Notre chroniqueur du dimanche revient sur l’œuvre du génie provençal et son rapport avec la critique
Le monde littéraire vit au rythme des anniversaires. Il ne conçoit le marché des livres que par le prisme de l’éphéméride. Chaque année, l’écrivain élu des commémorations, bien mort, bien fossilisé, bien lambrissé dans les bibliothèques, a droit à son mausolée éphémère de papier. Sa renaissance durera le temps d’une quinzaine commerciale avec tracts, documentaires télé et « goodies ». Biographes et magazines se jetteront sur sa dépouille avec volupté pour l’oublier dans la foulée.
La littérature française, gloire de nos pères…
Si en France, nous n’avons pas de pétrole, nous avons eu par le passé des auteurs de premier plan, c’est-à-dire lus et traduits par millions d’exemplaires. Notre gloire nationale repose, en partie, sur ces vieux tuteurs-là qui ont façonné notre instruction publique et l’imaginaire des classes laborieuses. L’année dernière, Molière et Colette ont fait la Une des journaux ; cette année 2024, Ronsard tient la corde en septembre et le soufflé Pagnol du printemps est déjà retombé dans l’oubli. En avril, pour célébrer les cinquante ans de sa disparition, nous sommes retournés à la source du génie provençal, nous avons refait collectivement le chemin du petit Marcel d’Aubagne à Marseille, de l’Université d’Aix au lycée Condorcet, de la création de Topaze à l’élection à l’Académie française, du professeur adjoint à Tarascon à l’homme d’affaires, notre Disney à l’huile d’olive.
Chaque Français en âge de lire a feuilleté cet album de famille, il y avait là, Joseph l’instituteur, Augustine la couturière, René, « le petit frère », la revue Fortunio qui deviendra Les Cahiers du Sud, l’inénarrable Raimu, le chevalin Fernandel, la belle Jacqueline Bouvier, et toute la lyre, Marius, César, Manon et les autres… Pagnol, c’est le souffle de l’enfance qui vient décoiffer les esprits les plus engoncés, les plus hermétiques à la nostalgie d’un folklore à fleur d’humanités. On peut tenter de repousser cet élan-là, par intellectualisme faisandé ou pour se distinguer en société. Et puis, emporté par sa prose populeuse, par sa fantaisie si réelle, par la cohorte de ses personnages antiques, par l’attrait du drame bistrotier et de l’esclandre villageoise, on y cède, on s’y prélasse même au soleil noir du midi. Nous sommes enfin chez nous, que l’on soit né au nord de la Loire ou à la Pointe du Corsen. Marcel Achard, le Lyonnais aux lunettes à double foyer, le camarade des vaches maigres, bicorné lui aussi du Quai de Conti, fut terrassé ce 18 avril 1974, à neuf heures du matin, quand il apprit la mort de Marcel au 16, square du Bois de Boulogne : « Ce que je sais, ce que j’affirme et ce que je veux que l’on sache, c’est que Pagnol avait du génie ! Un génie bon-garçon, familier, sans pose. […] Ce grand homme – car c’en était un et on va bientôt s’en apercevoir – va désormais manquer à toutes mes joies et à toutes mes détresses. Que peut-on apprendre à oublier ! ». Pagnol a fait de Marseille, le foyer brûlant de son œuvre, alors qu’il n’y prêtait guère attention dans sa jeunesse. Selon le bon mot d’Yvan Audouard, « En somme, il tomba amoureux à retardement ». Car, Marcel n’a d’yeux que pour les succès parisiens et les palmes académiques. « A Marseille, il vivait en pensée dans la capitale. À Paris, il s’évade en imaginant vers ce Marseille qu’il avait aimé sans le savoir… […] Tous les exilés vous le diront : l’éloignement réveille leur patriotisme et pare des plus belles couleurs le pays qu’on a quitté (même si on l’a quitté avec allégresse) » écrit-il dans Audouard raconte Pagnol paru en 1973.
Disparition de la critique littéraire…
Il n’y a pas de saison pour parler de Pagnol, cette rentrée littéraire est même le moment opportun pour rappeler les liens qu’entretenait l’auteur avec la critique (dramatique). Entre 1944 et 1948, il composa Critique des critiques, une manière pour lui de rééquilibrer le débat et de se poser en arbitre : « La profession de critique est certainement l’une des plus anciennes : de tous les temps, il y eut des gens incapables d’agir ou de créer, qui se donnèrent pour tâche, et le plus sérieusement du monde, de juger les actions et les œuvres des autres ».
Le ton est donné, il oscille entre le rosse et le justicier. Il s’énerve sur le cas Rostand, que certains plumitifs osèrent qualifier de « poésie de pacotille », de « fantoches » et « d’artifices ». Pagnol sort son glaive vengeur : « Malgré les esthètes et les ratés, les héros du poète vivront éternellement dans la mémoire et le cœur des vrais hommes et des vraies femmes, et personne, absolument, n’y peut rien ». Il se rappelle également que les premiers ouvrages de Simenon furent hués, il rétablit la vérité : « Le monde entier sait que la littérature française possède maintenant un très grand écrivain, et qui pourrait s’asseoir à la table entre Balzac et Maupassant ». Ce temps de la critique reine, faiseuse d’anges, semble bien éloigné de notre actualité. Nous vivons une époque où la critique (littéraire) n’existe quasiment plus et n’influe qu’à la marge sur le succès ou l’insuccès d’un roman. Doit-on s’en réjouir ou s’en plaindre ?
Notes sur le rire suivi de Critique des critiques et de discours à l’Académie française de Marcel Pagnol – Fortunio – Éditions de Fallois
Hier, à bord de l’avion qui le ramenait à Rome au terme de son périple en Asie, le pape a annoncé qu’il « n’irait pas à Paris » en décembre.
Ainsi, le pape François n’honorera pas de sa présence l’office solennel programmé pour la réouverture – la résurrection, devrais-je dire – de Notre-Dame de Paris, en décembre prochain. Pour l’heure, il ne donne aucune justification de cette absence qui, tout de même, a de quoi surprendre. N’osant imaginer que la cause en soit qu’il ait piscine ce jour-là, nous nous voyons contraints de chercher ailleurs le motif. Il semblerait bien que la France, notre France, celle qu’on dit être « la fille aînée de l’Église » n’ait pas l’heur de susciter l’enthousiasme de Sa Sainteté. On se souvient que lorsqu’elle était venue à Marseille, voilà quelques mois, elle avait cru judicieux de préciser que ce n’était pas en France qu’elle se rendait. Offense, certes, mais offense que les fidèles d’ici auront bien voulu pardonner, ainsi que cela est prescrit dans le Notre Père. Sans doute doivent-ils se préparer dès à présent à pardonner aussi le faux-bond de Notre Dame…
Notre Dame de Paris, fleuron majeur du christianisme occidental, se relève donc de ses centres et renaît à la vie. Or, peut-être est-ce bien là qu’il faut chercher la véritable raison du peu d’empressement que le pape montre à conférer à cette résurrection l’éclat, la solennité, le retentissement qu’elle mérite. En fait, il me semble que François, Jésuite argentin, s’affirmant tiers-mondiste depuis toujours, n’est pas, en général, un grand fan de l’Occident. Ses discours, ses sermons, ses prêches de par le monde, comme ces jours derniers à l’autre bout de la planète, regorgent d’exemples, d’indices, de marques de prévention. À l’évidence, son regard de chef spirituel se porte moins sur le foyer occidental de la foi que sur ses excroissances – justement – tiers-mondistes. Ce serait donc plutôt ailleurs qu’ici qu’il envisagerait l’avenir d’un christianisme dont nous autres ne serions que le vestige plus ou moins honteux, la rémanence historiquement condamnée d’une domination spirituelle gauchie de colonialisme.
Notre Dame ne représenterait ainsi, dans l’esprit du souverain pontife, que l’arrogant symbole d’un passé, non pas de ferveur exaltée, mais sournoisement « suprématiste » ?
Est-ce que François – rejoignant en cela la conception politique d’un certain Mélenchon (connivence moins étrange qu’on pourrait le penser) – ne considérerait pas que sa mission cardinale, et à travers la sienne celle de l’Église de Rome, consisterait désormais à œuvrer pour une « créolisation » du christianisme ? On comprendrait mieux dès lors la défection de décembre. Une défection que, toute révérence gardée et en l’absence – pour l’instant- de toute justification convaincante, je m’autorise à regarder comme un camouflet.
L’action des graines du figuier sauvage, le film choc iranien de Mohammad Rassoulof, se déroule en pleine affaire Mahsa Amini.
« Pendant longtemps, j’ai vécu sur une île au sud de l’Iran. Sur cette île, il y a quelques vieux figuiers sauvages dont le nom scientifique est « ficus religiosa ». Le cycle de vie de cet arbre m’a inspiré. Ses graines, contenues dans des déjections d’oiseau, chutent sur d’autres arbres. Elles germent dans les interstices des branches et les racines naissantes poussent vers le sol. De nouvelles branches surgissent et enlacent le tronc de l’arbre hôte jusqu’à l’étrangler. Le figuier sauvage se dresse enfin, libéré de son socle. » Voilà comment Mohammad Rassoulof explique le titre énigmatique de son dernier long métrage, Les graines du figuier sauvage.
Femme, vie, liberté
La métaphore s’éclaire vite. Iman, enquêteur de police tout juste promu juge d’instruction au sein du bienveillant appareil judiciaire de la République islamique d’Iran, partage à Téhéran, avec son épouse Najmeh et ses deux filles étudiantes Rezvan et Sana, un logis à l’ameublement confortable, ce qui désigne leur foyer comme appartenant à la classe « moyenne supérieure » de la société perse, si délicatement régentée par les mollahs.
Si Iman se trouve du côté du manche, il bosse pourtant dans une capitale en ébullition : suite à la mort en garde à vue de Mahsa Amini, simplement arrêtée, on s’en souvient, pour s’être opposée au port obligatoire du voile, la jeunesse se soulève contre la dictature théocratique, à l’enseigne du slogan « Femme, vie, liberté ». Filmée par les smartphones, la répression aveugle qui s’abat sur les passants contraste avec l’image qu’en donne la télévision d’Etat, dans le poste perpétuellement allumé devant la table de salle à manger. Najmeh, femme d’ordre et bonne épouse musulmane, tâche de maintenir tant bien que mal la concorde au sein de la famille, clairement divisée par les événements : les filles ne sont pas dupes ; les réseaux sociaux diffusent sur leurs smartphones ces images des exactions que les parents refusent de voir.
Dans ce contexte, la sécurité des magistrats laisse à désirer : s’ils rechignent souvent à appliquer les peines d’exécutions que les barbus exigent d’eux par milliers, leur visage n’en circule pas moins sur la Toile, cible désignée des opposants ; il vaut mieux être armé, même à son domicile : Iman planque donc dans la commode le revolver que sa hiérarchie lui a confié, au cas où. Un jour, il cherche l’arme : elle a disparu, tandis qu’à son insu ses propres filles ont hébergé pour la nuit une copine en fuite, blessée dans la manif. Si sa hiérarchie apprend la disparition de l’arme, non seulement la carrière du procureur est foutue, mais il risque trois ans de taule. Prise en étau entre son mari et sa progéniture, Najmeh tente en vain de calmer le jeu. Car la paranoïa s’empare du sbire – miroir de celle du régime lui-même – au point qu’il oblige bientôt les siens à se prêter à un interrogatoire auprès d’un inquisiteur patenté (la séquence fait froid dans le dos). Au fil des conciliabules et tensions qui agitent le microcosme familial (les dialogues ciselés en rendent compte avec un art consommé) la situation, inexorablement, se détériore. Jusqu’au stade où le géniteur suspicieux va jusqu’à séquestrer ses propres enfants pour leur arracher la vérité. Remarquable est, dans Les graines du figuier sauvage, la figure ambigüe de Najemeh, la femme du monstre en puissance qu’est Iman : elle incarne cette posture instable où l’a placée, malgré elle et à ses dépens, la dictature archaïque dont son mari est le suppôt. Presque onirique, le dénouement prendra pour décor le labyrinthe d’une cité perdue où le cacique a forcé les siens à le suivre…
Le cinéma indépendant iranien (cf. Un héros, d’Asghar Farhadi, Les ombres persanes, de Mani Haghighi, ou encore les deux films précédents du même Mohammad Rassoulof, Le Diable n’existe pas, et son chef-d’œuvre, Un homme intègre) s’invente clandestinement, courageusement, presque miraculeusement contre le pouvoir en place, bien entendu sans autorisation officielle. Il prend appui, le plus souvent, sur un scénario implacable qui met aux prises les personnages avec la réalité kafkaïenne de la tyrannie théocratique, immiscée dans le moindre recoin de leur vie privée.
Condamné en appel à huit ans de prison pour « collusion contre la sécurité nationale », Mohammad Rassoulof a réussi à fuir l’Iran à temps pour présenter son film à Cannes, dont le jury l’a récompensé à juste titre de son Prix spécial. À Rassoulof, l’Allemagne a accordé l’asile politique ; il vit désormais en exil. Demeurés au paradis persan, l’équipe et les comédiens, mais aussi leurs familles, ne s’y sentent pas tout à fait en sécurité…
Les graines du figuier sauvage. Film de Mohammad Rassoulof. Allemagne, France, Iran, couleur, 2024. Durée : 2h46. En salles le 18 septembre.
Comment saisir toute la vérité d’un écrivain dont on veut faire le portrait dans un documentaire, quand il refuse de livrer ses secrets ?
La trame de L’Heure bleue de Peter Stamm est assez simple : une jeune cinéaste, Andrea, convoque un romancier sur les lieux de son existence, pour faire de lui un portrait plus ou moins fidèle. Il s’appelle Wechsler et son œuvre est derrière lui, mais il n’a rien perdu de son aura, du moins aux yeux d’Andrea, qui ne peut s’empêcher d’être littéralement obnubilée par lui. Cette fascination, comme elle le verra, n’est pas la garantie d’un film documentaire réussi. De plus, Wechsler finit par se montrer rétif au projet, à partir du moment où il comprend qu’il va se dévoiler dangereusement. Alors, il joue les absents, les grands silencieux, attitude qu’adoptent parfois les écrivains qui estiment avoir tout dit dans leurs livres.
Un flux incoercible
Peter Stamm a habilement choisi Andrea pour narratrice de cette histoire. À défaut d’un film, il y aura au moins un livre, sorte de journal intime dans lequel elle parlera de Wechsler. Andrea a, malgré tout, réussi à rencontrer Wechsler à diverses reprises, et a pu recueillir de lui divers apophtegmes, aussi définitifs que désespérés. Comme si l’écrivain voulait persuader à toute force Andrea de choisir un autre sujet : « Je crois, disait Wechsler, comme l’écrit Andrea, que j’ai imaginé que ce film allait me faire découvrir des choses sur moi-même par votre regard sur moi. Mais c’est absurde. » Parfois, ses propos sont plus radicaux encore : « En une heure vous prétendez obtenir quelque chose d’une personne ? dit-il. De toute ma vie je n’y suis jamais arrivé. » Les propos de Wechsler sont désabusés, remplis d’amertume aussi. Cela n’empêche pas Andrea de grappiller tout ce que Wechsler lui confie. Tout ce qui a trait à l’écrivain, sa vie, son œuvre, revient en elle comme un flux « incoercible », pour utiliser un terme propre aux manuels de psychiatrie. Elle rêve de lui, à défaut de pouvoir le filmer : « Wechsler s’approche par derrière, me prend par la taille. C’était un très beau rêve et j’étais merveilleusement heureuse. »
Les paroles ultimes
À lire avec attention de nombreux passages, on se demande si ce personnage de Wechsler n’est pas, pour Peter Stamm, une sorte de double fictionnel un peu fantasmé. Se décrit-il, à travers Wechsler, de manière peut-être trop belle ? Peter Stamm essaie d’éviter ce piège, sans toujours y parvenir. Quand, par exemple, Wechsler meurt à l’improviste, au milieu du roman, c’est pour mieux continuer à vivre dans la mémoire des autres protagonistes, qui n’ont de cesse d’évoquer entre eux le souvenir du grand homme. Le clou de cette longue cérémonie des adieux intervient lorsque Peter Stamm n’hésite pas à mettre dans la bouche de Wechsler quelques inoubliables mots de la fin, juste avant son trépas. Ce sont ces paroles ultimes, a-t-on l’impression, que Peter Stamm aimerait lui-même lâcher, au moment fatal. Ainsi, il fait dire à son écrivain en manque d’inspiration : « J’ai suffisamment écrit. Des dernières paroles ? Si je devais mourir maintenant, je dirais : C’est tout ? Et : Je n’ai pas vraiment tout compris. Et : C’était un peu bruyant. »
Un cri sans écho
Ce qui m’a également intrigué, dans L’Heure bleue, c’est la proximité, plus ou moins appuyée, avec un autre livre, que j’ai lu récemment : Oh, Canada, de l’écrivain américain Russell Banks. Ce dernier y racontait l’agonie, non d’un écrivain, mais d’un cinéaste, qu’une équipe de télévision vient visiter, alors qu’il va bientôt rendre l’âme. Ses dernières paroles, là aussi, seront dûment enregistrées, comme un bilan de sa vie, un testament-confession lancé à ses proches, et sans doute au public. Le roman de Russell Banks est certes d’une plus grande ampleur que celui, plus allusif, de Peter Stamm. Mais, chez chacun, s’exprime un long cri de désespoir, forcément sans écho, dans le désert spirituel actuel. Je pense que Russell Banks a opté pour une forme plus classique, alors que Peter Stamm s’inscrit davantage dans le postmoderne (« La mort ne signifie rien », écrit-il, phrase typique). Tous les deux offrent des formes complémentaires, pourrait-on dire, pour une conclusion similaire.
Un personnage féminin central
Avec cela, l’un des points forts de L’Heure bleue reste sans conteste la manière dont Peter Stamm se glisse dans le personnage de la jeune Andrea, pour le rendre vivant et touchant, malgré tous ses manques. L’échec de son projet sur Wechsler met la cinéaste dans une situation difficile. Il lui faut trouver un travail alimentaire, qu’elle décrit de manière sarcastique, ne s’y adaptant pas du tout. Au fond, malgré ses très nombreuses aventures amoureuses, elle est malheureuse. Surtout, elle s’ennuie : « Je m’ennuie avec moi-même », avoue-t-elle. Elle ajoute : « j’ai l’impression de me réveiller du néant, comme si toute ma vie jusque-là n’avait été qu’un rêve qui se dissout dans la lumière trouble du jour ». Dans toutes ces pages sur Andrea, Peter Stamm excelle à peindre un désœuvrement malheureux. L’Heure bleue redevient alors le roman du vide et de la détresse.
Il incombe à un personnage secondaire d’apporter quelque espoir salvateur à Andrea. Il s’agit de Judith, femme de foi (elle est pasteure), qui fut la maîtresse de Wechsler. Andrea s’est rapprochée d’elle peu à peu, par affinité élective. C’est avec cette femme désormais qu’elle voudrait vivre ‒ et, peut-être, retravailler. La fin ouverte de L’Heure bleue nous laisse sur cette promesse de sérénité retrouvée.
Peter Stamm, L’Heure bleue. Traduit de l’allemand (Suisse) par Pierre Deshusses. Éd. Christian Bourgois.
Russel Banks, Oh, Canada. Traduit de l’américain par Pierre Furlan. Éd. Actes Sud. Vient de reparaître dans la collection de poche « Babel ». L’adaptation de ce roman au cinéma par Paul Schrader sortira prochainement sur les écrans.
François Ruffin, qui avait rompu avec Jean-Luc Mélenchon durant les législatives, révèle dans son livre que la stratégie électorale communautariste de LFI ne lui convenait pas. Mieux vaut tard que jamais! Mais, il ne va pas jusqu’à dénoncer la dérive islamo-gauchiste de son ancien parti concernant le conflit israélo-palestinien.
« Clientélisme électoral », « mépris de classe », « campagne au faciès », le livre de François Ruffin, député de la Somme, décrit un parti LFI soumis au culte d’un chef, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne s’empêche pas beaucoup, ne se tient guère et se contrôle à peine. Pourtant, si le portrait de Jean-Luc Mélenchon correspond à ce que l’homme montre de lui-même et le décrit en autocrate vain et méprisant, il évite cependant le sujet le plus important : cet homme a ôté toute consistance morale à la gauche. Il est son déshonneur. Il a libéré l’antisémitisme en tant que force politique et puissance mobilisatrice. Depuis Hitler pourtant, on croyait l’Europe protégée de ce type de dérive. Depuis Jean-Luc Mélenchon, en France, je n’en suis plus si sûre.
Nouvelle France
Dans Itinéraire, ma France en entier, pas à moitié, François Ruffin raconte des tracts conçus en fonction du faciès de la clientèle visée. Un tract avec le visuel de Mélenchon dans les quartiers dits difficiles où est regroupée la population arabo-musulmane notamment, et un autre type de tracts pour les « Blancs » et les habitants du monde rural. Derrière cette anecdote, il y a surtout l’histoire d’un leader politique qui fait une distinction entre un peuple ancien à délaisser, les classes populaires et les habitants de la ruralité, et un peuple nouveau à investir : celui issu des quartiers.
Le député de la Somme révèle ainsi avoir eu « honte » d’avoir mené une « campagne au faciès » lors des dernières législatives, distribuant des tracts à l’effigie de Jean-Luc Mélenchon aux « Noirs et aux Arabes » d’Amiens-Nord, mais pas aux « Blancs ». Pourquoi ? Parce que Jean-Luc Mélenchon pense que ces deux peuples ont des identités peu compatibles et qu’il faut choisir son camp. Le problème est que dans les quartiers existe déjà une force constituée : l’islam dans sa version politique. Cibler cette clientèle, surtout en investissant les jeunes, c’est miser sur les plus radicalisés, ceux qui font passer l’islam avant les lois de la République. C’est ce choix-là que Jean-Luc Mélenchon a fait en conscience. Mais cette analyse-là n’est pas faite jusqu’au bout par ses opposants, car tout le clientélisme de la gauche, y compris non LFI, est bâti sur cette logique-là. Pourquoi croyez-vous qu’EELV a invité Médine à ses journées d’été ? Pourquoi croyez-vous qu’Olivier Faure préfère sacrifier le bon score de Raphaël Glucksmann pour préserver son lien de soumission au leader Insoumis ? Parce que dans nombre des derniers bastions qui leur reste, c’est le clientélisme islamiste ou communautariste qui leur permet de garder leur fief, et ce clientélisme-là est entre les mains de LFI.
Sur ces critiques, François Ruffin a été défendu par Fabien Roussel, victime en son temps, comme l’est aujourd’hui le député de la Somme, du fanatisme de nombre de militants LFI, lesquels sont puissants sur les réseaux sociaux. Il faut dire que le dirigeant du PC partage probablement le qualificatif de « repoussoir » attribué par Ruffin à Jean-Luc Mélenchon. Mais que pèse encore réellement le patron du PC aujourd’hui? Si on en croit le programme de la fête de l’Humanité, Houria Bouteldja, dont l’ouvrage raciste et antisémite Les Blancs, les Juifs et nous est pourtant passé crème à gauche, devrait participer à une table ronde sur l’antisémitisme. Cela ne manque pas de piquant, à moins qu’elle ne soit là comme spécimen à étudier… Cela démontre surtout que la gauche républicaine est totalement marginalisée, et qu’aujourd’hui c’est bien la stratégie du leader Insoumis qui l’a emporté. La gauche cornaquée par LFI est islamo-gauchiste. Ce sont les islamistes qui apportent leur projet; la gauche, elle, les légitime et est chargée de passer une fine couche de vernis social sur les couches de haine raciale. On peut s’en indigner, mais en politique, choisir sa clientèle peut permettre l’accès au pouvoir ; c’est ce calcul que fait Mélenchon. Et en soi, il n’est pas illégitime.
Nos sociétés politiques actuelles se sont construites sur le souvenir de la Seconde Guerre mondiale
En revanche, ce qui est profondément illégitime, dangereux et inacceptable, ce n’est rien de tout cela. C’est d’avoir rompu avec le principal acquis de la Seconde Guerre mondiale. En faisant du conflit à Gaza un moyen de faire passer la jeunesse à l’action politique, le leader Insoumis a fait de la haine et particulièrement de la haine des Juifs un outil de constitution d’une force électorale et militante. Cela ne s’était plus vu en Europe depuis… Hitler. Là est la rupture impardonnable.
Mais cela ne sera dénoncé par personne à gauche, car tous se sont alliés à LFI en pleine connaissance de cause et cela les a salis à jamais. Aujourd’hui, que ce soit dans le camp de Mélenchon ou dans le clan de Ruffin, les militants de gauche continuent à donner des leçons sur les réseaux, mais ils ont perdu leur magistère moral. Il faut dire que cautionner le retour de l’antisémitisme au cœur des sociétés européennes, on l’aurait plutôt attendu de l’extrême-droite. Mais non, grâce à LFI, le privilège de cette infamie revient à la gauche. Le pire est que cette forfaiture a, comme je l’ai expliqué, sa forme de rentabilité. S’il y avait une seule chose à dénoncer, c’était celle-là. Le sujet aura pourtant été évité par tout le monde.
Notre chroniqueur n’a pas peur d’entrer en conflit avec Elisabeth Lévy, la main qui nous nourrit tous. Quand l’une semble comprendre l’exécration universelle qui frappe désormais l’un des hommes les plus aimés de France, l’abbé Pierre, l’autre s’émeut (comme dit la vache) de ces jugements a posteriori qui lui rappellent diverses sentences post mortem de sinistre mémoire. « Peut-on juger un mort ? » demande la patronne. « On peut — ça s’est fait. Et pas qu’une fois », répond notre érudit, friand d’histoires épouvantables.
En janvier 897, le pape Etienne VI convoqua un synode pour juger l’un de ses prédécesseurs, Formose, décédé en avril 896. Il s’agissait de régler une obscure querelle entre factions rivales. Le corps de Formose est déterré, revêtu de ses habits pontificaux et installé sur un trône. L’ex-pape se voit attribuer un avocat, et un diacre répond aux questions à sa place. Je vous la fais courte (tous les détails dans Daniel-Rops, Histoire de l’Eglise du Christ II, L’Église des temps barbares, 1950) : l’élection de Formose est dénoncée et annulée, l’ex-évêque de Rome est dépouillé de ses attributs pontificaux, on lui coupe les deux doigts de la main droite avec lesquels il bénissait, on le balance au peuple qui le jette dans le Tibre. On récupéra plus tard, miraculeusement, le corps desséché, que l’on ramena à Rome. Les statues, dit la légende, s’inclinaient sur son passage, et il fut définitivement inhumé dans la basilique Saint-Pierre. Jean-Paul Laurens, un peintre de la IIIème République qui avait fait de l’anti-religion son fonds de commerce, en tira un tableau saisissant. Evidemment, tout cela se passait durant le Saeculum obscurum (le siècle sombre) de la papauté, qui vit se succéder 12 papes en une soixantaine d’années.
Moyen Age, me direz-vous. Âges obscurs…
Au milieu du XVIIe siècle, Olivier Cromwell renversa en Angleterre le roi Charles Ier, et le fit promptement décapiter (30 janvier 1649) à Whitehall. C’était un génie politique et militaire, et il dirigea le pays avec habileté jusqu’à sa mort en 1658. Trois ans plus tard, le fils de Charles Ier, Charles II (d’où le fait que l’actuel roi soit Charles III), fut réinstallé sur le trône, et l’on s’occupa à juger Cromwell de façon posthume : on le déterra, on le pendit dans une cage à Tyburn, on le décapita et l’on planta son crâne sur un poteau. En fait, il fut grossièrement hanged and quartered, le châtiment ordinaire des criminels d’Etat — voir la fin de Braveheart.
Ce ne sont là que deux exemples de la longue liste des individus célèbres frappés de damnatio memoriae — dont nombre d’empereurs romains, à commencer par Néron. Leur nom disparaissait des actes et des monuments, leur corps était en général jeté dans le Tibre. En Egypte antique, on en avait fait autant avec Hatchepsout ou Akhenaton — entre autres. Dans le palais des doges, à Venise, on peut admirer les portraits de tous les doges — sauf celui de Marino Falieri, qui fut décapité en 1365 et son portrait recouvert de peinture noire.
Suggérons à Caroline De Haas, inlassable avocate des femmes humiliées par des hommes (ou qui a posteriori, si je puis dire, en ont conçu de l’humeur) d’aller à Esteville (Seine-Maritime) déterrer l’abbé Pierre, et de le précipiter à la Seine, qui n’est pas très loin. Qu’elle se dépêche, le centre Emmaüs dédié à la mémoire de l’abbé fondateur va fermer ses portes pour éviter, sans doute, que des harpies vindicatives ne lacèrent le cadavre frappé de damnatio memoriae. Effacé, le souvenir des enfants juifs planqués par lui en 1942. Oublié, le fait qu’il ait fait passer en Suisse le plus jeune frère de De Gaulle. Gommée, son action dans les maquis du Vercors et de la Chartreuse. Passées sous silence, ses protestations pour sauver les pauvres durant l’hiver 1956.
Et pourquoi cette réécriture de l’Histoire ? Il a eu des tentations très charnelles auxquelles il n’a pas résisté.
Je reste sidéré par le fait qu’une société laïque — la nôtre — persiste à exiger d’un religieux l’obéissance au vœu de chasteté. Et toutes ces bonnes du curé qui au fil des siècles ont enfanté des « filleuls » qui étaient autant de fils de prêtres ? Et les petits garçons que l’abbé Dubois (1656-1723 — « il court il court, le furet » est la contrepèterie la plus illustre de la chanson française) s’obstinait à lutiner, lui qui fut par ailleurs l’un des plus grands ministres des Affaires étrangères français ?…
Post mortem ! Je n’en reviens pas. Nous sommes dans une époque où des dames en quête de notoriété poursuivent de leur vindicte l’homme qu’elles ont aimé. Il a raison, Hugo : « Toute fille de joie en séchant devient prude » — c’est dans Ruy Blas.
Il a forniqué ? Tant mieux pour lui, c’était un homme de chair et pas uniquement un pur esprit. Vous ne voulez que des saint Ambroise et des Vincent de Paul ? Où les trouverez-vous ? Et moi qui croyais que la France était justement, au contraire de l’Amérique, un pays où la vie sexuelle, même extravertie, n’était pas un péché mortel… Où des présidents de la République rentraient chez bobonne à l’heure du laitier…
C’est la seconde fois que je m’intéresse à ce que notre modernité fait à l’abbé Pierre et à sa mémoire. Parce que c’est emblématique d’une société où règne à nouveau le puritanisme anglo-saxon le plus rude. Jugeons les gens sur ce qu’ils font, pesons exactement leurs actes, et rendons justice aux morts — c’est bien tout ce qu’on peut leur rendre, malheureusement.
L’attentat contre la synagogue de la Grande-Motte a suscité dans la classe politique les habituelles rodomontades, généralement annonciatrices de renoncements. Certes, la gauche et les macronistes, qui ont pactisé avec LFI et pactiseront encore demain si cela sert leurs intérêts, dénoncent sa responsabilité dans la recrudescence des actes antijuifs. Mais tous refusent avec constance de voir que dans une grande partie de la jeunesse musulmane, l’antisémitisme est devenu tendance.
Pour commencer la saison, j’aurais préféré vous entretenir de ce courriel m’annonçant que septembre est « le mois de la prostate », matière à réflexion sur la rage contemporaine de tout montrer qui se déploie paradoxalement derrière l’étendard de la transparence – paradoxalement, car en théorie ce qui est transparent ne se voit pas. Mais me voilà encore une fois requise par un phénomène aussi récurrent à la une des magazines que la misère de l’hôpital public (ou de l’école, ou de l’armée…) : l’antisémitisme. Que dire encore sur la haine des juifs, qui ne l’ait été d’innombrables fois ? Son transfert de l’extrême droite à une frange significative de la société musulmane, le soutien sans participation de l’extrême gauche, le déni de nos dirigeants, l’alibi palestinien, le silence ou l’euphémisation du Parti des médias, l’entourloupe consistant à sonner le tocsin contre l’extrême droite : tout cela est connu de qui veut connaître.
Bien entendu, nous ne verrons rien
On ne sursaute plus quand Gérald Darmanin indique que les actes antisémites ont augmenté de 200 % depuis le 7-Octobre. On devrait pourtant méditer cette funeste contagion qui fait que, quand un juif est frappé quelque part, cela donne envie à certains d’en frapper d’autres. La plupart des êtres humains, doués d’empathie, s’identifient plus volontiers aux victimes qu’aux tortionnaires. Cette définition simple de l’humanité ne fonctionne plus. Pour pas mal de monde, le pogrom du Hamas a agi comme un encouragement, sinon à molester ou tuer des juifs, à les vomir haut et fort, ceci avant que la première balle israélienne ait été tirée. À cela aussi, on s’habitue.
Après l’attentat (raté) du 24 août contre la synagogue de La Grande-Motte, ce qui enrage presque autant que le crime (par chance sans victime, sinon un policier légèrement blessé), c’est le torrent de mots creux qu’il a déclenché. Ainsi a-t-on pu entendre Gabriel Attal déclarer que « s’attaquer à un juif, c’est s’attaquer à la France » (ou à la République, les deux variantes existent), ritournelle psalmodiée après chaque attentat[1]. Tous ces beaux esprits qui ne peuvent pas se passer des juifs, on en pleurerait.
En décembre 1981 après le coup d’État de Jaruzelski en Pologne, notre ministre des Affaires étrangères Claude Cheysson faisait scandale en déclarant « Bien entendu nous ne ferons rien ». Cette sincérité un brin cynique est infiniment plus respectable que les « Nous ne céderons pas » de nos dirigeants, vaines rodomontades qui annoncent rituellement de nouveaux renoncements.
Car bien entendu, nous ne ferons rien. Conformément au théorème de Péguy, avant d’agir, il faudrait nommer et avant de nommer, il faudrait voir. Certes du PS au RN, il y a désormais unanimité contre les Insoumis et leur dégoûtante complaisance. Des hiérarques socialistes, écolos et communistes qui se sont acoquinés avec le parti de Rima Hassan ont leurs vapeurs. Ils prennent leurs distances. Au moins le temps de pleurnicher devant les caméras. Quant aux macronistes, maintenant qu’ils ont sauvé quelques dizaines de sièges grâce à leur carnaval antifasciste, ils prétendent désormais sauver leur âme avec des trémolos. Il y a deux mois, pour les uns comme pour les autres, l’antisémitisme n’était pas un motif de rupture, mais un point de détail. On n’a pas oublié.
L’antisémitisme, tendance dans une large partie de la jeunesse
Tous ont ouvert un œil – qu’ils refermeront dès que leurs intérêts électoraux seront en jeu. L’autre reste désespérément clos. Si les Insoumis instrumentalisent les sentiments antijuifs, c’est bien que ces sentiments existent. Où donc, au fait ? On le sait depuis 2002, le feu antisémite couve dans nos territoires perdus, là où les expressions les plus radicales de l’islam sont devenues la culture dominante. Toutes les enquêtes en attestent : pour une grande partie de notre jeunesse musulmane, l’antisémitisme n’est pas honteux, il est tendance. Seulement, pour l’admettre, nos admirables sauveurs de République devraient renoncer à leurs illusions multi-culti et à l’image flatteuse d’eux-mêmes qui va avec. Bien entendu, nous ne verrons rien. On continuera à se raconter des fadaises sur le vivre-ensemble perturbé par une infime minorité qui n’a rien à voir avec l’islam. Et à importer des antisémites au nom des droits de l’Homme.
Le Parti des médias nous enjoindra encore et toujours de regarder ailleurs. Il accueille en fanfare le « roman » d’Aurélien Bellanger. Le gars a dégoté une niche originale dans l’antifascisme. Pour lui, l’urgence, c’est de combattre la (fantomatique) gauche laïque. L’ennemi, c’est Philippe Val, c’est Manuel Valls, et même (la classe) feu Laurent Bouvet, fondateur du Printemps républicain qui ont, accrochez-vous, « réinventé un racisme à gauche ». Son hypothèse est résumée par Le Nouvel Obs : « Et si c’était au cœur de la gauche qu’était né l’esprit réactionnaire et raciste qui menace notre époque. » Tant de sottise laisse sans voix.
Le 26, pour sa grande rentrée sur France Inter, Sonia Devillers reçoit ce Bellanger en majesté. Deux jours après qu’une synagogue a été attaquée au nom de l’islamo-palestinisme, cet inutile marquis des lettres ose déclarer : « Une islamophobie extrêmement forte travaille la société française. » Ce n’est pas l’islamisme qui travaille la société française, ce n’est pas l’antisémitisme, c’est l’islamophobie. Ravie de la crèche islamo-gauchiste, son interlocutrice ne songe pas à lui rétorquer que l’islamophobie, comme la critique de toute religion, est un droit. Sa bonne volonté progressiste vaudra à notre duo les félicitations de l’ex-CCIF dissous en France pour propagande islamiste.
Le même jour, un ami me raconte que son fils de 9 ans, scolarisé dans le public à Paris 14e, dans un coin plutôt bobo, a compris spontanément, sans la moindre consigne parentale, qu’il devait taire qu’il était juif. Comme son grand-père est un juif turc, le gamin brode sur ses origines turques. Des ondes nationales aux cours de récré, tout le monde a intégré l’avènement de la nouvelle France dont parle Zemmour.
Je n’aurais pas dû. Je me suis surprise à penser tout haut (sur CNews) que je ne finirai peut-être pas ma vie dans mon pays. Il ne s’agit pas d’un choix, encore moins d’une décision, plutôt d’un constat. L’idée qu’un jour, ce ne sera plus tenable. Pour les juifs et, un peu plus tard, pour les autres Français, ceux qui n’ont pas d’Israël. Alors peut-être qu’à quelques-uns, pour rester ensemble et pas trop loin, on fera notre alyah en Italie.
[1] Manuel Valls l’a aussi appliquée aux catholiques après des attentats contre des églises, ce qui est bien le moins.
Instrumentalisées ou non, les émeutes anti-immigration qui ont éclaté en Angleterre cet été ont révélé la détresse économique et sociale d’une classe populaire blanche « invisibilisée » par les élus et les médias. Dans cette société ethniquement cloisonnée, seules les minorités ont le droit de revendiquer leur identité.
Le 29 juillet à Southport, au nord de Liverpool, un inconnu de 17 ans a fait irruption dans des locaux où se tenait un cours de danse pour petites filles. Armé d’un couteau, il en a tué trois, âgées de 6, 7 et 9 ans, et blessé huit autres ainsi que deux adultes, avant d’être maîtrisé par la police. Le lendemain soir a commencé une série d’émeutes qui, pendant huit jours, ont secoué 22 villes en Angleterre et Irlande du Nord, laissant un bilan de 130 policiers blessés, plus de mille arrestations, et pour 300 millions d’euros de dommages. Quatre hôtels hébergeant des migrants ont été attaqués.
La causalité, selon le philosophe écossais David Hume, est le ciment de l’univers. Ce ciment semble plutôt mou quand il s’agit d’expliquer les causes exactes de ces émeutes. D’après le récit officiel du gouvernement et des principaux médias, tout serait parti de fausses rumeurs concernant l’identité de l’auteur du crime, propagées sur les réseaux sociaux par des internautes islamophobes, voire russes. Ces rumeurs ont fourni un prétexte à des groupes d’extrême droite pour descendre dans la rue afin de terroriser musulmans et migrants et en découdre avec la police. Cette demi-vérité tire un voile commode sur les causes sous-jacentes d’une colère populaire réelle et largement partagée, que des voyous ultranationalistes ont pu accaparer. Les commentateurs français ont proposé une autre explication : les Britanniques auraient choisi pour gérer l’immigration un « modèle » dont le nom serait « multiculturalisme » et qui serait « un échec ». Cette interprétation, malgré les assertions erronées qui l’accompagnent souvent sur le rôle de la charia outre-Manche[1], contient, elle aussi, sa part de vérité, mais reste trop abstraite pour nous permettre de comprendre ce qui s’est passé.
Le multicommunautarisme
Le point de départ est moins un modèle qu’une immigration bien différente de celle qu’a connue la France, qui est dominée par des immigrés musulmans d’origine nord-africaine. L’immigration britannique vient principalement du sous-continent indien et comprend non seulement des musulmans, mais des hindous et des sikhs. Comme en France, il y a aussi une immigration de l’Afrique subsaharienne et une autre des Caraïbes. En arrivant sur le territoire anglais, ces groupes, qui ont des identités et des religions bien distinctes, ont eu tendance à s’établir chacun dans des quartiers précis, non pas parce que l’État les y avait installés, mais parce que la tendance des nouveaux arrivants est de rejoindre des compatriotes qui peuvent les accueillir et les guider dans le nouveau pays. En outre, les quartiers voisins sont souvent occupés par les autres groupes ayant des us et coutumes différents. C’est ainsi que des réseaux claniques, notamment le système « biraderi » qui est très fortement ancré au Pakistan, en sont venus à régir la vie des immigrés dans certaines de ces communautés. La dépendance à ces structures est parfois si grande que les liens claniques sont même resserrés par l’installation à l’étranger. Le résultat, dans certaines villes anglaises, est une mosaïque communautaire, même si ces communautés ne sont pas complètement étanches et que beaucoup de personnes issues de l’immigration n’y résident pas ou plus.
La présence des immigrés n’a pas été accueillie avec équanimité par la population autochtone et les émeutes récentes n’ont rien de nouveau. Entre 1958 et 2011, on peut compter au moins une douzaine d’émeutes violentes qui ont jalonné la montée progressive de l’immigration. En outre, des tensions interethniques bouillonnent sous la surface et peuvent exploser. Pendant quelques semaines en 2022, la ville de Leicester a vu des batailles entre hindous et musulmans, inspirées par l’animosité indo-pakistanaise, mais déclenchées par de fausses rumeurs numériques. À Birmingham en 2005, des violences provoquant deux morts ont éclaté entre Noirs et Pakistanais. Le prétexte était encore une fausse rumeur, mais la cause essentielle était la meilleure réussite économique des « Asiatiques » (« Asian » est le terme en anglais pour les immigrés indiens et pakistanais). Ce même conflit s’est invité dans les émeutes de 2011 qui ont fait cinq morts : une violente protestation antipolice de jeunes Noirs s’est transformée en une orgie de pillages dont beaucoup de commerces asiatiques ont fait les frais. Ces tensions interethniques ont été exacerbées par les municipalités qui, allouant des fonds pour des infrastructures, ont involontairement mis les différents groupes en concurrence[2]. Enfin, l’absence d’une laïcité à la française offre aux différentes identités religieuses de la visibilité dans l’espace public.
C’est ainsi que, depuis les années 1950, des tensions inhérentes à la situation outre-Manche perdurent. Plutôt qu’un succès relatif suivi d’un échec, l’histoire de l’immigration est un tiraillement permanent entre intégration et désagrégation. La tolérance a produit des cas d’intégration réussie, notamment au niveau du gouvernement, mais la peur d’être accusé de racisme a encouragé un laisser-faire excessif dans certaines villes. Ce qui a empiré la situation, c’est la montée de l’idéologie identitaire de gauche qui conforte les communautés cherchant à affirmer leur singularité. Pendant longtemps, les Blancs croyaient pouvoir se dispenser d’une « identité » : ils étaient la majorité, ils incarnaient la norme. Seules les minorités avaient besoin d’une identité. Aujourd’hui, les classes populaires blanches souffrent de cette absence et quand elles veulent affirmer une identité, elles sont qualifiées de « racistes ». Ce qu’elles cherchent, au fond, c’est une reconnaissance qui leur est systématiquement refusée.
À couteaux tirés
Le symptôme le plus évident de ce refus est le déni. Élus et journalistes nient les problèmes de l’immigration et dénient aux Blancs désavantagés jusqu’à la capacité de juger des choses pour eux-mêmes. À Southport, les signes d’une authentique colère populaire ont précédé les violences. Dans la journée du 30 juillet, lors d’une visite de soutien à la ville, le Premier ministre, Keir Starmer, a été accueilli par des huées : « Combien d’autres [victimes] ? », « Nos enfants sont morts et vous vous en allez déjà ? » Son gouvernement, sans doute pour calmer des spéculations sur la possible nature terroriste de la tuerie, a choisi de la situer dans le contexte de l’épidémie actuelle de criminalité à l’arme blanche. Ce faisant, il a contribué à jeter de l’huile sur le feu. En effet, les attaques à l’arme blanche touchent surtout de petites frappes impliquées dans le trafic de drogue. La tuerie de Southport est de nature très différente et se rapproche beaucoup plus du modèle djihadiste : on poignarde un individu ciblé dans la rue ou on tue le plus de personnes possible avant d’être neutralisé. La Grande-Bretagne en a connu plusieurs dans son histoire récente : assassinat et tentative de décapitation d’un soldat en 2013 ; attentats de Westminster et du pont de Londres en 2017, faisant un total de 13 morts ; en 2019, cinq personnes poignardées par un terroriste dont deux mortellement ; l’année suivante, deux victimes poignardées par un autre.
Ce mode opératoire a clairement inspiré d’autres tueurs souffrant plutôt de problèmes mentaux. L’année dernière, à Nottingham, un immigré a poignardé deux étudiants et un homme plus âgé. En juillet cette année, un homme noir a tenté de poignarder un soldat dans la rue pour un motif inconnu. Ces exemples ont poussé le public – et Nigel Farage, le leader de Reform UK – à poser des questions sur la motivation du tueur de Southport ou le modèle qu’il a suivi. La police a annoncé rapidement que ce n’était pas un terroriste, mais la tentative des travaillistes de noyer le poisson islamiste n’a pas berné le public. Une interrogation reste entière : pourquoi l’assassin, d’ascendance rwandaise, a-t-il ciblé un cours de danse fréquenté par des petites filles blanches fans de Taylor Swift ? Quand un député conservateur a été assassiné en 2021 par un djihadiste, les autorités et les médias ont d’abord évoqué les éventuels problèmes psychiatriques du tueur, avant de reconnaître le caractère terroriste du meurtre, pour finalement resituer le crime dans le contexte général de la haine en ligne dirigée contre les élus. Aujourd’hui, les citoyens sont las d’être pris pour des imbéciles.
Manifestation devant le siège du parti de Nigel Farage à Londres, en raison de son rôle présumé dans les émeutes d’extrême droite à travers le Royaume-Uni, 10 août 2024 Tayfun Salci/ZUMA Press Wire/Shutterstock/SIPA
L’impression de déni est renforcée par deux autres éléments. D’abord, les « Asian grooming gangs », ces réseaux d’hommes, majoritairement d’ascendance pakistanaise, qui pratiquent l’exploitation sexuelle de mineures, majoritairement blanches, soumises à des viols collectifs et à des tortures physiques et mentales. La ville de Rotherham, qui a connu des émeutes très violentes après Southport, est aussi celle où, de la fin des années 1980 à 2013, une bande de violeurs a pu opérer en toute impunité, faisant probablement plus de 2 000 victimes. La peur d’être traitées de racistes a paralysé les autorités municipales tandis que la police n’a pas pris l’affaire au sérieux par mépris sexiste envers des filles des classes inférieures. Les procès des coupables sont encore en cours. Mais c’est seulement après la création par le gouvernement d’un groupe de travail spécialisé, en 2023, qu’on a découvert l’ampleur du phénomène. Pourtant, la volonté de le minimiser reste très forte chez certains chercheurs, fonctionnaires, élus et journalistes de gauche. Ensuite, l’action policière durant les émeutes a montré qu’en matière de maintien de l’ordre, il y avait deux poids, deux mesures. En anglais, on dit « two-tier policing » (« à deux niveaux »), ce qui a permis la création d’un surnom qui rime pour Starmer ; « two-tier Keir ». Ainsi, la police semble beaucoup plus indulgente avec les manifestations de minorités (pro-BLM, propalestiniennes…) qu’avec celles qui impliquent majoritairement des Blancs (anticonfinement, anti-immigration…). Bien que justifiée dans une grande mesure, la réponse vigoureuse des autorités cet été ne pourra que renforcer le sentiment d’aliénation qui prévaut dans nombre de quartiers populaires blancs.
Nous voilà bien logés !
Malgré le déni à gauche, de nombreux sondages montrent que pour les Britanniques, l’immigration est la question prioritaire. Le Brexit devait, disait-on, régler ce problème. Or, s’il a arrêté les flux de travailleurs venant de l’UE, ces derniers ont été remplacés, non par des autochtones, mais par une main-d’œuvre importée de pays non européens. Boris Johnson a été élu sur la promesse de réduire considérablement l’immigration d’ouvriers peu ou non qualifiés, aptes à concurrencer les travailleurs britanniques, et de privilégier l’immigration d’ingénieurs ou de chercheurs, capables de contribuer au bien commun. Cette promesse n’a pas été tenue. 83 % de la main-d’œuvre importée continue à être non ou peu qualifiée. La pandémie a renforcé le besoin de salariés sans diplômes (et moins chers que les citoyens britanniques) dans le secteur hospitalier et celui des soins à la personne. Il est clair que les ouvriers britanniques sont défavorisés : 9 % de la force de travail était née à l’étranger en 2004 ; aujourd’hui, le chiffre est monté à 21 %.
On a beaucoup parlé de soldes migratoires record : 745 000 en 2022 et 685 000 en 2023. En réalité, il s’agit pour la vaste majorité de visas temporaires accordés à du personnel soignant non qualifié et aux étudiants, dont l’argent finance le système universitaire d’ailleurs très performant. Des mesures prises par le gouvernement conservateur ont déjà permis de baisser drastiquement (de 80 %) le nombre d’arrivées cette année. Mais le sentiment que les autorités font fi des classes ouvrières britanniques demeure. L’une des cibles principales des émeutes récentes ont été les hôtels où sont logés les migrants illégaux. Il y en a 400 aujourd’hui, tous situés dans des quartiers défavorisés, à un coût de 10 millions d’euros par jour pour le contribuable. Or, le Royaume-Uni souffre actuellement d’une crise du logement très sévère qui est l’une des causes principales de la défaite électorale des conservateurs. La colère dirigée contre les hôtels est inexcusable, mais compréhensible. À sa manière, c’est encore un appel au secours – comme le Brexit – des « déplorables », des « somewhere ». Par leur réponse sécuritaire et répressive, les travaillistes ont réussi à remettre le couvercle sur la cocotte-minute. Il leur faut maintenant convaincre cette population qu’ils ont compris les causes de sa détresse.
Entre succès populaire des Jeux olympiques et Bérézina politique, les Français sortent d’un étrange été. Le président Macron a crucifié nos institutions, et entame une curieuse cohabitation.
En clôture d’un été olympique, couvercle parfait pour calmer le feu, Michel Barnier a été nommé Premier ministre. Après des européennes remportées par le RN, une dissolution dont on cherche encore les motifs, et des législatives brouillées par la résurrection du front républicain, l’ex-négociateur du Brexit pour l’Union européenne s’est installé à Matignon. Pour combien de temps ? Mystère et boule de gomme, vu que tout dépend de Marine Le Pen. Le jour où son parti censurera la majorité, la confusion repartira de plus belle. Avec son lot de tractations, de bruits de couloir et de têtes d’affiche sorties du chapeau. À l’image de Lucie Castets, étoile filante du Nouveau Front populaire, ou de Thierry Beaudet, président d’un Conseil économique, social et environnemental qui pond des rapports bons à caler les armoires. Pour l’heure, tout le monde s’interroge. Le gouvernement tiendra-t-il ? Le cessez-le-feu acté par Madame Le Pen durera-t-il ? Plombée par son endettement, la France évitera-t-elle la mise sous tutelle du FMI ? Autant de débats qui enflamment les médias tout en épargnant l’artificier en chef du chaos : Emmanuel Macron.
C’est bien connu, quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Telle est la leçon de l’été, où la dégringolade politique fut inversement proportionnelle aux médailles raflées par Léon Marchand. D’un côté, un nageur en or accumulant les titres sous les vivats de la foule ; de l’autre, un président jouant la montre au bord de la piscine, s’abritant derrière l’éclat du champion national. Durant des semaines, le pays a vibré au son d’une Marseillaise recouvrant la sombre vérité : Emmanuel Macron a crucifié nos institutions. Jadis, le président battu devait partir. C’est ce que fait de Gaulle en 1969, démissionnant le soir même de son référendum perdu. Un départ annoncé en deux phrases d’une austérité d’ecclésiaste : « Je cesse d’exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend effet aujourd’hui à midi ». En 1986, Mitterrand est le premier à corrompre l’usage, se maintenant malgré sa défaite aux législatives. Ainsi naît la cohabitation, où Matignon est offert sur un plateau à la majorité contre-présidentielle. Puis cette pratique anti-gaullienne se mue en norme. Par trois fois en onze ans, le président appelle à ses côtés un Premier ministre de l’autre bord – Jacques Chirac, Edouard Balladur et Lionel Jospin. Mieux vaut partager le pouvoir qu’abandonner l’Élysée. Cette année, dans la touffeur de l’été, Emmanuel Macron a inventé une nouvelle pratique : perdre sans cohabiter. Malgré sa déroute aux européennes – dans lesquelles il s’est personnellement engagé –, le fiasco du premier tour des législatives – où son camp était aux abois –, et l’instabilité d’un parlement divisé en trois blocs – avec une Macronie canal historique réduite à peau de chagrin –, il a choisi, non seulement de rester, mais de caster son Premier ministre façon Nouvelle Star. D’Olivier Faure à Bernard Cazeneuve, de Laurent Berger à Xavier Bertrand, tous ont cru poser leurs valises à Matignon. Le chef de l’État, en pleine crise de légitimité, a multiplié les ballons d’essai. Avant d’enchaîner les entretiens tel un banal DRH.
À première vue, les apparences sont sauves. Si les Français ne rêvaient probablement pas de Michel Barnier, son style sans affect, sa sobriété de vieux loup de mer tranchent avec les rodomontades du nouveau monde macronien. Quarante ans après le tournant de la rigueur, place au tournant de la raideur ! Il n’empêche. L’ancien commissaire européen, l’ex-candidat aux primaires de la droite battu par Valérie Pécresse, est le choix d’un président contesté comme jamais. En 1958, de Gaulle voulait une République fondée sur la légitimité du chef. Pas de leader qui tienne sans soutien populaire. En 2024, Emmanuel Macron inaugure une présidence dégagée de cette vieille contrainte du suffrage. Libre de faire comme si les élections n’avaient pas eu lieu. Il n’y a pas si longtemps, on appelait ça pourtant : la démocratie.
Dans un essai érudit et plein d’esprit, Jacques Damade mène le lecteur à la découverte des îles disparues de Paris. Cette promenade à travers les siècles et l’histoire de notre capitale est un vrai régal.
D’après Jacques Hillairet, fameux historien de Paris, les îles disparues de Paris étaient huit. Fondateur des Éditions La Bibliothèque, Jacques Damade en a exhumé dix – et nous fait le tour du propriétaire. La géographie et l’histoire sont convoquées, la poésie fait des apparitions. L’ensemble est ludique, souriant et plein d’enseignements. Promeneur des deux rives, Damade musarde, guides anciens et cartes oubliées à la main (et caduques, puisque les îles ont disparu).
Souvent, en outre, il adopte le point de vue du piéton de Paris… du XVe, du XVIe, du XVIIe, voire du… XXIe siècle : Damade peut tout faire, il suffit de lui emboîter le pas. Tantôt il s’incarne en tafouilleux (chiffonnier de la Seine), tantôt (entre autres) en « noyé » (Damade peut tout faire).
Dix îles, disions-nous – jusqu’au XVIe siècle pour la plupart. Les voici, nommons-les, c’est un carnet de bal – d’est en ouest, de l’amont à l’aval : l’île Louviers, l’île aux Vaches, l’île Notre-Dame, l’île aux Juifs, l’île à la Gourdaine (rien à voir avec « gourgandine »), l’île du Louvre, l’île aux Treilles, l’île de Seine, l’île Merdeuse, l’île Maquerelle.
Avec l’apparition des ponts et la disparition des îles, l’orientation à Paris se fera de moins en moins d’est en ouest ; de plus en plus en fonction des rives (droite et gauche).
Dix îles qui, pour ne pas arranger notre affaire, ont souvent changé de noms et de formes au gré du temps. Ce qui fait de ce livre rapide, elliptique, une manière d’enquête – ou d’archéologie : où ont-elles disparu ?
Damade remonte le temps, le cours de la Seine et nous apprend, par exemple, que l’île Merdeuse doit « sans doute » – historien du dimanche (soir), Damade est précautionneux – son nom à un vieil égout « qui longe à ciel ouvert le ruisseau de Ménilmontant » et se jette dans la Seine « à la hauteur de la grille de Chaillot ». Large, « il parcourt la rive droite, recueille les égouts affluents : odeurs aux abords, alluvions à l’embouchure, apparence ocre » – bref, l’île Merdeuse, la plus à l’ouest des îles répertoriées.
Autre exemple où l’onomastique fait signe (et sens) : Maxime du Camp appelle « île des Cygnes » l’île dont le « premier nom était fort irrévérencieux » – « Île Maquerelle » jusqu’au début du règne de Louis XIV. Quant à « l’île aux Juifs » – devenue la place Dauphine – on vous laisse découvrir son lien avec… les Templiers.
Tout au long de cette promenade, l’onomastique joue des tours et un rôle déterminant : les indices sont rares mais existent, alibi et occasion de plonger dans quelques merveilles de bibliophilie, autre tropisme (gourmand) de Damade – tantôt Maxime du Camp, Félix et Louis Lazare, Henri Sauval, tantôt une gravure de Callot, un plan de Jouvin de Rochefort (1674), un paragraphe de Vidal de la Blache (« de Notre-Dame à la place de la Concorde, en passant par le Louvre, se déroulent successivement la gravité du XIIIe siècle, la grâce de la Renaissance, l’élégance du XVIIIe siècle »). L’ensemble est une illustration possible d’un octosyllabe de René Char : « Seules les traces font rêver. »
Les îles disparues de Paris, de Jacques Damade, illustrations d’Angèle Damade, Éditions La Bibliothèque, 2024. 180 pages
Notre chroniqueur du dimanche revient sur l’œuvre du génie provençal et son rapport avec la critique
Le monde littéraire vit au rythme des anniversaires. Il ne conçoit le marché des livres que par le prisme de l’éphéméride. Chaque année, l’écrivain élu des commémorations, bien mort, bien fossilisé, bien lambrissé dans les bibliothèques, a droit à son mausolée éphémère de papier. Sa renaissance durera le temps d’une quinzaine commerciale avec tracts, documentaires télé et « goodies ». Biographes et magazines se jetteront sur sa dépouille avec volupté pour l’oublier dans la foulée.
La littérature française, gloire de nos pères…
Si en France, nous n’avons pas de pétrole, nous avons eu par le passé des auteurs de premier plan, c’est-à-dire lus et traduits par millions d’exemplaires. Notre gloire nationale repose, en partie, sur ces vieux tuteurs-là qui ont façonné notre instruction publique et l’imaginaire des classes laborieuses. L’année dernière, Molière et Colette ont fait la Une des journaux ; cette année 2024, Ronsard tient la corde en septembre et le soufflé Pagnol du printemps est déjà retombé dans l’oubli. En avril, pour célébrer les cinquante ans de sa disparition, nous sommes retournés à la source du génie provençal, nous avons refait collectivement le chemin du petit Marcel d’Aubagne à Marseille, de l’Université d’Aix au lycée Condorcet, de la création de Topaze à l’élection à l’Académie française, du professeur adjoint à Tarascon à l’homme d’affaires, notre Disney à l’huile d’olive.
Chaque Français en âge de lire a feuilleté cet album de famille, il y avait là, Joseph l’instituteur, Augustine la couturière, René, « le petit frère », la revue Fortunio qui deviendra Les Cahiers du Sud, l’inénarrable Raimu, le chevalin Fernandel, la belle Jacqueline Bouvier, et toute la lyre, Marius, César, Manon et les autres… Pagnol, c’est le souffle de l’enfance qui vient décoiffer les esprits les plus engoncés, les plus hermétiques à la nostalgie d’un folklore à fleur d’humanités. On peut tenter de repousser cet élan-là, par intellectualisme faisandé ou pour se distinguer en société. Et puis, emporté par sa prose populeuse, par sa fantaisie si réelle, par la cohorte de ses personnages antiques, par l’attrait du drame bistrotier et de l’esclandre villageoise, on y cède, on s’y prélasse même au soleil noir du midi. Nous sommes enfin chez nous, que l’on soit né au nord de la Loire ou à la Pointe du Corsen. Marcel Achard, le Lyonnais aux lunettes à double foyer, le camarade des vaches maigres, bicorné lui aussi du Quai de Conti, fut terrassé ce 18 avril 1974, à neuf heures du matin, quand il apprit la mort de Marcel au 16, square du Bois de Boulogne : « Ce que je sais, ce que j’affirme et ce que je veux que l’on sache, c’est que Pagnol avait du génie ! Un génie bon-garçon, familier, sans pose. […] Ce grand homme – car c’en était un et on va bientôt s’en apercevoir – va désormais manquer à toutes mes joies et à toutes mes détresses. Que peut-on apprendre à oublier ! ». Pagnol a fait de Marseille, le foyer brûlant de son œuvre, alors qu’il n’y prêtait guère attention dans sa jeunesse. Selon le bon mot d’Yvan Audouard, « En somme, il tomba amoureux à retardement ». Car, Marcel n’a d’yeux que pour les succès parisiens et les palmes académiques. « A Marseille, il vivait en pensée dans la capitale. À Paris, il s’évade en imaginant vers ce Marseille qu’il avait aimé sans le savoir… […] Tous les exilés vous le diront : l’éloignement réveille leur patriotisme et pare des plus belles couleurs le pays qu’on a quitté (même si on l’a quitté avec allégresse) » écrit-il dans Audouard raconte Pagnol paru en 1973.
Disparition de la critique littéraire…
Il n’y a pas de saison pour parler de Pagnol, cette rentrée littéraire est même le moment opportun pour rappeler les liens qu’entretenait l’auteur avec la critique (dramatique). Entre 1944 et 1948, il composa Critique des critiques, une manière pour lui de rééquilibrer le débat et de se poser en arbitre : « La profession de critique est certainement l’une des plus anciennes : de tous les temps, il y eut des gens incapables d’agir ou de créer, qui se donnèrent pour tâche, et le plus sérieusement du monde, de juger les actions et les œuvres des autres ».
Le ton est donné, il oscille entre le rosse et le justicier. Il s’énerve sur le cas Rostand, que certains plumitifs osèrent qualifier de « poésie de pacotille », de « fantoches » et « d’artifices ». Pagnol sort son glaive vengeur : « Malgré les esthètes et les ratés, les héros du poète vivront éternellement dans la mémoire et le cœur des vrais hommes et des vraies femmes, et personne, absolument, n’y peut rien ». Il se rappelle également que les premiers ouvrages de Simenon furent hués, il rétablit la vérité : « Le monde entier sait que la littérature française possède maintenant un très grand écrivain, et qui pourrait s’asseoir à la table entre Balzac et Maupassant ». Ce temps de la critique reine, faiseuse d’anges, semble bien éloigné de notre actualité. Nous vivons une époque où la critique (littéraire) n’existe quasiment plus et n’influe qu’à la marge sur le succès ou l’insuccès d’un roman. Doit-on s’en réjouir ou s’en plaindre ?
Notes sur le rire suivi de Critique des critiques et de discours à l’Académie française de Marcel Pagnol – Fortunio – Éditions de Fallois
Hier, à bord de l’avion qui le ramenait à Rome au terme de son périple en Asie, le pape a annoncé qu’il « n’irait pas à Paris » en décembre.
Ainsi, le pape François n’honorera pas de sa présence l’office solennel programmé pour la réouverture – la résurrection, devrais-je dire – de Notre-Dame de Paris, en décembre prochain. Pour l’heure, il ne donne aucune justification de cette absence qui, tout de même, a de quoi surprendre. N’osant imaginer que la cause en soit qu’il ait piscine ce jour-là, nous nous voyons contraints de chercher ailleurs le motif. Il semblerait bien que la France, notre France, celle qu’on dit être « la fille aînée de l’Église » n’ait pas l’heur de susciter l’enthousiasme de Sa Sainteté. On se souvient que lorsqu’elle était venue à Marseille, voilà quelques mois, elle avait cru judicieux de préciser que ce n’était pas en France qu’elle se rendait. Offense, certes, mais offense que les fidèles d’ici auront bien voulu pardonner, ainsi que cela est prescrit dans le Notre Père. Sans doute doivent-ils se préparer dès à présent à pardonner aussi le faux-bond de Notre Dame…
Notre Dame de Paris, fleuron majeur du christianisme occidental, se relève donc de ses centres et renaît à la vie. Or, peut-être est-ce bien là qu’il faut chercher la véritable raison du peu d’empressement que le pape montre à conférer à cette résurrection l’éclat, la solennité, le retentissement qu’elle mérite. En fait, il me semble que François, Jésuite argentin, s’affirmant tiers-mondiste depuis toujours, n’est pas, en général, un grand fan de l’Occident. Ses discours, ses sermons, ses prêches de par le monde, comme ces jours derniers à l’autre bout de la planète, regorgent d’exemples, d’indices, de marques de prévention. À l’évidence, son regard de chef spirituel se porte moins sur le foyer occidental de la foi que sur ses excroissances – justement – tiers-mondistes. Ce serait donc plutôt ailleurs qu’ici qu’il envisagerait l’avenir d’un christianisme dont nous autres ne serions que le vestige plus ou moins honteux, la rémanence historiquement condamnée d’une domination spirituelle gauchie de colonialisme.
Notre Dame ne représenterait ainsi, dans l’esprit du souverain pontife, que l’arrogant symbole d’un passé, non pas de ferveur exaltée, mais sournoisement « suprématiste » ?
Est-ce que François – rejoignant en cela la conception politique d’un certain Mélenchon (connivence moins étrange qu’on pourrait le penser) – ne considérerait pas que sa mission cardinale, et à travers la sienne celle de l’Église de Rome, consisterait désormais à œuvrer pour une « créolisation » du christianisme ? On comprendrait mieux dès lors la défection de décembre. Une défection que, toute révérence gardée et en l’absence – pour l’instant- de toute justification convaincante, je m’autorise à regarder comme un camouflet.
L’action des graines du figuier sauvage, le film choc iranien de Mohammad Rassoulof, se déroule en pleine affaire Mahsa Amini.
« Pendant longtemps, j’ai vécu sur une île au sud de l’Iran. Sur cette île, il y a quelques vieux figuiers sauvages dont le nom scientifique est « ficus religiosa ». Le cycle de vie de cet arbre m’a inspiré. Ses graines, contenues dans des déjections d’oiseau, chutent sur d’autres arbres. Elles germent dans les interstices des branches et les racines naissantes poussent vers le sol. De nouvelles branches surgissent et enlacent le tronc de l’arbre hôte jusqu’à l’étrangler. Le figuier sauvage se dresse enfin, libéré de son socle. » Voilà comment Mohammad Rassoulof explique le titre énigmatique de son dernier long métrage, Les graines du figuier sauvage.
Femme, vie, liberté
La métaphore s’éclaire vite. Iman, enquêteur de police tout juste promu juge d’instruction au sein du bienveillant appareil judiciaire de la République islamique d’Iran, partage à Téhéran, avec son épouse Najmeh et ses deux filles étudiantes Rezvan et Sana, un logis à l’ameublement confortable, ce qui désigne leur foyer comme appartenant à la classe « moyenne supérieure » de la société perse, si délicatement régentée par les mollahs.
Si Iman se trouve du côté du manche, il bosse pourtant dans une capitale en ébullition : suite à la mort en garde à vue de Mahsa Amini, simplement arrêtée, on s’en souvient, pour s’être opposée au port obligatoire du voile, la jeunesse se soulève contre la dictature théocratique, à l’enseigne du slogan « Femme, vie, liberté ». Filmée par les smartphones, la répression aveugle qui s’abat sur les passants contraste avec l’image qu’en donne la télévision d’Etat, dans le poste perpétuellement allumé devant la table de salle à manger. Najmeh, femme d’ordre et bonne épouse musulmane, tâche de maintenir tant bien que mal la concorde au sein de la famille, clairement divisée par les événements : les filles ne sont pas dupes ; les réseaux sociaux diffusent sur leurs smartphones ces images des exactions que les parents refusent de voir.
Dans ce contexte, la sécurité des magistrats laisse à désirer : s’ils rechignent souvent à appliquer les peines d’exécutions que les barbus exigent d’eux par milliers, leur visage n’en circule pas moins sur la Toile, cible désignée des opposants ; il vaut mieux être armé, même à son domicile : Iman planque donc dans la commode le revolver que sa hiérarchie lui a confié, au cas où. Un jour, il cherche l’arme : elle a disparu, tandis qu’à son insu ses propres filles ont hébergé pour la nuit une copine en fuite, blessée dans la manif. Si sa hiérarchie apprend la disparition de l’arme, non seulement la carrière du procureur est foutue, mais il risque trois ans de taule. Prise en étau entre son mari et sa progéniture, Najmeh tente en vain de calmer le jeu. Car la paranoïa s’empare du sbire – miroir de celle du régime lui-même – au point qu’il oblige bientôt les siens à se prêter à un interrogatoire auprès d’un inquisiteur patenté (la séquence fait froid dans le dos). Au fil des conciliabules et tensions qui agitent le microcosme familial (les dialogues ciselés en rendent compte avec un art consommé) la situation, inexorablement, se détériore. Jusqu’au stade où le géniteur suspicieux va jusqu’à séquestrer ses propres enfants pour leur arracher la vérité. Remarquable est, dans Les graines du figuier sauvage, la figure ambigüe de Najemeh, la femme du monstre en puissance qu’est Iman : elle incarne cette posture instable où l’a placée, malgré elle et à ses dépens, la dictature archaïque dont son mari est le suppôt. Presque onirique, le dénouement prendra pour décor le labyrinthe d’une cité perdue où le cacique a forcé les siens à le suivre…
Le cinéma indépendant iranien (cf. Un héros, d’Asghar Farhadi, Les ombres persanes, de Mani Haghighi, ou encore les deux films précédents du même Mohammad Rassoulof, Le Diable n’existe pas, et son chef-d’œuvre, Un homme intègre) s’invente clandestinement, courageusement, presque miraculeusement contre le pouvoir en place, bien entendu sans autorisation officielle. Il prend appui, le plus souvent, sur un scénario implacable qui met aux prises les personnages avec la réalité kafkaïenne de la tyrannie théocratique, immiscée dans le moindre recoin de leur vie privée.
Condamné en appel à huit ans de prison pour « collusion contre la sécurité nationale », Mohammad Rassoulof a réussi à fuir l’Iran à temps pour présenter son film à Cannes, dont le jury l’a récompensé à juste titre de son Prix spécial. À Rassoulof, l’Allemagne a accordé l’asile politique ; il vit désormais en exil. Demeurés au paradis persan, l’équipe et les comédiens, mais aussi leurs familles, ne s’y sentent pas tout à fait en sécurité…
Les graines du figuier sauvage. Film de Mohammad Rassoulof. Allemagne, France, Iran, couleur, 2024. Durée : 2h46. En salles le 18 septembre.
Comment saisir toute la vérité d’un écrivain dont on veut faire le portrait dans un documentaire, quand il refuse de livrer ses secrets ?
La trame de L’Heure bleue de Peter Stamm est assez simple : une jeune cinéaste, Andrea, convoque un romancier sur les lieux de son existence, pour faire de lui un portrait plus ou moins fidèle. Il s’appelle Wechsler et son œuvre est derrière lui, mais il n’a rien perdu de son aura, du moins aux yeux d’Andrea, qui ne peut s’empêcher d’être littéralement obnubilée par lui. Cette fascination, comme elle le verra, n’est pas la garantie d’un film documentaire réussi. De plus, Wechsler finit par se montrer rétif au projet, à partir du moment où il comprend qu’il va se dévoiler dangereusement. Alors, il joue les absents, les grands silencieux, attitude qu’adoptent parfois les écrivains qui estiment avoir tout dit dans leurs livres.
Un flux incoercible
Peter Stamm a habilement choisi Andrea pour narratrice de cette histoire. À défaut d’un film, il y aura au moins un livre, sorte de journal intime dans lequel elle parlera de Wechsler. Andrea a, malgré tout, réussi à rencontrer Wechsler à diverses reprises, et a pu recueillir de lui divers apophtegmes, aussi définitifs que désespérés. Comme si l’écrivain voulait persuader à toute force Andrea de choisir un autre sujet : « Je crois, disait Wechsler, comme l’écrit Andrea, que j’ai imaginé que ce film allait me faire découvrir des choses sur moi-même par votre regard sur moi. Mais c’est absurde. » Parfois, ses propos sont plus radicaux encore : « En une heure vous prétendez obtenir quelque chose d’une personne ? dit-il. De toute ma vie je n’y suis jamais arrivé. » Les propos de Wechsler sont désabusés, remplis d’amertume aussi. Cela n’empêche pas Andrea de grappiller tout ce que Wechsler lui confie. Tout ce qui a trait à l’écrivain, sa vie, son œuvre, revient en elle comme un flux « incoercible », pour utiliser un terme propre aux manuels de psychiatrie. Elle rêve de lui, à défaut de pouvoir le filmer : « Wechsler s’approche par derrière, me prend par la taille. C’était un très beau rêve et j’étais merveilleusement heureuse. »
Les paroles ultimes
À lire avec attention de nombreux passages, on se demande si ce personnage de Wechsler n’est pas, pour Peter Stamm, une sorte de double fictionnel un peu fantasmé. Se décrit-il, à travers Wechsler, de manière peut-être trop belle ? Peter Stamm essaie d’éviter ce piège, sans toujours y parvenir. Quand, par exemple, Wechsler meurt à l’improviste, au milieu du roman, c’est pour mieux continuer à vivre dans la mémoire des autres protagonistes, qui n’ont de cesse d’évoquer entre eux le souvenir du grand homme. Le clou de cette longue cérémonie des adieux intervient lorsque Peter Stamm n’hésite pas à mettre dans la bouche de Wechsler quelques inoubliables mots de la fin, juste avant son trépas. Ce sont ces paroles ultimes, a-t-on l’impression, que Peter Stamm aimerait lui-même lâcher, au moment fatal. Ainsi, il fait dire à son écrivain en manque d’inspiration : « J’ai suffisamment écrit. Des dernières paroles ? Si je devais mourir maintenant, je dirais : C’est tout ? Et : Je n’ai pas vraiment tout compris. Et : C’était un peu bruyant. »
Un cri sans écho
Ce qui m’a également intrigué, dans L’Heure bleue, c’est la proximité, plus ou moins appuyée, avec un autre livre, que j’ai lu récemment : Oh, Canada, de l’écrivain américain Russell Banks. Ce dernier y racontait l’agonie, non d’un écrivain, mais d’un cinéaste, qu’une équipe de télévision vient visiter, alors qu’il va bientôt rendre l’âme. Ses dernières paroles, là aussi, seront dûment enregistrées, comme un bilan de sa vie, un testament-confession lancé à ses proches, et sans doute au public. Le roman de Russell Banks est certes d’une plus grande ampleur que celui, plus allusif, de Peter Stamm. Mais, chez chacun, s’exprime un long cri de désespoir, forcément sans écho, dans le désert spirituel actuel. Je pense que Russell Banks a opté pour une forme plus classique, alors que Peter Stamm s’inscrit davantage dans le postmoderne (« La mort ne signifie rien », écrit-il, phrase typique). Tous les deux offrent des formes complémentaires, pourrait-on dire, pour une conclusion similaire.
Un personnage féminin central
Avec cela, l’un des points forts de L’Heure bleue reste sans conteste la manière dont Peter Stamm se glisse dans le personnage de la jeune Andrea, pour le rendre vivant et touchant, malgré tous ses manques. L’échec de son projet sur Wechsler met la cinéaste dans une situation difficile. Il lui faut trouver un travail alimentaire, qu’elle décrit de manière sarcastique, ne s’y adaptant pas du tout. Au fond, malgré ses très nombreuses aventures amoureuses, elle est malheureuse. Surtout, elle s’ennuie : « Je m’ennuie avec moi-même », avoue-t-elle. Elle ajoute : « j’ai l’impression de me réveiller du néant, comme si toute ma vie jusque-là n’avait été qu’un rêve qui se dissout dans la lumière trouble du jour ». Dans toutes ces pages sur Andrea, Peter Stamm excelle à peindre un désœuvrement malheureux. L’Heure bleue redevient alors le roman du vide et de la détresse.
Il incombe à un personnage secondaire d’apporter quelque espoir salvateur à Andrea. Il s’agit de Judith, femme de foi (elle est pasteure), qui fut la maîtresse de Wechsler. Andrea s’est rapprochée d’elle peu à peu, par affinité élective. C’est avec cette femme désormais qu’elle voudrait vivre ‒ et, peut-être, retravailler. La fin ouverte de L’Heure bleue nous laisse sur cette promesse de sérénité retrouvée.
Peter Stamm, L’Heure bleue. Traduit de l’allemand (Suisse) par Pierre Deshusses. Éd. Christian Bourgois.
Russel Banks, Oh, Canada. Traduit de l’américain par Pierre Furlan. Éd. Actes Sud. Vient de reparaître dans la collection de poche « Babel ». L’adaptation de ce roman au cinéma par Paul Schrader sortira prochainement sur les écrans.
François Ruffin, qui avait rompu avec Jean-Luc Mélenchon durant les législatives, révèle dans son livre que la stratégie électorale communautariste de LFI ne lui convenait pas. Mieux vaut tard que jamais! Mais, il ne va pas jusqu’à dénoncer la dérive islamo-gauchiste de son ancien parti concernant le conflit israélo-palestinien.
« Clientélisme électoral », « mépris de classe », « campagne au faciès », le livre de François Ruffin, député de la Somme, décrit un parti LFI soumis au culte d’un chef, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne s’empêche pas beaucoup, ne se tient guère et se contrôle à peine. Pourtant, si le portrait de Jean-Luc Mélenchon correspond à ce que l’homme montre de lui-même et le décrit en autocrate vain et méprisant, il évite cependant le sujet le plus important : cet homme a ôté toute consistance morale à la gauche. Il est son déshonneur. Il a libéré l’antisémitisme en tant que force politique et puissance mobilisatrice. Depuis Hitler pourtant, on croyait l’Europe protégée de ce type de dérive. Depuis Jean-Luc Mélenchon, en France, je n’en suis plus si sûre.
Nouvelle France
Dans Itinéraire, ma France en entier, pas à moitié, François Ruffin raconte des tracts conçus en fonction du faciès de la clientèle visée. Un tract avec le visuel de Mélenchon dans les quartiers dits difficiles où est regroupée la population arabo-musulmane notamment, et un autre type de tracts pour les « Blancs » et les habitants du monde rural. Derrière cette anecdote, il y a surtout l’histoire d’un leader politique qui fait une distinction entre un peuple ancien à délaisser, les classes populaires et les habitants de la ruralité, et un peuple nouveau à investir : celui issu des quartiers.
Le député de la Somme révèle ainsi avoir eu « honte » d’avoir mené une « campagne au faciès » lors des dernières législatives, distribuant des tracts à l’effigie de Jean-Luc Mélenchon aux « Noirs et aux Arabes » d’Amiens-Nord, mais pas aux « Blancs ». Pourquoi ? Parce que Jean-Luc Mélenchon pense que ces deux peuples ont des identités peu compatibles et qu’il faut choisir son camp. Le problème est que dans les quartiers existe déjà une force constituée : l’islam dans sa version politique. Cibler cette clientèle, surtout en investissant les jeunes, c’est miser sur les plus radicalisés, ceux qui font passer l’islam avant les lois de la République. C’est ce choix-là que Jean-Luc Mélenchon a fait en conscience. Mais cette analyse-là n’est pas faite jusqu’au bout par ses opposants, car tout le clientélisme de la gauche, y compris non LFI, est bâti sur cette logique-là. Pourquoi croyez-vous qu’EELV a invité Médine à ses journées d’été ? Pourquoi croyez-vous qu’Olivier Faure préfère sacrifier le bon score de Raphaël Glucksmann pour préserver son lien de soumission au leader Insoumis ? Parce que dans nombre des derniers bastions qui leur reste, c’est le clientélisme islamiste ou communautariste qui leur permet de garder leur fief, et ce clientélisme-là est entre les mains de LFI.
Sur ces critiques, François Ruffin a été défendu par Fabien Roussel, victime en son temps, comme l’est aujourd’hui le député de la Somme, du fanatisme de nombre de militants LFI, lesquels sont puissants sur les réseaux sociaux. Il faut dire que le dirigeant du PC partage probablement le qualificatif de « repoussoir » attribué par Ruffin à Jean-Luc Mélenchon. Mais que pèse encore réellement le patron du PC aujourd’hui? Si on en croit le programme de la fête de l’Humanité, Houria Bouteldja, dont l’ouvrage raciste et antisémite Les Blancs, les Juifs et nous est pourtant passé crème à gauche, devrait participer à une table ronde sur l’antisémitisme. Cela ne manque pas de piquant, à moins qu’elle ne soit là comme spécimen à étudier… Cela démontre surtout que la gauche républicaine est totalement marginalisée, et qu’aujourd’hui c’est bien la stratégie du leader Insoumis qui l’a emporté. La gauche cornaquée par LFI est islamo-gauchiste. Ce sont les islamistes qui apportent leur projet; la gauche, elle, les légitime et est chargée de passer une fine couche de vernis social sur les couches de haine raciale. On peut s’en indigner, mais en politique, choisir sa clientèle peut permettre l’accès au pouvoir ; c’est ce calcul que fait Mélenchon. Et en soi, il n’est pas illégitime.
Nos sociétés politiques actuelles se sont construites sur le souvenir de la Seconde Guerre mondiale
En revanche, ce qui est profondément illégitime, dangereux et inacceptable, ce n’est rien de tout cela. C’est d’avoir rompu avec le principal acquis de la Seconde Guerre mondiale. En faisant du conflit à Gaza un moyen de faire passer la jeunesse à l’action politique, le leader Insoumis a fait de la haine et particulièrement de la haine des Juifs un outil de constitution d’une force électorale et militante. Cela ne s’était plus vu en Europe depuis… Hitler. Là est la rupture impardonnable.
Mais cela ne sera dénoncé par personne à gauche, car tous se sont alliés à LFI en pleine connaissance de cause et cela les a salis à jamais. Aujourd’hui, que ce soit dans le camp de Mélenchon ou dans le clan de Ruffin, les militants de gauche continuent à donner des leçons sur les réseaux, mais ils ont perdu leur magistère moral. Il faut dire que cautionner le retour de l’antisémitisme au cœur des sociétés européennes, on l’aurait plutôt attendu de l’extrême-droite. Mais non, grâce à LFI, le privilège de cette infamie revient à la gauche. Le pire est que cette forfaiture a, comme je l’ai expliqué, sa forme de rentabilité. S’il y avait une seule chose à dénoncer, c’était celle-là. Le sujet aura pourtant été évité par tout le monde.
"Le Pape Formose et Etienne VI" de Jean-Paul Laurens, 1870. Musée de Nantes. DR.
Notre chroniqueur n’a pas peur d’entrer en conflit avec Elisabeth Lévy, la main qui nous nourrit tous. Quand l’une semble comprendre l’exécration universelle qui frappe désormais l’un des hommes les plus aimés de France, l’abbé Pierre, l’autre s’émeut (comme dit la vache) de ces jugements a posteriori qui lui rappellent diverses sentences post mortem de sinistre mémoire. « Peut-on juger un mort ? » demande la patronne. « On peut — ça s’est fait. Et pas qu’une fois », répond notre érudit, friand d’histoires épouvantables.
En janvier 897, le pape Etienne VI convoqua un synode pour juger l’un de ses prédécesseurs, Formose, décédé en avril 896. Il s’agissait de régler une obscure querelle entre factions rivales. Le corps de Formose est déterré, revêtu de ses habits pontificaux et installé sur un trône. L’ex-pape se voit attribuer un avocat, et un diacre répond aux questions à sa place. Je vous la fais courte (tous les détails dans Daniel-Rops, Histoire de l’Eglise du Christ II, L’Église des temps barbares, 1950) : l’élection de Formose est dénoncée et annulée, l’ex-évêque de Rome est dépouillé de ses attributs pontificaux, on lui coupe les deux doigts de la main droite avec lesquels il bénissait, on le balance au peuple qui le jette dans le Tibre. On récupéra plus tard, miraculeusement, le corps desséché, que l’on ramena à Rome. Les statues, dit la légende, s’inclinaient sur son passage, et il fut définitivement inhumé dans la basilique Saint-Pierre. Jean-Paul Laurens, un peintre de la IIIème République qui avait fait de l’anti-religion son fonds de commerce, en tira un tableau saisissant. Evidemment, tout cela se passait durant le Saeculum obscurum (le siècle sombre) de la papauté, qui vit se succéder 12 papes en une soixantaine d’années.
Moyen Age, me direz-vous. Âges obscurs…
Au milieu du XVIIe siècle, Olivier Cromwell renversa en Angleterre le roi Charles Ier, et le fit promptement décapiter (30 janvier 1649) à Whitehall. C’était un génie politique et militaire, et il dirigea le pays avec habileté jusqu’à sa mort en 1658. Trois ans plus tard, le fils de Charles Ier, Charles II (d’où le fait que l’actuel roi soit Charles III), fut réinstallé sur le trône, et l’on s’occupa à juger Cromwell de façon posthume : on le déterra, on le pendit dans une cage à Tyburn, on le décapita et l’on planta son crâne sur un poteau. En fait, il fut grossièrement hanged and quartered, le châtiment ordinaire des criminels d’Etat — voir la fin de Braveheart.
Ce ne sont là que deux exemples de la longue liste des individus célèbres frappés de damnatio memoriae — dont nombre d’empereurs romains, à commencer par Néron. Leur nom disparaissait des actes et des monuments, leur corps était en général jeté dans le Tibre. En Egypte antique, on en avait fait autant avec Hatchepsout ou Akhenaton — entre autres. Dans le palais des doges, à Venise, on peut admirer les portraits de tous les doges — sauf celui de Marino Falieri, qui fut décapité en 1365 et son portrait recouvert de peinture noire.
Suggérons à Caroline De Haas, inlassable avocate des femmes humiliées par des hommes (ou qui a posteriori, si je puis dire, en ont conçu de l’humeur) d’aller à Esteville (Seine-Maritime) déterrer l’abbé Pierre, et de le précipiter à la Seine, qui n’est pas très loin. Qu’elle se dépêche, le centre Emmaüs dédié à la mémoire de l’abbé fondateur va fermer ses portes pour éviter, sans doute, que des harpies vindicatives ne lacèrent le cadavre frappé de damnatio memoriae. Effacé, le souvenir des enfants juifs planqués par lui en 1942. Oublié, le fait qu’il ait fait passer en Suisse le plus jeune frère de De Gaulle. Gommée, son action dans les maquis du Vercors et de la Chartreuse. Passées sous silence, ses protestations pour sauver les pauvres durant l’hiver 1956.
Et pourquoi cette réécriture de l’Histoire ? Il a eu des tentations très charnelles auxquelles il n’a pas résisté.
Je reste sidéré par le fait qu’une société laïque — la nôtre — persiste à exiger d’un religieux l’obéissance au vœu de chasteté. Et toutes ces bonnes du curé qui au fil des siècles ont enfanté des « filleuls » qui étaient autant de fils de prêtres ? Et les petits garçons que l’abbé Dubois (1656-1723 — « il court il court, le furet » est la contrepèterie la plus illustre de la chanson française) s’obstinait à lutiner, lui qui fut par ailleurs l’un des plus grands ministres des Affaires étrangères français ?…
Post mortem ! Je n’en reviens pas. Nous sommes dans une époque où des dames en quête de notoriété poursuivent de leur vindicte l’homme qu’elles ont aimé. Il a raison, Hugo : « Toute fille de joie en séchant devient prude » — c’est dans Ruy Blas.
Il a forniqué ? Tant mieux pour lui, c’était un homme de chair et pas uniquement un pur esprit. Vous ne voulez que des saint Ambroise et des Vincent de Paul ? Où les trouverez-vous ? Et moi qui croyais que la France était justement, au contraire de l’Amérique, un pays où la vie sexuelle, même extravertie, n’était pas un péché mortel… Où des présidents de la République rentraient chez bobonne à l’heure du laitier…
C’est la seconde fois que je m’intéresse à ce que notre modernité fait à l’abbé Pierre et à sa mémoire. Parce que c’est emblématique d’une société où règne à nouveau le puritanisme anglo-saxon le plus rude. Jugeons les gens sur ce qu’ils font, pesons exactement leurs actes, et rendons justice aux morts — c’est bien tout ce qu’on peut leur rendre, malheureusement.
L’attentat contre la synagogue de la Grande-Motte a suscité dans la classe politique les habituelles rodomontades, généralement annonciatrices de renoncements. Certes, la gauche et les macronistes, qui ont pactisé avec LFI et pactiseront encore demain si cela sert leurs intérêts, dénoncent sa responsabilité dans la recrudescence des actes antijuifs. Mais tous refusent avec constance de voir que dans une grande partie de la jeunesse musulmane, l’antisémitisme est devenu tendance.
Pour commencer la saison, j’aurais préféré vous entretenir de ce courriel m’annonçant que septembre est « le mois de la prostate », matière à réflexion sur la rage contemporaine de tout montrer qui se déploie paradoxalement derrière l’étendard de la transparence – paradoxalement, car en théorie ce qui est transparent ne se voit pas. Mais me voilà encore une fois requise par un phénomène aussi récurrent à la une des magazines que la misère de l’hôpital public (ou de l’école, ou de l’armée…) : l’antisémitisme. Que dire encore sur la haine des juifs, qui ne l’ait été d’innombrables fois ? Son transfert de l’extrême droite à une frange significative de la société musulmane, le soutien sans participation de l’extrême gauche, le déni de nos dirigeants, l’alibi palestinien, le silence ou l’euphémisation du Parti des médias, l’entourloupe consistant à sonner le tocsin contre l’extrême droite : tout cela est connu de qui veut connaître.
Bien entendu, nous ne verrons rien
On ne sursaute plus quand Gérald Darmanin indique que les actes antisémites ont augmenté de 200 % depuis le 7-Octobre. On devrait pourtant méditer cette funeste contagion qui fait que, quand un juif est frappé quelque part, cela donne envie à certains d’en frapper d’autres. La plupart des êtres humains, doués d’empathie, s’identifient plus volontiers aux victimes qu’aux tortionnaires. Cette définition simple de l’humanité ne fonctionne plus. Pour pas mal de monde, le pogrom du Hamas a agi comme un encouragement, sinon à molester ou tuer des juifs, à les vomir haut et fort, ceci avant que la première balle israélienne ait été tirée. À cela aussi, on s’habitue.
Après l’attentat (raté) du 24 août contre la synagogue de La Grande-Motte, ce qui enrage presque autant que le crime (par chance sans victime, sinon un policier légèrement blessé), c’est le torrent de mots creux qu’il a déclenché. Ainsi a-t-on pu entendre Gabriel Attal déclarer que « s’attaquer à un juif, c’est s’attaquer à la France » (ou à la République, les deux variantes existent), ritournelle psalmodiée après chaque attentat[1]. Tous ces beaux esprits qui ne peuvent pas se passer des juifs, on en pleurerait.
En décembre 1981 après le coup d’État de Jaruzelski en Pologne, notre ministre des Affaires étrangères Claude Cheysson faisait scandale en déclarant « Bien entendu nous ne ferons rien ». Cette sincérité un brin cynique est infiniment plus respectable que les « Nous ne céderons pas » de nos dirigeants, vaines rodomontades qui annoncent rituellement de nouveaux renoncements.
Car bien entendu, nous ne ferons rien. Conformément au théorème de Péguy, avant d’agir, il faudrait nommer et avant de nommer, il faudrait voir. Certes du PS au RN, il y a désormais unanimité contre les Insoumis et leur dégoûtante complaisance. Des hiérarques socialistes, écolos et communistes qui se sont acoquinés avec le parti de Rima Hassan ont leurs vapeurs. Ils prennent leurs distances. Au moins le temps de pleurnicher devant les caméras. Quant aux macronistes, maintenant qu’ils ont sauvé quelques dizaines de sièges grâce à leur carnaval antifasciste, ils prétendent désormais sauver leur âme avec des trémolos. Il y a deux mois, pour les uns comme pour les autres, l’antisémitisme n’était pas un motif de rupture, mais un point de détail. On n’a pas oublié.
L’antisémitisme, tendance dans une large partie de la jeunesse
Tous ont ouvert un œil – qu’ils refermeront dès que leurs intérêts électoraux seront en jeu. L’autre reste désespérément clos. Si les Insoumis instrumentalisent les sentiments antijuifs, c’est bien que ces sentiments existent. Où donc, au fait ? On le sait depuis 2002, le feu antisémite couve dans nos territoires perdus, là où les expressions les plus radicales de l’islam sont devenues la culture dominante. Toutes les enquêtes en attestent : pour une grande partie de notre jeunesse musulmane, l’antisémitisme n’est pas honteux, il est tendance. Seulement, pour l’admettre, nos admirables sauveurs de République devraient renoncer à leurs illusions multi-culti et à l’image flatteuse d’eux-mêmes qui va avec. Bien entendu, nous ne verrons rien. On continuera à se raconter des fadaises sur le vivre-ensemble perturbé par une infime minorité qui n’a rien à voir avec l’islam. Et à importer des antisémites au nom des droits de l’Homme.
Le Parti des médias nous enjoindra encore et toujours de regarder ailleurs. Il accueille en fanfare le « roman » d’Aurélien Bellanger. Le gars a dégoté une niche originale dans l’antifascisme. Pour lui, l’urgence, c’est de combattre la (fantomatique) gauche laïque. L’ennemi, c’est Philippe Val, c’est Manuel Valls, et même (la classe) feu Laurent Bouvet, fondateur du Printemps républicain qui ont, accrochez-vous, « réinventé un racisme à gauche ». Son hypothèse est résumée par Le Nouvel Obs : « Et si c’était au cœur de la gauche qu’était né l’esprit réactionnaire et raciste qui menace notre époque. » Tant de sottise laisse sans voix.
Le 26, pour sa grande rentrée sur France Inter, Sonia Devillers reçoit ce Bellanger en majesté. Deux jours après qu’une synagogue a été attaquée au nom de l’islamo-palestinisme, cet inutile marquis des lettres ose déclarer : « Une islamophobie extrêmement forte travaille la société française. » Ce n’est pas l’islamisme qui travaille la société française, ce n’est pas l’antisémitisme, c’est l’islamophobie. Ravie de la crèche islamo-gauchiste, son interlocutrice ne songe pas à lui rétorquer que l’islamophobie, comme la critique de toute religion, est un droit. Sa bonne volonté progressiste vaudra à notre duo les félicitations de l’ex-CCIF dissous en France pour propagande islamiste.
Le même jour, un ami me raconte que son fils de 9 ans, scolarisé dans le public à Paris 14e, dans un coin plutôt bobo, a compris spontanément, sans la moindre consigne parentale, qu’il devait taire qu’il était juif. Comme son grand-père est un juif turc, le gamin brode sur ses origines turques. Des ondes nationales aux cours de récré, tout le monde a intégré l’avènement de la nouvelle France dont parle Zemmour.
Je n’aurais pas dû. Je me suis surprise à penser tout haut (sur CNews) que je ne finirai peut-être pas ma vie dans mon pays. Il ne s’agit pas d’un choix, encore moins d’une décision, plutôt d’un constat. L’idée qu’un jour, ce ne sera plus tenable. Pour les juifs et, un peu plus tard, pour les autres Français, ceux qui n’ont pas d’Israël. Alors peut-être qu’à quelques-uns, pour rester ensemble et pas trop loin, on fera notre alyah en Italie.
[1] Manuel Valls l’a aussi appliquée aux catholiques après des attentats contre des églises, ce qui est bien le moins.
Instrumentalisées ou non, les émeutes anti-immigration qui ont éclaté en Angleterre cet été ont révélé la détresse économique et sociale d’une classe populaire blanche « invisibilisée » par les élus et les médias. Dans cette société ethniquement cloisonnée, seules les minorités ont le droit de revendiquer leur identité.
Le 29 juillet à Southport, au nord de Liverpool, un inconnu de 17 ans a fait irruption dans des locaux où se tenait un cours de danse pour petites filles. Armé d’un couteau, il en a tué trois, âgées de 6, 7 et 9 ans, et blessé huit autres ainsi que deux adultes, avant d’être maîtrisé par la police. Le lendemain soir a commencé une série d’émeutes qui, pendant huit jours, ont secoué 22 villes en Angleterre et Irlande du Nord, laissant un bilan de 130 policiers blessés, plus de mille arrestations, et pour 300 millions d’euros de dommages. Quatre hôtels hébergeant des migrants ont été attaqués.
La causalité, selon le philosophe écossais David Hume, est le ciment de l’univers. Ce ciment semble plutôt mou quand il s’agit d’expliquer les causes exactes de ces émeutes. D’après le récit officiel du gouvernement et des principaux médias, tout serait parti de fausses rumeurs concernant l’identité de l’auteur du crime, propagées sur les réseaux sociaux par des internautes islamophobes, voire russes. Ces rumeurs ont fourni un prétexte à des groupes d’extrême droite pour descendre dans la rue afin de terroriser musulmans et migrants et en découdre avec la police. Cette demi-vérité tire un voile commode sur les causes sous-jacentes d’une colère populaire réelle et largement partagée, que des voyous ultranationalistes ont pu accaparer. Les commentateurs français ont proposé une autre explication : les Britanniques auraient choisi pour gérer l’immigration un « modèle » dont le nom serait « multiculturalisme » et qui serait « un échec ». Cette interprétation, malgré les assertions erronées qui l’accompagnent souvent sur le rôle de la charia outre-Manche[1], contient, elle aussi, sa part de vérité, mais reste trop abstraite pour nous permettre de comprendre ce qui s’est passé.
Le multicommunautarisme
Le point de départ est moins un modèle qu’une immigration bien différente de celle qu’a connue la France, qui est dominée par des immigrés musulmans d’origine nord-africaine. L’immigration britannique vient principalement du sous-continent indien et comprend non seulement des musulmans, mais des hindous et des sikhs. Comme en France, il y a aussi une immigration de l’Afrique subsaharienne et une autre des Caraïbes. En arrivant sur le territoire anglais, ces groupes, qui ont des identités et des religions bien distinctes, ont eu tendance à s’établir chacun dans des quartiers précis, non pas parce que l’État les y avait installés, mais parce que la tendance des nouveaux arrivants est de rejoindre des compatriotes qui peuvent les accueillir et les guider dans le nouveau pays. En outre, les quartiers voisins sont souvent occupés par les autres groupes ayant des us et coutumes différents. C’est ainsi que des réseaux claniques, notamment le système « biraderi » qui est très fortement ancré au Pakistan, en sont venus à régir la vie des immigrés dans certaines de ces communautés. La dépendance à ces structures est parfois si grande que les liens claniques sont même resserrés par l’installation à l’étranger. Le résultat, dans certaines villes anglaises, est une mosaïque communautaire, même si ces communautés ne sont pas complètement étanches et que beaucoup de personnes issues de l’immigration n’y résident pas ou plus.
La présence des immigrés n’a pas été accueillie avec équanimité par la population autochtone et les émeutes récentes n’ont rien de nouveau. Entre 1958 et 2011, on peut compter au moins une douzaine d’émeutes violentes qui ont jalonné la montée progressive de l’immigration. En outre, des tensions interethniques bouillonnent sous la surface et peuvent exploser. Pendant quelques semaines en 2022, la ville de Leicester a vu des batailles entre hindous et musulmans, inspirées par l’animosité indo-pakistanaise, mais déclenchées par de fausses rumeurs numériques. À Birmingham en 2005, des violences provoquant deux morts ont éclaté entre Noirs et Pakistanais. Le prétexte était encore une fausse rumeur, mais la cause essentielle était la meilleure réussite économique des « Asiatiques » (« Asian » est le terme en anglais pour les immigrés indiens et pakistanais). Ce même conflit s’est invité dans les émeutes de 2011 qui ont fait cinq morts : une violente protestation antipolice de jeunes Noirs s’est transformée en une orgie de pillages dont beaucoup de commerces asiatiques ont fait les frais. Ces tensions interethniques ont été exacerbées par les municipalités qui, allouant des fonds pour des infrastructures, ont involontairement mis les différents groupes en concurrence[2]. Enfin, l’absence d’une laïcité à la française offre aux différentes identités religieuses de la visibilité dans l’espace public.
C’est ainsi que, depuis les années 1950, des tensions inhérentes à la situation outre-Manche perdurent. Plutôt qu’un succès relatif suivi d’un échec, l’histoire de l’immigration est un tiraillement permanent entre intégration et désagrégation. La tolérance a produit des cas d’intégration réussie, notamment au niveau du gouvernement, mais la peur d’être accusé de racisme a encouragé un laisser-faire excessif dans certaines villes. Ce qui a empiré la situation, c’est la montée de l’idéologie identitaire de gauche qui conforte les communautés cherchant à affirmer leur singularité. Pendant longtemps, les Blancs croyaient pouvoir se dispenser d’une « identité » : ils étaient la majorité, ils incarnaient la norme. Seules les minorités avaient besoin d’une identité. Aujourd’hui, les classes populaires blanches souffrent de cette absence et quand elles veulent affirmer une identité, elles sont qualifiées de « racistes ». Ce qu’elles cherchent, au fond, c’est une reconnaissance qui leur est systématiquement refusée.
À couteaux tirés
Le symptôme le plus évident de ce refus est le déni. Élus et journalistes nient les problèmes de l’immigration et dénient aux Blancs désavantagés jusqu’à la capacité de juger des choses pour eux-mêmes. À Southport, les signes d’une authentique colère populaire ont précédé les violences. Dans la journée du 30 juillet, lors d’une visite de soutien à la ville, le Premier ministre, Keir Starmer, a été accueilli par des huées : « Combien d’autres [victimes] ? », « Nos enfants sont morts et vous vous en allez déjà ? » Son gouvernement, sans doute pour calmer des spéculations sur la possible nature terroriste de la tuerie, a choisi de la situer dans le contexte de l’épidémie actuelle de criminalité à l’arme blanche. Ce faisant, il a contribué à jeter de l’huile sur le feu. En effet, les attaques à l’arme blanche touchent surtout de petites frappes impliquées dans le trafic de drogue. La tuerie de Southport est de nature très différente et se rapproche beaucoup plus du modèle djihadiste : on poignarde un individu ciblé dans la rue ou on tue le plus de personnes possible avant d’être neutralisé. La Grande-Bretagne en a connu plusieurs dans son histoire récente : assassinat et tentative de décapitation d’un soldat en 2013 ; attentats de Westminster et du pont de Londres en 2017, faisant un total de 13 morts ; en 2019, cinq personnes poignardées par un terroriste dont deux mortellement ; l’année suivante, deux victimes poignardées par un autre.
Ce mode opératoire a clairement inspiré d’autres tueurs souffrant plutôt de problèmes mentaux. L’année dernière, à Nottingham, un immigré a poignardé deux étudiants et un homme plus âgé. En juillet cette année, un homme noir a tenté de poignarder un soldat dans la rue pour un motif inconnu. Ces exemples ont poussé le public – et Nigel Farage, le leader de Reform UK – à poser des questions sur la motivation du tueur de Southport ou le modèle qu’il a suivi. La police a annoncé rapidement que ce n’était pas un terroriste, mais la tentative des travaillistes de noyer le poisson islamiste n’a pas berné le public. Une interrogation reste entière : pourquoi l’assassin, d’ascendance rwandaise, a-t-il ciblé un cours de danse fréquenté par des petites filles blanches fans de Taylor Swift ? Quand un député conservateur a été assassiné en 2021 par un djihadiste, les autorités et les médias ont d’abord évoqué les éventuels problèmes psychiatriques du tueur, avant de reconnaître le caractère terroriste du meurtre, pour finalement resituer le crime dans le contexte général de la haine en ligne dirigée contre les élus. Aujourd’hui, les citoyens sont las d’être pris pour des imbéciles.
Manifestation devant le siège du parti de Nigel Farage à Londres, en raison de son rôle présumé dans les émeutes d’extrême droite à travers le Royaume-Uni, 10 août 2024 Tayfun Salci/ZUMA Press Wire/Shutterstock/SIPA
L’impression de déni est renforcée par deux autres éléments. D’abord, les « Asian grooming gangs », ces réseaux d’hommes, majoritairement d’ascendance pakistanaise, qui pratiquent l’exploitation sexuelle de mineures, majoritairement blanches, soumises à des viols collectifs et à des tortures physiques et mentales. La ville de Rotherham, qui a connu des émeutes très violentes après Southport, est aussi celle où, de la fin des années 1980 à 2013, une bande de violeurs a pu opérer en toute impunité, faisant probablement plus de 2 000 victimes. La peur d’être traitées de racistes a paralysé les autorités municipales tandis que la police n’a pas pris l’affaire au sérieux par mépris sexiste envers des filles des classes inférieures. Les procès des coupables sont encore en cours. Mais c’est seulement après la création par le gouvernement d’un groupe de travail spécialisé, en 2023, qu’on a découvert l’ampleur du phénomène. Pourtant, la volonté de le minimiser reste très forte chez certains chercheurs, fonctionnaires, élus et journalistes de gauche. Ensuite, l’action policière durant les émeutes a montré qu’en matière de maintien de l’ordre, il y avait deux poids, deux mesures. En anglais, on dit « two-tier policing » (« à deux niveaux »), ce qui a permis la création d’un surnom qui rime pour Starmer ; « two-tier Keir ». Ainsi, la police semble beaucoup plus indulgente avec les manifestations de minorités (pro-BLM, propalestiniennes…) qu’avec celles qui impliquent majoritairement des Blancs (anticonfinement, anti-immigration…). Bien que justifiée dans une grande mesure, la réponse vigoureuse des autorités cet été ne pourra que renforcer le sentiment d’aliénation qui prévaut dans nombre de quartiers populaires blancs.
Nous voilà bien logés !
Malgré le déni à gauche, de nombreux sondages montrent que pour les Britanniques, l’immigration est la question prioritaire. Le Brexit devait, disait-on, régler ce problème. Or, s’il a arrêté les flux de travailleurs venant de l’UE, ces derniers ont été remplacés, non par des autochtones, mais par une main-d’œuvre importée de pays non européens. Boris Johnson a été élu sur la promesse de réduire considérablement l’immigration d’ouvriers peu ou non qualifiés, aptes à concurrencer les travailleurs britanniques, et de privilégier l’immigration d’ingénieurs ou de chercheurs, capables de contribuer au bien commun. Cette promesse n’a pas été tenue. 83 % de la main-d’œuvre importée continue à être non ou peu qualifiée. La pandémie a renforcé le besoin de salariés sans diplômes (et moins chers que les citoyens britanniques) dans le secteur hospitalier et celui des soins à la personne. Il est clair que les ouvriers britanniques sont défavorisés : 9 % de la force de travail était née à l’étranger en 2004 ; aujourd’hui, le chiffre est monté à 21 %.
On a beaucoup parlé de soldes migratoires record : 745 000 en 2022 et 685 000 en 2023. En réalité, il s’agit pour la vaste majorité de visas temporaires accordés à du personnel soignant non qualifié et aux étudiants, dont l’argent finance le système universitaire d’ailleurs très performant. Des mesures prises par le gouvernement conservateur ont déjà permis de baisser drastiquement (de 80 %) le nombre d’arrivées cette année. Mais le sentiment que les autorités font fi des classes ouvrières britanniques demeure. L’une des cibles principales des émeutes récentes ont été les hôtels où sont logés les migrants illégaux. Il y en a 400 aujourd’hui, tous situés dans des quartiers défavorisés, à un coût de 10 millions d’euros par jour pour le contribuable. Or, le Royaume-Uni souffre actuellement d’une crise du logement très sévère qui est l’une des causes principales de la défaite électorale des conservateurs. La colère dirigée contre les hôtels est inexcusable, mais compréhensible. À sa manière, c’est encore un appel au secours – comme le Brexit – des « déplorables », des « somewhere ». Par leur réponse sécuritaire et répressive, les travaillistes ont réussi à remettre le couvercle sur la cocotte-minute. Il leur faut maintenant convaincre cette population qu’ils ont compris les causes de sa détresse.
Entre succès populaire des Jeux olympiques et Bérézina politique, les Français sortent d’un étrange été. Le président Macron a crucifié nos institutions, et entame une curieuse cohabitation.
En clôture d’un été olympique, couvercle parfait pour calmer le feu, Michel Barnier a été nommé Premier ministre. Après des européennes remportées par le RN, une dissolution dont on cherche encore les motifs, et des législatives brouillées par la résurrection du front républicain, l’ex-négociateur du Brexit pour l’Union européenne s’est installé à Matignon. Pour combien de temps ? Mystère et boule de gomme, vu que tout dépend de Marine Le Pen. Le jour où son parti censurera la majorité, la confusion repartira de plus belle. Avec son lot de tractations, de bruits de couloir et de têtes d’affiche sorties du chapeau. À l’image de Lucie Castets, étoile filante du Nouveau Front populaire, ou de Thierry Beaudet, président d’un Conseil économique, social et environnemental qui pond des rapports bons à caler les armoires. Pour l’heure, tout le monde s’interroge. Le gouvernement tiendra-t-il ? Le cessez-le-feu acté par Madame Le Pen durera-t-il ? Plombée par son endettement, la France évitera-t-elle la mise sous tutelle du FMI ? Autant de débats qui enflamment les médias tout en épargnant l’artificier en chef du chaos : Emmanuel Macron.
C’est bien connu, quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Telle est la leçon de l’été, où la dégringolade politique fut inversement proportionnelle aux médailles raflées par Léon Marchand. D’un côté, un nageur en or accumulant les titres sous les vivats de la foule ; de l’autre, un président jouant la montre au bord de la piscine, s’abritant derrière l’éclat du champion national. Durant des semaines, le pays a vibré au son d’une Marseillaise recouvrant la sombre vérité : Emmanuel Macron a crucifié nos institutions. Jadis, le président battu devait partir. C’est ce que fait de Gaulle en 1969, démissionnant le soir même de son référendum perdu. Un départ annoncé en deux phrases d’une austérité d’ecclésiaste : « Je cesse d’exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend effet aujourd’hui à midi ». En 1986, Mitterrand est le premier à corrompre l’usage, se maintenant malgré sa défaite aux législatives. Ainsi naît la cohabitation, où Matignon est offert sur un plateau à la majorité contre-présidentielle. Puis cette pratique anti-gaullienne se mue en norme. Par trois fois en onze ans, le président appelle à ses côtés un Premier ministre de l’autre bord – Jacques Chirac, Edouard Balladur et Lionel Jospin. Mieux vaut partager le pouvoir qu’abandonner l’Élysée. Cette année, dans la touffeur de l’été, Emmanuel Macron a inventé une nouvelle pratique : perdre sans cohabiter. Malgré sa déroute aux européennes – dans lesquelles il s’est personnellement engagé –, le fiasco du premier tour des législatives – où son camp était aux abois –, et l’instabilité d’un parlement divisé en trois blocs – avec une Macronie canal historique réduite à peau de chagrin –, il a choisi, non seulement de rester, mais de caster son Premier ministre façon Nouvelle Star. D’Olivier Faure à Bernard Cazeneuve, de Laurent Berger à Xavier Bertrand, tous ont cru poser leurs valises à Matignon. Le chef de l’État, en pleine crise de légitimité, a multiplié les ballons d’essai. Avant d’enchaîner les entretiens tel un banal DRH.
À première vue, les apparences sont sauves. Si les Français ne rêvaient probablement pas de Michel Barnier, son style sans affect, sa sobriété de vieux loup de mer tranchent avec les rodomontades du nouveau monde macronien. Quarante ans après le tournant de la rigueur, place au tournant de la raideur ! Il n’empêche. L’ancien commissaire européen, l’ex-candidat aux primaires de la droite battu par Valérie Pécresse, est le choix d’un président contesté comme jamais. En 1958, de Gaulle voulait une République fondée sur la légitimité du chef. Pas de leader qui tienne sans soutien populaire. En 2024, Emmanuel Macron inaugure une présidence dégagée de cette vieille contrainte du suffrage. Libre de faire comme si les élections n’avaient pas eu lieu. Il n’y a pas si longtemps, on appelait ça pourtant : la démocratie.
Dans un essai érudit et plein d’esprit, Jacques Damade mène le lecteur à la découverte des îles disparues de Paris. Cette promenade à travers les siècles et l’histoire de notre capitale est un vrai régal.
D’après Jacques Hillairet, fameux historien de Paris, les îles disparues de Paris étaient huit. Fondateur des Éditions La Bibliothèque, Jacques Damade en a exhumé dix – et nous fait le tour du propriétaire. La géographie et l’histoire sont convoquées, la poésie fait des apparitions. L’ensemble est ludique, souriant et plein d’enseignements. Promeneur des deux rives, Damade musarde, guides anciens et cartes oubliées à la main (et caduques, puisque les îles ont disparu).
Souvent, en outre, il adopte le point de vue du piéton de Paris… du XVe, du XVIe, du XVIIe, voire du… XXIe siècle : Damade peut tout faire, il suffit de lui emboîter le pas. Tantôt il s’incarne en tafouilleux (chiffonnier de la Seine), tantôt (entre autres) en « noyé » (Damade peut tout faire).
Dix îles, disions-nous – jusqu’au XVIe siècle pour la plupart. Les voici, nommons-les, c’est un carnet de bal – d’est en ouest, de l’amont à l’aval : l’île Louviers, l’île aux Vaches, l’île Notre-Dame, l’île aux Juifs, l’île à la Gourdaine (rien à voir avec « gourgandine »), l’île du Louvre, l’île aux Treilles, l’île de Seine, l’île Merdeuse, l’île Maquerelle.
Avec l’apparition des ponts et la disparition des îles, l’orientation à Paris se fera de moins en moins d’est en ouest ; de plus en plus en fonction des rives (droite et gauche).
Dix îles qui, pour ne pas arranger notre affaire, ont souvent changé de noms et de formes au gré du temps. Ce qui fait de ce livre rapide, elliptique, une manière d’enquête – ou d’archéologie : où ont-elles disparu ?
Damade remonte le temps, le cours de la Seine et nous apprend, par exemple, que l’île Merdeuse doit « sans doute » – historien du dimanche (soir), Damade est précautionneux – son nom à un vieil égout « qui longe à ciel ouvert le ruisseau de Ménilmontant » et se jette dans la Seine « à la hauteur de la grille de Chaillot ». Large, « il parcourt la rive droite, recueille les égouts affluents : odeurs aux abords, alluvions à l’embouchure, apparence ocre » – bref, l’île Merdeuse, la plus à l’ouest des îles répertoriées.
Autre exemple où l’onomastique fait signe (et sens) : Maxime du Camp appelle « île des Cygnes » l’île dont le « premier nom était fort irrévérencieux » – « Île Maquerelle » jusqu’au début du règne de Louis XIV. Quant à « l’île aux Juifs » – devenue la place Dauphine – on vous laisse découvrir son lien avec… les Templiers.
Tout au long de cette promenade, l’onomastique joue des tours et un rôle déterminant : les indices sont rares mais existent, alibi et occasion de plonger dans quelques merveilles de bibliophilie, autre tropisme (gourmand) de Damade – tantôt Maxime du Camp, Félix et Louis Lazare, Henri Sauval, tantôt une gravure de Callot, un plan de Jouvin de Rochefort (1674), un paragraphe de Vidal de la Blache (« de Notre-Dame à la place de la Concorde, en passant par le Louvre, se déroulent successivement la gravité du XIIIe siècle, la grâce de la Renaissance, l’élégance du XVIIIe siècle »). L’ensemble est une illustration possible d’un octosyllabe de René Char : « Seules les traces font rêver. »
Les îles disparues de Paris, de Jacques Damade, illustrations d’Angèle Damade, Éditions La Bibliothèque, 2024. 180 pages