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Simple comme un coup de fil ?

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Crise dans la société. Pour comprendre le suicide, relisons Durkheim et Halbwachs.
Crise dans la société. Pour comprendre le suicide, relisons Durkheim et Halbwachs.

« Grand et monstrueux » : voilà ce qu’écrit Goethe, à la fin de sa vie, de son premier roman, Les Souffrances du jeune Werther. Lorsque paraît le livre en 1774, l’Allemagne est prise d’une fièvre inouïe : on s’habille comme les personnages du roman, on se comporte comme eux et l’on en vient naturellement à imiter Werther : les suicides frappent la jeunesse allemande comme une épidémie. La fièvre werthérienne est telle que le roman est retiré des librairies.

Si l’on s’en tient aux apparences, la conclusion s’impose : il existe des livres qui tuent. De Final Exit à Suicide mode d’emploi, le thème connaîtra une fortune diverse et le réalisateur japonais Hideo Nakata ira même jusqu’à la transposer en 1998 dans son film, The Ring.

Seulement, les choses sont un peu plus complexes que les apparences. Les Souffrances du jeune Werther sont un roman particulier. Tous les ingrédients du succès sont réunis : comme les deux autres best-sellers du XVIIIe siècle (Les Lettres portugaises et La Nouvelle Héloïse), Werther est un roman épistolaire. Il rompt avec la rationalité propre au siècle pour rétablir dans ses droits l’ordre de la sensibilité (Empfindsamkeit) : les lecteurs n’attendaient que ça et Goethe peut expliquer son propre succès en écrivant que « ce petit livre est arrivé au bon moment ». Plus qu’un événement littéraire, Werther devient un phénomène de société : l’Allemagne tout entière ne parle plus que de ce roman, il alimente toutes les conversations, rien d’autre ne semble plus exister que l’amour malheureux de Werther pour Lotte et le suicide du jeune homme.

Goethe n’a pas incité ses lecteurs à se donner la mort. Il a simplement réhabilité le suicide dans le champ des possibles. Il l’a remis au goût du jour (celui des années 1774), en accréditant l’idée que la mort volontaire entrait dans la normalité. Une fois levé le tabou du suicide, rien n’interdit plus à l’individu d’en finir, ni la morale, ni la religion, ni l’ordre juridico-politique. Le suicidaire est désinhibé. Il peut passer à l’acte.

Au début des années 1970, la psychologie sociale a théorisé ce phénomène sous le nom d’effet Werther : la médiatisation d’un suicide entraine, dans les semaines qui suivent, une hausse significative du nombre de suicides. C’est ainsi que le 18 septembre, Jean-François Legrand, président du Conseil général de la Manche, annonçait que six producteurs laitiers de son département s’étaient donnés la mort ces quatre derniers mois. Pas à cause de France Télécom, bien sûr, mais à cause de la crise de la filière laitière. Pas une mode, on vous dit. Une épidémie[1. Employé par Denis Lombard, pdg de France Télécom, le terme « mode » n’est pas si inconvenant que cela. L’effet Werther a les mêmes caractères que la « mode » : il fixe pour le suicidaire ce qu’est la normalité dans une période donnée.].

L’Organisation mondiale de la santé prend, quant à elle, l’effet Werther au sérieux. Son département de santé mentale et toxicomanies publiait ainsi en 2002 des recommandations à destination des médias. La prudence des spécialistes est telle qu’ils prient les journaux de ne pas consacrer leur première page à un suicide, de ne pas publier la lettre laissée par une personne suicidée, de ne pas le réduire à une seule cause, de ne pas parler « d’épidémie de suicides », de ne pas « présenter le suicide comme une méthode employée pour trouver une solution à ses problèmes personnels ». De même, « on ne doit pas rapporter un comportement suicidaire comme une réponse compréhensible aux changements sociaux et culturels ou à une récession ». Enfin, « la glorification des suicidés, présentés comme martyres et comme objets de l’adulation du public, peut suggérer aux personnes sensibles que la société dans laquelle elles vivent rend honneur au comportement suicidaire ».

Visiblement, les recommandations de l’OMS ne sont pas parvenues jusqu’aux oreilles des médias français : si l’on se suicide depuis dix-neuf mois à France Télécom, c’est uniquement parce que le groupe se restructure et que les employés sont gagnés par le stress. Le malaise social ou la mort : il n’y a pas d’autre choix !

Cette semaine, Paris Match s’est même distingué de tous ses autres confrères en consacrant un reportage à la 23e suicidée du groupe, publiant le courriel d’adieu envoyé à son père et établissant une relation de cause à effet entre ses difficultés au bureau et son suicide. Or, cet article laisse entrevoir que cette jeune fille avait, dans la vie, d’autres difficultés que celles qu’elle éprouvait sur son lieu de travail : le deuil de sa mère, l’absence de petit ami, la boulimie. Est-ce que ce sont des souffrances existentielles moindres que le stress lié au travail ? Evidemment que non. Il n’y a jamais une seule cause au suicide.

Il serait, d’ailleurs, assez simpliste de vouloir expliquer par une seule cause des réalités humaines aussi complexes que celles qui poussent un homme à consentir à sa mort. Ce que nous prenons pour des causes ne sont bien souvent que des occasions. En 1930, dans l’introduction aux Causes du suicide, Maurice Halbwachs le résume métaphoriquement : « L’individu que rien ne rattache plus à la vie trouvera, de toute manière, une raison d’en finir : mais ce n’est pas une raison qui explique son suicide. De même, lorsqu’on sort d’une maison qui a plusieurs issues, la porte par laquelle on passe n’est pas la cause de notre sortie. Il fallait d’abord que nous ayons le désir au moins obscur de sortir. Une porte s’est ouverte devant nous, mais, si elle eût été fermée, nous pouvions toujours en ouvrir une autre. »

Ce que Durkheim et, à sa suite, Halbwachs nous ont appris, c’est que le suicide est un produit de la réalité sociale elle-même. En 1897, dans son essai majeur, Le Suicide, Durkheim écrivait que le suicide ne représente pas une somme d’états individuels, mais que « chaque société est prédisposée à fournir un contingent déterminé de morts volontaires ». Il poursuivait : « Le suicide varie en raison inverse du degré d’intégration de la société religieuse, de la société domestique ou de la famille, et de la société politique ou de la nation. »

Le nombre de suicides rencontrés parmi les salariés de France Télécom au cours des dix-neuf derniers mois traduit une réalité sociale qui excède le simple cadre de cette entreprise : si l’on considère l’ensemble de la population active française en 2002, le taux de suicide est de 22,8 pour 100 000 (source : Inserm), c’est-à-dire un taux légèrement supérieur à celui constaté à France Télécom. Les plus cyniques statisticiens pourraient en conclure que l’on se suicide moins dans cette entreprise que dans l’ensemble de la société française. Mais cela n’aurait, évidemment, aucun sens[2. Il faudrait que les 100 000 salariés de France Télécom soient un groupe comparable à la population française active. Ainsi le personnel de France Télécom devrait-il présenter un taux de chômage comparable au reste de la population active – ce qui n’est évidemment pas le cas.].

Or, notre représentation collective du suicide, telle qu’elle est aujourd’hui véhiculée par la presse, est diamétralement opposée à l’analyse durkheimienne. Le suicidaire nous est présenté comme un nouveau Socrate, un individu auquel il ne reste plus que la mort comme issue et qui se contraint à avaler lui-même la cigüe. Fini le combat, l’engagement ou la lutte syndicale : suicidez-vous, Folleville !

Et si ça n’était pas vrai ? Et si l’on se suicidait parce que toutes les formes sociales traditionnelles (religion, parti, famille, nation) avaient disparu sans rien nous laisser d’autre que nos malheureux petits boulots ? Et si nos sociétés anonymes ne pouvaient jamais remplacer la société ? Et si le travail ne pouvait jamais remplacer la famille ni la patrie, dans l’ordre des allégeances identitaires ? Ce n’est pas le malaise au sein d’une société qu’il faudrait affronter, mais un malaise dans la civilisation. C’est précisément ce que Maurice Halbwachs redoutait, sans vouloir trop y croire, en 1930 : « Durkheim s’en tient à considérer l’affaiblissement des liens traditionnels qui en même temps, autrefois, enchaînaient et soutenaient les hommes. Telle serait la cause unique de l’accroissement des suicides, où nous reconnaîtrions alors non seulement un mal, mais un mal absolu. Car si ces traditions disparaissent, rien ne les remplace : la société ne gagne rien en échange. Les suicides ne sont pas la raison de quelque avantage. C’est pourquoi il faut pousser un cri d’alarme. Mais si les suicides, au contraire, augmentent surtout parce que la vie sociale se complique, et que les événements singuliers qui exposent au désespoir s’y multiplient, ils sont toujours un mal, mais peut-être un mal relatif. Il y a en effet une complication nécessaire qui est la condition d’une vie sociale plus riche et plus intense. »

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Le noir te va si bien

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Thierry Jonquet
Thierry Jonquet.

La mort de Thierry Jonquet, et l’émotion qu’elle a provoquée au point que, pour la première fois, un ministre de la Culture s’est fendu d’un communiqué de condoléances pour un auteur « de genre », semble accréditer une thèse dont les amateurs étaient depuis longtemps convaincus : le polar est une littérature à part entière et il arrive même que certains de ses auteurs soient de grands, voire de très grands écrivains.

On conseillera donc au lecteur qui voudrait faire le point sur cette question Une brève histoire du roman noir, par Jean-Bernard Pouy. Pouy est un des noms les plus représentatifs de cette génération des années 1970-1980 qui compta, outre Jonquet, des noms aussi remarquables que Fajardie, Quadrupanni ou ADG…

[access capability= »lire_inedits »]Ils renouvelèrent le genre, et ce de manière paradoxale, en renouant avec les racines de cette littérature qui sont à chercher aux USA, dans cette mouvance hard-boiled née de la crise de 1929 dont Hammett est le plus grand représentant. Pouy, lui, ajouta à cette dimension de critique sociale très libertaire une vision oulipienne et un sens de l’humour qui font de romans comme Nous avons brûlé une sainte, La Belle de Fontenay ou Spinoza enc… Hegel de véritables classiques. Sa Brève histoire est donc, on s’en doute, le contraire d’une étude universitaire. Pouy est un désinvolte, mais un désinvolte érudit et, l’air de rien, c’est un exploit d’être, sur un sujet aussi vaste, rapide, complet, pertinent et – osons cet affreux adjectif – pédagogique.

Il s’autorise une simple précaution méthodologique et terminologique : ne jamais parler de polar ou de roman policier, mais de roman noir. La différence n’est pas anecdotique : le roman policier est un roman du retour à l’ordre avec des bons qui gagnent à la fin, alors que le roman noir est un roman du désordre ou le bien et le mal ont tendance à confondre leurs lignes de force. Ainsi n’hésite-il pas à faire remonter le premier roman noir au mythe d’Œdipe, qui en serait même l’archétype. Pouy force à peine l’interprétation puisque parut effectivement en Série Noire, il y a quelques années, Œdipe roi, dans une remarquable « traduction du mythe » par Didier Lamaison respectant toutes les lois du genre.

Pouy analyse aussi les différents aspects du genre qui semblent avoir coexisté depuis le début et son Histoire se révèle davantage, auraient dit les structuralistes, diachronique que banalement chronologique. Mais un simple inventaire des têtes de chapitre vous indiquera l’esprit dans lequel est écrit cette histoire où vous découvrirez qui sont, par exemple, les tenants du courant « rouston-baston » ou ceux atteints par la « cirrhose de l’âme ».

Au passage, il démontre de façon assez convaincante que des auteurs perçus par la critique comme « difficiles », notamment Jean Echenoz ou Tanguy Viel, qui publient aux éditions de Minuit, doivent tout au roman noir et le reconnaissent aisément.

Pouy, qui est en plus un écrivain généreux, termine cette Brève histoire par une nouvelle qui se moque de l’actuelle mode du genre et de la prolifération de titres de qualité médiocre par des éditeurs qui ont flairé le bon coup. Elle est intitulée : Sauvons un arbre, tuons un romancier !

Ce qui, en ces temps de rentrée littéraire à plus de six cents romans, est une idée à considérer.

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Jan Tschichold, maître en simplicité

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Jan Tschichold
Jan Tschichold.

Bonhomme et inflexible, Jan Tschichold est un personnage singulier de l’histoire du livre. Acteur et promoteur du design moderne, puis fervent défenseur du classicisme, il a jeté les fondements de la typographie contemporaine et introduit de précieuses innovations qui sont devenues des standards.

Dès son plus jeune âge, son père lui inculque l’amour des belles lettres – pas celles que l’on lit, mais celles que l’on dessine : papa Tschichold est peintre d’enseignes. Les parents de Johannes ont un grand dessein pour leur rejeton : il sera professeur aux Beaux-Arts. Le chemin est tracé d’avance : Johannes Tschichold étudie à l’Académie des arts graphiques de Leipzig. À leur désespoir, Johannes décide, à 21 ans, d’embrasser le métier de calligraphe et de typographe.

[access capability= »lire_inedits »]Il évolue comme un poisson dans l’eau dans l’effervescence créatrice des années 1920. Comme il a l’âge d’être rebelle, il décide de se faire appeler Ivan, en hommage à l’esthétisme révolutionnaire et constructiviste russe. Par hasard, il visite la première exposition du Bauhaus, l’Institut des arts et métiers fondé par Walter Gropius. Il se convertit immédiatement à ses principes qui proposent l’unité de l’art et de la technique. En 1926, il intègre la Münchener Meisterschule für Typografie, l’école supérieure de typographie de Munich, où il enseigne sous la direction du typographe Paul Renner, père de la police de caractères emblématique du Bauhaus : Futura.

Dans la foulée, il publie un manifeste intitulé Die neue Typographie, qui révolutionne la typographie. Il y proclame la suprématie des polices de caractères bâtons et des compositions asymétriques ; il plaide pour la standardisation des formats de papier et des processus de fabrication. Parce qu’il est pragmatique et a de la suite dans les idées, son manifeste est suivi de manuels pratiques à destination des professionnels de l’imprimerie.

Son ami Kurt Schwitters fonde un groupe, le Ring neuer Werbegestalter, afin de promouvoir les théories novatrices de Tschichold. Le cercle fédère à son apogée une foule de 25 membres. Mais le nazisme monte en Bavière. Les amis de Tschichold le convainquent d’abandonner son prénom d’emprunt, Ivan, pour le diminutif Jan. Mais ce changement n’est pas suffisant. Jan a des convictions : il est ouvertement hostile à Hitler. Après la victoire des nazis aux élections de 1933, il est arrêté. Libéré après quelques jours, son œuvre est déclarée « non allemande ». Il est démis de ses fonctions à la Meisterschule de Munich. Tschichold quitte sans tarder l’Allemagne.

Il s’établit en Suisse, à Bâle, avec femme et enfant. Et Tschichold se met à brûler ce qu’il avait adoré : la nouvelle typographie. Il publie plusieurs articles dans lesquels il se livre à une véritable autocritique : la nouvelle typographie est un totalitarisme. Elle est, comme le nazisme, le fruit du modernisme. Tschichold redécouvre alors les canons de la typographie classique et la composition symétrique qu’il avait étudiées à Leipzig.

En 1946, le pionnier des livres de poche en Grande-Bretagne, Allen Lane, fait appel à Tschichold pour renouveler la ligne graphique hasardeuse des collections qu’il a créées dix ans auparavant, Penguin Books. Le livre de poche n’est pas une découverte pour Tschichold. En Allemagne, il a été témoin de la première expérience, tentée par Kurt Enoch, avortée avec l’accession au pouvoir des nazis.

Le défi qui s’offre à Tschichold est exaltant : respecter les principes de composition académique dans un processus de fabrication industriel. Pour y répondre, il élabore une charte graphique devenue célèbre, baptisée « Penguin Composition Rules ». Ces règles de composition, qui vont s’imposer à l’ensemble des collaborateurs des éditions Penguin Books, tiennent en quatre pages. La composition doit servir humblement l’œuvre, demeurer simple et lisible. Si un imprimeur vient à se plaindre des contraintes imposées, Tschichold, intransigeant et malicieux, exagère son accent allemand et fait mine de ne pas comprendre. Il réalise personnellement les couvertures de plus de cinq cents livres pour Allen Lane. Elles contribuent à donner à la collection une forte identité visuelle. Penguin Books acquiert une renommée internationale. Tschichold devient une sommité. Obsédé par la qualité, il améliore également les techniques d’impression et de reliure. Au bout de trois ans, Tschichold estime sa mission accomplie et rentre en Suisse.

L’apprentissage du typographe n’étant jamais achevé, il se consacre encore et toujours à l’étude des canons de la Renaissance. A la fin de sa vie, revenant sur son expérience, il déclare : « Je suis fier du million de livres de poches Penguin dont j’ai inspiré la ligne graphique. Les quelques beaux livres que j’ai conçus sont négligeables. Nous n’avons pas besoin de livres prétentieux pour nantis, mais simplement de livres ordinaires de bonne facture. » Le typographe appliqué était un maître en simplicité.

Jan Tschichold, Livre et typographie (Allia). Dans cet essai, Tschichold aborde toutes les questions que pose la fabrication d’un livre.
Collectif, Jan Tschichold, Master typographer (Thames & Hudson). Cette biographie en anglais, richement illustrée, aborde les différentes étapes de l’œuvre de Tschichold.
Christopher Burke, Active Literature (Hyphen Press). Pour ceux qui souhaiteraient se pencher plus en détails sur l’époque « nouvelle typographie » de Tschichold et les avancées qu’il a introduites.

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Merci, M. Finkielkraut !

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Je dois mon goût pour la littérature et pour le savoir en général à Monsieur Le Gallo, qui fut mon professeur de français en classe de 5e. De toute ma scolarité, j’ai gardé bien peu de noms et de visages enseignants. De ses cours, me sont restées des phrases entières : « Le sonnet est un poème en alexandrins composé de deux quatrains et de deux tercets. ». Je l’entends encore s’emporter, et nous emporter avec lui dans la lecture de Racine ou de Joachim du Bellay.

Cet homme, qui était le doyen du collège, avait chez les élèves, et peut-être chez les enseignants les plus jeunes, dix ans après Mai 68, une réputation épouvantable. Lorsque nous cédions à de mauvaises habitudes prises dans d’autres cours et perturbions le sien, il arrivait qu’il nous soulève de notre chaise par les oreilles pour nous envoyer une gifle qui sonnait dans le silence de la classe. Nous ne le savions pas encore, mais cet apprentissage du respect nous a sacrément aidés à grandir. Je plains de tout cœur les élèves d’aujourd’hui que la législation a privés d’un tel enseignement.

[access capability= »lire_inedits »]La passion qui l’animait avait finalement banni de sa classe le chahut, l’inattention s’y faisait discrète, devenue honteuse. L’ordre qui y régnait nous donnait la mesure de la haute estime dans laquelle il tenait sa matière. Le sérieux avec lequel il nous offrait les lettres était une preuve de l’amour qu’il leur portait. Les portes qu’il ouvrait sur des mondes inconnus et par lesquelles nous ne faisions que jeter des regards excitaient nos curiosités. Lentement mais sûrement, notre professeur nous a amenés à croire que le savoir pouvait être une source de plaisir. La conviction avec laquelle il nous invitait à lire nous donnait la garantie que, dans les livres, se trouvaient des trésors.

Plus tard, c’est à Alain Finkielkraut que je dois la découverte de La Plaisanterie. Sans les conseils de cet homme, en qui j’ai placé toute ma confiance pour l’avoir beaucoup écouté et beaucoup lu, aurais-je persévéré dans la lecture de ce roman difficile pour moi, à l’intrigue complexe, aux personnages multiples qui apparaissent pour un chapitre et s’éclipsent pour réapparaître dans une autre époque ? Je l’ignore.

Sans cette garantie du trésor caché, aurais-je poursuivi la lecture de Vie et destin, de Vassili Grossman, en acceptant de me perdre dans les méandres du récit ? Je ne le crois pas. Ainsi, la promesse d’Alain Finkielkraut a-t-elle ajouté à ma bibliothèque Georges Bernanos ou Charles Péguy, Philip Roth ou Hannah Arendt.

Aujourd’hui, peut-être las d’être le vigilant qui nous avertit des barbaries à venir, peut-être fatigué des procès et des protections policières, qui en disent long sur ces crétins qui inquiètent un homme aussi profondément honnête, Alain Finkielkraut emprunte le chemin détourné de la littérature et nous offre les « longues conversations silencieuses » qu’il a nouées avec Milan Kundera, Vassili Grossman, Albert Camus et d’autres. Dans Un Cœur intelligent, il raconte, explique, éclaire neuf romans qui nous aident à saisir ces vérités qu’aucune science ne peut embrasser[1. La Plaisanterie (Milan Kundera), Tout passe (Vassili Grossman), Histoire d’un Allemand (Sebastian Haffner), Le Premier homme (Albert Camus), La Tache (Philip Roth), Lord Jim (Joseph Conrad), Les Carnets du sous-sol (Dostoïevski), Washington Square (Henry James), Le Festin de Babette (Karen Blixen).].

Par la « vérité supérieure du roman », ces petites histoires de destins individuels portent leurs lumières dans des profondeurs et sur des réalités que la grande ne peut atteindre.

Ce que le philosophe nous révèle des auteurs, ce qu’il nous montre des œuvres et de leur histoire nous entraîne dans une relecture où toutes les richesses qui nous avaient échappées sont révélées. Ce livre, qui en contient plus d’un, je l’ai lu plus d’une fois, pour le fond ou pour la forme, pour cette langue riche et claire, ces mots choisis, ces formules inédites.

Les passages extraits des romans sont autant de prétextes à la réflexion sur la politique, les utopies, le bien et le mal, la morale, les humanismes aux prises avec les logiques destructrices de leur époque, les « cœurs captifs de l’amour-propre », enfermés dans l’illusion et fermés à l’amour, les cœurs intelligents qui tiennent les hommes debout dans les tempêtes plus sûrement que la raison et que « rien ne révolte davantage que l’escamotage de l’horreur par l’intelligence de son interprétation ».

Cette philosophie du réel, lisible par tous car « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément » (merci, Monsieur Le Gallo) est une inépuisable lumière qui éclairera nos lanternes pour longtemps. En plongeant dans ce livre, le monde nous paraît plus complexe et plus limpide.

C’est un prodige ? Je n’en attendais pas moins.[/access]

Des droits de l’homme et du mitoyen

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Arrosage
Les droits de l'homme, un tuyau d'arrosage au fond du jardin.

« Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. » Ce lieu commun inhabitable, vaguement issu de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, est censé exprimer la sagesse de l’autolimitation. Mon propos ne sera nullement de récuser cette sagesse de l’autolimitation, qui m’est très chère, mais de critiquer la forme de cette maxime, afin de mettre au jour les contenus implicites antipathiques qu’elle véhicule dans les soutes de son méchant langage.

« Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. » Le premier inconvénient de cette maxime est qu’elle implique une conséquence fâcheuse : « La liberté des autres s’arrête là où commence la mienne. » Cette proposition en implique donc une autre qui résonne comme une condamnation de toute espèce d’autolimitation. Les malheureux qui se réclament de la première proposition sont contraints de se réclamer aussi de la seconde. Ils seront donc en devoir de proclamer à l’automobiliste adverse à qui ils viennent de couper le passage salement ou au mari de leur maîtresse les surprenant au cours de leurs ébats : « Ta liberté s’arrête là où commence la mienne, connard ! » Et ils pourront rajouter : « C’est dans la Déclaration des droits de l’homme ! » Si leur adversaire proteste, il leur sera même loisible de le dénoncer à Human Rights Watch.

[access capability= »lire_inedits »]Le second inconvénient rédhibitoire de la formule « Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres » réside dans le verbe « s’arrêter », dans l’idée stupide que la liberté s’arrête, que l’on retrouve également dans sa variante tout aussi indéfendable : « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. »

Procédons sans plus attendre à l’examen d’un exemple concret, pour ne pas nous noyer dans les eaux glaciales de la spéculation. Je n’hésiterai pas à utiliser ce prétexte pour révéler ici quelques éléments croustillants de ma vie familiale, à l’instar des écrivains branchés des cent dernières années. Les lecteurs réactionnaires et sans cœur que cet étalage malsain de détails intimes incommoderait sont invités à sauter le paragraphe qui suit.

Un jour, il y a une quinzaine d’années, alors que j’habitais en Catalogne française, à Thuir, au 18 rue San Ferréol, nous dînions en famille par un beau soir d’été dans notre idyllique jardinet. Alors que nous mâchions innocemment de délectables poivrons, tomates et aubergines farcis, nous ignorions encore combien cet instant de grâce, cette joie commune d’un soir d’été, étaient éphémères et fragiles. Nous ignorions qu’une ombre malfaisante épiait derrière la haie séparant notre riant jardinet de son jardinet triste. Notre machiavélique voisine, Véronique Pierre, sise au 16 rue San Ferréol, qui habitait une maison absolument identique à la nôtre et nous haïssait depuis de nombreuses années – notamment pour une sombre affaire de têtards ramassés en masse par mes frères et moi-même et dont elle soutenait, de façon parfaitement fantasque, qu’ils étaient la seule explication plausible au prodigieux pullulement de rainettes dans son propre jardin –, Véronique Pierre avait donc choisi cet instant précis pour arroser son décourageant jardinet. Lorsqu’elle s’avisa d’abreuver la haie de cyprès qui nous séparait de son regard, elle fut soudain traversée par l’idée étrange de diriger le jet de son tuyau d’arrosage – parfaitement identique au nôtre – non vers le pied de ses cyprès lugubres, mais vers leur faîte. Traversant la haie, le jet d’eau atteignit avec précision la joue de ma tante Claire (qui est aussi ma marraine) à l’instant précis où celle-ci mâchait voluptueusement sa dernière bouchée d’aubergines farcies.

La maxime « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres » m’évoque irrésistiblement cette vision : une triste vitre de plexiglas s’élevant lentement entre nos deux jardins et interceptant le jet d’eau avant qu’il n’atteigne la joue de ma marraine. Une mécanique sans joie rendant impossible tout événement, toute rencontre jaillissante d’une altérité véritable – fût-ce celle de Véronique Pierre. A l’instant précis où l’eau atteignit la joue de ma marraine, il me semble insensé d’affirmer que sa liberté s’arrêta. Tout au contraire, la liberté de ma marraine, tout comme celle de Véronique Pierre, naquirent à l’instant même où le jet d’eau, franchissant avec la même audace que les bondissantes rainettes la limite des espaces séparés de nos jardinets, atteignit la joue de ma marraine. La liberté ne s’arrête jamais. Elle n’est pas là pour ça. En revanche, elle commence. C’est son boulot de liberté. Ma liberté commence là où commence celle des autres. La liberté de ma marraine commence là où commence celle de Véronique Pierre. La liberté est imprévisible, elle fait voler en éclats le registre du calcul, de la maîtrise. Comme le Christ, dont elle est l’un des noms, elle « rend toutes choses nouvelles ». Comme l’eau vive de Véronique Pierre, elle fait jaillir la présence et le présent.

La maxime « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres » est mensongère en raison de l’aberrante métaphore spatiale qu’elle fait passer en loucedé. Elle veut nous faire croire que deux libertés humaines sont identiques à deux propriétés foncières et que la condition humaine se résume à la guéguerre de deux propriétaires de jardinets.

La liberté des comptables, connue encore dans nos contrées sous le nom de liberté des propriétaires de possibles, imagine l’existence humaine comme une somme de possibles calculables et dénombrables, qui pourraient êtres répartis équitablement (ou non) comme des parts de gâteau. Selon la mathématique foireuse de la liberté des propriétaires de possibles, l’homme qui a accès à quatre mille chaînes de télévision est deux fois plus libre que celui qui doit, morne, se restreindre à deux mille chaînes. Et celui qui possède une femme et quarante-sept maîtresses est quarante-huit fois plus libre que le malheureux qui a pris la décision incompréhensible de rester fidèle à son épouse.

La liberté des comptables repose sur un double calcul utilitariste. Sur un premier versant, elle prêche la maximisation des possibles dont je suis le propriétaire, la maximisation de mes jouissances et de mes droits. Dans un premier temps, cette maximisation prétend se connaître une limite, à travers ce principe de réciprocité cher aux comptables de la Révolution française, formulé dans le déplorable article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. » Puis, dans un second temps, dont ce méchant langage utilitariste rendait la venue très prévisible, ce principe de maximisation des jouissances devient de plus en plus explicitement illimité, à mesure que mon prochain devient celui qui me vole des parts de jouissance. C’est ainsi que le principe censé nous transmettre la sagesse de l’autolimitation nous conduit marche après marche jusqu’au désespoir de la « jouissance sans entraves ».

Avec ce second temps intervient le second versant du calcul utilitariste de la liberté des comptables : la maximisation de la désaffiliation, la maximisation de la non-appartenance. Ou encore : la minimisation des dettes envers les autres. C’est le point où culmine l’absurdité de cette conception de la liberté. « Moins j’ai de dettes, moins je prononce de promesses, moins je tiens ma parole, plus je suis libre ! » La liberté des comptables atteint ici son but : la maximisation du non-rapport entre êtres humains et, en conséquence, la maximisation du non-rapport de chaque être humain avec soi-même.

À chacun sa vérité, à chacun sa liberté, à chacun son jardinet.

Ainsi résonne le dernier râle des propriétaires de possibles.[/access]

Libérez Karl Marx !

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Marx et Engels

Les hebdomadaires d’information, ceux qu’on appelle les news, donnent cette fausse impression de pluralité parce qu’ils sont une demi-douzaine et que leurs fondateurs et leurs histoires sont différents. Le premier sera considéré comme clairement libéral, le second plutôt comme centriste et le troisième comme social-démocrate. Leurs rédacteurs en chef, leurs éditorialistes de prestige vont parfois débattre sur des chaînes du câble. Pourtant, ces faiseurs d’opinion sont à peu près d’accord sur tout : le caractère indépassable de l’économie de marché, la construction européenne telle qu’elle se fait, le caractère archaïque de la gauche et des syndicats, l’indispensable modernisation de la fonction publique. C’est que le news français s’adresse à un lecteur/électeur qui n’ira pas beaucoup plus à gauche que Martine Aubry et pas beaucoup plus à droite que l’UMP, qui a profité à plein des Trente glorieuses, a fait des études supérieures, possède quelques paquets d’actions, parfois une résidence secondaire au Touquet ou à Loctudy.

Périodiquement, nos news révèlent même qu’ils sont, en fait, un seul et unique journal, en annonçant en « une » les mêmes « marronniers », sujets récurrents et saisonniers. Citons, pour mémoire, le salaire des cadres, les prix de l’immobilier, les placements boursiers (quoique, en ce moment…) le classement des hôpitaux, des meilleurs lycées, les impôts et, quand vient l’été, le sexe. On ne dira pas le sexe, évidemment – on n’est pas chez les routiers –, on parlera plutôt de « nouvel ordre amoureux », par exemple, histoire de donner deux ou trois reportages sur les boîtes échangistes du Cap d’Agde[1. Comme le dit Marco Cohen, on attend le classement des cimetières les plus confortables.].

[access capability= »lire_inedits »]Le grand écrivain français Jean-Patrick Manchette en avait d’ailleurs tracé un étonnant portrait à travers le personnage de Georges Gerfaut, dans Le Petit Bleu de la Côte Ouest, un roman qui date des années 1970 et qui évoquait, à travers une intrigue aussi noire que violente, ce que l’on commençait tout juste à nommer le malaise des cadres.

Et le malaise des cadres, depuis un certain jour de septembre 2008, il est même devenu une véritable angoisse existentielle. Sismographes des inquiétudes de cette classe-là, eux-mêmes confrontés à un rétrécissement du marché publicitaire (la haute couture et les roadsters, ce n’est plus ce que c’était) les news veulent donc absolument rassurer leur abonné qui reprend une tournée de bourbon-lexomil à chaque fois qu’il clique sur Boursorama. Et comme leurs dirigeants, eux aussi, ont fait des études supérieures, et même légèrement supérieures à celles de leurs lecteurs (raison pour laquelle, par contrat tacite, le lecteur cultivé, mais moins qu’eux, leur reconnaît une légitimité à dire le bien et le mal), les news sortent un joker paradoxal. Ce joker, c’est Marx.

Nous, au début, ça nous a plutôt fait plaisir. À cause d’un lourd héritage familial, dès que nous voyons une photo de Marx quelque part, nous frétillons de la queue, nos yeux deviennent humides, notre langue sèche et nous nous jetons sur la chose comme la vérole sur le bas-clergé.

Marx est de retour, qu’ils disent. Tous. Et que je te sors un numéro spécial, et que je fais la « une », et que je te concocte un dossier exclusif.

Marx, nouveau marronnier : incroyable ! Fini le prix du mètre carré dans les grandes villes ! Oubliées les nouvelles destinations pour les vacances d’hiver ! Marx is back !

On se prend à rêver : nos estimables hebdos préparaient une nouvelle Commune, un nouvel Octobre 1917 et nous n’en savions rien. La crise est l’occasion pour eux, enfin, d’imposer leur chance, de serrer leur bonheur et d’aller vers leur risque. Ils étaient les agents secrets de la vieille taupe : « Nous reconnaissons notre vieille amie, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement », aurait pu ainsi dire notre cher sage de Trèves en feuilletant Le Point ou le Nouvel Obs.

À vrai dire, il aurait vite déchanté. Parce que ces journaux se servent de lui comme les fana-milis qui ont raté Saint-Cyr se servent du Famas, du M16 ou de l’AK47 : comme un accessoire décoratif. Aucun danger qu’en décrochant une des armes de leur râtelier, ils ne fassent un carton sur la foule. Ces engins, selon la terminologie convenue, ont été démilitarisés. Il en va de même pour Marx, version news.

Ce qui nous est servi, c’est du Marx anodin, du Marx sociologue, du Marx anecdotique. Ici, on ressort un questionnaire de Proust auquel il aurait répondu pour faire plaisir à ses filles, là on exhume une citation fielleuse de sa femme, histoire de montrer que le grand homme avait aussi ses travers, on lui reconnaît toutes les vertus quand il s’agit d’avoir pensé le capitalisme et ses contradictions, mais on veut à tout prix (faire) oublier qu’il a élaboré les moyens théoriques de penser, aussi et surtout, son renversement.

Marx marxiste, mais vous plaisantez ! Et de répéter à chaque fois cette phrase écrite nulle part et qu’aurait dite Marx à son gendre : « Ce qu’il y a de certain, c’est que je ne suis pas marxiste. »

Et l’on se souvient soudain de Guy Debord, qui a si bien expliqué comment ce qu’il nommait le Spectacle était capable d’intégrer ce qui le niait, de neutraliser la contradiction en surexposant le contradicteur, l’esprit qui toujours nie, aurait dit Goethe, au point que « le vrai devienne un moment du faux ». C’est le nouveau lieu commun chez ceux qui donnent le « la » du prêt-à-penser : Marx n’est pas révolutionnaire.

Mieux, on ne retiendra d’un entretien avec Etienne Balibar – philosophe tout de même marxiste pour le coup puisqu’il cosigna, avec Althusser, Lire le Capital –, que la phrase qui arrange, isolée de son contexte : « Marx ne propose pas de système. »

En fait, allons-y franchement, ce qui est sous-entendu, c’est que Marx non seulement n’était pas marxiste, mais qu’il n’était même pas communiste.

Denis Olivennes, directeur du Nouvel Obs, qui fait sa « une » avec un Marx vaguement warholisé, ce qui est une manière comme une autre de le rendre anxiolytique, ne dit pas autre chose et ose un admirable : « Cette doctrine n’est qu’un écran entre Marx et nous. » Évidemment, tout devient clair : Marx a été très mal compris, voire Marx ne se comprenait pas lui-même et tirait de fausses conclusions de ses prémisses. On ne sera pas étonné donc, dans ce numéro, de découvrir cette déclaration d’Arnaud Lagardère : « On aurait presqu’envie de s’écrier : Marx, reviens, ils sont devenus fous! » On notera tout de même la prudente modalisation avec « presque » et un bon vieux conditionnel.

Parce qu’on ne sait jamais : s’il revenait vraiment, Marx, il risquerait de rire un bon coup et de rappeler l’évidence fondatrice de sa pensée : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, il s’agit maintenant de le transformer. »

Et ça, ça ne fera jamais, au grand jamais, un bon marronnier.[/access]

Fromage, dessert et champagne !

Martine Aubry
Si Mao avait bossé comme ça, personne ne saurait situer la Chine sur une carte.

Qu’il s’agisse de purger la question des alliances, d’aller aux primaires ou, tout bêtement, de se frotter avec Nicolas Sarkozy, il est une question sur laquelle les ténors socialistes et leurs collègues des autres gauches sont d’une discrétion regrettable : celle du programme.

Ce flou est devenu une tradition à gauche, calamiteuse, mais très explicable : notre gauche trimballe un lourd passif en termes de promesses enterrées. Des reniements que l’électorat de droite – plus traditionnellement porté sur les hommes que sur les idées – pardonne, dit-on, plus facilement que celui de gauche. Sauf que les choses ont changé. Chirac a pensé pouvoir enterrer en fanfare et sans casse la « fracture sociale », trois mois à peine après avoir été élu en 1995 : deux ans après, Jospin arrivait à Matignon. De même, à la dernière présidentielle, Sarkozy s’est arc-bouté sur des propositions concrètes et chiffrées – fût-ce au prix d’une certaine intrépidité arithmétique –, alors qu’en face Ségolène n’avait pas d’opinion tranchée en matière, par exemple, d’augmentation du SMIC. Devinez qui a gagné ?

[access capability= »lire_inedits »]L’autre raison pour laquelle la gauche se défie des programmes, c’est sa peur panique du fil conducteur qui les structure nécessairement. Car ce fil ne peut être qu’idéologique et, d’idéologie, la gauche ne veut plus jamais en entendre parler. Là encore, on a échangé nos cavalières, et on se retrouve à front renversé vis-à-vis de la néodroite sarkozienne, qui a su opérer un mix convaincant de « Nouvelle frontière » kennedyste et de bonne vieille social-démocratie. Au bout du compte, tout cela est vide de sens (comme l’étaient d’ailleurs les deux modèles de départ), mais au moins, ça ressemble vaguement à une ligne d’horizon. Mais, ça a marché, parce que la gauche n’avait même pas le début du commencement d’un projet concurrent à mettre en en face.

Car l’électeur perçoit – ne serait-ce qu’instinctivement – et condamne cette absence de projet de société. Une absence qui, comme celle du programme, s’explique aisément au vu du passé. Du communisme de caserne au socialisme en placoplâtre, en passant par la désopilante « économie sociale de marché », le bilan, comme dirait l’autre, est globalement à enfouir dans sa poche, sous son mouchoir plein de larmes, de sang et autres sécrétions organiques encore plus dégoûtantes.

N’empêche, on a beau avoir remisé ses illusions au placard, l’absence d’une grille de lecture du monde mène à la catastrophe, et ne peut en aucun cas être palliée par l’antisarkozysme vociférant et vide de sens ni par un patchwork de vœux pieux. On a vu quels résultats donnait la combinaison de ces fausses bonnes idées aux dernières élections européennes. Rassurez-vous, on peut encore descendre plus bas. Après l’élection présidentielle de 1981 (15 % pour Georges Marchais), le PCF pensait avoir atteint son étiage, et donc ne changea rien à rien (ni rien ni personne, pour être plus précis) en attendant des jours meilleurs. Chacun connaît la suite. Pour dire les choses, cette histoire triste, on la connaît aussi par cœur au PS, mais on croit que ça n’arrive qu’aux autres.

Mais cessons-là l’antisolférinisme primaire ! Car la dernière raison qui maintient la gauche intelligente à l’écart des idéologies et donc des programmes structurés, est en revanche louable. Elle tient à la complexité du réel, à l’infinie variété de ses perceptions par l’opinion, y compris celle qui vote PS, PC ou Verts les yeux fermés, et pour être encore plus clair, par l’impossibilité cardinale de répondre simplement mais honnêtement à une question simple mais honnête : « C’est quoi être de gauche aujourd’hui ? » C’est cet écueil qu’il faut, au choix, contourner, baliser ou dynamiter. Tout, mais pas l’échouage à la con pour cause de navigation à l’aveuglette.

Ils sont gentils, Aimée et Marc, mais quand ils disent ça, ils disent rien, ou pire, pas assez. Donc, on précise : l’idée, c’est de retisser de l’idéologique non pas à partir de rien (Derrida, Foucault) ou de n’importe quoi (Bourdieu, Onfray), mais du réel, et aggravons notre cas, du réel tel qu’il est perçu par le peuple, lequel est, pour ne rien arranger, traversé par des contradictions qui, hélas, ne sont pas toutes secondaires. Des contradictions qui opposent par exemple ceux qui vivent essentiellement de l’assistanat et leurs voisins qui bossent pour le SMIC. Ou qui opposent les dégraissables aux fonctionnaires. Ou ceux pour qui les 35 heures ont été trop cool et ceux pour qui elles sont un bagne. Ceux qui se sentent agressés par la vidéosurveillance et ceux qui voudraient douze caméras dans leur escalier d’HLM. Continuons à faire l’autruche sur ces contradictions, et la droite est au pouvoir pour mille ans.

Pour dire les choses plus simplement (quoique…), il s’agit pour la gauche d’être aussi marxiste et freudienne – dans le surf décisif sur l’articulation vécu-rêvé des classes populaires – que Nicolas Sarkozy quand il lance son ravageur « travailler plus pour gagner plus ». Une fois cette bataille gagnée faute d’adversaire, il pourra tranquillement dérouler son « je serai le président de la feuille de paye » et autres menteries désormais crédibilisées.

Reste donc à définir ce que pourraient être le prisme puis la feuille de route d’une gauche décomplexée. Manque de bol, là, ça se complique encore. Trop facile d’être droit dans ses bottes, d’avoir raison sur tout et contre tous, électeurs compris, qu’ils aillent se faire foutre s’ils n’ont pas saisi les enjeux. On sait de quoi on parle, on a essayé avec Chevènement. On va droit dans le mur en cherchant à établir le programme social, national et républicain idéal, exempt de toute compromission, de toute démagogie car, ce faisant, on fait l’impasse sur l’état de délabrement idéologique profond de la gauche. Le « tout, tout de suite » n’est pas de ce monde. Si Mao avait bossé comme ça, personne ne saurait situer la Chine sur une carte, et si Robespierre nous avait écoutés, il serait mort avec sa tête sur les épaules. Grâce à Freud encore, ou à de Gaulle si vous préférez, il est établi que tout grand dessein, pour dire les choses poliment, ne peut prendre corps que s’il est validé intimement par l’homme tel qu’il est vraiment, y compris dans sa petitesse, c’est-à-dire par l’homme qui répond au sondeur de la Sofres qu’il veut plus d’émissions culturelles en prime time puis se rue sur « Secret Story ».

En vrai, on n’a pas le choix : ou bien la gauche attend la parousie laïque, l’irruption de l’Homme idéal sur Terre, ou bien elle invente son « travailler plus pour gagner plus » à elle, et tant qu’à faire, les suggestions d’accompagnement qui vont avec.

Au boulot ![/access]

Primaires de tous les vices

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Arnaud Montebour
Arnaud Montebourg fait le forcing pour que le PS organise des primaires.

C’est ce qu’on appelle un emballement politico-médiatique : alors que, fin juin, le projet de primaires à gauche élaboré par Arnaud Montebourg et Olivier Ferrand semblait promis à un classement vertical dans une corbeille de la rue de Solférino, il vient de faire un retour en force à l’occasion des universités d’été et rassemblements des divers courants du PS de la fin du mois d’août. Même Laurent Fabius, qui n’a apparemment rien de bon à attendre de ce mode de désignation du champion de la gauche pour l’élection présidentielle de 2012, considère maintenant des primaires comme « inévitables ». Pour couronner le tout, une pétition de VIP marqués à gauche, publiée le 26 août dans Libération, vient donner à cette perspective l’onction politico-mondaine qui en fait un must des conversations des estaminets du 6e arrondissement de Paris.

Le forcing d’Arnaud Montebourg, qui a menacé de rendre sa carte si son projet passait à la trappe, n’est pas pour rien dans cette évolution mais il ne saurait, à lui seul, l’expliquer.

[access capability= »lire_inedits »]Les prétendants à la candidature, qui sont maintenant une bonne demi-douzaine au sein du PS, déclarés ou jouant encore les coquettes, ont compris que c’était la seule manière de contrer cette démocratie d’opinion qui, de sondage en sondage, fait le lit électoral de DSK ou de Ségolène Royal, que leur notoriété et leur image professionnellement gérée mettent nettement au-dessus du lot dans l’opinion publique mesurable. DSK laisse entendre que c’est seulement en sauveur suprême appelé par un parti en détresse – donc sans se mesurer aux autres – qu’il consentirait à descendre des hautes sphères de la finance internationale pour venir défier celui qui lui fit une bonne manière en le propulsant à la tête du FMI. Ségolène, qui fait aujourd’hui profil bas en attendant sa réélection à la tête de la région Poitou-Charentes, pipolise joyeusement sa nouvelle vie amoureuse – huit pages dans Paris-Match ! –, avant de revenir dans l’arène politique (si elle est réélue) faire valoir la légitimité que lui confèrent, à ses yeux, les 17 millions de suffrages s’étant portés sur son nom en juin 2007…

Ségolène, elle aussi, est favorable à des primaires, à condition qu’elles soient organisées le plus tôt possible après les régionales, sous une forme qui permette à son réseau Désirs d’avenir, le plus structuré à l’intérieur et sur les franges du PS, de donner sa pleine mesure. Les autres, Montebourg, Peillon, Valls, Hollande, Moscovici, Fabius, sont beaucoup moins pressés, car il leur faut du temps pour parvenir à établir un compromis sur le périmètre de ces primaires (ouvertes ou non aux sympathisants et aux autres partis de gauche) et à monter des réseaux militants susceptibles de les mettre en bonne position. Ainsi, conçu au départ pour mettre un terme à la désastreuse guerre des chefs et des chefaillons qui perdure depuis le congrès de Reims, ce mode de désignation du candidat du PS se retrouve au centre des marchandages, des coups tactiques plus ou moins tordus pour essayer de se placer à la corde et autres joyeusetés dont le parti de Jaurès et de Léon Blum nous donne actuellement le spectacle.

Les bonnes intentions, par exemple celle consistant à vouloir remobiliser le « peuple de gauche » autour d’un processus de désignation apparemment plus démocratique que celui réservant aux seuls adhérents du PS le choix de leur champion, et à organiser une compétition loyale avant un rassemblement enthousiaste et sans arrière-pensées derrière le vainqueur, parviendront-elles à transformer un parti morcelé et perclus de haines recuites en une formation conquérante et attirante pour les électeurs ? Il est permis d’en douter.

Personne n’a pour l’instant émis l’hypothèse que ces primaires risquaient d’être un bide noir. Si ça marche aux Etats-Unis et en Italie, il n’y a pas de raison pour que cela foire chez nous, font valoir les partisans de leur instauration. Un score de trois ou quatre millions de citoyens y participant pourrait être, dans l’esprit de Montebourg et de ses amis, considéré comme un succès et une garantie de légitimité politique de celui qui sortirait vainqueur.

Pour que la comparaison avec les Etats-Unis et l’Italie soit pertinente, il faudrait que le candidat issu des primaires soit le seul à représenter son camp, c’est à dire la gauche dite « de gouvernement » (PS, PC, PRG, Verts, Parti de gauche). Or, il est certain que la plupart de ces partis, qui ont compris le fonctionnement de la Ve République, ne renonceront pas à présenter un candidat à l’élection présidentielle, cette mère de toutes les élections, celle qui garantit la visibilité et détermine le poids dans le pays d’un courant politique. De plus, il ont une revanche à prendre sur 2007, où ils avaient été laminés par le « vote utile », conséquence du traumatisme de juin 2002 dans l’électorat de gauche.

Par ailleurs, est-il certain que ces électeurs de gauche soient bien enthousiastes à l’idée d’un coming-out en tant que tels, au vu et au su de leurs voisins, de leurs employeurs, des commerçants du quartier ? La tradition française est très réticente devant l’affichage public des préférences politiques, naturel dans les pays anglo-saxons : aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, il est courant de mettre le portrait ou l’affiche de son candidat préféré sur sa pelouse ou à la fenêtre de son appartement, même si l’on n’est pas un militant actif de son parti. Il est certain, en tout cas, que cette formule favoriserait les habitants des grandes métropoles, où ce coming-out politique aurait moins de conséquences que pour ceux des petites villes ou de l’espace rural. Il pourrait ainsi favoriser un candidat ou une candidate moins capable de provoquer l’adhésion du « pays profond ».

Notre système politique, avec des élections législatives et présidentielle à deux tours, rend les primaires superflues : le premier tour en fait office. Comme il n’est pas question, pour l’instant, d’en changer, il faut faire avec. Cela veut dire rassembler son camp en vue du premier tour, et aller chercher les autres pour le second. C’est, me semble-t-il, ce à quoi Nicolas Sarkozy est en train de consacrer ses efforts. Pour le PS, ces primaires mythiques consisteraient, en fait, à faire trancher une querelle de famille par les enfants que cette famille est censée nourrir et éduquer. Un comportement que tous les psy considèrent comme désastreux, mais ils n’ont pas toujours raison.[/access]

Une certaine idée de la gauche

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Lénine
Lénine.

L’hypostase toujours menace la pensée et rien, sinon la raison elle-même, ne nous en prémunit. Prendre ses idées pour la réalité, le relatif pour l’absolu ou l’historique pour l’immuable : Marx en faisait déjà le grief à Feuerbach lorsqu’il critiquait, en 1845, son Essence du christianisme. Le problème est que l’hypostase hante toujours la gauche française et que le phénomène ne date pas d’hier : il y a cinquante ans, lorsqu’il publiait L’Opium des intellectuels, Raymond Aron dénonçait déjà cette gauche qui, s’affranchissant des déterminations historiques, s’érigeait en un mouvement quasi-messianique, éternel défendeur du Juste, du Vrai et du Bien.

Être de gauche, lorsqu’on est de gauche, c’est se situer toujours du côté moral du manche. En 1998, Lionel Jospin a donné une parfaite illustration de cette conception en proclamant à l’Assemblée nationale que la gauche avait été « dreyfusarde et anti-esclavagiste », contrairement à la droite évidemment. Camarade, choisis ton camp ! Longtemps occupé à faire le pitre chez Trotski, l’ancien premier ministre a certainement séché des cours d’histoire : il se serait aperçu que Pierre Laval avait fait toute sa carrière depuis 1905 en s’acquittant consciencieusement de ses cotisations à la SFIO. Pas à gauche, la SFIO ?

[access capability= »lire_inedits »]L’histoire n’est jamais simple, les idées le sont toujours. Voilà le hiatus : non seulement la gauche se prend pour une idée, mais elle prend l’idée qu’elle se fait d’elle-même pour une réalité absolue. Or, l’existence de la gauche, comme celle de la droite, n’est pas ontologique : elle est historique. La bipolarisation n’est pas une condition sine qua non du politique : l’humanité a, jusqu’à présent, passé le plus clair de son temps à gérer ses affaires sans se poser la question de la droite ou de la gauche. Peut-être a-t-on commencé à distinguer l’une de l’autre au moment de la Révolution française, lorsque les partisans du droit de veto royal se sont rangés à main droite du président de la Constituante tandis que ses opposants se regroupaient à gauche. Encore l’a-t-on échappé belle puisque, si l’on s’en était tenu à la distinction entre la Gironde et la Montagne, la gauche s’appellerait aujourd’hui la « haute » et la droite serait en dessous de tout, dans la « plaine » ou le « marais ». Le fait est qu’en France, ce sont les XIXe et XXe siècles, sous le mouvement conjoint de la Sociale et du communisme, qui ont vu la classe politique se répartir en deux hémisphères. Seulement, la ligne de démarcation entre gauche et droite semble aujourd’hui plus floue que jamais.

Le dernier gouvernement socialiste en France, celui de Lionel Jospin, a deux fois plus privatisé que Jacques Chirac dans ses plus belles années reaganiennes… Quant aux choix de société, ceux qui, paraît-il, restent pour faire la différence, les marges de manœuvre sont tellement réduites qu’ils ne pèsent pas bien lourd pour séparer la gauche de la droite.

Que reste-t-il donc ? Une appartenance presque héréditaire, sur le modèle clanique autrichien : père de gauche, fils de gauche. Des valeurs, peut-être, dont il reste à démontrer qu’elles représentent un véritable clivage dans l’électorat. Des références aussi : un élu socialiste sera plus enclin à citer Blum, tandis qu’un élu UMP inclinera naturellement vers de Gaulle. Et s’il est vraiment sarkozyste, il citera les deux, si possible dans la même phrase, étant bien entendu que le général de Gaulle disait, en décembre 1965 : « La France, c’est tous les Français… C’est pas la gauche, la France… C’est pas la droite, la France… »

L’appartenance, les valeurs, les références. Et puis il y a Martine Aubry qui, dans sa tribune publiée par Le Monde, le 28 août, balaie d’un revers de la main la crise interne que traverse le Parti socialiste pour s’attaquer à la crise, la vraie, celle que connaît notre civilisation. Le Parti est confronté aux mêmes affres que celles du RPR après la défaite de Chirac en 1988 (primaires, rénovateurs, repli sur les bastions locaux, juppéistes droits dans leurs bottes) et la première secrétaire navigue à vue dans le Ciel des idées, sans jamais regarder autour d’elle. Peut-être y rencontrera-t-elle l’idée de la Gauche… Peut-être pas.[/access]

Où sont les femmes ?

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Homer Simpson
Homer Simpson.

Nos relations téléphoniques avec les divers services nécessaires à la bonne marche de nos petites affaires quotidiennes – banque, impôts, prestataires de services divers et variés se sont peu à peu convertis à l’aiguillage automatique de nos demandes par des voix qui nous guident dans les méandres de leur organigramme.

Et que constate-t-on ? Les voix qui nous invitent à taper « un », « dièse » ou « étoile » pour parvenir à la personne compétente (ou qui se prétend telle) sont exclusivement féminines et, de plus, formatées pour n’avoir aucune aspérité susceptible d’accrocher nos fantasmes. Pas le moindre accent de terroir permettant de rêver à une piquante brunette méridionale, ni de fond de gorge rauque laissant imaginer ce à quoi la demoiselle du téléphone occupe ses loisirs en dehors du service.

[access capability= »lire_inedits »]Nous vivons dans une sorte d’aéroport extensible à l’infini, où le son d’une voix féminine désexualisée est censé calmer le stress engendré par l’anxiété générée par une confrontation avec une technologie qui nous dépasse.

Par exemple, lorsque je veux procéder à un transfert d’appel de mon téléphone fixe vers mon portable, voici ce qui se passe :

(Petite musique supposée relaxante) Elle : « Ici le 3000. Cet appel est gratuit. Que désirez-vous ? »

Cette sollicitation de mon désir me laisse perplexe, car tout est fait pour qu’il se limite à prononcer quelques phrases rituelles comprises par la machine qui parle, et qui a le culot de dire « je » quand elle vous fait savoir qu’elle a réalisé votre vœu.

Un jour, un plaisantin responsable des annonces sonores à la gare de Lyon a eu l’idée, validée par sa direction, de remplacer pendant quelques heures la voix formatée informant les voyageurs sur les numéros de quai et autres aléas de la vie ferroviaire par celle de Homer Simpson (version française). On sentit alors une onde jubilatoire se répandre dans la foule triste.[/access]

Simple comme un coup de fil ?

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Crise dans la société. Pour comprendre le suicide, relisons Durkheim et Halbwachs.
Crise dans la société. Pour comprendre le suicide, relisons Durkheim et Halbwachs.
Crise dans la société. Pour comprendre le suicide, relisons Durkheim et Halbwachs.

« Grand et monstrueux » : voilà ce qu’écrit Goethe, à la fin de sa vie, de son premier roman, Les Souffrances du jeune Werther. Lorsque paraît le livre en 1774, l’Allemagne est prise d’une fièvre inouïe : on s’habille comme les personnages du roman, on se comporte comme eux et l’on en vient naturellement à imiter Werther : les suicides frappent la jeunesse allemande comme une épidémie. La fièvre werthérienne est telle que le roman est retiré des librairies.

Si l’on s’en tient aux apparences, la conclusion s’impose : il existe des livres qui tuent. De Final Exit à Suicide mode d’emploi, le thème connaîtra une fortune diverse et le réalisateur japonais Hideo Nakata ira même jusqu’à la transposer en 1998 dans son film, The Ring.

Seulement, les choses sont un peu plus complexes que les apparences. Les Souffrances du jeune Werther sont un roman particulier. Tous les ingrédients du succès sont réunis : comme les deux autres best-sellers du XVIIIe siècle (Les Lettres portugaises et La Nouvelle Héloïse), Werther est un roman épistolaire. Il rompt avec la rationalité propre au siècle pour rétablir dans ses droits l’ordre de la sensibilité (Empfindsamkeit) : les lecteurs n’attendaient que ça et Goethe peut expliquer son propre succès en écrivant que « ce petit livre est arrivé au bon moment ». Plus qu’un événement littéraire, Werther devient un phénomène de société : l’Allemagne tout entière ne parle plus que de ce roman, il alimente toutes les conversations, rien d’autre ne semble plus exister que l’amour malheureux de Werther pour Lotte et le suicide du jeune homme.

Goethe n’a pas incité ses lecteurs à se donner la mort. Il a simplement réhabilité le suicide dans le champ des possibles. Il l’a remis au goût du jour (celui des années 1774), en accréditant l’idée que la mort volontaire entrait dans la normalité. Une fois levé le tabou du suicide, rien n’interdit plus à l’individu d’en finir, ni la morale, ni la religion, ni l’ordre juridico-politique. Le suicidaire est désinhibé. Il peut passer à l’acte.

Au début des années 1970, la psychologie sociale a théorisé ce phénomène sous le nom d’effet Werther : la médiatisation d’un suicide entraine, dans les semaines qui suivent, une hausse significative du nombre de suicides. C’est ainsi que le 18 septembre, Jean-François Legrand, président du Conseil général de la Manche, annonçait que six producteurs laitiers de son département s’étaient donnés la mort ces quatre derniers mois. Pas à cause de France Télécom, bien sûr, mais à cause de la crise de la filière laitière. Pas une mode, on vous dit. Une épidémie[1. Employé par Denis Lombard, pdg de France Télécom, le terme « mode » n’est pas si inconvenant que cela. L’effet Werther a les mêmes caractères que la « mode » : il fixe pour le suicidaire ce qu’est la normalité dans une période donnée.].

L’Organisation mondiale de la santé prend, quant à elle, l’effet Werther au sérieux. Son département de santé mentale et toxicomanies publiait ainsi en 2002 des recommandations à destination des médias. La prudence des spécialistes est telle qu’ils prient les journaux de ne pas consacrer leur première page à un suicide, de ne pas publier la lettre laissée par une personne suicidée, de ne pas le réduire à une seule cause, de ne pas parler « d’épidémie de suicides », de ne pas « présenter le suicide comme une méthode employée pour trouver une solution à ses problèmes personnels ». De même, « on ne doit pas rapporter un comportement suicidaire comme une réponse compréhensible aux changements sociaux et culturels ou à une récession ». Enfin, « la glorification des suicidés, présentés comme martyres et comme objets de l’adulation du public, peut suggérer aux personnes sensibles que la société dans laquelle elles vivent rend honneur au comportement suicidaire ».

Visiblement, les recommandations de l’OMS ne sont pas parvenues jusqu’aux oreilles des médias français : si l’on se suicide depuis dix-neuf mois à France Télécom, c’est uniquement parce que le groupe se restructure et que les employés sont gagnés par le stress. Le malaise social ou la mort : il n’y a pas d’autre choix !

Cette semaine, Paris Match s’est même distingué de tous ses autres confrères en consacrant un reportage à la 23e suicidée du groupe, publiant le courriel d’adieu envoyé à son père et établissant une relation de cause à effet entre ses difficultés au bureau et son suicide. Or, cet article laisse entrevoir que cette jeune fille avait, dans la vie, d’autres difficultés que celles qu’elle éprouvait sur son lieu de travail : le deuil de sa mère, l’absence de petit ami, la boulimie. Est-ce que ce sont des souffrances existentielles moindres que le stress lié au travail ? Evidemment que non. Il n’y a jamais une seule cause au suicide.

Il serait, d’ailleurs, assez simpliste de vouloir expliquer par une seule cause des réalités humaines aussi complexes que celles qui poussent un homme à consentir à sa mort. Ce que nous prenons pour des causes ne sont bien souvent que des occasions. En 1930, dans l’introduction aux Causes du suicide, Maurice Halbwachs le résume métaphoriquement : « L’individu que rien ne rattache plus à la vie trouvera, de toute manière, une raison d’en finir : mais ce n’est pas une raison qui explique son suicide. De même, lorsqu’on sort d’une maison qui a plusieurs issues, la porte par laquelle on passe n’est pas la cause de notre sortie. Il fallait d’abord que nous ayons le désir au moins obscur de sortir. Une porte s’est ouverte devant nous, mais, si elle eût été fermée, nous pouvions toujours en ouvrir une autre. »

Ce que Durkheim et, à sa suite, Halbwachs nous ont appris, c’est que le suicide est un produit de la réalité sociale elle-même. En 1897, dans son essai majeur, Le Suicide, Durkheim écrivait que le suicide ne représente pas une somme d’états individuels, mais que « chaque société est prédisposée à fournir un contingent déterminé de morts volontaires ». Il poursuivait : « Le suicide varie en raison inverse du degré d’intégration de la société religieuse, de la société domestique ou de la famille, et de la société politique ou de la nation. »

Le nombre de suicides rencontrés parmi les salariés de France Télécom au cours des dix-neuf derniers mois traduit une réalité sociale qui excède le simple cadre de cette entreprise : si l’on considère l’ensemble de la population active française en 2002, le taux de suicide est de 22,8 pour 100 000 (source : Inserm), c’est-à-dire un taux légèrement supérieur à celui constaté à France Télécom. Les plus cyniques statisticiens pourraient en conclure que l’on se suicide moins dans cette entreprise que dans l’ensemble de la société française. Mais cela n’aurait, évidemment, aucun sens[2. Il faudrait que les 100 000 salariés de France Télécom soient un groupe comparable à la population française active. Ainsi le personnel de France Télécom devrait-il présenter un taux de chômage comparable au reste de la population active – ce qui n’est évidemment pas le cas.].

Or, notre représentation collective du suicide, telle qu’elle est aujourd’hui véhiculée par la presse, est diamétralement opposée à l’analyse durkheimienne. Le suicidaire nous est présenté comme un nouveau Socrate, un individu auquel il ne reste plus que la mort comme issue et qui se contraint à avaler lui-même la cigüe. Fini le combat, l’engagement ou la lutte syndicale : suicidez-vous, Folleville !

Et si ça n’était pas vrai ? Et si l’on se suicidait parce que toutes les formes sociales traditionnelles (religion, parti, famille, nation) avaient disparu sans rien nous laisser d’autre que nos malheureux petits boulots ? Et si nos sociétés anonymes ne pouvaient jamais remplacer la société ? Et si le travail ne pouvait jamais remplacer la famille ni la patrie, dans l’ordre des allégeances identitaires ? Ce n’est pas le malaise au sein d’une société qu’il faudrait affronter, mais un malaise dans la civilisation. C’est précisément ce que Maurice Halbwachs redoutait, sans vouloir trop y croire, en 1930 : « Durkheim s’en tient à considérer l’affaiblissement des liens traditionnels qui en même temps, autrefois, enchaînaient et soutenaient les hommes. Telle serait la cause unique de l’accroissement des suicides, où nous reconnaîtrions alors non seulement un mal, mais un mal absolu. Car si ces traditions disparaissent, rien ne les remplace : la société ne gagne rien en échange. Les suicides ne sont pas la raison de quelque avantage. C’est pourquoi il faut pousser un cri d’alarme. Mais si les suicides, au contraire, augmentent surtout parce que la vie sociale se complique, et que les événements singuliers qui exposent au désespoir s’y multiplient, ils sont toujours un mal, mais peut-être un mal relatif. Il y a en effet une complication nécessaire qui est la condition d’une vie sociale plus riche et plus intense. »

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Le noir te va si bien

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Thierry Jonquet
Thierry Jonquet.
Thierry Jonquet
Thierry Jonquet.

La mort de Thierry Jonquet, et l’émotion qu’elle a provoquée au point que, pour la première fois, un ministre de la Culture s’est fendu d’un communiqué de condoléances pour un auteur « de genre », semble accréditer une thèse dont les amateurs étaient depuis longtemps convaincus : le polar est une littérature à part entière et il arrive même que certains de ses auteurs soient de grands, voire de très grands écrivains.

On conseillera donc au lecteur qui voudrait faire le point sur cette question Une brève histoire du roman noir, par Jean-Bernard Pouy. Pouy est un des noms les plus représentatifs de cette génération des années 1970-1980 qui compta, outre Jonquet, des noms aussi remarquables que Fajardie, Quadrupanni ou ADG…

[access capability= »lire_inedits »]Ils renouvelèrent le genre, et ce de manière paradoxale, en renouant avec les racines de cette littérature qui sont à chercher aux USA, dans cette mouvance hard-boiled née de la crise de 1929 dont Hammett est le plus grand représentant. Pouy, lui, ajouta à cette dimension de critique sociale très libertaire une vision oulipienne et un sens de l’humour qui font de romans comme Nous avons brûlé une sainte, La Belle de Fontenay ou Spinoza enc… Hegel de véritables classiques. Sa Brève histoire est donc, on s’en doute, le contraire d’une étude universitaire. Pouy est un désinvolte, mais un désinvolte érudit et, l’air de rien, c’est un exploit d’être, sur un sujet aussi vaste, rapide, complet, pertinent et – osons cet affreux adjectif – pédagogique.

Il s’autorise une simple précaution méthodologique et terminologique : ne jamais parler de polar ou de roman policier, mais de roman noir. La différence n’est pas anecdotique : le roman policier est un roman du retour à l’ordre avec des bons qui gagnent à la fin, alors que le roman noir est un roman du désordre ou le bien et le mal ont tendance à confondre leurs lignes de force. Ainsi n’hésite-il pas à faire remonter le premier roman noir au mythe d’Œdipe, qui en serait même l’archétype. Pouy force à peine l’interprétation puisque parut effectivement en Série Noire, il y a quelques années, Œdipe roi, dans une remarquable « traduction du mythe » par Didier Lamaison respectant toutes les lois du genre.

Pouy analyse aussi les différents aspects du genre qui semblent avoir coexisté depuis le début et son Histoire se révèle davantage, auraient dit les structuralistes, diachronique que banalement chronologique. Mais un simple inventaire des têtes de chapitre vous indiquera l’esprit dans lequel est écrit cette histoire où vous découvrirez qui sont, par exemple, les tenants du courant « rouston-baston » ou ceux atteints par la « cirrhose de l’âme ».

Au passage, il démontre de façon assez convaincante que des auteurs perçus par la critique comme « difficiles », notamment Jean Echenoz ou Tanguy Viel, qui publient aux éditions de Minuit, doivent tout au roman noir et le reconnaissent aisément.

Pouy, qui est en plus un écrivain généreux, termine cette Brève histoire par une nouvelle qui se moque de l’actuelle mode du genre et de la prolifération de titres de qualité médiocre par des éditeurs qui ont flairé le bon coup. Elle est intitulée : Sauvons un arbre, tuons un romancier !

Ce qui, en ces temps de rentrée littéraire à plus de six cents romans, est une idée à considérer.

Une brève Histoire du Roman noir

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Jan Tschichold, maître en simplicité

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Jan Tschichold
Jan Tschichold.
Jan Tschichold
Jan Tschichold.

Bonhomme et inflexible, Jan Tschichold est un personnage singulier de l’histoire du livre. Acteur et promoteur du design moderne, puis fervent défenseur du classicisme, il a jeté les fondements de la typographie contemporaine et introduit de précieuses innovations qui sont devenues des standards.

Dès son plus jeune âge, son père lui inculque l’amour des belles lettres – pas celles que l’on lit, mais celles que l’on dessine : papa Tschichold est peintre d’enseignes. Les parents de Johannes ont un grand dessein pour leur rejeton : il sera professeur aux Beaux-Arts. Le chemin est tracé d’avance : Johannes Tschichold étudie à l’Académie des arts graphiques de Leipzig. À leur désespoir, Johannes décide, à 21 ans, d’embrasser le métier de calligraphe et de typographe.

[access capability= »lire_inedits »]Il évolue comme un poisson dans l’eau dans l’effervescence créatrice des années 1920. Comme il a l’âge d’être rebelle, il décide de se faire appeler Ivan, en hommage à l’esthétisme révolutionnaire et constructiviste russe. Par hasard, il visite la première exposition du Bauhaus, l’Institut des arts et métiers fondé par Walter Gropius. Il se convertit immédiatement à ses principes qui proposent l’unité de l’art et de la technique. En 1926, il intègre la Münchener Meisterschule für Typografie, l’école supérieure de typographie de Munich, où il enseigne sous la direction du typographe Paul Renner, père de la police de caractères emblématique du Bauhaus : Futura.

Dans la foulée, il publie un manifeste intitulé Die neue Typographie, qui révolutionne la typographie. Il y proclame la suprématie des polices de caractères bâtons et des compositions asymétriques ; il plaide pour la standardisation des formats de papier et des processus de fabrication. Parce qu’il est pragmatique et a de la suite dans les idées, son manifeste est suivi de manuels pratiques à destination des professionnels de l’imprimerie.

Son ami Kurt Schwitters fonde un groupe, le Ring neuer Werbegestalter, afin de promouvoir les théories novatrices de Tschichold. Le cercle fédère à son apogée une foule de 25 membres. Mais le nazisme monte en Bavière. Les amis de Tschichold le convainquent d’abandonner son prénom d’emprunt, Ivan, pour le diminutif Jan. Mais ce changement n’est pas suffisant. Jan a des convictions : il est ouvertement hostile à Hitler. Après la victoire des nazis aux élections de 1933, il est arrêté. Libéré après quelques jours, son œuvre est déclarée « non allemande ». Il est démis de ses fonctions à la Meisterschule de Munich. Tschichold quitte sans tarder l’Allemagne.

Il s’établit en Suisse, à Bâle, avec femme et enfant. Et Tschichold se met à brûler ce qu’il avait adoré : la nouvelle typographie. Il publie plusieurs articles dans lesquels il se livre à une véritable autocritique : la nouvelle typographie est un totalitarisme. Elle est, comme le nazisme, le fruit du modernisme. Tschichold redécouvre alors les canons de la typographie classique et la composition symétrique qu’il avait étudiées à Leipzig.

En 1946, le pionnier des livres de poche en Grande-Bretagne, Allen Lane, fait appel à Tschichold pour renouveler la ligne graphique hasardeuse des collections qu’il a créées dix ans auparavant, Penguin Books. Le livre de poche n’est pas une découverte pour Tschichold. En Allemagne, il a été témoin de la première expérience, tentée par Kurt Enoch, avortée avec l’accession au pouvoir des nazis.

Le défi qui s’offre à Tschichold est exaltant : respecter les principes de composition académique dans un processus de fabrication industriel. Pour y répondre, il élabore une charte graphique devenue célèbre, baptisée « Penguin Composition Rules ». Ces règles de composition, qui vont s’imposer à l’ensemble des collaborateurs des éditions Penguin Books, tiennent en quatre pages. La composition doit servir humblement l’œuvre, demeurer simple et lisible. Si un imprimeur vient à se plaindre des contraintes imposées, Tschichold, intransigeant et malicieux, exagère son accent allemand et fait mine de ne pas comprendre. Il réalise personnellement les couvertures de plus de cinq cents livres pour Allen Lane. Elles contribuent à donner à la collection une forte identité visuelle. Penguin Books acquiert une renommée internationale. Tschichold devient une sommité. Obsédé par la qualité, il améliore également les techniques d’impression et de reliure. Au bout de trois ans, Tschichold estime sa mission accomplie et rentre en Suisse.

L’apprentissage du typographe n’étant jamais achevé, il se consacre encore et toujours à l’étude des canons de la Renaissance. A la fin de sa vie, revenant sur son expérience, il déclare : « Je suis fier du million de livres de poches Penguin dont j’ai inspiré la ligne graphique. Les quelques beaux livres que j’ai conçus sont négligeables. Nous n’avons pas besoin de livres prétentieux pour nantis, mais simplement de livres ordinaires de bonne facture. » Le typographe appliqué était un maître en simplicité.

Jan Tschichold, Livre et typographie (Allia). Dans cet essai, Tschichold aborde toutes les questions que pose la fabrication d’un livre.
Collectif, Jan Tschichold, Master typographer (Thames & Hudson). Cette biographie en anglais, richement illustrée, aborde les différentes étapes de l’œuvre de Tschichold.
Christopher Burke, Active Literature (Hyphen Press). Pour ceux qui souhaiteraient se pencher plus en détails sur l’époque « nouvelle typographie » de Tschichold et les avancées qu’il a introduites.

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Merci, M. Finkielkraut !

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Je dois mon goût pour la littérature et pour le savoir en général à Monsieur Le Gallo, qui fut mon professeur de français en classe de 5e. De toute ma scolarité, j’ai gardé bien peu de noms et de visages enseignants. De ses cours, me sont restées des phrases entières : « Le sonnet est un poème en alexandrins composé de deux quatrains et de deux tercets. ». Je l’entends encore s’emporter, et nous emporter avec lui dans la lecture de Racine ou de Joachim du Bellay.

Cet homme, qui était le doyen du collège, avait chez les élèves, et peut-être chez les enseignants les plus jeunes, dix ans après Mai 68, une réputation épouvantable. Lorsque nous cédions à de mauvaises habitudes prises dans d’autres cours et perturbions le sien, il arrivait qu’il nous soulève de notre chaise par les oreilles pour nous envoyer une gifle qui sonnait dans le silence de la classe. Nous ne le savions pas encore, mais cet apprentissage du respect nous a sacrément aidés à grandir. Je plains de tout cœur les élèves d’aujourd’hui que la législation a privés d’un tel enseignement.

[access capability= »lire_inedits »]La passion qui l’animait avait finalement banni de sa classe le chahut, l’inattention s’y faisait discrète, devenue honteuse. L’ordre qui y régnait nous donnait la mesure de la haute estime dans laquelle il tenait sa matière. Le sérieux avec lequel il nous offrait les lettres était une preuve de l’amour qu’il leur portait. Les portes qu’il ouvrait sur des mondes inconnus et par lesquelles nous ne faisions que jeter des regards excitaient nos curiosités. Lentement mais sûrement, notre professeur nous a amenés à croire que le savoir pouvait être une source de plaisir. La conviction avec laquelle il nous invitait à lire nous donnait la garantie que, dans les livres, se trouvaient des trésors.

Plus tard, c’est à Alain Finkielkraut que je dois la découverte de La Plaisanterie. Sans les conseils de cet homme, en qui j’ai placé toute ma confiance pour l’avoir beaucoup écouté et beaucoup lu, aurais-je persévéré dans la lecture de ce roman difficile pour moi, à l’intrigue complexe, aux personnages multiples qui apparaissent pour un chapitre et s’éclipsent pour réapparaître dans une autre époque ? Je l’ignore.

Sans cette garantie du trésor caché, aurais-je poursuivi la lecture de Vie et destin, de Vassili Grossman, en acceptant de me perdre dans les méandres du récit ? Je ne le crois pas. Ainsi, la promesse d’Alain Finkielkraut a-t-elle ajouté à ma bibliothèque Georges Bernanos ou Charles Péguy, Philip Roth ou Hannah Arendt.

Aujourd’hui, peut-être las d’être le vigilant qui nous avertit des barbaries à venir, peut-être fatigué des procès et des protections policières, qui en disent long sur ces crétins qui inquiètent un homme aussi profondément honnête, Alain Finkielkraut emprunte le chemin détourné de la littérature et nous offre les « longues conversations silencieuses » qu’il a nouées avec Milan Kundera, Vassili Grossman, Albert Camus et d’autres. Dans Un Cœur intelligent, il raconte, explique, éclaire neuf romans qui nous aident à saisir ces vérités qu’aucune science ne peut embrasser[1. La Plaisanterie (Milan Kundera), Tout passe (Vassili Grossman), Histoire d’un Allemand (Sebastian Haffner), Le Premier homme (Albert Camus), La Tache (Philip Roth), Lord Jim (Joseph Conrad), Les Carnets du sous-sol (Dostoïevski), Washington Square (Henry James), Le Festin de Babette (Karen Blixen).].

Par la « vérité supérieure du roman », ces petites histoires de destins individuels portent leurs lumières dans des profondeurs et sur des réalités que la grande ne peut atteindre.

Ce que le philosophe nous révèle des auteurs, ce qu’il nous montre des œuvres et de leur histoire nous entraîne dans une relecture où toutes les richesses qui nous avaient échappées sont révélées. Ce livre, qui en contient plus d’un, je l’ai lu plus d’une fois, pour le fond ou pour la forme, pour cette langue riche et claire, ces mots choisis, ces formules inédites.

Les passages extraits des romans sont autant de prétextes à la réflexion sur la politique, les utopies, le bien et le mal, la morale, les humanismes aux prises avec les logiques destructrices de leur époque, les « cœurs captifs de l’amour-propre », enfermés dans l’illusion et fermés à l’amour, les cœurs intelligents qui tiennent les hommes debout dans les tempêtes plus sûrement que la raison et que « rien ne révolte davantage que l’escamotage de l’horreur par l’intelligence de son interprétation ».

Cette philosophie du réel, lisible par tous car « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément » (merci, Monsieur Le Gallo) est une inépuisable lumière qui éclairera nos lanternes pour longtemps. En plongeant dans ce livre, le monde nous paraît plus complexe et plus limpide.

C’est un prodige ? Je n’en attendais pas moins.[/access]

Des droits de l’homme et du mitoyen

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Arrosage
Les droits de l'homme, un tuyau d'arrosage au fond du jardin.
Arrosage
Les droits de l'homme, un tuyau d'arrosage au fond du jardin.

« Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. » Ce lieu commun inhabitable, vaguement issu de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, est censé exprimer la sagesse de l’autolimitation. Mon propos ne sera nullement de récuser cette sagesse de l’autolimitation, qui m’est très chère, mais de critiquer la forme de cette maxime, afin de mettre au jour les contenus implicites antipathiques qu’elle véhicule dans les soutes de son méchant langage.

« Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. » Le premier inconvénient de cette maxime est qu’elle implique une conséquence fâcheuse : « La liberté des autres s’arrête là où commence la mienne. » Cette proposition en implique donc une autre qui résonne comme une condamnation de toute espèce d’autolimitation. Les malheureux qui se réclament de la première proposition sont contraints de se réclamer aussi de la seconde. Ils seront donc en devoir de proclamer à l’automobiliste adverse à qui ils viennent de couper le passage salement ou au mari de leur maîtresse les surprenant au cours de leurs ébats : « Ta liberté s’arrête là où commence la mienne, connard ! » Et ils pourront rajouter : « C’est dans la Déclaration des droits de l’homme ! » Si leur adversaire proteste, il leur sera même loisible de le dénoncer à Human Rights Watch.

[access capability= »lire_inedits »]Le second inconvénient rédhibitoire de la formule « Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres » réside dans le verbe « s’arrêter », dans l’idée stupide que la liberté s’arrête, que l’on retrouve également dans sa variante tout aussi indéfendable : « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. »

Procédons sans plus attendre à l’examen d’un exemple concret, pour ne pas nous noyer dans les eaux glaciales de la spéculation. Je n’hésiterai pas à utiliser ce prétexte pour révéler ici quelques éléments croustillants de ma vie familiale, à l’instar des écrivains branchés des cent dernières années. Les lecteurs réactionnaires et sans cœur que cet étalage malsain de détails intimes incommoderait sont invités à sauter le paragraphe qui suit.

Un jour, il y a une quinzaine d’années, alors que j’habitais en Catalogne française, à Thuir, au 18 rue San Ferréol, nous dînions en famille par un beau soir d’été dans notre idyllique jardinet. Alors que nous mâchions innocemment de délectables poivrons, tomates et aubergines farcis, nous ignorions encore combien cet instant de grâce, cette joie commune d’un soir d’été, étaient éphémères et fragiles. Nous ignorions qu’une ombre malfaisante épiait derrière la haie séparant notre riant jardinet de son jardinet triste. Notre machiavélique voisine, Véronique Pierre, sise au 16 rue San Ferréol, qui habitait une maison absolument identique à la nôtre et nous haïssait depuis de nombreuses années – notamment pour une sombre affaire de têtards ramassés en masse par mes frères et moi-même et dont elle soutenait, de façon parfaitement fantasque, qu’ils étaient la seule explication plausible au prodigieux pullulement de rainettes dans son propre jardin –, Véronique Pierre avait donc choisi cet instant précis pour arroser son décourageant jardinet. Lorsqu’elle s’avisa d’abreuver la haie de cyprès qui nous séparait de son regard, elle fut soudain traversée par l’idée étrange de diriger le jet de son tuyau d’arrosage – parfaitement identique au nôtre – non vers le pied de ses cyprès lugubres, mais vers leur faîte. Traversant la haie, le jet d’eau atteignit avec précision la joue de ma tante Claire (qui est aussi ma marraine) à l’instant précis où celle-ci mâchait voluptueusement sa dernière bouchée d’aubergines farcies.

La maxime « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres » m’évoque irrésistiblement cette vision : une triste vitre de plexiglas s’élevant lentement entre nos deux jardins et interceptant le jet d’eau avant qu’il n’atteigne la joue de ma marraine. Une mécanique sans joie rendant impossible tout événement, toute rencontre jaillissante d’une altérité véritable – fût-ce celle de Véronique Pierre. A l’instant précis où l’eau atteignit la joue de ma marraine, il me semble insensé d’affirmer que sa liberté s’arrêta. Tout au contraire, la liberté de ma marraine, tout comme celle de Véronique Pierre, naquirent à l’instant même où le jet d’eau, franchissant avec la même audace que les bondissantes rainettes la limite des espaces séparés de nos jardinets, atteignit la joue de ma marraine. La liberté ne s’arrête jamais. Elle n’est pas là pour ça. En revanche, elle commence. C’est son boulot de liberté. Ma liberté commence là où commence celle des autres. La liberté de ma marraine commence là où commence celle de Véronique Pierre. La liberté est imprévisible, elle fait voler en éclats le registre du calcul, de la maîtrise. Comme le Christ, dont elle est l’un des noms, elle « rend toutes choses nouvelles ». Comme l’eau vive de Véronique Pierre, elle fait jaillir la présence et le présent.

La maxime « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres » est mensongère en raison de l’aberrante métaphore spatiale qu’elle fait passer en loucedé. Elle veut nous faire croire que deux libertés humaines sont identiques à deux propriétés foncières et que la condition humaine se résume à la guéguerre de deux propriétaires de jardinets.

La liberté des comptables, connue encore dans nos contrées sous le nom de liberté des propriétaires de possibles, imagine l’existence humaine comme une somme de possibles calculables et dénombrables, qui pourraient êtres répartis équitablement (ou non) comme des parts de gâteau. Selon la mathématique foireuse de la liberté des propriétaires de possibles, l’homme qui a accès à quatre mille chaînes de télévision est deux fois plus libre que celui qui doit, morne, se restreindre à deux mille chaînes. Et celui qui possède une femme et quarante-sept maîtresses est quarante-huit fois plus libre que le malheureux qui a pris la décision incompréhensible de rester fidèle à son épouse.

La liberté des comptables repose sur un double calcul utilitariste. Sur un premier versant, elle prêche la maximisation des possibles dont je suis le propriétaire, la maximisation de mes jouissances et de mes droits. Dans un premier temps, cette maximisation prétend se connaître une limite, à travers ce principe de réciprocité cher aux comptables de la Révolution française, formulé dans le déplorable article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. » Puis, dans un second temps, dont ce méchant langage utilitariste rendait la venue très prévisible, ce principe de maximisation des jouissances devient de plus en plus explicitement illimité, à mesure que mon prochain devient celui qui me vole des parts de jouissance. C’est ainsi que le principe censé nous transmettre la sagesse de l’autolimitation nous conduit marche après marche jusqu’au désespoir de la « jouissance sans entraves ».

Avec ce second temps intervient le second versant du calcul utilitariste de la liberté des comptables : la maximisation de la désaffiliation, la maximisation de la non-appartenance. Ou encore : la minimisation des dettes envers les autres. C’est le point où culmine l’absurdité de cette conception de la liberté. « Moins j’ai de dettes, moins je prononce de promesses, moins je tiens ma parole, plus je suis libre ! » La liberté des comptables atteint ici son but : la maximisation du non-rapport entre êtres humains et, en conséquence, la maximisation du non-rapport de chaque être humain avec soi-même.

À chacun sa vérité, à chacun sa liberté, à chacun son jardinet.

Ainsi résonne le dernier râle des propriétaires de possibles.[/access]

Libérez Karl Marx !

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Marx et Engels

Marx et Engels

Les hebdomadaires d’information, ceux qu’on appelle les news, donnent cette fausse impression de pluralité parce qu’ils sont une demi-douzaine et que leurs fondateurs et leurs histoires sont différents. Le premier sera considéré comme clairement libéral, le second plutôt comme centriste et le troisième comme social-démocrate. Leurs rédacteurs en chef, leurs éditorialistes de prestige vont parfois débattre sur des chaînes du câble. Pourtant, ces faiseurs d’opinion sont à peu près d’accord sur tout : le caractère indépassable de l’économie de marché, la construction européenne telle qu’elle se fait, le caractère archaïque de la gauche et des syndicats, l’indispensable modernisation de la fonction publique. C’est que le news français s’adresse à un lecteur/électeur qui n’ira pas beaucoup plus à gauche que Martine Aubry et pas beaucoup plus à droite que l’UMP, qui a profité à plein des Trente glorieuses, a fait des études supérieures, possède quelques paquets d’actions, parfois une résidence secondaire au Touquet ou à Loctudy.

Périodiquement, nos news révèlent même qu’ils sont, en fait, un seul et unique journal, en annonçant en « une » les mêmes « marronniers », sujets récurrents et saisonniers. Citons, pour mémoire, le salaire des cadres, les prix de l’immobilier, les placements boursiers (quoique, en ce moment…) le classement des hôpitaux, des meilleurs lycées, les impôts et, quand vient l’été, le sexe. On ne dira pas le sexe, évidemment – on n’est pas chez les routiers –, on parlera plutôt de « nouvel ordre amoureux », par exemple, histoire de donner deux ou trois reportages sur les boîtes échangistes du Cap d’Agde[1. Comme le dit Marco Cohen, on attend le classement des cimetières les plus confortables.].

[access capability= »lire_inedits »]Le grand écrivain français Jean-Patrick Manchette en avait d’ailleurs tracé un étonnant portrait à travers le personnage de Georges Gerfaut, dans Le Petit Bleu de la Côte Ouest, un roman qui date des années 1970 et qui évoquait, à travers une intrigue aussi noire que violente, ce que l’on commençait tout juste à nommer le malaise des cadres.

Et le malaise des cadres, depuis un certain jour de septembre 2008, il est même devenu une véritable angoisse existentielle. Sismographes des inquiétudes de cette classe-là, eux-mêmes confrontés à un rétrécissement du marché publicitaire (la haute couture et les roadsters, ce n’est plus ce que c’était) les news veulent donc absolument rassurer leur abonné qui reprend une tournée de bourbon-lexomil à chaque fois qu’il clique sur Boursorama. Et comme leurs dirigeants, eux aussi, ont fait des études supérieures, et même légèrement supérieures à celles de leurs lecteurs (raison pour laquelle, par contrat tacite, le lecteur cultivé, mais moins qu’eux, leur reconnaît une légitimité à dire le bien et le mal), les news sortent un joker paradoxal. Ce joker, c’est Marx.

Nous, au début, ça nous a plutôt fait plaisir. À cause d’un lourd héritage familial, dès que nous voyons une photo de Marx quelque part, nous frétillons de la queue, nos yeux deviennent humides, notre langue sèche et nous nous jetons sur la chose comme la vérole sur le bas-clergé.

Marx est de retour, qu’ils disent. Tous. Et que je te sors un numéro spécial, et que je fais la « une », et que je te concocte un dossier exclusif.

Marx, nouveau marronnier : incroyable ! Fini le prix du mètre carré dans les grandes villes ! Oubliées les nouvelles destinations pour les vacances d’hiver ! Marx is back !

On se prend à rêver : nos estimables hebdos préparaient une nouvelle Commune, un nouvel Octobre 1917 et nous n’en savions rien. La crise est l’occasion pour eux, enfin, d’imposer leur chance, de serrer leur bonheur et d’aller vers leur risque. Ils étaient les agents secrets de la vieille taupe : « Nous reconnaissons notre vieille amie, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement », aurait pu ainsi dire notre cher sage de Trèves en feuilletant Le Point ou le Nouvel Obs.

À vrai dire, il aurait vite déchanté. Parce que ces journaux se servent de lui comme les fana-milis qui ont raté Saint-Cyr se servent du Famas, du M16 ou de l’AK47 : comme un accessoire décoratif. Aucun danger qu’en décrochant une des armes de leur râtelier, ils ne fassent un carton sur la foule. Ces engins, selon la terminologie convenue, ont été démilitarisés. Il en va de même pour Marx, version news.

Ce qui nous est servi, c’est du Marx anodin, du Marx sociologue, du Marx anecdotique. Ici, on ressort un questionnaire de Proust auquel il aurait répondu pour faire plaisir à ses filles, là on exhume une citation fielleuse de sa femme, histoire de montrer que le grand homme avait aussi ses travers, on lui reconnaît toutes les vertus quand il s’agit d’avoir pensé le capitalisme et ses contradictions, mais on veut à tout prix (faire) oublier qu’il a élaboré les moyens théoriques de penser, aussi et surtout, son renversement.

Marx marxiste, mais vous plaisantez ! Et de répéter à chaque fois cette phrase écrite nulle part et qu’aurait dite Marx à son gendre : « Ce qu’il y a de certain, c’est que je ne suis pas marxiste. »

Et l’on se souvient soudain de Guy Debord, qui a si bien expliqué comment ce qu’il nommait le Spectacle était capable d’intégrer ce qui le niait, de neutraliser la contradiction en surexposant le contradicteur, l’esprit qui toujours nie, aurait dit Goethe, au point que « le vrai devienne un moment du faux ». C’est le nouveau lieu commun chez ceux qui donnent le « la » du prêt-à-penser : Marx n’est pas révolutionnaire.

Mieux, on ne retiendra d’un entretien avec Etienne Balibar – philosophe tout de même marxiste pour le coup puisqu’il cosigna, avec Althusser, Lire le Capital –, que la phrase qui arrange, isolée de son contexte : « Marx ne propose pas de système. »

En fait, allons-y franchement, ce qui est sous-entendu, c’est que Marx non seulement n’était pas marxiste, mais qu’il n’était même pas communiste.

Denis Olivennes, directeur du Nouvel Obs, qui fait sa « une » avec un Marx vaguement warholisé, ce qui est une manière comme une autre de le rendre anxiolytique, ne dit pas autre chose et ose un admirable : « Cette doctrine n’est qu’un écran entre Marx et nous. » Évidemment, tout devient clair : Marx a été très mal compris, voire Marx ne se comprenait pas lui-même et tirait de fausses conclusions de ses prémisses. On ne sera pas étonné donc, dans ce numéro, de découvrir cette déclaration d’Arnaud Lagardère : « On aurait presqu’envie de s’écrier : Marx, reviens, ils sont devenus fous! » On notera tout de même la prudente modalisation avec « presque » et un bon vieux conditionnel.

Parce qu’on ne sait jamais : s’il revenait vraiment, Marx, il risquerait de rire un bon coup et de rappeler l’évidence fondatrice de sa pensée : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, il s’agit maintenant de le transformer. »

Et ça, ça ne fera jamais, au grand jamais, un bon marronnier.[/access]

Fromage, dessert et champagne !

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Martine Aubry
Si Mao avait bossé comme ça, personne ne saurait situer la Chine sur une carte.
Martine Aubry
Si Mao avait bossé comme ça, personne ne saurait situer la Chine sur une carte.

Qu’il s’agisse de purger la question des alliances, d’aller aux primaires ou, tout bêtement, de se frotter avec Nicolas Sarkozy, il est une question sur laquelle les ténors socialistes et leurs collègues des autres gauches sont d’une discrétion regrettable : celle du programme.

Ce flou est devenu une tradition à gauche, calamiteuse, mais très explicable : notre gauche trimballe un lourd passif en termes de promesses enterrées. Des reniements que l’électorat de droite – plus traditionnellement porté sur les hommes que sur les idées – pardonne, dit-on, plus facilement que celui de gauche. Sauf que les choses ont changé. Chirac a pensé pouvoir enterrer en fanfare et sans casse la « fracture sociale », trois mois à peine après avoir été élu en 1995 : deux ans après, Jospin arrivait à Matignon. De même, à la dernière présidentielle, Sarkozy s’est arc-bouté sur des propositions concrètes et chiffrées – fût-ce au prix d’une certaine intrépidité arithmétique –, alors qu’en face Ségolène n’avait pas d’opinion tranchée en matière, par exemple, d’augmentation du SMIC. Devinez qui a gagné ?

[access capability= »lire_inedits »]L’autre raison pour laquelle la gauche se défie des programmes, c’est sa peur panique du fil conducteur qui les structure nécessairement. Car ce fil ne peut être qu’idéologique et, d’idéologie, la gauche ne veut plus jamais en entendre parler. Là encore, on a échangé nos cavalières, et on se retrouve à front renversé vis-à-vis de la néodroite sarkozienne, qui a su opérer un mix convaincant de « Nouvelle frontière » kennedyste et de bonne vieille social-démocratie. Au bout du compte, tout cela est vide de sens (comme l’étaient d’ailleurs les deux modèles de départ), mais au moins, ça ressemble vaguement à une ligne d’horizon. Mais, ça a marché, parce que la gauche n’avait même pas le début du commencement d’un projet concurrent à mettre en en face.

Car l’électeur perçoit – ne serait-ce qu’instinctivement – et condamne cette absence de projet de société. Une absence qui, comme celle du programme, s’explique aisément au vu du passé. Du communisme de caserne au socialisme en placoplâtre, en passant par la désopilante « économie sociale de marché », le bilan, comme dirait l’autre, est globalement à enfouir dans sa poche, sous son mouchoir plein de larmes, de sang et autres sécrétions organiques encore plus dégoûtantes.

N’empêche, on a beau avoir remisé ses illusions au placard, l’absence d’une grille de lecture du monde mène à la catastrophe, et ne peut en aucun cas être palliée par l’antisarkozysme vociférant et vide de sens ni par un patchwork de vœux pieux. On a vu quels résultats donnait la combinaison de ces fausses bonnes idées aux dernières élections européennes. Rassurez-vous, on peut encore descendre plus bas. Après l’élection présidentielle de 1981 (15 % pour Georges Marchais), le PCF pensait avoir atteint son étiage, et donc ne changea rien à rien (ni rien ni personne, pour être plus précis) en attendant des jours meilleurs. Chacun connaît la suite. Pour dire les choses, cette histoire triste, on la connaît aussi par cœur au PS, mais on croit que ça n’arrive qu’aux autres.

Mais cessons-là l’antisolférinisme primaire ! Car la dernière raison qui maintient la gauche intelligente à l’écart des idéologies et donc des programmes structurés, est en revanche louable. Elle tient à la complexité du réel, à l’infinie variété de ses perceptions par l’opinion, y compris celle qui vote PS, PC ou Verts les yeux fermés, et pour être encore plus clair, par l’impossibilité cardinale de répondre simplement mais honnêtement à une question simple mais honnête : « C’est quoi être de gauche aujourd’hui ? » C’est cet écueil qu’il faut, au choix, contourner, baliser ou dynamiter. Tout, mais pas l’échouage à la con pour cause de navigation à l’aveuglette.

Ils sont gentils, Aimée et Marc, mais quand ils disent ça, ils disent rien, ou pire, pas assez. Donc, on précise : l’idée, c’est de retisser de l’idéologique non pas à partir de rien (Derrida, Foucault) ou de n’importe quoi (Bourdieu, Onfray), mais du réel, et aggravons notre cas, du réel tel qu’il est perçu par le peuple, lequel est, pour ne rien arranger, traversé par des contradictions qui, hélas, ne sont pas toutes secondaires. Des contradictions qui opposent par exemple ceux qui vivent essentiellement de l’assistanat et leurs voisins qui bossent pour le SMIC. Ou qui opposent les dégraissables aux fonctionnaires. Ou ceux pour qui les 35 heures ont été trop cool et ceux pour qui elles sont un bagne. Ceux qui se sentent agressés par la vidéosurveillance et ceux qui voudraient douze caméras dans leur escalier d’HLM. Continuons à faire l’autruche sur ces contradictions, et la droite est au pouvoir pour mille ans.

Pour dire les choses plus simplement (quoique…), il s’agit pour la gauche d’être aussi marxiste et freudienne – dans le surf décisif sur l’articulation vécu-rêvé des classes populaires – que Nicolas Sarkozy quand il lance son ravageur « travailler plus pour gagner plus ». Une fois cette bataille gagnée faute d’adversaire, il pourra tranquillement dérouler son « je serai le président de la feuille de paye » et autres menteries désormais crédibilisées.

Reste donc à définir ce que pourraient être le prisme puis la feuille de route d’une gauche décomplexée. Manque de bol, là, ça se complique encore. Trop facile d’être droit dans ses bottes, d’avoir raison sur tout et contre tous, électeurs compris, qu’ils aillent se faire foutre s’ils n’ont pas saisi les enjeux. On sait de quoi on parle, on a essayé avec Chevènement. On va droit dans le mur en cherchant à établir le programme social, national et républicain idéal, exempt de toute compromission, de toute démagogie car, ce faisant, on fait l’impasse sur l’état de délabrement idéologique profond de la gauche. Le « tout, tout de suite » n’est pas de ce monde. Si Mao avait bossé comme ça, personne ne saurait situer la Chine sur une carte, et si Robespierre nous avait écoutés, il serait mort avec sa tête sur les épaules. Grâce à Freud encore, ou à de Gaulle si vous préférez, il est établi que tout grand dessein, pour dire les choses poliment, ne peut prendre corps que s’il est validé intimement par l’homme tel qu’il est vraiment, y compris dans sa petitesse, c’est-à-dire par l’homme qui répond au sondeur de la Sofres qu’il veut plus d’émissions culturelles en prime time puis se rue sur « Secret Story ».

En vrai, on n’a pas le choix : ou bien la gauche attend la parousie laïque, l’irruption de l’Homme idéal sur Terre, ou bien elle invente son « travailler plus pour gagner plus » à elle, et tant qu’à faire, les suggestions d’accompagnement qui vont avec.

Au boulot ![/access]

Primaires de tous les vices

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Arnaud Montebour
Arnaud Montebourg fait le forcing pour que le PS organise des primaires.
Arnaud Montebour
Arnaud Montebourg fait le forcing pour que le PS organise des primaires.

C’est ce qu’on appelle un emballement politico-médiatique : alors que, fin juin, le projet de primaires à gauche élaboré par Arnaud Montebourg et Olivier Ferrand semblait promis à un classement vertical dans une corbeille de la rue de Solférino, il vient de faire un retour en force à l’occasion des universités d’été et rassemblements des divers courants du PS de la fin du mois d’août. Même Laurent Fabius, qui n’a apparemment rien de bon à attendre de ce mode de désignation du champion de la gauche pour l’élection présidentielle de 2012, considère maintenant des primaires comme « inévitables ». Pour couronner le tout, une pétition de VIP marqués à gauche, publiée le 26 août dans Libération, vient donner à cette perspective l’onction politico-mondaine qui en fait un must des conversations des estaminets du 6e arrondissement de Paris.

Le forcing d’Arnaud Montebourg, qui a menacé de rendre sa carte si son projet passait à la trappe, n’est pas pour rien dans cette évolution mais il ne saurait, à lui seul, l’expliquer.

[access capability= »lire_inedits »]Les prétendants à la candidature, qui sont maintenant une bonne demi-douzaine au sein du PS, déclarés ou jouant encore les coquettes, ont compris que c’était la seule manière de contrer cette démocratie d’opinion qui, de sondage en sondage, fait le lit électoral de DSK ou de Ségolène Royal, que leur notoriété et leur image professionnellement gérée mettent nettement au-dessus du lot dans l’opinion publique mesurable. DSK laisse entendre que c’est seulement en sauveur suprême appelé par un parti en détresse – donc sans se mesurer aux autres – qu’il consentirait à descendre des hautes sphères de la finance internationale pour venir défier celui qui lui fit une bonne manière en le propulsant à la tête du FMI. Ségolène, qui fait aujourd’hui profil bas en attendant sa réélection à la tête de la région Poitou-Charentes, pipolise joyeusement sa nouvelle vie amoureuse – huit pages dans Paris-Match ! –, avant de revenir dans l’arène politique (si elle est réélue) faire valoir la légitimité que lui confèrent, à ses yeux, les 17 millions de suffrages s’étant portés sur son nom en juin 2007…

Ségolène, elle aussi, est favorable à des primaires, à condition qu’elles soient organisées le plus tôt possible après les régionales, sous une forme qui permette à son réseau Désirs d’avenir, le plus structuré à l’intérieur et sur les franges du PS, de donner sa pleine mesure. Les autres, Montebourg, Peillon, Valls, Hollande, Moscovici, Fabius, sont beaucoup moins pressés, car il leur faut du temps pour parvenir à établir un compromis sur le périmètre de ces primaires (ouvertes ou non aux sympathisants et aux autres partis de gauche) et à monter des réseaux militants susceptibles de les mettre en bonne position. Ainsi, conçu au départ pour mettre un terme à la désastreuse guerre des chefs et des chefaillons qui perdure depuis le congrès de Reims, ce mode de désignation du candidat du PS se retrouve au centre des marchandages, des coups tactiques plus ou moins tordus pour essayer de se placer à la corde et autres joyeusetés dont le parti de Jaurès et de Léon Blum nous donne actuellement le spectacle.

Les bonnes intentions, par exemple celle consistant à vouloir remobiliser le « peuple de gauche » autour d’un processus de désignation apparemment plus démocratique que celui réservant aux seuls adhérents du PS le choix de leur champion, et à organiser une compétition loyale avant un rassemblement enthousiaste et sans arrière-pensées derrière le vainqueur, parviendront-elles à transformer un parti morcelé et perclus de haines recuites en une formation conquérante et attirante pour les électeurs ? Il est permis d’en douter.

Personne n’a pour l’instant émis l’hypothèse que ces primaires risquaient d’être un bide noir. Si ça marche aux Etats-Unis et en Italie, il n’y a pas de raison pour que cela foire chez nous, font valoir les partisans de leur instauration. Un score de trois ou quatre millions de citoyens y participant pourrait être, dans l’esprit de Montebourg et de ses amis, considéré comme un succès et une garantie de légitimité politique de celui qui sortirait vainqueur.

Pour que la comparaison avec les Etats-Unis et l’Italie soit pertinente, il faudrait que le candidat issu des primaires soit le seul à représenter son camp, c’est à dire la gauche dite « de gouvernement » (PS, PC, PRG, Verts, Parti de gauche). Or, il est certain que la plupart de ces partis, qui ont compris le fonctionnement de la Ve République, ne renonceront pas à présenter un candidat à l’élection présidentielle, cette mère de toutes les élections, celle qui garantit la visibilité et détermine le poids dans le pays d’un courant politique. De plus, il ont une revanche à prendre sur 2007, où ils avaient été laminés par le « vote utile », conséquence du traumatisme de juin 2002 dans l’électorat de gauche.

Par ailleurs, est-il certain que ces électeurs de gauche soient bien enthousiastes à l’idée d’un coming-out en tant que tels, au vu et au su de leurs voisins, de leurs employeurs, des commerçants du quartier ? La tradition française est très réticente devant l’affichage public des préférences politiques, naturel dans les pays anglo-saxons : aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, il est courant de mettre le portrait ou l’affiche de son candidat préféré sur sa pelouse ou à la fenêtre de son appartement, même si l’on n’est pas un militant actif de son parti. Il est certain, en tout cas, que cette formule favoriserait les habitants des grandes métropoles, où ce coming-out politique aurait moins de conséquences que pour ceux des petites villes ou de l’espace rural. Il pourrait ainsi favoriser un candidat ou une candidate moins capable de provoquer l’adhésion du « pays profond ».

Notre système politique, avec des élections législatives et présidentielle à deux tours, rend les primaires superflues : le premier tour en fait office. Comme il n’est pas question, pour l’instant, d’en changer, il faut faire avec. Cela veut dire rassembler son camp en vue du premier tour, et aller chercher les autres pour le second. C’est, me semble-t-il, ce à quoi Nicolas Sarkozy est en train de consacrer ses efforts. Pour le PS, ces primaires mythiques consisteraient, en fait, à faire trancher une querelle de famille par les enfants que cette famille est censée nourrir et éduquer. Un comportement que tous les psy considèrent comme désastreux, mais ils n’ont pas toujours raison.[/access]

Une certaine idée de la gauche

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Lénine
Lénine.
Lénine
Lénine.

L’hypostase toujours menace la pensée et rien, sinon la raison elle-même, ne nous en prémunit. Prendre ses idées pour la réalité, le relatif pour l’absolu ou l’historique pour l’immuable : Marx en faisait déjà le grief à Feuerbach lorsqu’il critiquait, en 1845, son Essence du christianisme. Le problème est que l’hypostase hante toujours la gauche française et que le phénomène ne date pas d’hier : il y a cinquante ans, lorsqu’il publiait L’Opium des intellectuels, Raymond Aron dénonçait déjà cette gauche qui, s’affranchissant des déterminations historiques, s’érigeait en un mouvement quasi-messianique, éternel défendeur du Juste, du Vrai et du Bien.

Être de gauche, lorsqu’on est de gauche, c’est se situer toujours du côté moral du manche. En 1998, Lionel Jospin a donné une parfaite illustration de cette conception en proclamant à l’Assemblée nationale que la gauche avait été « dreyfusarde et anti-esclavagiste », contrairement à la droite évidemment. Camarade, choisis ton camp ! Longtemps occupé à faire le pitre chez Trotski, l’ancien premier ministre a certainement séché des cours d’histoire : il se serait aperçu que Pierre Laval avait fait toute sa carrière depuis 1905 en s’acquittant consciencieusement de ses cotisations à la SFIO. Pas à gauche, la SFIO ?

[access capability= »lire_inedits »]L’histoire n’est jamais simple, les idées le sont toujours. Voilà le hiatus : non seulement la gauche se prend pour une idée, mais elle prend l’idée qu’elle se fait d’elle-même pour une réalité absolue. Or, l’existence de la gauche, comme celle de la droite, n’est pas ontologique : elle est historique. La bipolarisation n’est pas une condition sine qua non du politique : l’humanité a, jusqu’à présent, passé le plus clair de son temps à gérer ses affaires sans se poser la question de la droite ou de la gauche. Peut-être a-t-on commencé à distinguer l’une de l’autre au moment de la Révolution française, lorsque les partisans du droit de veto royal se sont rangés à main droite du président de la Constituante tandis que ses opposants se regroupaient à gauche. Encore l’a-t-on échappé belle puisque, si l’on s’en était tenu à la distinction entre la Gironde et la Montagne, la gauche s’appellerait aujourd’hui la « haute » et la droite serait en dessous de tout, dans la « plaine » ou le « marais ». Le fait est qu’en France, ce sont les XIXe et XXe siècles, sous le mouvement conjoint de la Sociale et du communisme, qui ont vu la classe politique se répartir en deux hémisphères. Seulement, la ligne de démarcation entre gauche et droite semble aujourd’hui plus floue que jamais.

Le dernier gouvernement socialiste en France, celui de Lionel Jospin, a deux fois plus privatisé que Jacques Chirac dans ses plus belles années reaganiennes… Quant aux choix de société, ceux qui, paraît-il, restent pour faire la différence, les marges de manœuvre sont tellement réduites qu’ils ne pèsent pas bien lourd pour séparer la gauche de la droite.

Que reste-t-il donc ? Une appartenance presque héréditaire, sur le modèle clanique autrichien : père de gauche, fils de gauche. Des valeurs, peut-être, dont il reste à démontrer qu’elles représentent un véritable clivage dans l’électorat. Des références aussi : un élu socialiste sera plus enclin à citer Blum, tandis qu’un élu UMP inclinera naturellement vers de Gaulle. Et s’il est vraiment sarkozyste, il citera les deux, si possible dans la même phrase, étant bien entendu que le général de Gaulle disait, en décembre 1965 : « La France, c’est tous les Français… C’est pas la gauche, la France… C’est pas la droite, la France… »

L’appartenance, les valeurs, les références. Et puis il y a Martine Aubry qui, dans sa tribune publiée par Le Monde, le 28 août, balaie d’un revers de la main la crise interne que traverse le Parti socialiste pour s’attaquer à la crise, la vraie, celle que connaît notre civilisation. Le Parti est confronté aux mêmes affres que celles du RPR après la défaite de Chirac en 1988 (primaires, rénovateurs, repli sur les bastions locaux, juppéistes droits dans leurs bottes) et la première secrétaire navigue à vue dans le Ciel des idées, sans jamais regarder autour d’elle. Peut-être y rencontrera-t-elle l’idée de la Gauche… Peut-être pas.[/access]

Où sont les femmes ?

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Homer Simpson
Homer Simpson.
Homer Simpson
Homer Simpson.

Nos relations téléphoniques avec les divers services nécessaires à la bonne marche de nos petites affaires quotidiennes – banque, impôts, prestataires de services divers et variés se sont peu à peu convertis à l’aiguillage automatique de nos demandes par des voix qui nous guident dans les méandres de leur organigramme.

Et que constate-t-on ? Les voix qui nous invitent à taper « un », « dièse » ou « étoile » pour parvenir à la personne compétente (ou qui se prétend telle) sont exclusivement féminines et, de plus, formatées pour n’avoir aucune aspérité susceptible d’accrocher nos fantasmes. Pas le moindre accent de terroir permettant de rêver à une piquante brunette méridionale, ni de fond de gorge rauque laissant imaginer ce à quoi la demoiselle du téléphone occupe ses loisirs en dehors du service.

[access capability= »lire_inedits »]Nous vivons dans une sorte d’aéroport extensible à l’infini, où le son d’une voix féminine désexualisée est censé calmer le stress engendré par l’anxiété générée par une confrontation avec une technologie qui nous dépasse.

Par exemple, lorsque je veux procéder à un transfert d’appel de mon téléphone fixe vers mon portable, voici ce qui se passe :

(Petite musique supposée relaxante) Elle : « Ici le 3000. Cet appel est gratuit. Que désirez-vous ? »

Cette sollicitation de mon désir me laisse perplexe, car tout est fait pour qu’il se limite à prononcer quelques phrases rituelles comprises par la machine qui parle, et qui a le culot de dire « je » quand elle vous fait savoir qu’elle a réalisé votre vœu.

Un jour, un plaisantin responsable des annonces sonores à la gare de Lyon a eu l’idée, validée par sa direction, de remplacer pendant quelques heures la voix formatée informant les voyageurs sur les numéros de quai et autres aléas de la vie ferroviaire par celle de Homer Simpson (version française). On sentit alors une onde jubilatoire se répandre dans la foule triste.[/access]