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Cet été, fuyons le Moderne !


Cet été, fuyons le Moderne !
Witold Gombrowicz.
Witold Gombrowicz
Witold Gombrowicz.

Et si nous échappions à la mobilisation touristique et festive ? Si nous ne faisions aucun pays, aucune ville, rien ? Si nous fuyions les festimonts et les festivals ? (« Hourra ! Par monts et par vaux ! ») Si nous désertions une fois encore cette époque hagarde, étriquée, minuscule, nanifiée ? Si nous prenions soudain la fuite dans un grand roman, comme d’autres se paient le luxe d’un évanouissement merveilleux en pleine course ?

Pour démoderner à bloc cet été, rien de tel que la lecture de Ferdydurke, ce chef-d’œuvre grouillant de prémonitions, paru en 1937. « Ferdydurke de Gombrowicz : la plus éclatante démythification de l’archétype du moderne », écrit Kundera dans L’Art du roman. Et il ajoute cette remarque : « Le désir d’être moderne est un archétype, c’est-à-dire un impératif irrationnel, profondément ancré en nous, une forme insistante dont le contenu est changeant et indéterminé. » Les modes passent, et le Moderne continue à moderner.

[access capability= »lire_inedits »]« C’est l’époque, professeur, l’époque ! s’écrie joyeusement l’un des personnages de Ferdydurke. Vous ne connaissez pas la génération actuelle. Les changements profonds. La grande révolution des mœurs, cette tempête qui se déchaîne, ces ébranlements souterrains, et nous au milieu. L’époque ! Il faut tout reconstruire ! Démolir dans notre pays tous les endroits anciens, n’y laisser que les modernes, démolir Cracovie ! »

Le héros de cette épique traversée du Moderne qu’est Ferdydurke est un trentenaire prénommé Jojo. Une sorte d’éponge informe, inachevée, une espèce d’ectoplasme à gueule à peine humaine : en somme, c’est vous et moi… Au début du roman, Jojo reçoit la visite d’un ancien professeur pédant assaisonné d’une redoutable « tante littéraire ». Ceux-ci l’interrogent à l’improviste sur les déclinaisons latines et s’aperçoivent que son éducation est terriblement incomplète. Ils l’infantilisent, lui donnent des bonbons, lui pincent les joues et, sur ce, reconduisent Jojo à l’école, où ils l’abandonnent au beau milieu des morveux et des pédagogues… Ferdydurke est probablement la plus grande prophétie romanesque de l’infantilisme de masse dans lequel nous vivons.

Mais ceci n’est que la première aventure d’une terrible épopée métaphysique et burlesque. Les guerres métaphysiques de Jojo se déploient en un époustouflant roman picaresque, absolument concret, d’une étrangeté et d’un comique extrêmes. Ce ne sont qu’ « attrapages », « malaxages », « agrafages », « enlèvements » et « rapetissements ». Gombrowicz écrit une parodie de roman de formation fidèle à la cohue et au chaos de son siècle, un magistral Zerbildungsroman, un « roman de déformation »

Jojo se sent étranger à la tradition, qui n’est pour lui qu’un amas de formes mortes, d’habits trop grands pour lui, un absurde pantomime. Il fuit avec terreur la religion de la Culture, la dévotion aux grands poètes nationaux, l’infantilisation pédagogique et l’enfer matriarcal (« Alors, Jojo, tu n’es pas heureux de me voir ? Je suis ta tante maternelle du côté maternel, je suis doublement ta tante, ma mère était cousine de la tante de la tante de ta mère. »).

Jojo fuit les formes dévitalisées et asphyxiantes de la tradition en se réfugiant chez la famille Lejeune. Et là, il découvre avec fascination et horreur l’enfer du Moderne. Non pas la libération par le Moderne, mais la soumission servile aux formes modernes, le mimétisme moderne déchaîné, le culte de la santé, du sport, de la spontanéité et avant tout l’adoration idolâtre de la Jeunesse. « Je vous connais, je connais vos sports et les mœurs de la nouvelle génération américanisée, vous préférez les jambes aux mains, c’est pour vous le plus important, les jambes, les mollets. Les sports ! […] Les mollets, les mollets, les mollets ! » Voilà une lecture pour notre président, plus urgente encore que La Princesse de Clèves !

L’une des scènes les plus inoubliables demeure toutefois celle où Madame Lejeune, notre merveilleuse Mère Moderne, se rend aux toilettes. « Elle marchait avec un certain recueillement, sous le signe du naturel et de la simplicité, sous le signe de l’Hygiène matinale rationnelle. Avant d’entrer à la salle de bains, elle obliqua, le front haut, vers les WC et s’y enferma de façon cultivée, réfléchie, raisonnable et consciente, comme une femme sachant très bien qu’il ne convient pas d’avoir honte des fonctions naturelles. Elle en sortit plus fière qu’elle n’y était entrée ! Elle paraissait fortifiée, éclairée et humanisée, elle sortit de là comme d’un temple grec ! »

Il s’agit, à ma connaissance, de l’unique portrait de Ségolène Royal datant de 1937. Et c’est ainsi, et de bien d’autres manières, que Witold Gombrowicz est grand.

Ferdydurke

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Août 2009 · N°14

Article extrait du Magazine Causeur



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