En Allemagne, la gauche rétablit pour six mois les frontières. En France, elle siffle François Ruffin qui a osé rompre avec la vision politique racialiste de Jean-Luc Mélenchon.
Dès ce lundi, l’Allemagne va rétablir pour six mois renouvelables des contrôles sur ses neuf frontières, dont celle avec la France (voir mon billet précédent). Ce week-end, à la Fête de L’Humanité, le député de la Somme, François Ruffin (ex-LFI), a été pour sa part sifflé par des ultras pour avoir rompu avec Jean-Luc Mélenchon et sa vision racialiste d’une société « créolisée » écartant les prolétaires blancs, assimilés de surcroit à des ploucs avinés et adipeux par le leader insoumis. Ces deux faits apparemment disparates ont un même lien : ils remettent en question la révolution cosmopolite construite sur le démantèlement des frontières et l’obsession du métissage. Ce changement civilisationnel, conduit depuis un demi-siècle dans l’entre soi des cercles mondialistes, vise à la constitution d’un monde consummériste indifférencié et remplaçable, y compris sexuellement. Ludovic Greiling, qui a été à la source de cette mutation en cours[1], croit ce bouleversement inexorable tant ses mécanismes semblent réfléchis, implacables. Il écrit : « Il nous semble (…) que la révolution se fait et ne se débat pas. Il y a quelque chose de trop vigoureux dans ces esprits ». L’auteur oublie néanmoins que ces choix impérieux n’ont jamais reçu l’aval des peuples concernés. Même si Greiling note : « Tout ou presque a été fait en sous-main, en tout cas avec une information inexistante auprès du grand public », il n’en tire pas la conséquence prévisible : la révolte des peuples trahis. C’est parce que les oubliés et les parias se réveillent, en Allemagne comme en France et ailleurs, que les mondialistes s’affolent.
Observer les sociaux-démocrates allemands rétablir leurs frontières revient à constater l’échec de Maastricht, de Schengen et de la vision sans-frontièriste de l’Union européenne déracinée. Le « repli sur soi », tant fustigé par Emmanuel Macron dans ses odes à la société ouverte, est une réaction protectrice partout répandue. Les Français se disent à 77% pour de semblables contrôles (sondage CNews, dimanche). Michel Barnier serait d’ailleurs bien inspiré de les restaurer s’il veut répondre aux inquiétudes existentielles de « ceux d’en bas ». Quant à Ruffin, sa tentative de renouer avec la classe moyenne des périphéries, abandonnée par la gauche, révèle un sursaut tardif mais lucide. La dérive communautariste de LFI pousse ce mouvement à épouser sans retenue les combats de l’islam révolutionnaire et universaliste, vu comme un nouveau communisme pour tous (Allah en plus). Or les fanatiques du « village global » partagent avec l’extrême gauche une même fascination pour cette idéologie de conquête qui entend enrégimenter le monde grâce au djihad. À Rezé (Loire-Atlantique), jeudi, un élève se réclamant de l’État islamique a menacé de poignarder une enseignante. En France, près de 70% des jeunes musulmans placent l’islam au-dessus des lois de la République. C’est vers eux qui se tourne Mélenchon, qui refuse d’admettre, comme l’a révélé l’écrivain Arturo Perez-Reverte (Le Figaro, 1 er septembre[2]), qu’une partie de l’immigration musulmane souffre d’oikophobie, c’est-à-dire d’une haine de l’endroit où l’on vit. Les peuples maltraités sont aujourd’hui aux aguets. C’est une bonne nouvelle.
Le procès de Dominique Pélicot sera-t-il suspendu et reporté ? On peut le craindre. En attendant, Elisabeth Lévy redoute que le procès de Mazan se transforme en procès de tous les hommes.
Faut-il craindre que le procès de Mazan se transforme en procès des hommes ? Je ne fais pas que le craindre : c’est la petite musique qui monte. Elle repose sur un sophisme : ces violeurs présumés sont des « hommes ordinaires ». Tous les hommes sont ordinaires, donc tous les hommes sont des violeurs en puissance. Et puisqu’ « on est toutes Gisèle », comme le clamaient les manifestantes réunies samedi pour soutenir Madame Pélicot, alors tous les hommes sont un peu Dominique Pélicot…
Un féminisme pas banal
Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des Femmes, dénonce le prétendu silence des hommes. Comme si seulement des femmes s’étaient émues ou indignées du sort de Madame Pélicot depuis 15 jours ! « Allons-nous voir enfin, que la culture du viol bénéficie de la solidarité masculine, écrit-elle (ah bon ?), et de l’impunité de nos institutions ? » (Non, je n’avais pas remarqué). Tout ceci est évidemment faux. Camille Kouchner, dans Libération et El Pais, publie une tribune intitulée « Ce sont simplement des hommes ». Dans son texte, elle nous parle d’un monde « où les hommes se permettent encore de croire qu’un mari peut disposer du corps de sa femme ».Les hommes, pas des, écrit-elle. L’auteur de La Familia grande voudrait que ce procès soit celui de la soumission chimique, mais aussi « celui de la violence patriarcale, de cette société qui n’en finit pas avec la culture du viol ». Et elle s’étonne de l’étonnement des observateurs autour de cette affaire : « Comme si les violences faites aux femmes n’étaient pas la norme » s’indigne-t-elle. Nous y voilà : la norme, ce seraient les violeurs, les prédateurs, les agresseurs… Félix Lemaître, journaliste, publie La nuitdes hommes, une enquête sur la soumission chimique. Il y invite les hommes à « interroger leur socialisation ». Résumé de Libé : ce désir de posséder une femme inanimée n’est pas le fruit de quelques cerveaux malades, mais s’inscrit dans la domination masculine la plus banale, une culture du viol dans laquelle tous les hommes grandissent. Félix Lemaître affirme que « la soumission chimique n’est qu’une manifestation extrême d’une domination ordinaire, d’une culture et d’une socialisation banale », puis réfléchit au rapport à la fête et en arrive à la conclusion hilarante que « l’insouciance reste un privilège masculin ». La charge mentale commence en boite de nuit !
Il est vrai que la plupart des violeurs sont des hommes. Mais, cela ne veut évidemment pas dire que la plupart des hommes sont des violeurs, pitié ! La majorité des empoisonneurs sont des empoisonneuses. Dit-on pour autant que toutes les femmes sont des empoisonneuses ?
Nombre de féministes invoquent la « banalité du mal », expression utilisée par Hannah Arendt pour le cas de Eichmann. On évoque aussi les « hommes ordinaires », titre d’un essai de Christopher Browning consacré à un bataillon de SS, qui nous parlait de braves pères de famille devenus des brutes sans nom. Mais, cet essai ne disait pas que tous les hommes étaient des criminels, mais que tous les hommes, comme toutes les femmes d’ailleurs, pouvaient le devenir. Et que personne n’était immunisé.
Récit délirant
Nous nous voyons imposer ce récit totalement délirant de l’impunité et de la prétendue complaisance de la société. Il suffit de faire une recherche MeToo pour voir que c’est faux. Ce récit repose sur la confusion habituelle des féministes entre la norme de la société et l’exception criminelle. Les violences sexuelles concernent pourtant 1/5 des détenus aujourd’hui, contre seulement 5% en 1980 : les choses ont donc évolué. Les violences sexuelles sont aujourd’hui unanimement condamnées socialement. On me rétorque qu’énormément de plaintes pour viol sont classées sans suite. En effet, la justice française ne condamne pas sans preuves. Mais pour des féministes (je dis bien des, moi), le progrès consisterait à ce que la justice condamne dès qu’une femme accuse.
Le procès de Mazan est donc celui d’un homme et de ses complices, pas celui de la domination masculine. Mais pour certaines féministes, c’est l’occasion de régler des comptes historiques. À votre tour d’en baver, Messieurs ! Tous criminels ! Tous violeurs ! Elles nous fatiguent. Si vous n’aimez pas les hommes Mesdames, ce n’est pas grave, mais vous ne parviendrez pas à en dégoûter les autres.
J’ai une solution : transition de genre pour tout le monde ! Devenez des femmes, Messieurs, et nous vivrons enfin au paradis de la sororité !
Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio
Retrouvez Elisabeth Lévy dans la matinale de Jean-Jacques Bourdin
Les positions de Dominique de Villepin sur le Proche-Orient en font le chouchou de l’extrême gauche. Il était invité hier à la Fête de l’Humanité, où un meilleur accueil lui a été réservé qu’à l’ex-Insoumis François Ruffin lui-même! Il y a affirmé que « nos démocraties se sont égarées dans une surenchère sécuritaire et identitaire », et a estimé que la résolution de la question palestinienne était nécessaire à la création d’un « nouvel ordre mondial. » Comment expliquer que l’ancien ministre de Chirac, qui se revendique « non atlantiste » et « républicain », se retrouve sur la même ligne que les communistes ou les Insoumis concernant Israël ?
Dominique de Villepin, ancien ministre des Affaires étrangères et ancien Premier ministre, a délivré sur France Inter le 12 septembre un discours rageur sur Israël et Gaza qui fait écho à l’antisionisme des banlieues islamisées et à celui de la France insoumise. Selon lui, les journaux ne parleraient pas du conflit (!) : « On a Gaza qui est sans doute le plus grand scandale historique des… je n’ose même pas donner de référence, Gaza dont plus personne ne parle. C’est le silence, la chape de plomb. Je suis obligé de googler pour trouver une brève… Ah ! C’est la guerre ! Mais ce n’est pas une guerre tout à fait comme les autres, puisque ce sont des populations civiles qui meurent… »
L’extrême gauche pense que la guerre d’Israël à Gaza est un génocide
L’explosion des actes antisémites à la suite immédiate du pogrom du 7 octobre, avant même que l’armée israélienne ait commencé sa guerre à Gaza contre le Hamas, l’acceptation sans vérification des allégations du Hamas concernant le nombre de victimes civiles, l’affirmation absurde que le monde assiste à Gaza au pire génocide de l’époque contemporaine, tout cela ne peut se comprendre sans connaître les ressorts universels de l’antisémitisme et son histoire.
L’islam et le christianisme ont eu besoin de soumettre la religion juive qu’ils voulaient remplacer. Mais face à la résistance opiniâtre des juifs qui ne voulurent pas se convertir, ils en ont fait un Satan inhumain, cupide, dominateur, rival de Dieu, tueur de prophètes. Par la suite, la nouvelle puissance des juifs libérés du ghetto et de la ségrégation par la Révolution française et Napoléon suscita des peurs et des jalousies et renouvela en quelque sorte l’image satanique du juif dont la réussite ne pouvait s’expliquer que par la perfidie et la ruse. Cette fantasmagorie déjà présente dans le christianisme et l’islam des origines restait présente en effet dans l’histoire de l’Europe, depuis le Moyen-âge où les juifs furent accusés de mille diableries, dont le crime rituel, l’empoisonnement des puits et la propagation volontaire de la peste. On retrouve cette vision paranoïaque des juifs dans maints écrits, dont le fameux « Protocole des sages de Sion », très diffusé aujourd’hui encore dans tout le monde musulman. L’extermination des juifs par les nazis fut justifiée par une sorte de légitime défense face au bolchevisme supposé dirigé en sous-main par les juifs et face au capitalisme apatride des banques juives. Mais depuis la Shoah, les juifs ont appris à se défendre en ayant à la fois un État et une armée, ce que nombre d’entre eux souhaitaient depuis l’affaire Dreyfus et les pogromes antisémites de Russie (les premiers sionistes). La diabolisation persistante des juifs dans l’inconscient collectif chrétien et musulman prit alors pour objet l’État des juifs et ainsi l’antisémitisme put se réhabiliter par la grâce de l’antisionisme, les juifs restant ainsi toujours identiques à eux-mêmes pour les antisémites : cruels et dominateurs, tueurs d’enfants et d’innocents, et avides de conquête universelle.
Un petit État-nation anachronique à l’heure de la mondialisation heureuse
Par ailleurs, depuis 1967, il est devenu très difficile, pour les personnes appartenant aux milieux éduqués dans l’esprit du « plus jamais ça », du nouveau pacifisme européen qui abhorre les nationalismes étriqués et guerriers, et voit dans l’Europe et la mondialisation la chance d’un monde ouvert et libéral, de garder une vision objective sur le conflit israélo-arabe. Israël, pour eux, est un État répulsif sur le mode des États-nations du passé. À cette première tare s’ajoute pour ces personnes de culture chrétienne devenues plus ou moins agnostiques, la deuxième tare d’un État fondé sur une religion. En tout cas, c’est ainsi qu’ils voient Israël, en méconnaissant totalement les aspirations nationales du peuple juif qui ne sont pas nécessairement liées à la religion. Ils adoptent sans discussion le narratif palestinien de la même façon qu’ils nient la gravité des problèmes d’islamisation dans de nombreux quartiers de France. Ils ont gardé du christianisme, réduit à des « vertus devenues folles » à la fois un certain masochisme qui les conduit au suicide civilisationnel, une tolérance apitoyée et aveugle pour leurs pauvres et un antisémitisme soigneusement refoulé. Ils sont ce que j’appelle des demi-sachants qui ne connaissent le conflit que par des lectures biaisées et partiales, en conformité avec leurs propres préjugés. La gauche, de son côté, qui avait les yeux doux pour un petit Israël menacé par toutes les armées arabes, voit depuis 1967 Israël comme un Goliath surpuissant face à de pauvres et faibles Palestiniens, et cette fantasmagorie correspond à son amour irraisonné et aveugle pour les damnés de la terre. L’antisémitisme traditionnel dans les cultures chrétienne et islamique s’allie désormais à un antisémitisme de gauche pour condamner et diaboliser l’État juif.
Plus gravement encore, les bien-pensants juifs et non juifs ont gardé un esprit occidental qui ne comprend pas l’Orient arabe. Ils croient que les Palestiniens veulent seulement un État à eux, cet État qu’ils ont depuis 1947 toujours refusé d’établir à côté d’Israël. Ils ne comprennent pas que l’objectif des Palestiniens, poursuivi obstinément, c’est justement de ne pas voir exister un État juif souverain sur ces terres qui, selon eux, appartiennent de plein droit à l’islam, un pays de « colonialistes », d’ « étrangers » illégitimes. Les dirigeants palestiniens ne sont pas stupides. Ils savent ce qu’ils veulent et feront tout pour atteindre leur objectif. Pour eux, c’est cela qu’ils appellent la justice pour la Palestine et pour cette justice, ils sont prêts à tout sacrifier. La gauche israélienne elle-même, désormais en perdition, et les Européens, ne comprennent décidément pas bien les enjeux de ce conflit centenaire.
France 2 diffuse ce soir l’adaptation de la saga populaire historique de Robert Merle. La série Fortune de France nous plonge au cœur de la France des guerres de religion, au XVIe siècle. Mais comment la télé publique peut-elle réduire en six épisodes de 52 minutes pareille saga littéraire de 13 volumes ? À la réalisation, Christopher Thompson, lequel s’était attaqué au mythe de Bardot l’année dernière, on s’en souvient
Annoncée en grande pompe par France 2, la série Fortune de France sera diffusée sur la chaîne publique à partir de ce 16 septembre. Il ne s’agira ni d’un documentaire sur Bernard Arnault, François Pinault ou l’un des tycoons hexagonaux ! Ni d’une enquête sur les trésors de la Banque de France, mais bien une adaptation de la saga éponyme, rédigée par Robert Merle entre 1977 et 2003. L’occasion est idéale pour se replonger dans une fresque où le talent littéraire le dispute à l’immersion dans une période troublée de l’Histoire de France.
Plongée passionnante dans l’histoire de France
Dans le numéro estival de Causeur, consacré aux jeunes talents engagés dans le combat d’idées face aux forces déconstructrices, Eugénie Bastié conseillait la lecture de Fortune de France : c’est ainsi que j’ai commencé à me plonger dans le cycle romanesque cet été. Et puis, je fus autrefois passionné par une autre grande saga : Les rois maudits qui consacra Maurice Druon au panthéon de la littérature populaire.
La somme littéraire de Robert Merle est une plongée dans la France de la seconde partie du XVIe jusqu’au mitan du siècle suivant, mêlant la petite et la grande histoire, personnages réels et fictifs, descriptions au cordeau des événements (épidémie de peste, vie et mort des souverains, siège de la Rochelle, bataille d’Ivry…) et balbutiements du cœur, où l’on se trouve, en compagnie de La Boétie, de la cauteleuse Catherine de Médicis ou de Michel de l’Hospital, mais aussi des nombreux anonymes : les nourrices « qui ont du lait à revendre », les valets, les artisans, les chambrières…
Huguenots contre catholiques
Les tensions devenues guerres entre catholiques et protestants servent de toile de fond à l’histoire et chacun, dans ce conflit entre huguenots et papistes, se positionne selon sa foi, sa fidélité et souvent ses intérêts. Ainsi, les nouveaux convertis se voient bien marris de perdre cinquante jours chômés avec la suppression du culte des saints ; Pierre de Siorac, narrateur, choisit la voie de son père, mais garde, en vertu d’une promesse faite à sa mère agonisante, une médaille de la Vierge Marie autour du cou. Entre fidélité à la foi et à la patrie – face aux Anglais -, le choix est parfois tout aussi cornélien.
La saga débute réellement dans le Périgord, non loin de Sarlat, dans cette France profonde et intemporelle, aux paysages marqués par les herbes folles, la pierre qui s’élève en châteaux, les cours d’eau qui serpentent et les moulins. Forcément, dans ce décor, on occit, on ripaille, on joute, on sonne des hallalis, on pille, on clabaude. Mais la trame ne reste cantonnée dans ce pré carré et visite les prairies, les bourgades et les villes empruntées, assiégées ou convoitées par les ambitieux et les puissants, d’ici et d’ailleurs.
Un peu court…
La série diffusée sur France 2 sera-t-elle à la hauteur des attentes ? Nicolas Duvauchelle (Polisse, La fille du puisatier…) incarnera Jean de Siorac ; Simon Zampieri, son fils Pierre ; et Lucie Debay, son épouse Isabelle de Caumont. A l’évidence, si l’on peut craindre une adaptation à l’eau de rose ou une réécriture à la mode woke, ne soyons pas d’emblée négatifs. La gageure sera néanmoins de taille tant il semble a priori difficile de réduire à six épisodes ce qui fait le sel d’une suite littéraire : la diversité des points de vue – des humbles comme des nantis -, l’évolution et l’élévation sociale des personnages, l’installation d’une atmosphère et surtout la subtilité de la langue.
Et le principal talent de Robert Merle est certainement de manier celle-ci avec la dextérité d’un archer. Le style est enlevé, parfois touffu, toujours brillant ; mieux l’auteur parvient à mêler les styles et les genres, français du XVIe et du XXe, parlers populaire et occitan – un dictionnaire est disponible en fin d’ouvrage (au hasard, « moussu : monsieur », « galapian : gamin », « s’ococouler : se blottir »). Dès lors, avant la diffusion de la série, il importe de se plonger dans quelques-uns des treize volumes. Avec un effet garanti : raviver la passion de l’Histoire, de la France et de ses personnages.
Nos voisins suisses ont proportionnellement plus d’immigrés que nous sur leur sol. Leur gestion originale des difficultés liées à l’intégration, par le bas, est à étudier de près.
Au début de ma carrière dans la recherche, je me souviens de la recommandation que m’avait faite un de mes patrons : « avant d’inventer quoique ce soit, commence donc par regarder chez les autres et surtout consulte les bibliothèques. S’il s’agit de résoudre un vieux problème, d’autres y ont certainement pensé avant toi ». Cette manière de procéder devrait inciter nos politiques à plus de modestie, les pousser à se renseigner sur ce qui se passe ailleurs plutôt que de mandater des amateurs qui ignorent tout d’une problématique donnée. Le microcosme parisien croit qu’il suffit de dire « on ferme les frontières ». Cela n’a jamais empêché les infiltrations au travers des vastes étendues qui séparent chaque point de passage. Imaginez un immense terrain entouré d’une ligne imaginaire tracée au sol à la craie et en un point un portail réel, pensez-vous que les voyageurs passeraient par le portail pour éviter d’enjamber la ligne théorique? Les points de passage douaniers peuvent contrôler les gros transports de marchandises, obligés d’utiliser une infrastructure routière. Pour les petits véhicules, les deux roues, les piétons, il existe une infinité de passages possibles. Prétendre fermer les frontières est donc une stupidité.
L’exemple suisse
Même pendant la Seconde Guerre mondiale, il était possible de passer ; il fallait seulement surveiller les patrouilles et disposer d’une pince coupante. Je réside moi-même depuis 60 ans près de la frontière et je sais naturellement comment faire. Pensez-vous un instant que d’autres ne le savent pas ? La Suisse, depuis des siècles, maîtrise assez bien les flux migratoires ; elle gère sa population, c’est pourtant un pays démocratique. Voyons comment. En Suisse depuis 1848, le pouvoir étatique est réparti entre la Confédération, les cantons et les communes. La Suisse comporte quatre langues nationales, une grande diversité géographique, des populations aux caractères et coutumes différentes, elle se caractérise par une étonnante cohésion nationale où la gestion de la population se fait sans heurt ou très peu, alors qu’il y a 30% d’étrangers. Cherchez l’erreur… Il existe des statuts différents pour les étrangers. Ces derniers peuvent résider en Suisse à des conditions bien précises. En Suisse, les différentes compétences sont reparties conformément au principe de subsidiarité. Selon ce principe, la responsabilité d’une action publique est du domaine de compétence de la plus petite entité, c’est-à-dire la commune. Les tâches qui excèdent ses possibilités incombent au canton. Ce qui excède les possibilités du canton sont définies par la Constitution et dévolues au pouvoir central (politique extérieure et sécurité, douanes et monnaie, législation fédérale, défense). À titre d’exemple, l’éducation et la protection sociale sont de la compétence des communes. Je réside en Suisse depuis 60 ans où je paie mes impôts qui se décomposent ainsi : communaux 30%, cantonaux 40% et fédéraux 30%. On voit que la commune bénéficie d’une large autonomie.
Un recensement annuel et automatique de la population permet aux trois niveaux de l’exécutif de planifier, développer des stratégies et prendre les décisions adéquates. Tout citoyen suisse est tenu de déclarer son arrivée au Service de la Population de la commune où il souhaite résider et cela sous huit jours. Il doit présenter un titre de propriété, un bail ou une attestation d’hébergement. Une procédure analogue est exigée pour les étrangers munis des autorisations d’entrée sur le territoire (à part les touristes). Les victimes de persécutions peuvent, elles, demander l’asile sous réserve d’avoir suivi la procédure en vigueur. Les citoyens appartiennent en premier à leur commune. Les résidents autorisés peuvent demander leur naturalisation, ce qui implique que c’est la commune et non l’État, qui sera responsable de subvenir à leurs besoins en cas de nécessité. On comprend pourquoi les autorités communales y regardent à deux fois avant de donner leur accord à une demande de naturalisation. Le demandeur passe devant une commission municipale qui, après enquête, auditionne le candidat. Si la demande est finalement acceptée, une cérémonie officielle a lieu au siège du Canton avec prestation de serment et hymne national dont le candidat doit connaitre les paroles. La Suisse comme l’Italie et l’Autriche applique le droit du sang. L’attribution de la nationalité n’y est pas automatique. Quiconque séjourne durablement en Suisse doit s’y intégrer. Cette intégration est comprise comme un processus auquel sont associés la population suisse et les étrangers. Les étrangers bien intégrés peuvent donc se faire naturaliser. La naturalisation dont les critères sont fixés au niveau de la Confédération, est donc du ressort de la Commune. Si les personnes voient leur demande d’asile ou de séjour rejetée, elles sont tenues de quitter le territoire volontairement ou sous contrainte. Des aides sont prévues à cet effet.
Petit pays, petits problèmes ?
Les problèmes de gestion de la population suisse sont quasiment identiques à ceux de la France, seule la méthode et les moyens diffèrent. Certains diront que les échelles ne sont pas les mêmes, que cela n’a rien à voir. En effet, le traitement des dossiers part du niveau communal, c’est-à-dire au plus près de la population, alors qu’en France c’est exactement l’inverse. La commune est libre d’accepter ou de refuser la présence d’un individu. À partir de ce constat, peu importe la surface du territoire, la longueur et la perméabilité de ses frontières. En offrant l’asile ou la naturalisation, la commune d’origine doit considérer le risque qu’elle prend. Ainsi, sans domicile, il est impossible d’avoir une carte grise, le téléphone, une urgence dans un hôpital sera immédiatement connue des autorités, etc…, les logeurs clandestins risquent de lourdes poursuites pénales. La surface de la France métropolitaine est de 551.500 km2 comparée à la Suisse 41.300 km2. La France possède 2913 km de frontières et 3427 km de côtes contre 1882 km de frontières pour la Suisse. Le bon sens montre qu’un contrôle efficace des passages en dehors des postes-frontières est illusoire. En plus des contrôles aux postes-frontières, un système de gestion des populations s’impose et cela au plus près des lieux de séjour, c’est-à-dire la Commune. L’appartenance à une commune précise entraine pour cette dernière une obligation de fournir à son citoyen des moyens de survie au cas où ce dernier viendrait à sombrer dans l’indigence par exemple et quel que soit son lieu de résidence. Pour avoir passé des milliers de fois les frontières, je peux témoigner que les douaniers, même aux points de passage principaux, sont dans l’incapacité de contrôler effectivement tous les véhicules ; cela déclencherait des émeutes. Ils en sont réduits à agir par échantillonnages. La population de la France est évaluée à 67 millions d’habitants dont peut-être 23% d’étrangers. Celle de la Suisse est de 8 millions dont 30% d’étrangers. On pourrait donc penser que la présence d’étrangers en Suisse serait plus difficile à gérer qu’en France, or ce n’est pas le cas. Le traitement par le bas des demandes qui se présentent est sans doute le remède à la lourdeur et à l’inefficacité de la centralisation administrative que l’on constate en France. Il nous faudrait peut-être un jour sortir du jacobinisme, mais ça, c’est une autre histoire. Un cas français parmi d’autres semble inextricable, celui de la Guyane. Là-bas, il est hors de question de contrôler les frontières. En revanche un système analogue à celui de la Suisse, appliqué humainement mais strictement, devrait pouvoir fonctionner et maitriser les flux en provenance des pays limitrophes. Les militaires ont coutume de traiter les problèmes suivant le schéma : Mission, Terrain, Moyens. La mission étant connue, le terrain aussi, reste à choisir les moyens. La France ferait totalement fausse route en prétendant fermer ses frontières, c’est une pure chimère. La Suisse elle, semble avoir traité le problème de la population de manière logique et démocratique, pourquoi ne pas s’en inspirer ?
Dans Hotel Roma (Gallimard, 2024), Pierre Adrian part sur les traces de Cesare Pavese et revient sur les derniers jours de l’auteur du Bel été…
J’ai toujours préféré, aux forces de la nature, les faibles, les fragiles. Aux « grandes gueules », les timides et les intelligents du verbe. C’est à cause de cette pente qui ne m’a jamais quitté que le destin de Cesare Pavese a été une fascination constante.
Le 27 août 1950, un dimanche à Turin, dans la chambre 49 de l’hôtel Roma, Cesare Pavese s’est suicidé en avalant une dose mortelle de somnifères. Il a été découvert allongé sur le lit, en bras de chemise, les chaussures enlevées. Sur la table de chevet, sept paquets de cigarettes vides. Sur la première page de ses Dialogues avec Leuco, son œuvre préférée, Cesare Pavese avait écrit avec son stylo noir ces quelques mots : « Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ça va ? Pas trop de bavardages ».
Pour notre part nous n’avons rien à lui pardonner et si nous pouvions être tentés de lui reprocher cette fin résolue et prématurée à 42 ans, le beau et sensible livre de Pierre Adrian Hôtel Roma nous en aurait dissuadés aussitôt. Pourtant j’éprouvais une inquiétude initiale, vite dissipée : que le récit fût davantage consacré à l’auteur vivant qu’au mort illustre. Ce qui heureusement n’a pas été le cas puisque les déambulations italiennes de Pierre Adrian ont tourné autour de Cesare Pavese, de ses lieux, de son entourage, de ses passions et de ses mélancolies.
Comment craindre que Pierre Adrian ait pu être influencé par « la noirceur de Pavese »– selon un article dans Causeur – alors qu’au contraire il nous montre que depuis l’enfance jusqu’aux derniers jours pathétiques d’appels au secours non entendus, celui-ci était déjà obsédé par le suicide ; une solution radicale pour lui qui était inapte au « métier de vivre », le titre de son journal intime.
Je n’ai pu m’empêcher de penser au Feu follet de Drieu la Rochelle avec cette différence fondamentale que Pavese a été tenaillé toute son existence par le désir de s’effacer. Même si ceux qui l’entendaient l’évoquer pouvaient en douter, lui n’ignorait pas que cette morsure intime, un jour, trouverait son tragique accomplissement.
J’écris « tragique » mais je suis persuadé que lui-même n’aurait pas qualifié telle cette issue, tant l’évolution du monde, de la société, leur défiguration par rapport au bonheur de ses origines rurales, dans cette vie paysanne chassée par l’urbanisation et l’industrialisation, dont il a eu sans cesse douloureusement la nostalgie, ses propres difficultés d’être et de pouvoir aimer charnellement, sa conscience à la fois de vouloir rejoindre les autres et de ne pas le pouvoir, ne pouvaient que le conduire inéluctablement vers ce suicide, précédé, durant quelques jours, par la recherche éperdue non pas d’un visage, d’un cœur ou d’un bras pour le dissuader mais pour lui donner au moins l’illusion de dernières douceurs. Cette jeune fille qu’il a rencontrée, immédiatement qualifiée d’amour et qui, alors qu’il désirait la revoir le samedi 26 août, le rejette parce qu’elle l’avait trouvé triste et peu agréable. Bien avant, cette liaison de quelques semaines, miraculeuse par l’union des corps, avec une jeune actrice américaine qui, n’ayant plus répondu à ses courriers, découvrit à sa mort qu’il était célèbre.
Il y a eu quelques constantes dans le parcours de cet homme et de cet écrivain d’exception. Une sorte de désengagement militant : communiste mais rétif au grégarisme ; pas de résistance affichée au fascisme mais distribuant en solitaire des tracts contre la bombe atomique. Il avait le courage d’un pessimiste qui ne se paye pas de mots – pas de « bavardages » ! – et une amertume qui, pour être chronique, visait juste et profond. Elle contraignait chacun, comme le chanterait Jean-Jacques Goldman, à « veiller tard » sur les ombres et les mystères de la condition humaine.
En compensation à sa désolante perspicacité sur lui-même et sur ce dont il manquait cruellement – être aimé pour lui-même, totalement, et pouvoir tout rendre en retour -, il y a quelque chose d’émouvant dans son aspiration à la félicité des origines, de l’enfance, à caresser la magie de l’être qui vous attend, qui vous espère, de la maison chaude et de l’amitié. Il y a les départs, les éloignements mais pour revenir.
Cette sensibilité venant attendrir, consoler les terres arides d’une impitoyable absence d’illusions, fait apparaître que peut-être le cours de la fatalité aurait pu être détourné, que le suicide aurait pu ne pas être cette destination obligatoire gangrenant, en amont, les rares instants de plaisir ou d’espérance.
Empathie et compréhension
Dans les dernières journées de Pavese, ceux qu’il cherche à rencontrer sont absents. Il n’y a plus personne dans cette ville étouffante. S’est-il senti abandonné ? Probablement aurait-il désiré un mot, un souvenir, une fraternité professionnelle – il adorait se rendre dans les salles de rédaction -, un signe, une écoute, une intuition mais rien ne lui aurait fait manquer le rendez-vous qu’il s’était fixé à lui-même le 27 août en ce dimanche.
Loin de s’être laissé assombrir par le destin de Cesare Pavese, Pierre Adrian, au comble du talent et de la délicatesse, lui oppose certes sa joie d’être mais lui offre surtout empathie et compréhension. Un superbe salut d’un écrivain à un autre. Il nous rend fraternelle cette personnalité déchirante, obstinée dans la défaite.
Notre ami Benoît Duteurtre est mort le 16 juillet, à 64 ans. Il n’était pas seulement ce musicologue amoureux de l’opérette et de la chanson française que beaucoup connaissaient. C’était un romancier qui a su croquer la bêtise contemporaine, les laideurs et les petitesses du quotidien avec un regard critique et désabusé, sans jamais être méchant.
Mélangés sans façon dans une petite église vosgienne, des excellences culturelles venues de Paris et des artisans locaux assistent à la bénédiction de la vie de Benoît Duteurtre. Une tombe l’accueille au bord de l’église. On rejoint sa famille pour un verre dans son chalet, entouré de forêts à flanc de collines, situé dans l’axe de la même église et d’un col, au loin. Un tableau de moyenne montagne qui appelle aux randonnées comme à la littérature du disparu.
Au cours du déjeuner de rentrée que nous ne partagerons donc pas, Benoît et moi aurions comme d’habitude échangé des remarques et des morceaux d’analyse sur la bêtise contemporaine, autour d’un repas que nous préférions plus roboratif que sophistiqué, probablement par snobisme inversé. La bêtise est de tous les temps mais celle du nôtre a une typicité inédite. C’est un nouveau cépage. Benoît voulait rendre compte, en esthète, de son goût et de sa forme. Non pour se complaire dans sa description, mais pour s’en libérer. Car une fois que les dégâts considérables causés par l’invasion massive de la bêtise sont observés, photographiés, on peut délimiter un champ dans lequel, s’étant mis à distance d’elle, il est possible de parler de la beauté des choses. On ne peut pas être poète après avoir écouté Marine Tondelier sur BFM. On ne peut pas être poète devant un poteau LGBT de la mairie de Paris. Même très entraînés à ne pas voir les poteaux LGBT et ne pas entendre Marine Tondelier, le bruit et l’apparition dans l’espace qu’ils produisent nécessitent une réaction de notre esprit, de regrettables stimuli qu’il faut bien traiter. Avant d’aimer par la littérature, il faut réfléchir dans le monde. La vie d’artiste de Benoît Duteurtre est contenue dans cette formule.
La stroboscopique fête d’inauguration des Jeux olympiques, qu’il n’a pas pu voir, aurait été abordée dès l’œuf mayonnaise. Cet hommage « heavy metal » à Fouquier-Tinville, ce coulis de blasphèmes pour les nuls, ce maoïsme fluvial, cette ivresse des exécutions symboliques sommaires, ces « trouples » présentés comme de nouvelles trinités l’auraient inspiré tout en le repoussant… Et le pompon : se rengorger d’avoir traîné à l’échafaud une reine qui n’avait tué personne. Maistre avait raison : les Français sont un peuple aussi facile à tromper que difficile à détromper. Malgré toute la puissance hallucinogène des médias publics et privés, ligués pour transformer cette haine indéfiniment recuite en expression d’une émancipation fraîche, créative et joyeuse, il reste que nous avons projeté l’image d’un peuple de tricoteuses décérébrées au monde entier. Benoît, très républicain au sens noble, se serait déchaîné.
Ce qui nous faisait particulièrement rire était le crétinisme du milieu littéraire. Nous ne nous en excluions pas. Nous acceptions de dire bonjour poliment à des cuistres écervelés, à des mufles épanouis, à des truffes au pinacle. Nos vertus étaient traitables. Alceste et Philippe Muray étaient admirables, mais n’étaient pas nos modèles. Trop hermétiques au bonheur, inaccessibles à la confiance. Tout et tous y passaient, dans nos repas. Nous avions une prédilection pour les littéraires à réseaux sociaux, sortes de démultiplicateurs narcissiques pour amours-propres éternellement souffrants. Nous évoquions quelques paramécies littéraires, des trèfles à trois feuilles artistiques, des poulets de batterie stylistiques. Nous nous confions nos impressions de lecture de quelques romans ineptes. Le mimétisme de la revanche sans motif, le bizarre désir de mieux se venger que son voisin d’une offense imaginaire nous fascinait. Nous parlions du combat culturel crasseux pour capter les ressources médiatiques et aimanter les prestiges, désespérément. Tout est dans le « désespérément », pensions-nous. Car on peut prétendre exercer le métier d’écrivain sans espoir d’être jamais écrivain. On peut professer être un auteur sous prétexte qu’on a publié des livres. On peut se donner une importance qu’on sait ne pas avoir. Tout encourage au bidon multidimensionnel : destin bidon, désir bidon, vertu bidon, style bidon, vie bidon. Les deux tiers du paysage littéraire : des hommes-flocons qui écrivent sans y croire des romans pour dire du bien des filles-courages qui écrivent des romans qui disent du mal des hommes-flocons. Tartuffes et cruellas, dont nous nous amusions. Mais, comme la guerre des sexes, la guerre entre le bidon et l’authentique n’aura pas de vainqueur : il y a trop d’intérêts communs entre les deux camps, trop de fraternisation… À un moment, on faiblit. C’est l’instant Légion d’honneur, désir de grandeur d’établissement. Benoît voulait l’Académie parce que c’était plus beau et grand que moche et petit, même si c’était les deux, bien sûr, comme tout.
Nous parlions de cette chose rare, qu’il possédait : l’authenticité d’un don, d’une vocation, le résultat d’un travail, la constitution d’une œuvre. Nous admirions une vingtaine d’écrivains. Nous discutions de vingt autres, qui pourraient donner quelque chose. Comme son talent était éclatant mais annonçait une mauvaise nouvelle au monde contemporain, il fallait ternir ce réactionnaire : on l’a peint, après sa mort, en amateur du noir et blanc, de l’opérette et de René Coty. La vérité, c’est que c’était un poète et qu’il travaillait dur : c’est beaucoup plus subversif. Et il s’inscrivait dans une tradition de modération ironique devenue suspecte, comme tout ce qui est intelligent. Il était pétri d’une culture chrétienne profanisée, modernisée, mais pas devenue folle, et d’une culture républicaine qui assumait les traditions et les œuvres antérieures à elle.
Dans Ultima necat, Muray l’avait décrit comme une sorte de Rastignac timide, à la limite de la sournoiserie, avec un agenda secret. Benoît n’était pas assez méchant, répondrais-je, contrairement à Muray qui l’était un peu trop.
En ce qui me concerne, j’ai souvent besoin que mes personnages soient des monstres prospères, au cynisme gravé dans le disque dur. Ceux de Benoît avaient une candeur, une bonhomie de valet de Molière. C’est ainsi qu’il exprimait la plus précieuse puissance de l’âme : la sympathie.
Les JO nous ont offert la beauté des corps en mouvement. Ils nous ont aussi imposé les statues pathétiques de dix « femmes en or » et des Vénus flashy au palais Bourbon. Heureusement, le Louvre présente la beauté éternelle : les marbres antiques de la collection Torlonia. Un rêve de pierre dans lequel les corps ont leur langage.
Nous les voyons trôner sur les marches de l’Assemblée nationale depuis le mois d’avril, derrière les statues de Sully, L’Hospital, d’Aguesseau et Colbert, célèbres serviteurs de l’État. Les six « Vénus de Milo » en résine polyuréthane flashy du plasticien Laurent Perbos réinterprétées en athlètes olympiques et paralympiques, et munies, pour l’occasion, d’une planche de surf, d’un ballon de basket, d’une raquette de tennis, d’un javelot, de gants de boxe et d’un arc, resteront devant le péristyle néoclassique du palais Bourbon jusqu’au 22 septembre. Cette installation éphémère, joliment intitulée « La Beauté et le Geste », célèbre le sport féminin, l’empathie et les luttes arc-en-ciel dans un lieu où la Sagesse et la Justice, représentées par les statues d’Athéna et de Thémis, s’effacent devant l’Amour de la non-discrimination, divinité moderne du moment, ni vraiment sage, ni vraiment juste.
Six statuettes de la Vénus de Milo sont exposées devant l’Assemblée nationale à l’occasion des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. AP Photo/Christophe Ena/SIPA
C’est également tout près de l’Assemblée nationale qu’on a pu voir émerger de la Seine, lors de la séquence « sororité » de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, d’autres statues, dorées cette fois : dix « femmes en or » choisies pour leur engagement féministe, de la très médiévale Christine de Pizan (1364-1431) à la très médiatique Gisèle Halimi (1927-2020) en passant fort heureusement par Simone Veil (1927-2017) qu’il est en effet plus décent de voir statufiée, même en résine dorée, que placée face à la députée Mathilde Panot en un photomontage LFIste digne des pires obscénités iconographiques de l’histoire. La statue de Paulette Nardal (1896-1985), présentée comme la première femme noire à étudier à la Sorbonne, rassurera ceux qui douteraient encore de notre capacité à amalgamer la question noire américaine et l’histoire de la négritude francophone. Quant à la statue de Simone de Beauvoir (1908-1986), elle amusera ceux qui connaissent les doux noms d’oiselles dont l’auteur du Deuxième Sexe affublait copieusement ses contemporaines, à commencer par « la femme laide », alias la romancière Violette Leduc, ainsi que toutes ces petites cruches d’étudiantes avec qui elle couchait en toute sororité.
Quittez le Palais Bourbon et allez plutôt au Louvre
C’est au musée du Louvre que l’on pourra admirer des sculptures qui, elles, mériteraient d’être intitulées « La Beauté et le Geste ». Depuis peu accessibles au public (2020) et pour la première fois hors d’Italie (jusqu’au 11 novembre), 90 des 620 chefs-d’œuvre de la plus grande collection privée de sculptures antiques romaines constituée par la famille princière Torlonia, au XIXe siècle, ont pris place dans les appartements d’été de la reine d’Autriche. Marbre blanc, blanc jaune, gris sombre, marbre italique, grec, asiatique, marbre pentélique, de Carrare, de Paros, de Thassos ou de Luni, marbre à veines bleuâtres, grisâtres ou noires, marbre à grain cristallin fin ou moyen : l’émerveillement commence par des mots qui font rêver. Ces épidermes de roche ont des veines, un grain et des nuances de teintes. La beauté est, plus que jamais, ce « rêve de pierre » dont parle Charles Baudelaire. Nous ne sommes plus au temps des impressions 3D en résine polyuréthane, mais entre 200 ans avant et après Jésus-Christ, sous la République et l’Empire romain. Certaines têtes de la collection, provenant de statues mutilées ou tombées de leurs piédestaux, n’appartiennent pas aux bustes sur lesquels elles ont été montées, bustes antiques acéphales issus de fouilles ou bustes modernes réalisés à l’ancienne. Telle partie du corps ou du vêtement n’est pas d’origine et a été restaurée, au fil du temps et au fil des goûts.
Peu importe. Dans les marbres Torlonia, la beauté est partout. Idéale, chez Auguste (27-20 av. J.-C.), pénétrante chez Hadrien (130 apr. J.-C.), délicate chez Aphrodite au bain (entre 27 av. J.-C. et 68 apr. J.-C.), paisiblement radieuse chez Hygie (v. 160 apr. J.-C.), livrée aux assauts du temps chez le vieillard dit d’Otricoli (Ier siècle av. J.-C.), la beauté antique réside aussi dans ce que Bernard Holtzmann nomme « la rhétorique du corps ». Tête tournée vers la jambe d’appui, hanchement (déséquilibre du bassin), jambe libre ne reposant que sur les doigts du pied, mains aériennes : les corps de pierre ont un langage. Arraché à l’inertie de la roche, le geste de marbre a des légèretés de plume. « La Beauté et le Geste », c’est Hermès dénouant sa sandale, une nymphe ajustant la sienne, l’athlète pancratiaste attachant, avant le pugilat, ce qu’on imagine être un bonnet de protection, Aphrodite accroupie cachant du bras droit sa poitrine, les doigts de sa main gauche n’effleurant qu’à peine l’une de ses cuisses. Mais le plus beau geste de l’exposition reste cette poignée de main solennelle qui scelle l’amour de deux époux et leur attachement par-delà la mort, dans un groupe statuaire destiné à décorer un monument funéraire. L’époux protecteur prend sa femme par l’épaule et la retient dans une caresse de pierre qui ne voit se soulever ni la paume, ni les doigts de la main gauche. Les regards, comme les mains, sont restés enlacés. Le sentiment est sculpté dans le marbre. On est décidément loin, très loin du palais Bourbon, avec ses poignées de mains parlementaires refusées et ses chifoumis régressifs. Chaque époque a les statues et les gestes qu’elle mérite.
Culte de la vulnérabilité
La nôtre, hostile à l’idée de grandeur et de verticalité lorsqu’il s’agit des grands hommes (on ne dit plus « érection d’une statue », antivirilisme sémantique oblige), exige qu’on s’enthousiasme pour les dix « femmes en or » des Olympiades parisiennes, ces formes raides et inexpressives qui rappellent les moulages en plâtre pour enfants et leur kit de figurines en silicone. Notre époque, encore, heureuse de répéter à l’envi que les statues de l’Antiquité étaient polychromes et non pas blanches (on fait feu de tout bois), sait que personne ne viendra taguer les Vénus inclusives de Laurent Perbos au palais Bourbon.
« Négrophobie d’État » fut une politesse adressée à la statue de Colbert, en 2020 ; personne n’aurait l’idée saugrenue de taguer « Art officiel d’État » sur une statue vert poubelle en impression 3D. Notre époque, enfin, partie à l’assaut d’un curieux idéal, celui de la fragilité, voit dans la sculpture le miroir rêvé de nos imperfections confortables. Vulnérabilité, « lâcher-prise » : les corps en ronde-bosse s’affaissent, comme chez l’Hélène de Hans Op de Beeck (2023), et les artistes contemporains poursuivent sans mollir leur quête de fragilité, entre « matériaux non autoritaires » (sic), hybridations systématiques (corps-arbre, corps-jouets d’enfants, corps-câbles internet) et transport d’œuvres dans les montagnes suisses pour interagir avec la nature avant présentation au public. Cette quête est à l’honneur à la Fondation Villa Datris de L’Isle-sur-la-Sorgue (Vaucluse), où l’on retrouve, en petit format, les Vénus de l’Assemblée nationale.
Loin de la notion de grandeur évaluée selon la teneur en chromosome XX, loin, également, de l’ode déprimante au « lâcher-prise » et au culte de la vulnérabilité, il y a eu cette formidable anomalie des Jeux olympiques qui s’annonçaient pourtant comme le jubilé de toutes les bien-pensances internationales. Des sportifs – hommes et femmes – aux corps sculpturaux, aux gestes beaux et précis, des œuvres d’art tout droit sorties d’une collection d’antiques, mais aussi des tempéraments en acier trempé, portés à la persévérance et au dépassement de soi dans un environnement de règles draconiennes, sont venus du monde entier nous parler d’autre chose que de bienveillance, d’empathie, de vulnérabilité désirable et de rédemption par le burn-out. Exit la sculpture contemporaine et son « questionnement » de la performance, du type Nageuse au repos de Guillaume Leblon (2013-2022), Grande Danseuse d’Antoine Renard (2022) ou 501 kg de Laurent Perbos (2024). Valides ou handicapés, portant haut les couleurs de l’estime de soi, combatifs, concentrés, patients et courageux, les sportifs que l’on a vus cet été nous ont offert la preuve la plus éclatante du fourvoiement à jouer, dès l’enfance et dès l’école, le jeu truqué de l’aide à grandir dans la dignité, sorte d’euthanasie homéopathique de tous les instants. Sanctionnés au judo pour un manque de combativité, à la gymnastique pour quelques centimètres hors du tapis, à l’athlétisme pour un faux départ, à la natation pour une coulée excédant les 15 mètres, ces athlètes ont jeté le discrédit sur tout notre système culturel et éducatif, démesurément laxiste et injustement compassionnel, qui veut faire croire que l’on est tous formidables à quelques nuances près, que l’autre n’est jamais un adversaire, que l’appréciation d’un travail est d’abord subjective donc injuste, et que toute notation doit être rendue par voie informatique, de peur d’accentuer la déception des uns et la fierté des autres.
À ces athlètes qui ont fait le lien entre la collection Torlonia et nous, on devrait décerner des médailles de marbre. Voyons cette année si l’héritage des Jeux incite le monde éducatif et culturel à les imiter.
À voir « Chefs-d’œuvre de la collection Torlonia », musée du Louvre, jusqu’au 11 novembre.
Ou pas… « La Beauté et le Geste », Assemblée nationale, jusqu’au 22 septembre. « Faire corps », Fondation Villa Datris, L’Isle-sur-la-Sorgue, jusqu’au 3 novembre.
Quels sont les secrets des grands écrivains ? Pierre Assouline nous dit tout sur le maniement de la plume…
Qui n’a pas rêvé de connaître les secrets de ses auteurs préférés ? C’est ce que nous propose le biographe et romancier Pierre Assouline dans son dernier ouvrage au titre explicite Comment écrire. Trois cents pages dans lesquelles le juré du prix Goncourt lève le voile sur les procédés des plus grands auteurs français et étrangers. Une mine pour tout aspirant écrivain. Un régal pour tout lecteur averti.
Qu’on ne s’y méprenne pas pour autant, « ce livre ne vous rendra pas écrivain. Et un enseignement pas davantage. L’un et l’autre vous aideront seulement à écrire si vous avez en vous le désir, la capacité, la disposition, le coup de menton nécessaires. Car on ne naît pas écrivain : on le devient. » La chose est loin d’être aisée. De la première à la dernière phrase nombreux sont les problèmes auxquels s’expose celui qui prend la plume. Le plan, par exemple. En faire ou ne pas en faire ? Virginia Woolf s’en disait incapable quand Racine ne jurait que par lui. Le point de vue. Je ou il/elle ? « Telle est la question. Un écrivain peut tourner autour pendant des mois sans se décider alors qu’il possède tout le reste. » Annie Ernaux, elle, a opté pour le « je collectif ».
Le style ? Pierre Assouline est catégorique. « Un style, c’est une voix. » Pour preuve Marguerite Duras, reconnaissable entre mille. Quant au meilleur conseil, il nous est donné par Oscar Wilde : « Soyez vous-même, les autres sont déjà pris. »
Pierre Assouline, Comment écrire, Albin Michel, 2024. 336 pages.
Le 24 mars 2000, Bernard Pivot réunit Philippe Sollers et Dominique Rolin dans « Bouillon de culture ». Elle publie Journal amoureux ; lui Passion fixe. Pivot va les piéger en révélant en direct que le Jim du livre de Dominique Rolin est en réalité Sollers…
Dominique Rolin est décontenancée, elle a le souffle coupé. Sollers sourit, agite sa main baguée, continue la conversation. Il en a vu d’autres. Au fond, Dominique Rolin n’est pas mécontente que son histoire d’amour commencée en 1958 soit enfin révélée. Sollers, moins. Une partie de son cloisonnement a volé en éclats. Il va lui falloir apaiser la colère de Julia Kristeva, son épouse depuis le 2 août 1967. Stéphane Barsacq a bien connu Dominique Rolin et Philippe Sollers, mais à des époques différentes. Ils ont fini par être inséparables à trois, mais jamais en même temps. Il a décidé de les réunir dans un très beau livre, émouvant et pudique, en deux parties. La première est consacrée à Dominique Rolin ; elle se présente sous la forme de journal et retrace ses échanges amicaux avec celle qu’il appelle par son prénom. La deuxième évoque, en écho, le « compagnon majeur » de sa vie, Philippe Sollers, avec qui il était intimement lié, au point que l’auteur du prophétique Femmes lui a dédié son livre Illuminations, en 2003. Ce témoignage est très important pour connaitre « de l’intérieur » à la fois Sollers, Rolin et le couple atypique qu’ils formaient. Il faut beaucoup d’amour pour tenir tête à la société. Comme l’écrit Sollers, dans Passion fixe : « C’est contre les crimes d’amour que se font tous les crimes. Facile à vérifier, pourtant personne ne le dit ». En 1958, Dominique Rolin est veuve, a une fille, écrit des romans ; elle a 45 ans, lui 22. Coup de foudre réciproque. Il y aura ensemble la découverte de Venise, le partage de l’écriture pratiquée séparément, la musique, la mort de Dominique, puis la solitude de Sollers brisé. Stéphane Barsacq, témoin privilégié, raconte tout ça. C’est daté, précis, inoubliable dans le soleil couchant embrasant les Zattere ou les toits du musée d’Orsay. Barsacq cite un extrait du poème de Shakespeare, un des rares « voyageurs du temps » sélectionnés par Sollers, sur deux oiseaux morts : « La mort est maintenant le nid du phénix ; et le sein loyal de la colombe repose sur l’éternité. / Ils n’ont pas laissé de postérité, et ce n’était pas chez eux infirmité. » Privilège de l’écrivain que d’entrer dans ce que Malraux nomme le monde de la création de l’homme ; monde qui regarde la mort en face et lui échappe.
Dans la première partie, on apprend que Dominique Rolin avait pour premiers maîtres Jean Cocteau et Max Jacob, qu’elle avait rencontré Robert Desnos, qu’elle fut la maîtresse de Robert Denoël, l’éditeur de Céline, qu’elle fut courtisée par Maurice Blanchot et Julien Gracq – colère de Sollers quand il l’apprit. Dans son journal, daté du 19 mars 2002, Barsacq note : « Dominique au téléphone : ‘’J’ai eu le prix France Culture. Et je m’en fous ! Si tu savais comme je m’en fous !’’ » Liberté d’allure et de ton. Vient ensuite la partie consacrée à Sollers. Lue avec un pincement au cœur, je l’avoue. Incroyable Sollers, toujours en mouvement, regardant droit devant, détestant le passé. Il revit grâce à Barsacq qui retranscrit fidèlement quelques savoureux dialogues. J’entends sa voix, son rire communicatif qui surgit entre deux volutes de Camel. Extrait : « Je défends une place forte, mais il n’y a plus personne. L’important est qu’on croit que je suis à la tête d’une armée. » Et ceci : « Si je proclamais que j’ai tout raté, ce serait le triomphe ! Mais, Stéphane, vous m’entendez, jamais, je ne leur ferai ce plaisir ! Non, cela, jamais ! » C’est souvent ironique, parfois mordant, jamais méchant. Sollers était bien au-delà des querelles dignes d’un roman de Pagnol. Il avançait, et sa foulée n’était pas celle de son époque, encore moins de la France moisie qui refuse d’ouvrir les placards de la honte. Encore un extrait : « Mon cher Stéphane, vous revenez de votre île, moi aussi. Allons ensemble dans la vallée du mensonge. Avec joie. Avec gaieté. » Nous y sommes, la guerre du goût fait rage, la victoire n’a jamais été aussi incertaine, mais l’étoile des amants nous guide.
Stéphane Barsacq, Dominique suivi de Épectases de Sollers, Éditions le clos jouve. 116 pages.
En Allemagne, la gauche rétablit pour six mois les frontières. En France, elle siffle François Ruffin qui a osé rompre avec la vision politique racialiste de Jean-Luc Mélenchon.
Dès ce lundi, l’Allemagne va rétablir pour six mois renouvelables des contrôles sur ses neuf frontières, dont celle avec la France (voir mon billet précédent). Ce week-end, à la Fête de L’Humanité, le député de la Somme, François Ruffin (ex-LFI), a été pour sa part sifflé par des ultras pour avoir rompu avec Jean-Luc Mélenchon et sa vision racialiste d’une société « créolisée » écartant les prolétaires blancs, assimilés de surcroit à des ploucs avinés et adipeux par le leader insoumis. Ces deux faits apparemment disparates ont un même lien : ils remettent en question la révolution cosmopolite construite sur le démantèlement des frontières et l’obsession du métissage. Ce changement civilisationnel, conduit depuis un demi-siècle dans l’entre soi des cercles mondialistes, vise à la constitution d’un monde consummériste indifférencié et remplaçable, y compris sexuellement. Ludovic Greiling, qui a été à la source de cette mutation en cours[1], croit ce bouleversement inexorable tant ses mécanismes semblent réfléchis, implacables. Il écrit : « Il nous semble (…) que la révolution se fait et ne se débat pas. Il y a quelque chose de trop vigoureux dans ces esprits ». L’auteur oublie néanmoins que ces choix impérieux n’ont jamais reçu l’aval des peuples concernés. Même si Greiling note : « Tout ou presque a été fait en sous-main, en tout cas avec une information inexistante auprès du grand public », il n’en tire pas la conséquence prévisible : la révolte des peuples trahis. C’est parce que les oubliés et les parias se réveillent, en Allemagne comme en France et ailleurs, que les mondialistes s’affolent.
Observer les sociaux-démocrates allemands rétablir leurs frontières revient à constater l’échec de Maastricht, de Schengen et de la vision sans-frontièriste de l’Union européenne déracinée. Le « repli sur soi », tant fustigé par Emmanuel Macron dans ses odes à la société ouverte, est une réaction protectrice partout répandue. Les Français se disent à 77% pour de semblables contrôles (sondage CNews, dimanche). Michel Barnier serait d’ailleurs bien inspiré de les restaurer s’il veut répondre aux inquiétudes existentielles de « ceux d’en bas ». Quant à Ruffin, sa tentative de renouer avec la classe moyenne des périphéries, abandonnée par la gauche, révèle un sursaut tardif mais lucide. La dérive communautariste de LFI pousse ce mouvement à épouser sans retenue les combats de l’islam révolutionnaire et universaliste, vu comme un nouveau communisme pour tous (Allah en plus). Or les fanatiques du « village global » partagent avec l’extrême gauche une même fascination pour cette idéologie de conquête qui entend enrégimenter le monde grâce au djihad. À Rezé (Loire-Atlantique), jeudi, un élève se réclamant de l’État islamique a menacé de poignarder une enseignante. En France, près de 70% des jeunes musulmans placent l’islam au-dessus des lois de la République. C’est vers eux qui se tourne Mélenchon, qui refuse d’admettre, comme l’a révélé l’écrivain Arturo Perez-Reverte (Le Figaro, 1 er septembre[2]), qu’une partie de l’immigration musulmane souffre d’oikophobie, c’est-à-dire d’une haine de l’endroit où l’on vit. Les peuples maltraités sont aujourd’hui aux aguets. C’est une bonne nouvelle.
Le procès de Dominique Pélicot sera-t-il suspendu et reporté ? On peut le craindre. En attendant, Elisabeth Lévy redoute que le procès de Mazan se transforme en procès de tous les hommes.
Faut-il craindre que le procès de Mazan se transforme en procès des hommes ? Je ne fais pas que le craindre : c’est la petite musique qui monte. Elle repose sur un sophisme : ces violeurs présumés sont des « hommes ordinaires ». Tous les hommes sont ordinaires, donc tous les hommes sont des violeurs en puissance. Et puisqu’ « on est toutes Gisèle », comme le clamaient les manifestantes réunies samedi pour soutenir Madame Pélicot, alors tous les hommes sont un peu Dominique Pélicot…
Un féminisme pas banal
Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des Femmes, dénonce le prétendu silence des hommes. Comme si seulement des femmes s’étaient émues ou indignées du sort de Madame Pélicot depuis 15 jours ! « Allons-nous voir enfin, que la culture du viol bénéficie de la solidarité masculine, écrit-elle (ah bon ?), et de l’impunité de nos institutions ? » (Non, je n’avais pas remarqué). Tout ceci est évidemment faux. Camille Kouchner, dans Libération et El Pais, publie une tribune intitulée « Ce sont simplement des hommes ». Dans son texte, elle nous parle d’un monde « où les hommes se permettent encore de croire qu’un mari peut disposer du corps de sa femme ».Les hommes, pas des, écrit-elle. L’auteur de La Familia grande voudrait que ce procès soit celui de la soumission chimique, mais aussi « celui de la violence patriarcale, de cette société qui n’en finit pas avec la culture du viol ». Et elle s’étonne de l’étonnement des observateurs autour de cette affaire : « Comme si les violences faites aux femmes n’étaient pas la norme » s’indigne-t-elle. Nous y voilà : la norme, ce seraient les violeurs, les prédateurs, les agresseurs… Félix Lemaître, journaliste, publie La nuitdes hommes, une enquête sur la soumission chimique. Il y invite les hommes à « interroger leur socialisation ». Résumé de Libé : ce désir de posséder une femme inanimée n’est pas le fruit de quelques cerveaux malades, mais s’inscrit dans la domination masculine la plus banale, une culture du viol dans laquelle tous les hommes grandissent. Félix Lemaître affirme que « la soumission chimique n’est qu’une manifestation extrême d’une domination ordinaire, d’une culture et d’une socialisation banale », puis réfléchit au rapport à la fête et en arrive à la conclusion hilarante que « l’insouciance reste un privilège masculin ». La charge mentale commence en boite de nuit !
Il est vrai que la plupart des violeurs sont des hommes. Mais, cela ne veut évidemment pas dire que la plupart des hommes sont des violeurs, pitié ! La majorité des empoisonneurs sont des empoisonneuses. Dit-on pour autant que toutes les femmes sont des empoisonneuses ?
Nombre de féministes invoquent la « banalité du mal », expression utilisée par Hannah Arendt pour le cas de Eichmann. On évoque aussi les « hommes ordinaires », titre d’un essai de Christopher Browning consacré à un bataillon de SS, qui nous parlait de braves pères de famille devenus des brutes sans nom. Mais, cet essai ne disait pas que tous les hommes étaient des criminels, mais que tous les hommes, comme toutes les femmes d’ailleurs, pouvaient le devenir. Et que personne n’était immunisé.
Récit délirant
Nous nous voyons imposer ce récit totalement délirant de l’impunité et de la prétendue complaisance de la société. Il suffit de faire une recherche MeToo pour voir que c’est faux. Ce récit repose sur la confusion habituelle des féministes entre la norme de la société et l’exception criminelle. Les violences sexuelles concernent pourtant 1/5 des détenus aujourd’hui, contre seulement 5% en 1980 : les choses ont donc évolué. Les violences sexuelles sont aujourd’hui unanimement condamnées socialement. On me rétorque qu’énormément de plaintes pour viol sont classées sans suite. En effet, la justice française ne condamne pas sans preuves. Mais pour des féministes (je dis bien des, moi), le progrès consisterait à ce que la justice condamne dès qu’une femme accuse.
Le procès de Mazan est donc celui d’un homme et de ses complices, pas celui de la domination masculine. Mais pour certaines féministes, c’est l’occasion de régler des comptes historiques. À votre tour d’en baver, Messieurs ! Tous criminels ! Tous violeurs ! Elles nous fatiguent. Si vous n’aimez pas les hommes Mesdames, ce n’est pas grave, mais vous ne parviendrez pas à en dégoûter les autres.
J’ai une solution : transition de genre pour tout le monde ! Devenez des femmes, Messieurs, et nous vivrons enfin au paradis de la sororité !
Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio
Retrouvez Elisabeth Lévy dans la matinale de Jean-Jacques Bourdin
Les positions de Dominique de Villepin sur le Proche-Orient en font le chouchou de l’extrême gauche. Il était invité hier à la Fête de l’Humanité, où un meilleur accueil lui a été réservé qu’à l’ex-Insoumis François Ruffin lui-même! Il y a affirmé que « nos démocraties se sont égarées dans une surenchère sécuritaire et identitaire », et a estimé que la résolution de la question palestinienne était nécessaire à la création d’un « nouvel ordre mondial. » Comment expliquer que l’ancien ministre de Chirac, qui se revendique « non atlantiste » et « républicain », se retrouve sur la même ligne que les communistes ou les Insoumis concernant Israël ?
Dominique de Villepin, ancien ministre des Affaires étrangères et ancien Premier ministre, a délivré sur France Inter le 12 septembre un discours rageur sur Israël et Gaza qui fait écho à l’antisionisme des banlieues islamisées et à celui de la France insoumise. Selon lui, les journaux ne parleraient pas du conflit (!) : « On a Gaza qui est sans doute le plus grand scandale historique des… je n’ose même pas donner de référence, Gaza dont plus personne ne parle. C’est le silence, la chape de plomb. Je suis obligé de googler pour trouver une brève… Ah ! C’est la guerre ! Mais ce n’est pas une guerre tout à fait comme les autres, puisque ce sont des populations civiles qui meurent… »
L’extrême gauche pense que la guerre d’Israël à Gaza est un génocide
L’explosion des actes antisémites à la suite immédiate du pogrom du 7 octobre, avant même que l’armée israélienne ait commencé sa guerre à Gaza contre le Hamas, l’acceptation sans vérification des allégations du Hamas concernant le nombre de victimes civiles, l’affirmation absurde que le monde assiste à Gaza au pire génocide de l’époque contemporaine, tout cela ne peut se comprendre sans connaître les ressorts universels de l’antisémitisme et son histoire.
L’islam et le christianisme ont eu besoin de soumettre la religion juive qu’ils voulaient remplacer. Mais face à la résistance opiniâtre des juifs qui ne voulurent pas se convertir, ils en ont fait un Satan inhumain, cupide, dominateur, rival de Dieu, tueur de prophètes. Par la suite, la nouvelle puissance des juifs libérés du ghetto et de la ségrégation par la Révolution française et Napoléon suscita des peurs et des jalousies et renouvela en quelque sorte l’image satanique du juif dont la réussite ne pouvait s’expliquer que par la perfidie et la ruse. Cette fantasmagorie déjà présente dans le christianisme et l’islam des origines restait présente en effet dans l’histoire de l’Europe, depuis le Moyen-âge où les juifs furent accusés de mille diableries, dont le crime rituel, l’empoisonnement des puits et la propagation volontaire de la peste. On retrouve cette vision paranoïaque des juifs dans maints écrits, dont le fameux « Protocole des sages de Sion », très diffusé aujourd’hui encore dans tout le monde musulman. L’extermination des juifs par les nazis fut justifiée par une sorte de légitime défense face au bolchevisme supposé dirigé en sous-main par les juifs et face au capitalisme apatride des banques juives. Mais depuis la Shoah, les juifs ont appris à se défendre en ayant à la fois un État et une armée, ce que nombre d’entre eux souhaitaient depuis l’affaire Dreyfus et les pogromes antisémites de Russie (les premiers sionistes). La diabolisation persistante des juifs dans l’inconscient collectif chrétien et musulman prit alors pour objet l’État des juifs et ainsi l’antisémitisme put se réhabiliter par la grâce de l’antisionisme, les juifs restant ainsi toujours identiques à eux-mêmes pour les antisémites : cruels et dominateurs, tueurs d’enfants et d’innocents, et avides de conquête universelle.
Un petit État-nation anachronique à l’heure de la mondialisation heureuse
Par ailleurs, depuis 1967, il est devenu très difficile, pour les personnes appartenant aux milieux éduqués dans l’esprit du « plus jamais ça », du nouveau pacifisme européen qui abhorre les nationalismes étriqués et guerriers, et voit dans l’Europe et la mondialisation la chance d’un monde ouvert et libéral, de garder une vision objective sur le conflit israélo-arabe. Israël, pour eux, est un État répulsif sur le mode des États-nations du passé. À cette première tare s’ajoute pour ces personnes de culture chrétienne devenues plus ou moins agnostiques, la deuxième tare d’un État fondé sur une religion. En tout cas, c’est ainsi qu’ils voient Israël, en méconnaissant totalement les aspirations nationales du peuple juif qui ne sont pas nécessairement liées à la religion. Ils adoptent sans discussion le narratif palestinien de la même façon qu’ils nient la gravité des problèmes d’islamisation dans de nombreux quartiers de France. Ils ont gardé du christianisme, réduit à des « vertus devenues folles » à la fois un certain masochisme qui les conduit au suicide civilisationnel, une tolérance apitoyée et aveugle pour leurs pauvres et un antisémitisme soigneusement refoulé. Ils sont ce que j’appelle des demi-sachants qui ne connaissent le conflit que par des lectures biaisées et partiales, en conformité avec leurs propres préjugés. La gauche, de son côté, qui avait les yeux doux pour un petit Israël menacé par toutes les armées arabes, voit depuis 1967 Israël comme un Goliath surpuissant face à de pauvres et faibles Palestiniens, et cette fantasmagorie correspond à son amour irraisonné et aveugle pour les damnés de la terre. L’antisémitisme traditionnel dans les cultures chrétienne et islamique s’allie désormais à un antisémitisme de gauche pour condamner et diaboliser l’État juif.
Plus gravement encore, les bien-pensants juifs et non juifs ont gardé un esprit occidental qui ne comprend pas l’Orient arabe. Ils croient que les Palestiniens veulent seulement un État à eux, cet État qu’ils ont depuis 1947 toujours refusé d’établir à côté d’Israël. Ils ne comprennent pas que l’objectif des Palestiniens, poursuivi obstinément, c’est justement de ne pas voir exister un État juif souverain sur ces terres qui, selon eux, appartiennent de plein droit à l’islam, un pays de « colonialistes », d’ « étrangers » illégitimes. Les dirigeants palestiniens ne sont pas stupides. Ils savent ce qu’ils veulent et feront tout pour atteindre leur objectif. Pour eux, c’est cela qu’ils appellent la justice pour la Palestine et pour cette justice, ils sont prêts à tout sacrifier. La gauche israélienne elle-même, désormais en perdition, et les Européens, ne comprennent décidément pas bien les enjeux de ce conflit centenaire.
France 2 diffuse ce soir l’adaptation de la saga populaire historique de Robert Merle. La série Fortune de France nous plonge au cœur de la France des guerres de religion, au XVIe siècle. Mais comment la télé publique peut-elle réduire en six épisodes de 52 minutes pareille saga littéraire de 13 volumes ? À la réalisation, Christopher Thompson, lequel s’était attaqué au mythe de Bardot l’année dernière, on s’en souvient
Annoncée en grande pompe par France 2, la série Fortune de France sera diffusée sur la chaîne publique à partir de ce 16 septembre. Il ne s’agira ni d’un documentaire sur Bernard Arnault, François Pinault ou l’un des tycoons hexagonaux ! Ni d’une enquête sur les trésors de la Banque de France, mais bien une adaptation de la saga éponyme, rédigée par Robert Merle entre 1977 et 2003. L’occasion est idéale pour se replonger dans une fresque où le talent littéraire le dispute à l’immersion dans une période troublée de l’Histoire de France.
Plongée passionnante dans l’histoire de France
Dans le numéro estival de Causeur, consacré aux jeunes talents engagés dans le combat d’idées face aux forces déconstructrices, Eugénie Bastié conseillait la lecture de Fortune de France : c’est ainsi que j’ai commencé à me plonger dans le cycle romanesque cet été. Et puis, je fus autrefois passionné par une autre grande saga : Les rois maudits qui consacra Maurice Druon au panthéon de la littérature populaire.
La somme littéraire de Robert Merle est une plongée dans la France de la seconde partie du XVIe jusqu’au mitan du siècle suivant, mêlant la petite et la grande histoire, personnages réels et fictifs, descriptions au cordeau des événements (épidémie de peste, vie et mort des souverains, siège de la Rochelle, bataille d’Ivry…) et balbutiements du cœur, où l’on se trouve, en compagnie de La Boétie, de la cauteleuse Catherine de Médicis ou de Michel de l’Hospital, mais aussi des nombreux anonymes : les nourrices « qui ont du lait à revendre », les valets, les artisans, les chambrières…
Huguenots contre catholiques
Les tensions devenues guerres entre catholiques et protestants servent de toile de fond à l’histoire et chacun, dans ce conflit entre huguenots et papistes, se positionne selon sa foi, sa fidélité et souvent ses intérêts. Ainsi, les nouveaux convertis se voient bien marris de perdre cinquante jours chômés avec la suppression du culte des saints ; Pierre de Siorac, narrateur, choisit la voie de son père, mais garde, en vertu d’une promesse faite à sa mère agonisante, une médaille de la Vierge Marie autour du cou. Entre fidélité à la foi et à la patrie – face aux Anglais -, le choix est parfois tout aussi cornélien.
La saga débute réellement dans le Périgord, non loin de Sarlat, dans cette France profonde et intemporelle, aux paysages marqués par les herbes folles, la pierre qui s’élève en châteaux, les cours d’eau qui serpentent et les moulins. Forcément, dans ce décor, on occit, on ripaille, on joute, on sonne des hallalis, on pille, on clabaude. Mais la trame ne reste cantonnée dans ce pré carré et visite les prairies, les bourgades et les villes empruntées, assiégées ou convoitées par les ambitieux et les puissants, d’ici et d’ailleurs.
Un peu court…
La série diffusée sur France 2 sera-t-elle à la hauteur des attentes ? Nicolas Duvauchelle (Polisse, La fille du puisatier…) incarnera Jean de Siorac ; Simon Zampieri, son fils Pierre ; et Lucie Debay, son épouse Isabelle de Caumont. A l’évidence, si l’on peut craindre une adaptation à l’eau de rose ou une réécriture à la mode woke, ne soyons pas d’emblée négatifs. La gageure sera néanmoins de taille tant il semble a priori difficile de réduire à six épisodes ce qui fait le sel d’une suite littéraire : la diversité des points de vue – des humbles comme des nantis -, l’évolution et l’élévation sociale des personnages, l’installation d’une atmosphère et surtout la subtilité de la langue.
Et le principal talent de Robert Merle est certainement de manier celle-ci avec la dextérité d’un archer. Le style est enlevé, parfois touffu, toujours brillant ; mieux l’auteur parvient à mêler les styles et les genres, français du XVIe et du XXe, parlers populaire et occitan – un dictionnaire est disponible en fin d’ouvrage (au hasard, « moussu : monsieur », « galapian : gamin », « s’ococouler : se blottir »). Dès lors, avant la diffusion de la série, il importe de se plonger dans quelques-uns des treize volumes. Avec un effet garanti : raviver la passion de l’Histoire, de la France et de ses personnages.
Nos voisins suisses ont proportionnellement plus d’immigrés que nous sur leur sol. Leur gestion originale des difficultés liées à l’intégration, par le bas, est à étudier de près.
Au début de ma carrière dans la recherche, je me souviens de la recommandation que m’avait faite un de mes patrons : « avant d’inventer quoique ce soit, commence donc par regarder chez les autres et surtout consulte les bibliothèques. S’il s’agit de résoudre un vieux problème, d’autres y ont certainement pensé avant toi ». Cette manière de procéder devrait inciter nos politiques à plus de modestie, les pousser à se renseigner sur ce qui se passe ailleurs plutôt que de mandater des amateurs qui ignorent tout d’une problématique donnée. Le microcosme parisien croit qu’il suffit de dire « on ferme les frontières ». Cela n’a jamais empêché les infiltrations au travers des vastes étendues qui séparent chaque point de passage. Imaginez un immense terrain entouré d’une ligne imaginaire tracée au sol à la craie et en un point un portail réel, pensez-vous que les voyageurs passeraient par le portail pour éviter d’enjamber la ligne théorique? Les points de passage douaniers peuvent contrôler les gros transports de marchandises, obligés d’utiliser une infrastructure routière. Pour les petits véhicules, les deux roues, les piétons, il existe une infinité de passages possibles. Prétendre fermer les frontières est donc une stupidité.
L’exemple suisse
Même pendant la Seconde Guerre mondiale, il était possible de passer ; il fallait seulement surveiller les patrouilles et disposer d’une pince coupante. Je réside moi-même depuis 60 ans près de la frontière et je sais naturellement comment faire. Pensez-vous un instant que d’autres ne le savent pas ? La Suisse, depuis des siècles, maîtrise assez bien les flux migratoires ; elle gère sa population, c’est pourtant un pays démocratique. Voyons comment. En Suisse depuis 1848, le pouvoir étatique est réparti entre la Confédération, les cantons et les communes. La Suisse comporte quatre langues nationales, une grande diversité géographique, des populations aux caractères et coutumes différentes, elle se caractérise par une étonnante cohésion nationale où la gestion de la population se fait sans heurt ou très peu, alors qu’il y a 30% d’étrangers. Cherchez l’erreur… Il existe des statuts différents pour les étrangers. Ces derniers peuvent résider en Suisse à des conditions bien précises. En Suisse, les différentes compétences sont reparties conformément au principe de subsidiarité. Selon ce principe, la responsabilité d’une action publique est du domaine de compétence de la plus petite entité, c’est-à-dire la commune. Les tâches qui excèdent ses possibilités incombent au canton. Ce qui excède les possibilités du canton sont définies par la Constitution et dévolues au pouvoir central (politique extérieure et sécurité, douanes et monnaie, législation fédérale, défense). À titre d’exemple, l’éducation et la protection sociale sont de la compétence des communes. Je réside en Suisse depuis 60 ans où je paie mes impôts qui se décomposent ainsi : communaux 30%, cantonaux 40% et fédéraux 30%. On voit que la commune bénéficie d’une large autonomie.
Un recensement annuel et automatique de la population permet aux trois niveaux de l’exécutif de planifier, développer des stratégies et prendre les décisions adéquates. Tout citoyen suisse est tenu de déclarer son arrivée au Service de la Population de la commune où il souhaite résider et cela sous huit jours. Il doit présenter un titre de propriété, un bail ou une attestation d’hébergement. Une procédure analogue est exigée pour les étrangers munis des autorisations d’entrée sur le territoire (à part les touristes). Les victimes de persécutions peuvent, elles, demander l’asile sous réserve d’avoir suivi la procédure en vigueur. Les citoyens appartiennent en premier à leur commune. Les résidents autorisés peuvent demander leur naturalisation, ce qui implique que c’est la commune et non l’État, qui sera responsable de subvenir à leurs besoins en cas de nécessité. On comprend pourquoi les autorités communales y regardent à deux fois avant de donner leur accord à une demande de naturalisation. Le demandeur passe devant une commission municipale qui, après enquête, auditionne le candidat. Si la demande est finalement acceptée, une cérémonie officielle a lieu au siège du Canton avec prestation de serment et hymne national dont le candidat doit connaitre les paroles. La Suisse comme l’Italie et l’Autriche applique le droit du sang. L’attribution de la nationalité n’y est pas automatique. Quiconque séjourne durablement en Suisse doit s’y intégrer. Cette intégration est comprise comme un processus auquel sont associés la population suisse et les étrangers. Les étrangers bien intégrés peuvent donc se faire naturaliser. La naturalisation dont les critères sont fixés au niveau de la Confédération, est donc du ressort de la Commune. Si les personnes voient leur demande d’asile ou de séjour rejetée, elles sont tenues de quitter le territoire volontairement ou sous contrainte. Des aides sont prévues à cet effet.
Petit pays, petits problèmes ?
Les problèmes de gestion de la population suisse sont quasiment identiques à ceux de la France, seule la méthode et les moyens diffèrent. Certains diront que les échelles ne sont pas les mêmes, que cela n’a rien à voir. En effet, le traitement des dossiers part du niveau communal, c’est-à-dire au plus près de la population, alors qu’en France c’est exactement l’inverse. La commune est libre d’accepter ou de refuser la présence d’un individu. À partir de ce constat, peu importe la surface du territoire, la longueur et la perméabilité de ses frontières. En offrant l’asile ou la naturalisation, la commune d’origine doit considérer le risque qu’elle prend. Ainsi, sans domicile, il est impossible d’avoir une carte grise, le téléphone, une urgence dans un hôpital sera immédiatement connue des autorités, etc…, les logeurs clandestins risquent de lourdes poursuites pénales. La surface de la France métropolitaine est de 551.500 km2 comparée à la Suisse 41.300 km2. La France possède 2913 km de frontières et 3427 km de côtes contre 1882 km de frontières pour la Suisse. Le bon sens montre qu’un contrôle efficace des passages en dehors des postes-frontières est illusoire. En plus des contrôles aux postes-frontières, un système de gestion des populations s’impose et cela au plus près des lieux de séjour, c’est-à-dire la Commune. L’appartenance à une commune précise entraine pour cette dernière une obligation de fournir à son citoyen des moyens de survie au cas où ce dernier viendrait à sombrer dans l’indigence par exemple et quel que soit son lieu de résidence. Pour avoir passé des milliers de fois les frontières, je peux témoigner que les douaniers, même aux points de passage principaux, sont dans l’incapacité de contrôler effectivement tous les véhicules ; cela déclencherait des émeutes. Ils en sont réduits à agir par échantillonnages. La population de la France est évaluée à 67 millions d’habitants dont peut-être 23% d’étrangers. Celle de la Suisse est de 8 millions dont 30% d’étrangers. On pourrait donc penser que la présence d’étrangers en Suisse serait plus difficile à gérer qu’en France, or ce n’est pas le cas. Le traitement par le bas des demandes qui se présentent est sans doute le remède à la lourdeur et à l’inefficacité de la centralisation administrative que l’on constate en France. Il nous faudrait peut-être un jour sortir du jacobinisme, mais ça, c’est une autre histoire. Un cas français parmi d’autres semble inextricable, celui de la Guyane. Là-bas, il est hors de question de contrôler les frontières. En revanche un système analogue à celui de la Suisse, appliqué humainement mais strictement, devrait pouvoir fonctionner et maitriser les flux en provenance des pays limitrophes. Les militaires ont coutume de traiter les problèmes suivant le schéma : Mission, Terrain, Moyens. La mission étant connue, le terrain aussi, reste à choisir les moyens. La France ferait totalement fausse route en prétendant fermer ses frontières, c’est une pure chimère. La Suisse elle, semble avoir traité le problème de la population de manière logique et démocratique, pourquoi ne pas s’en inspirer ?
Dans Hotel Roma (Gallimard, 2024), Pierre Adrian part sur les traces de Cesare Pavese et revient sur les derniers jours de l’auteur du Bel été…
J’ai toujours préféré, aux forces de la nature, les faibles, les fragiles. Aux « grandes gueules », les timides et les intelligents du verbe. C’est à cause de cette pente qui ne m’a jamais quitté que le destin de Cesare Pavese a été une fascination constante.
Le 27 août 1950, un dimanche à Turin, dans la chambre 49 de l’hôtel Roma, Cesare Pavese s’est suicidé en avalant une dose mortelle de somnifères. Il a été découvert allongé sur le lit, en bras de chemise, les chaussures enlevées. Sur la table de chevet, sept paquets de cigarettes vides. Sur la première page de ses Dialogues avec Leuco, son œuvre préférée, Cesare Pavese avait écrit avec son stylo noir ces quelques mots : « Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ça va ? Pas trop de bavardages ».
Pour notre part nous n’avons rien à lui pardonner et si nous pouvions être tentés de lui reprocher cette fin résolue et prématurée à 42 ans, le beau et sensible livre de Pierre Adrian Hôtel Roma nous en aurait dissuadés aussitôt. Pourtant j’éprouvais une inquiétude initiale, vite dissipée : que le récit fût davantage consacré à l’auteur vivant qu’au mort illustre. Ce qui heureusement n’a pas été le cas puisque les déambulations italiennes de Pierre Adrian ont tourné autour de Cesare Pavese, de ses lieux, de son entourage, de ses passions et de ses mélancolies.
Comment craindre que Pierre Adrian ait pu être influencé par « la noirceur de Pavese »– selon un article dans Causeur – alors qu’au contraire il nous montre que depuis l’enfance jusqu’aux derniers jours pathétiques d’appels au secours non entendus, celui-ci était déjà obsédé par le suicide ; une solution radicale pour lui qui était inapte au « métier de vivre », le titre de son journal intime.
Je n’ai pu m’empêcher de penser au Feu follet de Drieu la Rochelle avec cette différence fondamentale que Pavese a été tenaillé toute son existence par le désir de s’effacer. Même si ceux qui l’entendaient l’évoquer pouvaient en douter, lui n’ignorait pas que cette morsure intime, un jour, trouverait son tragique accomplissement.
J’écris « tragique » mais je suis persuadé que lui-même n’aurait pas qualifié telle cette issue, tant l’évolution du monde, de la société, leur défiguration par rapport au bonheur de ses origines rurales, dans cette vie paysanne chassée par l’urbanisation et l’industrialisation, dont il a eu sans cesse douloureusement la nostalgie, ses propres difficultés d’être et de pouvoir aimer charnellement, sa conscience à la fois de vouloir rejoindre les autres et de ne pas le pouvoir, ne pouvaient que le conduire inéluctablement vers ce suicide, précédé, durant quelques jours, par la recherche éperdue non pas d’un visage, d’un cœur ou d’un bras pour le dissuader mais pour lui donner au moins l’illusion de dernières douceurs. Cette jeune fille qu’il a rencontrée, immédiatement qualifiée d’amour et qui, alors qu’il désirait la revoir le samedi 26 août, le rejette parce qu’elle l’avait trouvé triste et peu agréable. Bien avant, cette liaison de quelques semaines, miraculeuse par l’union des corps, avec une jeune actrice américaine qui, n’ayant plus répondu à ses courriers, découvrit à sa mort qu’il était célèbre.
Il y a eu quelques constantes dans le parcours de cet homme et de cet écrivain d’exception. Une sorte de désengagement militant : communiste mais rétif au grégarisme ; pas de résistance affichée au fascisme mais distribuant en solitaire des tracts contre la bombe atomique. Il avait le courage d’un pessimiste qui ne se paye pas de mots – pas de « bavardages » ! – et une amertume qui, pour être chronique, visait juste et profond. Elle contraignait chacun, comme le chanterait Jean-Jacques Goldman, à « veiller tard » sur les ombres et les mystères de la condition humaine.
En compensation à sa désolante perspicacité sur lui-même et sur ce dont il manquait cruellement – être aimé pour lui-même, totalement, et pouvoir tout rendre en retour -, il y a quelque chose d’émouvant dans son aspiration à la félicité des origines, de l’enfance, à caresser la magie de l’être qui vous attend, qui vous espère, de la maison chaude et de l’amitié. Il y a les départs, les éloignements mais pour revenir.
Cette sensibilité venant attendrir, consoler les terres arides d’une impitoyable absence d’illusions, fait apparaître que peut-être le cours de la fatalité aurait pu être détourné, que le suicide aurait pu ne pas être cette destination obligatoire gangrenant, en amont, les rares instants de plaisir ou d’espérance.
Empathie et compréhension
Dans les dernières journées de Pavese, ceux qu’il cherche à rencontrer sont absents. Il n’y a plus personne dans cette ville étouffante. S’est-il senti abandonné ? Probablement aurait-il désiré un mot, un souvenir, une fraternité professionnelle – il adorait se rendre dans les salles de rédaction -, un signe, une écoute, une intuition mais rien ne lui aurait fait manquer le rendez-vous qu’il s’était fixé à lui-même le 27 août en ce dimanche.
Loin de s’être laissé assombrir par le destin de Cesare Pavese, Pierre Adrian, au comble du talent et de la délicatesse, lui oppose certes sa joie d’être mais lui offre surtout empathie et compréhension. Un superbe salut d’un écrivain à un autre. Il nous rend fraternelle cette personnalité déchirante, obstinée dans la défaite.
Notre ami Benoît Duteurtre est mort le 16 juillet, à 64 ans. Il n’était pas seulement ce musicologue amoureux de l’opérette et de la chanson française que beaucoup connaissaient. C’était un romancier qui a su croquer la bêtise contemporaine, les laideurs et les petitesses du quotidien avec un regard critique et désabusé, sans jamais être méchant.
Mélangés sans façon dans une petite église vosgienne, des excellences culturelles venues de Paris et des artisans locaux assistent à la bénédiction de la vie de Benoît Duteurtre. Une tombe l’accueille au bord de l’église. On rejoint sa famille pour un verre dans son chalet, entouré de forêts à flanc de collines, situé dans l’axe de la même église et d’un col, au loin. Un tableau de moyenne montagne qui appelle aux randonnées comme à la littérature du disparu.
Au cours du déjeuner de rentrée que nous ne partagerons donc pas, Benoît et moi aurions comme d’habitude échangé des remarques et des morceaux d’analyse sur la bêtise contemporaine, autour d’un repas que nous préférions plus roboratif que sophistiqué, probablement par snobisme inversé. La bêtise est de tous les temps mais celle du nôtre a une typicité inédite. C’est un nouveau cépage. Benoît voulait rendre compte, en esthète, de son goût et de sa forme. Non pour se complaire dans sa description, mais pour s’en libérer. Car une fois que les dégâts considérables causés par l’invasion massive de la bêtise sont observés, photographiés, on peut délimiter un champ dans lequel, s’étant mis à distance d’elle, il est possible de parler de la beauté des choses. On ne peut pas être poète après avoir écouté Marine Tondelier sur BFM. On ne peut pas être poète devant un poteau LGBT de la mairie de Paris. Même très entraînés à ne pas voir les poteaux LGBT et ne pas entendre Marine Tondelier, le bruit et l’apparition dans l’espace qu’ils produisent nécessitent une réaction de notre esprit, de regrettables stimuli qu’il faut bien traiter. Avant d’aimer par la littérature, il faut réfléchir dans le monde. La vie d’artiste de Benoît Duteurtre est contenue dans cette formule.
La stroboscopique fête d’inauguration des Jeux olympiques, qu’il n’a pas pu voir, aurait été abordée dès l’œuf mayonnaise. Cet hommage « heavy metal » à Fouquier-Tinville, ce coulis de blasphèmes pour les nuls, ce maoïsme fluvial, cette ivresse des exécutions symboliques sommaires, ces « trouples » présentés comme de nouvelles trinités l’auraient inspiré tout en le repoussant… Et le pompon : se rengorger d’avoir traîné à l’échafaud une reine qui n’avait tué personne. Maistre avait raison : les Français sont un peuple aussi facile à tromper que difficile à détromper. Malgré toute la puissance hallucinogène des médias publics et privés, ligués pour transformer cette haine indéfiniment recuite en expression d’une émancipation fraîche, créative et joyeuse, il reste que nous avons projeté l’image d’un peuple de tricoteuses décérébrées au monde entier. Benoît, très républicain au sens noble, se serait déchaîné.
Ce qui nous faisait particulièrement rire était le crétinisme du milieu littéraire. Nous ne nous en excluions pas. Nous acceptions de dire bonjour poliment à des cuistres écervelés, à des mufles épanouis, à des truffes au pinacle. Nos vertus étaient traitables. Alceste et Philippe Muray étaient admirables, mais n’étaient pas nos modèles. Trop hermétiques au bonheur, inaccessibles à la confiance. Tout et tous y passaient, dans nos repas. Nous avions une prédilection pour les littéraires à réseaux sociaux, sortes de démultiplicateurs narcissiques pour amours-propres éternellement souffrants. Nous évoquions quelques paramécies littéraires, des trèfles à trois feuilles artistiques, des poulets de batterie stylistiques. Nous nous confions nos impressions de lecture de quelques romans ineptes. Le mimétisme de la revanche sans motif, le bizarre désir de mieux se venger que son voisin d’une offense imaginaire nous fascinait. Nous parlions du combat culturel crasseux pour capter les ressources médiatiques et aimanter les prestiges, désespérément. Tout est dans le « désespérément », pensions-nous. Car on peut prétendre exercer le métier d’écrivain sans espoir d’être jamais écrivain. On peut professer être un auteur sous prétexte qu’on a publié des livres. On peut se donner une importance qu’on sait ne pas avoir. Tout encourage au bidon multidimensionnel : destin bidon, désir bidon, vertu bidon, style bidon, vie bidon. Les deux tiers du paysage littéraire : des hommes-flocons qui écrivent sans y croire des romans pour dire du bien des filles-courages qui écrivent des romans qui disent du mal des hommes-flocons. Tartuffes et cruellas, dont nous nous amusions. Mais, comme la guerre des sexes, la guerre entre le bidon et l’authentique n’aura pas de vainqueur : il y a trop d’intérêts communs entre les deux camps, trop de fraternisation… À un moment, on faiblit. C’est l’instant Légion d’honneur, désir de grandeur d’établissement. Benoît voulait l’Académie parce que c’était plus beau et grand que moche et petit, même si c’était les deux, bien sûr, comme tout.
Nous parlions de cette chose rare, qu’il possédait : l’authenticité d’un don, d’une vocation, le résultat d’un travail, la constitution d’une œuvre. Nous admirions une vingtaine d’écrivains. Nous discutions de vingt autres, qui pourraient donner quelque chose. Comme son talent était éclatant mais annonçait une mauvaise nouvelle au monde contemporain, il fallait ternir ce réactionnaire : on l’a peint, après sa mort, en amateur du noir et blanc, de l’opérette et de René Coty. La vérité, c’est que c’était un poète et qu’il travaillait dur : c’est beaucoup plus subversif. Et il s’inscrivait dans une tradition de modération ironique devenue suspecte, comme tout ce qui est intelligent. Il était pétri d’une culture chrétienne profanisée, modernisée, mais pas devenue folle, et d’une culture républicaine qui assumait les traditions et les œuvres antérieures à elle.
Dans Ultima necat, Muray l’avait décrit comme une sorte de Rastignac timide, à la limite de la sournoiserie, avec un agenda secret. Benoît n’était pas assez méchant, répondrais-je, contrairement à Muray qui l’était un peu trop.
En ce qui me concerne, j’ai souvent besoin que mes personnages soient des monstres prospères, au cynisme gravé dans le disque dur. Ceux de Benoît avaient une candeur, une bonhomie de valet de Molière. C’est ainsi qu’il exprimait la plus précieuse puissance de l’âme : la sympathie.
Les JO nous ont offert la beauté des corps en mouvement. Ils nous ont aussi imposé les statues pathétiques de dix « femmes en or » et des Vénus flashy au palais Bourbon. Heureusement, le Louvre présente la beauté éternelle : les marbres antiques de la collection Torlonia. Un rêve de pierre dans lequel les corps ont leur langage.
Nous les voyons trôner sur les marches de l’Assemblée nationale depuis le mois d’avril, derrière les statues de Sully, L’Hospital, d’Aguesseau et Colbert, célèbres serviteurs de l’État. Les six « Vénus de Milo » en résine polyuréthane flashy du plasticien Laurent Perbos réinterprétées en athlètes olympiques et paralympiques, et munies, pour l’occasion, d’une planche de surf, d’un ballon de basket, d’une raquette de tennis, d’un javelot, de gants de boxe et d’un arc, resteront devant le péristyle néoclassique du palais Bourbon jusqu’au 22 septembre. Cette installation éphémère, joliment intitulée « La Beauté et le Geste », célèbre le sport féminin, l’empathie et les luttes arc-en-ciel dans un lieu où la Sagesse et la Justice, représentées par les statues d’Athéna et de Thémis, s’effacent devant l’Amour de la non-discrimination, divinité moderne du moment, ni vraiment sage, ni vraiment juste.
Six statuettes de la Vénus de Milo sont exposées devant l’Assemblée nationale à l’occasion des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. AP Photo/Christophe Ena/SIPA
C’est également tout près de l’Assemblée nationale qu’on a pu voir émerger de la Seine, lors de la séquence « sororité » de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, d’autres statues, dorées cette fois : dix « femmes en or » choisies pour leur engagement féministe, de la très médiévale Christine de Pizan (1364-1431) à la très médiatique Gisèle Halimi (1927-2020) en passant fort heureusement par Simone Veil (1927-2017) qu’il est en effet plus décent de voir statufiée, même en résine dorée, que placée face à la députée Mathilde Panot en un photomontage LFIste digne des pires obscénités iconographiques de l’histoire. La statue de Paulette Nardal (1896-1985), présentée comme la première femme noire à étudier à la Sorbonne, rassurera ceux qui douteraient encore de notre capacité à amalgamer la question noire américaine et l’histoire de la négritude francophone. Quant à la statue de Simone de Beauvoir (1908-1986), elle amusera ceux qui connaissent les doux noms d’oiselles dont l’auteur du Deuxième Sexe affublait copieusement ses contemporaines, à commencer par « la femme laide », alias la romancière Violette Leduc, ainsi que toutes ces petites cruches d’étudiantes avec qui elle couchait en toute sororité.
Quittez le Palais Bourbon et allez plutôt au Louvre
C’est au musée du Louvre que l’on pourra admirer des sculptures qui, elles, mériteraient d’être intitulées « La Beauté et le Geste ». Depuis peu accessibles au public (2020) et pour la première fois hors d’Italie (jusqu’au 11 novembre), 90 des 620 chefs-d’œuvre de la plus grande collection privée de sculptures antiques romaines constituée par la famille princière Torlonia, au XIXe siècle, ont pris place dans les appartements d’été de la reine d’Autriche. Marbre blanc, blanc jaune, gris sombre, marbre italique, grec, asiatique, marbre pentélique, de Carrare, de Paros, de Thassos ou de Luni, marbre à veines bleuâtres, grisâtres ou noires, marbre à grain cristallin fin ou moyen : l’émerveillement commence par des mots qui font rêver. Ces épidermes de roche ont des veines, un grain et des nuances de teintes. La beauté est, plus que jamais, ce « rêve de pierre » dont parle Charles Baudelaire. Nous ne sommes plus au temps des impressions 3D en résine polyuréthane, mais entre 200 ans avant et après Jésus-Christ, sous la République et l’Empire romain. Certaines têtes de la collection, provenant de statues mutilées ou tombées de leurs piédestaux, n’appartiennent pas aux bustes sur lesquels elles ont été montées, bustes antiques acéphales issus de fouilles ou bustes modernes réalisés à l’ancienne. Telle partie du corps ou du vêtement n’est pas d’origine et a été restaurée, au fil du temps et au fil des goûts.
Peu importe. Dans les marbres Torlonia, la beauté est partout. Idéale, chez Auguste (27-20 av. J.-C.), pénétrante chez Hadrien (130 apr. J.-C.), délicate chez Aphrodite au bain (entre 27 av. J.-C. et 68 apr. J.-C.), paisiblement radieuse chez Hygie (v. 160 apr. J.-C.), livrée aux assauts du temps chez le vieillard dit d’Otricoli (Ier siècle av. J.-C.), la beauté antique réside aussi dans ce que Bernard Holtzmann nomme « la rhétorique du corps ». Tête tournée vers la jambe d’appui, hanchement (déséquilibre du bassin), jambe libre ne reposant que sur les doigts du pied, mains aériennes : les corps de pierre ont un langage. Arraché à l’inertie de la roche, le geste de marbre a des légèretés de plume. « La Beauté et le Geste », c’est Hermès dénouant sa sandale, une nymphe ajustant la sienne, l’athlète pancratiaste attachant, avant le pugilat, ce qu’on imagine être un bonnet de protection, Aphrodite accroupie cachant du bras droit sa poitrine, les doigts de sa main gauche n’effleurant qu’à peine l’une de ses cuisses. Mais le plus beau geste de l’exposition reste cette poignée de main solennelle qui scelle l’amour de deux époux et leur attachement par-delà la mort, dans un groupe statuaire destiné à décorer un monument funéraire. L’époux protecteur prend sa femme par l’épaule et la retient dans une caresse de pierre qui ne voit se soulever ni la paume, ni les doigts de la main gauche. Les regards, comme les mains, sont restés enlacés. Le sentiment est sculpté dans le marbre. On est décidément loin, très loin du palais Bourbon, avec ses poignées de mains parlementaires refusées et ses chifoumis régressifs. Chaque époque a les statues et les gestes qu’elle mérite.
Culte de la vulnérabilité
La nôtre, hostile à l’idée de grandeur et de verticalité lorsqu’il s’agit des grands hommes (on ne dit plus « érection d’une statue », antivirilisme sémantique oblige), exige qu’on s’enthousiasme pour les dix « femmes en or » des Olympiades parisiennes, ces formes raides et inexpressives qui rappellent les moulages en plâtre pour enfants et leur kit de figurines en silicone. Notre époque, encore, heureuse de répéter à l’envi que les statues de l’Antiquité étaient polychromes et non pas blanches (on fait feu de tout bois), sait que personne ne viendra taguer les Vénus inclusives de Laurent Perbos au palais Bourbon.
« Négrophobie d’État » fut une politesse adressée à la statue de Colbert, en 2020 ; personne n’aurait l’idée saugrenue de taguer « Art officiel d’État » sur une statue vert poubelle en impression 3D. Notre époque, enfin, partie à l’assaut d’un curieux idéal, celui de la fragilité, voit dans la sculpture le miroir rêvé de nos imperfections confortables. Vulnérabilité, « lâcher-prise » : les corps en ronde-bosse s’affaissent, comme chez l’Hélène de Hans Op de Beeck (2023), et les artistes contemporains poursuivent sans mollir leur quête de fragilité, entre « matériaux non autoritaires » (sic), hybridations systématiques (corps-arbre, corps-jouets d’enfants, corps-câbles internet) et transport d’œuvres dans les montagnes suisses pour interagir avec la nature avant présentation au public. Cette quête est à l’honneur à la Fondation Villa Datris de L’Isle-sur-la-Sorgue (Vaucluse), où l’on retrouve, en petit format, les Vénus de l’Assemblée nationale.
Loin de la notion de grandeur évaluée selon la teneur en chromosome XX, loin, également, de l’ode déprimante au « lâcher-prise » et au culte de la vulnérabilité, il y a eu cette formidable anomalie des Jeux olympiques qui s’annonçaient pourtant comme le jubilé de toutes les bien-pensances internationales. Des sportifs – hommes et femmes – aux corps sculpturaux, aux gestes beaux et précis, des œuvres d’art tout droit sorties d’une collection d’antiques, mais aussi des tempéraments en acier trempé, portés à la persévérance et au dépassement de soi dans un environnement de règles draconiennes, sont venus du monde entier nous parler d’autre chose que de bienveillance, d’empathie, de vulnérabilité désirable et de rédemption par le burn-out. Exit la sculpture contemporaine et son « questionnement » de la performance, du type Nageuse au repos de Guillaume Leblon (2013-2022), Grande Danseuse d’Antoine Renard (2022) ou 501 kg de Laurent Perbos (2024). Valides ou handicapés, portant haut les couleurs de l’estime de soi, combatifs, concentrés, patients et courageux, les sportifs que l’on a vus cet été nous ont offert la preuve la plus éclatante du fourvoiement à jouer, dès l’enfance et dès l’école, le jeu truqué de l’aide à grandir dans la dignité, sorte d’euthanasie homéopathique de tous les instants. Sanctionnés au judo pour un manque de combativité, à la gymnastique pour quelques centimètres hors du tapis, à l’athlétisme pour un faux départ, à la natation pour une coulée excédant les 15 mètres, ces athlètes ont jeté le discrédit sur tout notre système culturel et éducatif, démesurément laxiste et injustement compassionnel, qui veut faire croire que l’on est tous formidables à quelques nuances près, que l’autre n’est jamais un adversaire, que l’appréciation d’un travail est d’abord subjective donc injuste, et que toute notation doit être rendue par voie informatique, de peur d’accentuer la déception des uns et la fierté des autres.
À ces athlètes qui ont fait le lien entre la collection Torlonia et nous, on devrait décerner des médailles de marbre. Voyons cette année si l’héritage des Jeux incite le monde éducatif et culturel à les imiter.
À voir « Chefs-d’œuvre de la collection Torlonia », musée du Louvre, jusqu’au 11 novembre.
Ou pas… « La Beauté et le Geste », Assemblée nationale, jusqu’au 22 septembre. « Faire corps », Fondation Villa Datris, L’Isle-sur-la-Sorgue, jusqu’au 3 novembre.
Quels sont les secrets des grands écrivains ? Pierre Assouline nous dit tout sur le maniement de la plume…
Qui n’a pas rêvé de connaître les secrets de ses auteurs préférés ? C’est ce que nous propose le biographe et romancier Pierre Assouline dans son dernier ouvrage au titre explicite Comment écrire. Trois cents pages dans lesquelles le juré du prix Goncourt lève le voile sur les procédés des plus grands auteurs français et étrangers. Une mine pour tout aspirant écrivain. Un régal pour tout lecteur averti.
Qu’on ne s’y méprenne pas pour autant, « ce livre ne vous rendra pas écrivain. Et un enseignement pas davantage. L’un et l’autre vous aideront seulement à écrire si vous avez en vous le désir, la capacité, la disposition, le coup de menton nécessaires. Car on ne naît pas écrivain : on le devient. » La chose est loin d’être aisée. De la première à la dernière phrase nombreux sont les problèmes auxquels s’expose celui qui prend la plume. Le plan, par exemple. En faire ou ne pas en faire ? Virginia Woolf s’en disait incapable quand Racine ne jurait que par lui. Le point de vue. Je ou il/elle ? « Telle est la question. Un écrivain peut tourner autour pendant des mois sans se décider alors qu’il possède tout le reste. » Annie Ernaux, elle, a opté pour le « je collectif ».
Le style ? Pierre Assouline est catégorique. « Un style, c’est une voix. » Pour preuve Marguerite Duras, reconnaissable entre mille. Quant au meilleur conseil, il nous est donné par Oscar Wilde : « Soyez vous-même, les autres sont déjà pris. »
Pierre Assouline, Comment écrire, Albin Michel, 2024. 336 pages.
Le 24 mars 2000, Bernard Pivot réunit Philippe Sollers et Dominique Rolin dans « Bouillon de culture ». Elle publie Journal amoureux ; lui Passion fixe. Pivot va les piéger en révélant en direct que le Jim du livre de Dominique Rolin est en réalité Sollers…
Dominique Rolin est décontenancée, elle a le souffle coupé. Sollers sourit, agite sa main baguée, continue la conversation. Il en a vu d’autres. Au fond, Dominique Rolin n’est pas mécontente que son histoire d’amour commencée en 1958 soit enfin révélée. Sollers, moins. Une partie de son cloisonnement a volé en éclats. Il va lui falloir apaiser la colère de Julia Kristeva, son épouse depuis le 2 août 1967. Stéphane Barsacq a bien connu Dominique Rolin et Philippe Sollers, mais à des époques différentes. Ils ont fini par être inséparables à trois, mais jamais en même temps. Il a décidé de les réunir dans un très beau livre, émouvant et pudique, en deux parties. La première est consacrée à Dominique Rolin ; elle se présente sous la forme de journal et retrace ses échanges amicaux avec celle qu’il appelle par son prénom. La deuxième évoque, en écho, le « compagnon majeur » de sa vie, Philippe Sollers, avec qui il était intimement lié, au point que l’auteur du prophétique Femmes lui a dédié son livre Illuminations, en 2003. Ce témoignage est très important pour connaitre « de l’intérieur » à la fois Sollers, Rolin et le couple atypique qu’ils formaient. Il faut beaucoup d’amour pour tenir tête à la société. Comme l’écrit Sollers, dans Passion fixe : « C’est contre les crimes d’amour que se font tous les crimes. Facile à vérifier, pourtant personne ne le dit ». En 1958, Dominique Rolin est veuve, a une fille, écrit des romans ; elle a 45 ans, lui 22. Coup de foudre réciproque. Il y aura ensemble la découverte de Venise, le partage de l’écriture pratiquée séparément, la musique, la mort de Dominique, puis la solitude de Sollers brisé. Stéphane Barsacq, témoin privilégié, raconte tout ça. C’est daté, précis, inoubliable dans le soleil couchant embrasant les Zattere ou les toits du musée d’Orsay. Barsacq cite un extrait du poème de Shakespeare, un des rares « voyageurs du temps » sélectionnés par Sollers, sur deux oiseaux morts : « La mort est maintenant le nid du phénix ; et le sein loyal de la colombe repose sur l’éternité. / Ils n’ont pas laissé de postérité, et ce n’était pas chez eux infirmité. » Privilège de l’écrivain que d’entrer dans ce que Malraux nomme le monde de la création de l’homme ; monde qui regarde la mort en face et lui échappe.
Dans la première partie, on apprend que Dominique Rolin avait pour premiers maîtres Jean Cocteau et Max Jacob, qu’elle avait rencontré Robert Desnos, qu’elle fut la maîtresse de Robert Denoël, l’éditeur de Céline, qu’elle fut courtisée par Maurice Blanchot et Julien Gracq – colère de Sollers quand il l’apprit. Dans son journal, daté du 19 mars 2002, Barsacq note : « Dominique au téléphone : ‘’J’ai eu le prix France Culture. Et je m’en fous ! Si tu savais comme je m’en fous !’’ » Liberté d’allure et de ton. Vient ensuite la partie consacrée à Sollers. Lue avec un pincement au cœur, je l’avoue. Incroyable Sollers, toujours en mouvement, regardant droit devant, détestant le passé. Il revit grâce à Barsacq qui retranscrit fidèlement quelques savoureux dialogues. J’entends sa voix, son rire communicatif qui surgit entre deux volutes de Camel. Extrait : « Je défends une place forte, mais il n’y a plus personne. L’important est qu’on croit que je suis à la tête d’une armée. » Et ceci : « Si je proclamais que j’ai tout raté, ce serait le triomphe ! Mais, Stéphane, vous m’entendez, jamais, je ne leur ferai ce plaisir ! Non, cela, jamais ! » C’est souvent ironique, parfois mordant, jamais méchant. Sollers était bien au-delà des querelles dignes d’un roman de Pagnol. Il avançait, et sa foulée n’était pas celle de son époque, encore moins de la France moisie qui refuse d’ouvrir les placards de la honte. Encore un extrait : « Mon cher Stéphane, vous revenez de votre île, moi aussi. Allons ensemble dans la vallée du mensonge. Avec joie. Avec gaieté. » Nous y sommes, la guerre du goût fait rage, la victoire n’a jamais été aussi incertaine, mais l’étoile des amants nous guide.
Stéphane Barsacq, Dominique suivi de Épectases de Sollers, Éditions le clos jouve. 116 pages.