparts de la ville.

Mais la misère théâtrale ne s’étale pas seulement dans les rues d’Avignon. Elle envahit la programmation. De multiples façons. Le visiteur parcourant, sans tuyau particulier, le programme du Off découvre la proportion importante de spectacles qui sortent du champ strictement théâtral. Au Festival d’Avignon, on y danse, on y danse. Et on y chante. Et on y mime. Et on y joue des arts du cirque, du saxo, de la marionnette, du cornet à piston. Il est étrange de constater à quel point l’art théâtral se trouve reclus dans son propre royaume.

La mode TST – Tout sauf le Théâtre − domine les spectacles depuis plusieurs années, comme l’avait montré avec éclat la polémique sur la danse qui avait donné lieu à un livre de Régis Debray. Les « invitants » de la rue mettent en valeur cette qualité nouvelle des pièces. On n’est pas là pour se prendre le chou. Le spectacle musical ou la « danse » collent bien à cette chute préoccupante de l’intelligence cultivée dans l’esprit public.

Autre tendance du Off, les pièces à un acteur, plus faciles à rentabiliser. On lit du Céline ou du Sophocle, ce qui dispense de payer des auteurs ou des ayants droit. D’autre flirtent avec le one man show, voire la farce plus ou moins finaude. Ces spectacles à une voix ne sont pas forcément médiocres. Ainsi l’excellente Pierrette Dupoyet régale-t-elle son public de la lecture de quelques-unes des 900 missives expédiées par Jean Cocteau à sa mère, qui font apparaître les dimensions tour à tour arrogantes et désespérées de l’artiste. La même actrice propose, à d’autres horaires, deux autres spectacles d’une heure. Une salle petite mais remplie, signe d’une stratégie sans doute mûrement réfléchie et probablement efficace. Menée au détriment de la santé de l’actrice : jouer trois fois par jour, tracter trois prospectus, il faut non seulement aimer le théâtre, mais aussi avoir la santé !

Mais la solitude, quoique prudente sur le plan de l’économie théâtrale, n’est pas toujours une garantie de qualité. En Avignon perdure le « spectacle engagé » qui attire toujours des spectateurs avides de voir leurs certitudes politiques confortées par la scène. Ainsi ce Destin du clandestin, un autre spectacle d’une heure que nous proposait, cette année, Djibril Goudiaby. Une collection de clichés que ne parvient pas à masquer le talent − réel − de l’acteur, qui s’est donné l’apparence d’un « Noir Banania », à l’image de cette fameuse publicité du début du siècle qui vantait la boisson chocolatée. L’Afrique ici décrite est celle des années 1980, pas le dernier continent à la mode pour investir qu’elle est devenue entre-temps. Bien sûr, le voyage en pirogue existe où, après s’être fait soulager de quelques milliers d’euros par un passeur, l’Africain risque sa peau à l’approche des rivages espagnols. Mais la pièce nous présente un Africain typifié, désincarné, sans histoire, simple ornement d’un discours de dénonciation, de ce que l’on appelle le « postcolonialisme ».

On l’aura compris : l’amateur de théâtre peut perdre son temps et sa bourse dans les salles du Off sans voir – pardonnez l’expression d’un spectateur ignorant − du « vrai théâtre  ». Il y en a pourtant et l’on est tout heureux de trouver ces pépites rescapées dans le chaudron avignonnais. Hamelin est un superbe texte écrit par cet auteur espagnol, Juan Mayorga, auquel on doit aussi Le Garçon du dernier rang, joué à Vincennes ce printemps, une incroyable histoire racontant les efforts tragiques d’un professeur de lettres pour transformer l’un de ses élèves en un authentique romancier.

Présentée à Avignon par une compagnie belge – Rideau de Bruxelles − Hamelin raconte une histoire de vrai-faux pédophile en butte aux constructions imaginaires de l’institution psycho-judiciaire. Il s’agit de faire parler un enfant non consentant (et non facilement représentable, raison pour laquelle le metteur en scène a choisi un adulte pour l’incarner) des supposés attouchements qu’il aurait subis en échange de sommes destinées à soulager la misère de sa famille. Le père, la mère, le frère, le juge et la psychologue nous entraînent dans un épais brouillard. Comme le fameux joueur de flûte de Hamelin qui attira les rats hors de la ville, les silences de l’enfant drainent les fantasmes d’un monde adulte incapable de le comprendre. Le tout dans une mise en scène épurée et, comme on aime à dire, moderne, qui claque et glace le sang.

Avec Marie Stuart, de la compagnie Orten/ID, on retrouve les émotions du théâtre éternel. Beaux costumes, ambiance rouge et noir, jeux de lumière, voix claires, froissements de vêtements, sorties de jeu énergiques. Le spectacle traduit la fureur des luttes de pouvoir du Royaume d’Angleterre. Deux femmes – Elisabeth Ier et Marie Stuart – s’affrontent, chacune épaulée par trois conseillers, chacun d’entre eux incarnant une stratégie bien définie : l’affrontement, la conciliation ou le pardon.

C’est la seule chose rassurante de cette petite escapade avignonnaise : la compagnie Orten/ID regroupe des professionnels qui semblent bien vivre de leur art. Allons, tout n’est pas perdu…[/access]

Le garçon from Ipanema

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Rio de Janeiro. Plage d'Ipanema.
Rio de Janeiro. Plage d'Ipanema.
Rio de Janeiro. Plage d'Ipanema.
Rio de Janeiro. Plage d'Ipanema.

« Cinquenta anos em cinco » (cinquante années en cinq) : lorsqu’il est élu président du Brésil en 1956, Juscelino Kubitschek n’est pas loin de penser que tout devient possible. L’ancien séminariste devenu médecin désire faire entrer son pays dans la modernité : il ordonne la construction de Brasilia, capitale destinée à attirer vers l’intérieur des terres la population et l’activité économique, alors concentrées dans les grandes villes côtières. Lucio Costa dessine les plans de la ville – en forme d’avion, ça va plus vite et plus moderne, on ne fait pas. Oscar Niemeyer conçoit les plus importants bâtiments de la nouvelle capitale : en mille jours, tout sort de terre, et la vitrine moderne du Brésil est inaugurée le 21 avril 1960.

[access capability= »lire_inedits »]Cependant, en 1956, le destin du Brésil n’est pas livré uniquement aux entreprises du BTP. Une nouvelle musique est en train de naître à Rio de Janeiro, fruit de la rencontre entre la jeunesse des favelas et celle de la middle class, entre les rythmes afro-brésiliens, samba et carnaval, le jazz et la variété européenne. Improvisée sur les plages au crépuscule, la bossa-nova devient l’hymne de la modernisation du pays.

Pour se payer ses études d’architecture et vaincre ses insomnies, le jeune Antonio Carlos Jobim joue dans les piano-bars. Il cultive une douce mélancolie. Son précepteur, un Allemand qui a fui le nazisme dans les années 1930, lui a transmis l’amour des mélodies de Ravel, Chopin et Debussy. Les Jobim sont des aristocrates originaires du Sud de la France et ont émigré à Rio de Janeiro au XVIIIe siècle. Le grand-père Jobim est connu dans toutes les salles de classe brésiliennes : géographe, il fut le premier à dessiner la cartographie du pays. Antonio, lui, a mené une enfance carioca heureuse et insouciante, entre une mère aimante et un père absent, diplomate et poète à ses heures.

En 1955, devenu arrangeur et directeur artistique pour Continentale, Jobim rencontre Vinicius de Moraes, poète et diplomate de mauvaise réputation. Vinicius propose à Jobim de composer avec lui la musique du film de Marcel Camus, Orfeu Negro, transposition moderne du mythe d’Orphée dans les favelas. Ensemble, ils vont écrire les classiques de la bossa-nova, dont la célèbre chanson A Felicidade. Comme l’ambassadeur de Moraes se trouve en poste en Uruguay, les deux sont contraints de travailler par téléphone : leur œuvre commune sera le premier chef-d’œuvre issu du télétravail. Le film remporte la palme d’or au Festival de Cannes de 1959.

Vinicius et Tom ont le goût du bonheur simple. Ils se retrouvent souvent au café Veloso, en plein cœur d’Ipanema, le quartier bourgeois de Rio. Chaque soir, à la même heure, ils observent une jolie jeune fille brune aux grands yeux verts. Elle rentre de la plage et passe devant leur table. Elle leur inspire des pensées lubriques, mais pas que ça. Ils lui dédient la chanson Garota de Ipanema (La Fille d’Ipanema). Le titre figure sur l’album de Stan Getz et João Gilberto et devient un hit mondial. Rien n’arrête la musique : plusieurs années consécutives, Jobim et ses compères raflent tous les Grammy Awards. La folie bossa-nova s’empare de tous les continents. Le mélange de décontraction et de sophistication des mélodies de Jobim séduit le public. Ses chansons deviennent des standards du jazz. Elles sont reprises, interprétées, souvent dévoyées pour ne devenir qu’un odieux sirop déversé dans les oreilles de ceux qui s’aventurent à prendre l’ascenseur. Jobim, qui préfère l’écriture et le studio à la scène, ne sait comment réagir face à cet emballement.

Lui, ce qu’il aimait, c’était la musique. Insensatez, Corcovado, Inutil paisagem, Meditaçao, Desafinado, Samba de uma nota so : il a écrit parmi les plus grands chefs-d’œuvre de la musique brésilienne et du jazz.

À Rio, les gratte-ciel s’étalent à perte de vue. Jobim ne voit plus la mer. Le tumulte de la ville a pris le pas sur la nature. L’effet de mode autour de la bossa-nova s’est essoufflé. Jobim se retire dans les hauteurs de Rio, dans une maison dont il a dessiné les plans.

Le violoncelliste arrangeur Jacques Morelenbaum et sa femme Paula ont collaboré à plusieurs albums posthumes des standards de leur ami Jobim. Quarteto Jobim Morelenbaum (Universal Music) avec deux enfants de Jobim. A Day in New York (Sony Classical) avec Ryuichi Sakamoto.

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Malaise d’État

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Plage

Plage

D’accord, il est normal voire rassurant que le pays entier s’inquiète du coup de pompe présidentiel. Théoriquement, c’est plutôt le deuxième corps du Roi qui incarne la France, mais ne soyons pas rabat-joie. Cette bruyante sollicitude pour le premier (corps) est peut-être le dernier avatar de notre conscience collective, ce qui nous reste du sentiment d’une histoire et d’un avenir partagés. Admettons donc que ce souci de la santé du monarque manifesté par le peuple témoigne de son intérêt pour celle de la France.

Évidemment, on en a trop fait. C’est toujour pareil, difficile de s’arrêter quand on tient un bon sujet. Et quand on est journaliste de garde estivale, qu’on vient de tenir une semaine sur la grippe A, qui tue sans tuer, et qu’on n’a pas d’autre guerre à se mettre sous la dent que celle qui oppose juilletistes et aoûtiens, je peux vous dire que le malaise de Sarkozy fait figure de source de Coca Zéro dans le désert. Même Causeur en cause, c’est dire. De plus, la santé des princes qui nous gouvernent est le sujet idéal pour ressasser l’une des rengaines médiatiques les plus éprouvées – « on vous cache tout, on vous dit rien ». Déterrer des cadavres dans tous les placards est devenu l’alpha et l’oméga de l’investigation – c’est une métaphore, bien sûr.

[access capability= »lire_inedits »]Après des dizaines de bulletins de santé et autres considérations sur le surmenage sarkozyen, alors que notre malade national partait se reposer sur les terres de Madame, certains de nos estimables confrères se sont aperçus que ça chauffait en Afghanistan, notamment pour nos soldats. Plusieurs jours après l’excellent Jean-Dominique Merchet sur son blog Secret Défense (liberation.fr), Le Parisien a donc évoqué l’embuscade au cours de laquelle trois de nos soldats ont été blessés, dont deux grièvement – ce qui signifie en langage clair qu’ils sont très salement amochés. Et, soyons juste, lorsqu’un autre de nos hommes a finalement eu le bon goût de mourir le 1er août, il a eu droit à un sujet au JT, juste après le chassé-croisé précédemment cité et les accidents de la route afférents à ce dernier. Allez, notre piou-piou décédé a peut être eu droit à presque autant de temps que les vacanciers malchanceux – et, il faut le saluer, à la « une » du Parisien le lendemain.

Pas de quoi s’énerver. Les médias pensent comme nous, il n’y a là rien de nouveau. Et s’ils nous parlent plus d’embouteillages et de malaise vagal que d’Afghanistan, c’est parce qu’ils nous connaissent et savent ce qui est bon pour nous. C’est bien ce qui met mal à l’aise dans cette affaire de malaise d’État. Le jogging du président, le régime du président, le périnée du président : tout cela fabrique un monde commun plutôt cheap. Et pendant que nous nous passionnons pour Sarkozy, ses bobos et ses trucs beauté exactement comme pour ceux de Michael Jackson il y a un mois, la famille de notre soldat mort au combat pourrait légitimement se plaindre de notre ingratitude collective, comme pourraient se plaindre ceux qui ne sont pas morts mais devront apprendre à vivre autrement.

On a le droit de désapprouver l’engagement de la France en Afghanistan ; même quand on adhère à l’objectif, aussi vague soit-il, il est raisonnable de s’interroger sur la stratégie et les moyens mis en oeuvre. Reste que, là-bas, les soldats français se battent en notre nom et au nom de nos principes. Si l’idée de solidarité nationale a un sens, c’est d’abord envers eux. Ce n’est pas une question de morale mais de survie. Quand un pays ne sait plus honorer ceux qui risquent leur vie pour lui – sous ses couleurs –, il ne souffre pas d’un malaise vagal mais d’un sérieux vague à l’âme.[/access]

Ne demandez plus la lune !

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Quand on lui montre la Lune, l'imbécile ne regarde même plus le doigt.
Quand on lui montre la Lune, l'imbécile ne regarde même plus le doigt.
Quand on lui montre la Lune, l'imbécile ne regarde même plus le doigt.
Quand on lui montre la Lune, l'imbécile ne regarde même plus le doigt.

Malgré les efforts déployés, le cœur n’y était pas. Le quarantième anniversaire de la mission Apollo 11 a été l’une de ces fêtes sans joie où l’enthousiasme des invités semble un peu forcé. Mais puisque nous sommes conviés à dresser un bilan, il faut dire que la nouvelle ère promise par le premier pas de Neil Armstrong sur la Lune tarde à arriver. En réalité, et contrairement à ce qu’on a répété sur tous nos écrans, les images des astronautes sautillant sur notre unique satellite naturel annonçaient plutôt la fin d’un rêve qu’un nouveau commencement. « Buzz » Aldrin, qui pensait à l’époque qu’en 2009, on fêterait l’anniversaire du premier homme sur Mars, a exprimé un peu de cette déception. Mais elle a un soubassement plus profond : la fin du Progrès comme structure mentale dominante.

[access capability= »lire_inedits »]En posant son pied droit sur la Lune, Armstrong a fait tomber le rideau sur l’après-guerre, mais aussi sur plus d’un siècle de Progrès. Le premier homme sur la Lune et son concurrent, le premier homme dans l’espace, Youri Gagarine, incarnaient respectivement des systèmes. Leurs exploits étaient supposés prouver la supériorité d’un modèle de société et même d’une vision du monde porteuse d’un avenir meilleur. Leurs exploits apportaient la preuve de la véracité de ces modèles. Pour des centaines de millions de personnes, la science et ses retombées technologiques spectaculaires exposées à l’occasion de la « conquête de l’espace » annonçaient que l’homme allait bientôt se libérer de la nature en même temps que de ses propres misères.

La NASA de l’époque fut le fer de lance d’une hyper-nation qui, deux ou trois décennies durant, crut qu’elle allait résoudre tous les problèmes fondamentaux de l’humanité. Aucune société n’a jamais poussé aussi loin l’idée que la science et la technologie permettraient de vaincre la famine et la maladie et d’offrir à tous une société d’abondance. Bref, les missions Apollo marquent le début de la fin de l’Histoire.

Quatre décennies plus tard, on sait que cette croyance en un univers maîtrisé sous direction US relevait de la science-fiction. Le rêve de toute-puissance a tourné court. Tout comme la carrière politique du président alors fraîchement élu, Richard Nixon. Au moment où les trois astronautes alunissaient, les accords de Bretton-Woods, qui régissaient le système financier international et donnaient une position dominante aux Etats-Unis, étaient déjà sérieusement mis à mal. La crise énergétique et le chômage endémique signèrent, sur les deux rives de l’Atlantique, la fin des Trente Glorieuses et les conquêtes d’une courte génération de croissance exceptionnelle semblent aujourd’hui beaucoup moins « acquises » qu’annoncé.

Hollywood ne s’y est pas trompé : c’est la mission Apollo 13, marquée par un accident grave, qui a eu son grand film oscarisé, et non l’impeccable Apollo 11. Ce n’est pas le rêve réalisé mais un cauchemar de l’homme pris au piège par une technologie mal maîtrisée. Les mots du pilote d’Apollo 13, « Houston, we have a problem », ont recouvert la belle formule « One small step for (a) man, one giant leap for mankind ». Retour sur Terre à plus d’un titre.

On me dira à raison qu’il y a eu cet instant magique où tous les cœurs humains ont battu à l’unisson, où nous étions tous des frères terriens. Oui, mais on sait que le Terrien a la larme facile et l’émotion abondante : la mort d’une insignifiante princesse anglaise ou celle du roi de la pop, il lui en faut peu, désormais, pour penser la même chose que tout le monde en même temps. Pas besoin de dépenser des milliards et de mettre des vies humaines en péril pour donner l’antenne en direct à des correspondants spéciaux émus qui récitent des banalités aux quatre coins de notre planète ronde. « On a marché sur la Lune » et le moonwalk jacksonien ont la même puissance de feu cathodique, donc émotionnelle. L’important, ce n’est pas l’événement, c’est d’être ensemble – et séparés.

En juillet 1969, le monde insouciant, confiant dans l’avenir, vivait sans le savoir ses dernières heures. Derrière la porte, un autre monde était tapi, à qui allait revenir la mission pas marrante de régler les ardoises laissées par le précédent. Un monde où on travaillerait plus pour gagner moins.[/access]