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Dater sa tristesse

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Nina Hagen
Nina Hagen.

Pierre-Louis Basse aime la gauche du monde d’avant, le football et l’histoire. Au point, parfois, de rendre ces trois passions consubstantielles, ce qui donne chez ce grand journaliste des livres d’écrivain, chose pas forcément évidente. Des livres d’écrivain, c’est-à-dire des livres qui ont toujours tendance à déborder leur sujet, comme dans son Séville 82[1. Séville 82, La Table ronde, Petite Vermillon.], où il raconte un des combats les plus tragiques du onze tricolore, quand la France perdit le « match du siècle » avec un héroïsme surhumain en demi-finale de la Coupe du monde, face à une équipe d’Allemagne d’une brutalité peu commune. De même, bien avant l’OPA sarkozyste, il avait donné un essai biographique sur Guy Môquet[2. Une Enfance fusillée, Stock.] qui était aussi une histoire de famille : sa mère, Esther, militante communiste, avait été chargée de récupérer les lettres et les planches sur lesquelles les fusillés de Chateaubriand avaient écrit leurs adieux.

[access capability= »lire_inedits »]Chroniqueur de la ligne 13[3. Ma ligne 13, Le Serpent à plumes.], celle qui l’emmène de Saint-Ouen aux locaux d’Europe 1, où il officie tous les week-ends à midi, il est un observateur lucide, généreux et aimablement désespéré de cette France que l’on défigure à grandes giclées de vitriol communautariste. Est-ce pour cela que, pour son premier roman, Comme un garçon, il se réfugie en 1979, l’année de ses 20 ans ? Ce lecteur de Nizan sait pourtant qu’il ne faut laisser dire à personne que c’est le plus bel âge de la vie.

Que faisait donc Pierre Garçon, le vrai nom de Basse, l’année où commençait le deuxième choc pétrolier ? Comme il a un peu de mal à s’en souvenir, l’homme de 50 ans s’installe dans un hôtel de Clichy, dans le quartier où lui et sa bande s’accrochaient à des rêves de lendemains qui chantaient d’une voix de plus en plus inaudible dans la France du plan Barre. Alors, pour retrouver la mémoire, dans cette chambre anonyme des dortoirs modernes au confort mondialisé, il branche un vieux pick-up acheté en RDA, ceux dont les fils se branchaient directement dans la prise, et il écoute des disques de Zappa, Gainsbourg, Nina Hagen qu’il volait au nom de la reprise individuelle. Et c’est comme si tout recommençait : le corps des amours perdues, les films de Jacques Bral, la silhouette de Christine Boisson et une inoubliable séance de ski sur les pentes enneigées de Montmartre.

Pierre-Louis Basse, ou Pierre Garçon, comme vous voudrez, fait pour ce premier roman un travail aussi essentiel que sans espoir. Bien au-delà d’une simple autofiction, d’un catalogue sentimental, d’une panoplie dérisoire et émouvante qui va de la couleur jaune des tickets de métro à l’haleine mentholée des filles qui fumaient des Kool, il cherche le moment, l’instant peut-être où l’on a basculé d’une époque à une autre. De cette année 1979 à ce temps où « jamais le pays dans lequel il vivait n’avait exhibé autant de preuves d’asservissement à ceux qui dominent et qui détiennent le pouvoir par l’argent ».

Baudelaire, dans Mon cœur mis à nu, parlait de « dater sa tristesse ». C’est ce que fait Pierre-Louis Basse dans Comme un garçon. Et il le fait vraiment bien, les larmes aux yeux, le sourire aux lèvres.[/access]

Juste des gens bien

Anne Wiazemsky
Anne Wiazemsky.

De l’admiration. De l’amour. De l’héroïsme. Enfin ! Selon l’idée reçue que les familles heureuses se ressemblent toutes et n’ont pas d’histoire (cette imposture colportée depuis la naissance du romantisme), jamais le malheur n’avait autant marché en librairie. Les sujets qui ont bonne presse, ces temps-ci, ce sont les misery memoirs, entendez par là je vous raconte − avec talent, c’est ça le pire − ma souffrance, mon histoire, ma rupture, mon bébé, ma dépression, mon cancer. Le stade au-dessus, c’est la souffrance par génération interposée : ma mère était méchante, mon oncle me violait, mon grand-père était collabo. Le stade ultime, c’est la psychanalyse opérée sur le dos de l’Histoire : des guerres de religion à la guerre d’Algérie en passant par Vichy, la révocation de l’édit de Nantes et l’affaire Dreyfus, y’a pas à tortiller, on est tous des salauds.

[access capability= »lire_inedits »]Et voici quelqu’un qui ne dit pas de mal de ses parents, ni de leur époque, ni d’elle-même, ne révèle aucun scoop scabreux, ne divulgue aucune petitesse propre à rassurer le lecteur et à le conforter dans sa bonne conscience. C’est même l’inverse : elle convoque des individus formidables, qu’elle aime, qu’elle admire et qui lui manquent. Elle leur rend grâce et hommage, comme elle l’a déjà fait, entre autres, avec une élégance infinie, pour Robert Bresson (Jeune fille, Gallimard, 2007) et pour ses arrière-grands-parents (Une poignée de gens, Gallimard, 1998). Tout devrait donc, logiquement concourir à l’échec public et critique. Eh bien, non ! Au contraire, et c’est une bonne nouvelle sous le soleil de la rentrée littéraire. Il faut croire que certains ont compris qu’il n’y a pas de honte à préférer le bonheur.

Mais cessons de ne louer ce livre que par des négatives : il n’est point mesquin, il n’est point souffrant. Certes. Il est surtout porté par la voix unique, vibrante de justesse et d’épure, d’Anne Wiazemsky. Et tout n’est pas rose, loin de là, dans l’histoire de cette rencontre, puisqu’elle a pour arrière-plan l’une des périodes les plus sombres de notre siècle : l’après-guerre, à Berlin. Claire (la mère d’Anne), fille du « grantécrivain » François Mauriac, y est partie en tant qu’ambulancière pour la Croix-Rouge. Elle a laissé derrière elle une France grise, où l’attendait un fiancé bien sous tous rapports, pour sauver des vies dans une Allemagne en ruines. Jean, dit « Wia », descendant d’un prince russe (ce que papa Mauriac prendra soin de vérifier après avoir confié l’enquête à Henri Troyat), négocie avec les Soviétiques les libérations des prisonniers. Sur le point de l’épouser, Claire écrit à ses parents : « Je ne suis pas sûre de faire une princesse bien présentable. » Partout, autour d’eux, misère et souffrance, mais ils sont jeunes, ils s’aiment, tout les sépare, ça paraît trop mais ça fonctionne parce que c’est vrai. D’autant plus vrai qu’Anne Wiazemsky a rythmé son roman des lettres de Claire, dont elle n’a rien retiré ni modifié. Miracle de l’écriture, la mère et la fille finissent par faire entendre une même voix : bon sang ne saurait mentir. Comme Anne sans doute, Claire est fragile, mais elle est forte ; percluse de migraines, elle refuse de s’écouter, et elle s’éloigne de ses chers parents pour mieux les aimer de loin. Montherlant (ennemi juré de Mauriac par ailleurs, mais tant pis) a dit quelque part : « Annoncez une bonne nouvelle, vous vous rendez agréable ; annoncez en une mauvaise, vous vous rendez intéressant : choisissez. » Anne Wiazemsky a choisi la première option. Heureusement : on avait presque oublié que l’amour existait.

Mon enfant de Berlin

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Deuil, j’y travaille

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Prague, ancien cimetière juif
Prague, ancien cimetière juif.

Les femmes de ma vie vous le diront : je peux toujours faire illusion en écrivant dans Causeur, j’ai beau pérorer sur des sujets de société, des choses importantes de la vie, je ne connais presque rien. Il y a des régions entières de l’âme et du cœur pour lesquelles je reste un étranger, un touriste tout au plus. Par exemple, la mort des autres me laisse totalement désemparé. Le deuil, je n’y comprends rien.

Avant de partager mon canapé avec le couillon tombé dans les filets de la SPA, j’ai eu un premier chien. Je ne voulais pas faire entrer dans la famille un de ces animaux fidèles ou policiers, mais ma fille m’a eu à l’usure. Le harcèlement fut long et acharné.

[access capability= »lire_inedits »]J’ai commencé par lui faire remarquer que le hamster et les trois chats devaient suffire à combler le manque d’amour inconditionnel que son père tardait à lui témoigner, mais les chats, ça ne vient pas se coucher au pied quand on les siffle. J’ai continué en lui expliquant qu’elle ressemblait de plus en plus à sa mère et que, le temps des garçons venant, elle ne tarderait pas à être comblée, mais rien n’y fit.

Après avoir conclu nos conversations pendant des années en lui répétant que, moi vivant, aucun cabot ne viendrait habiter sous mon toit, nous sommes un jour revenus d’un refuge avec une espèce d’épagneul noir et blanc.

Ce corniaud ne m’a attiré que des ennuis. Moins d’une semaine après avoir fait sa place dans la maison entre ma fille et moi, le clébard pointait sa truffe avec, dans la gueule, la cuisse d’une poule, laissant le reste de la volaille vivante et unijambiste dans le poulailler du voisin. Quelques jours plus tard, il tentait de renouveler la prédation sur le facteur avec moins de succès, ce qui me valut une lettre carabinée de la Poste.

Pourtant, quand ce salaud est mort, je n’ai jamais eu autant de chagrin de toute ma vie et il m’a fallu une bonne semaine de pleurs pour pouvoir penser à ce compagnon canin avec regret mais sans douleur.

En revanche, quand ma grand-mère nous a quittés, je n’ai pas versé une larme. Allez comprendre ! Quelques années après avoir perdu cette grand-mère juive chez qui j’avais passé beaucoup de mon enfance, j’ai emmené mon fils en voyage en Israël. Notre visite de Jérusalem nous a menés devant ce qu’on appelait, quand j’étais petit, le mur des Lamentations.

Je dois l’avouer : les vestiges de l’histoire et de la religion des Hébreux m’impressionnent beaucoup moins que les Israéliens. Devant les pierres du Temple, je reste de marbre et, si je suis sioniste, c’est plus par Moshe Dayan que par le roi David. Pourtant, ce jour-là, au pied du Mur, une émotion inattendue est venue me saisir. J’ai été cueilli par le souvenir du judaïsme tendre de ma grand-mère comme si j’avais cinq ans. J’ai peut être été, comme on dit pour les simplets, bercé trop près du mur et, à un moment de ma vie où je ne m’y attendais plus, sans pouvoir m’arrêter, j’ai pleuré ma grand-mère.

Les années ont passé et je me suis trouvé, alors que j’étais invité, un été, dans une maison de famille, devant une photo de famille. Il faut dire que je ne suis héritier ni de l’une ni de l’autre. L’histoire de France m’en a privé et je n’en garde aucune amertume : au moins, je ne passe pas mes vacances à tondre la pelouse et à repeindre les volets.

La photo était celle d’une grand-mère, alors jeune, dans les noirs et blancs d’avant, endimanchée et posant sur un sofa, un bouquet de roses à la main.

Cette image où tout ce qui est donné à voir a disparu, cette mise en scène un peu désuète, qui fait sourire, a libéré et ma peine et des larmes que j’ai eu du mal à endiguer.

Sur la photo encadrée de cette grand-mère inconnue, j’ai pleuré la mienne.

Combien de temps faudra-t-il à mon cœur pour comprendre que jamais plus, je ne reverrai ma grand-mère adorée ? Combien d’événements comme ceux-ci, auxquels s’ajoute l’écriture de ce texte, seront-ils nécessaires à l’accomplissement de ce qu’on appelle le travail de deuil ?

Je n’en sais rien et, à vrai dire, je ne suis pas pressé de le savoir.[/access]

Le régime est en crise

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Il y a quelques jours, le rédacteur en chef de Brigitte, le plus lu des féminins d’outre-Rhin, annonçait son intention de boycotter, à partir de 2010, les mannequins filiformes sur ses couvertures, pour laisser la place à des « vraies » femmes avec des formes. Une décision unanimement saluée là-bas comme dans le reste du monde, au nom, bien sûr, de la lutte contre ces fléaux planétaires que seraient l’anorexie et autres troubles liés à l’obsession de maigrir chez nous autres les dames. Enfin, une quasi-unanimité dont il faut exclure un certain Karl Lagerfeld qui lui, n’est pas tout à fait d’accord. Il vient de le faire savoir dans l’hebdo allemand Focus. Comme d’hab’, c’est assez drôle, et plutôt bien senti : « La mode a toujours reposé sur le rêve et l’illusion, personne n’a envie de voir des rondouillardes, à l’exception des mémères qui passent leurs journées devant la télé avec un paquet de chips. » Karl sera-t-il entendu? On peut en douter, car, comme nous le savons, dans la presse plus c’est gros, plus ça passe.

Inhibons-nous !

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Ordinateur
Penser le dispositif des commentaires sur les sites Internet.

Les commentaires sur les sites internet constituent un dispositif qui mérite d’être pensé. Voici quelques éléments.

La première question est celle du destinataire. À qui nous adressons-nous ? Parfois à l’auteur d’un texte – cyber-aristocrate local particulièrement antipathique –, parfois à un ou plusieurs autres commentateurs. Mais, simultanément, tous ces échanges sont destinés à un public imaginaire, à l’ensemble abstrait des visiteurs inconnus du site. Il s’agit donc d’échanges écrits présentant l’apparence d’échanges personnels, intimes, mais fondamentalement mis en spectacle, exhibés à une multitude de tiers inconnus. Comme si nous ne pouvions désormais parler à notre voisin que lorsque nous avons la certitude que tout le voisinage est perché à ses fenêtres pour épier nos paroles. Comme si nous nous sentions seuls lorsque nous sommes seulement deux. Ce dispositif a une vocation manifeste à attiser notre tendance à « faire le malin », dans laquelle Charles Péguy voyait le vice cardinal des Modernes – et qui n’a certes pas attendu ce dispositif pour prospérer dans nos pauvres âmes.

[access capability= »lire_inedits »]À l’intérieur de ce dispositif, nous accomplissons nos prouesses sous couvert d’un enivrant anonymat. Nous nous exposons aux insultes et à la dérision des autres commentateurs, mais l’inhibition liée à la présence réelle d’un autre être humain – à la possibilité de se faire casser la gueule, en somme –, qui nous inspire le plus souvent une belle retenue, est levée par le dispositif. Le peuple des commentateurs ne se recrute nullement parmi les plus haineux d’entre nous. C’est le dispositif lui-même qui porte la méchanceté humaine triviale à incandescence, à des intensités de haine inusitées.

L’usage des pseudonymes instaure une dimension ludique, un jeu de masques. Simultanément, nos pseudonymes produisent un effet d’abstraction. Ils irréalisent les commentateurs. Les commentateurs ne cessent pas une seconde d’être réels. Mais le sentiment de réalité que nous avons les uns des autres, lui, s’étiole passablement. La désinhibition produite par le dispositif tient en second lieu à cet affaiblissement du sentiment de la réalité des autres. Quand deux personnes se connaissent par leur nom, leur propension à l’insulte est beaucoup plus modérée. Insulter un pseudonyme, en revanche, ne semble pas prêter à conséquences. Le diktat ludique imposé par le dispositif me fournit une justification supplémentaire pour m’autoriser à déverser sur des inconnus l’agressivité que je n’ai pas laissé s’exprimer dans ma vie réelle.

Fréquemment, les commentateurs échangent, dans un premier temps, des insultes ludiques. Le jeu monte peu à peu en intensité – excité par les regards des inconnus qui observent la joute dans les gradins invisibles – puis atteint soudain un seuil où le plaisir du jeu, parfois presque innocent, disparaît d’un seul coup pour céder la place à un déchaînement de haine froide, réelle, impitoyable. Ce basculement donne à penser que, précédemment, ils s’abusaient quant au caractère factice de leur haine. Ils s’abusaient en imaginant que le petit jeu de la désinhibition est insignifiant, inoffensif et que chacun en reste maître comme il veut. «  Ils faisaient semblant de faire semblant » de se haïr, selon la formule chère à Mehdi Belhaj Kacem.

Nous qui sommes parfois des commentateurs, nous qui devenons parfois des commentateurs, lisons Un Cœur intelligent. Dans le chapitre consacré à l’Histoire d’un Allemand de Sebastian Haffner, Alain Finkielkraut analyse le bref moment où Haffner, de son vrai nom Raimund Pretzel, succombe très provisoirement au pouvoir de séduction du nazisme. Finkielkraut écrit à propos de cet homme : « Ce n’est pas l’uniforme qui a été sa perte, c’est l’informe ; ce n’est pas le règlement, c’est la récréation ; ce n’est pas la contrainte, c’est le chahut ; ce n’est pas l’ordre disciplinaire, ce sont les vannes de dortoir. […] Pour désigner cette action insidieuse qui joue sur les deux registres du défoulement et du mimétisme », Haffner invente un verbe : « Nous avons, dit-il, été encamaradés. […] Avec l’encamaradement, Haffner a mis au jour un territoire très fréquenté de l’existence, une possibilité présente et bien vivante du monde humain. […] Et il faudrait être sourd pour ne pas entendre déferler aujourd’hui son grand rire avilissant et fusionnel. »

L’horreur du « sympa » n’est pas le fait de notre seule époque. Si une grande part de la jeunesse allemande a été séduite par le nazisme, c’est en partie parce qu’il a existé un sympa nazi. Un faux sentiment de Commun fondé sur l’avachissement des êtres dans la désinhibition collective. Pour se tenir chaud. Une camaraderie de l’abjection.

Cyber-camarades de tous les pays, allons un peu prendre l’air – soyons doux et réels ! Cyber-camarades de tous les pays, inhibons-nous ![/access]

Marre des Vikings !

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obama

Il est de bon ton, chez nous, de tresser des louanges aux gouvernements et aux populations des Etats scandinaves, Suède et Norvège essentiellement, le Danemark s’étant récemment signalé défavorablement à l’attention des belles âmes françaises par l’affaire des caricatures de Mahomet.

Ces pays nous font honte, paraît-il, lorsqu’on les compare au nôtre dans le domaine des inégalités sociales, de la place faite aux femmes en politique et dans la société. Ils représentent, pour nos moralistes hexagonaux, un modèle dont il urgerait que nous nous inspirions. Comme si les recettes qui marchent dans une société ethniquement et culturellement homogène, dont les valeurs se fondent sur l’éthique luthérienne, étaient transposables dans notre France faite de bric et de broc, et suivant des préceptes moraux situés à cent lieues des injonctions réformées…

Grâce à l’inventeur de la dynamite, Suédois et Norvégiens, se sont attribués le droit de procéder à une distribution annuelle des prix récompensant les élèves les plus méritants de la classe mondiale dans les sciences, la littérature et de l’action internationale en faveur de la paix.

Jusque là rien à dire, sinon bien joué, puisque tout le monde trouve tout à fait normal, par exemple, qu’un comité composé de cinq éminentes personnalités norvégiennes bien connues dans leur famille et dans leur pays natal se sentent habilitées à désigner le héros de la paix de l’année.

Dans le passé, ils ont pu faire des choix courageux, comme celui d’Andreï Sakharov en pleine glaciation brejnévienne ou de Desmond Tutu au temps de l’apartheid, mais on doit aussi reconnaître qu’ils ont parfois attribué leur prix de manière quelque peu hâtive, comme dans le cas du Nobel de la Paix 1994 à Itzhak Rabin, Yasser Arafat et Shimon Peres.

Le comble semble avoir été atteint cette année avec l’attribution du prix à Barack Obama moins d’un an après sa prise de fonction, alors que les GI sont toujours engagés en Irak et en Afghanistan, et que dans le deuxième cas, au moins, ils ne sont pas près de rentrer à la maison. C’est un prix Nobel à crédit, où l’on prête au récipiendaire en toute confiance, tant l’on est certain d’avance que ses actes seront en accord avec ses paroles. En matière de crédit politique, il faut aussi se méfier des subprime qui font gonfler la bulle jusqu’à ce qu’elle explose…

Cette affaire de Nobel Lucky Luke (attribué plus vite que son ombre) nous remet en mémoire quelques événements récents qui donnent des pays du Nobel une image nettement moins sympathique que celle que l’on cherche à nous vendre.

Commençons par la Suède. Le 17 août 2009, le quotidien Aftonbladet, le plus fort tirage des journaux du royaume, publie une « enquête » du journaliste Donald Bostrom qui affirme que l’armée israélienne aurait pratiqué le vol d’organes sur des cadavres de victimes palestiniennes tuées lors d’affrontement avec Tsahal. Ce papier fait un amalgame hasardeux avec un trafic d’organe découvert cet été dans la région de New York où seraient impliqués des rabbins d’une communauté ultra-orthodoxe du New Jersey. Pour toute preuve de l’implication de militaires israéliens, le journaliste apporte des témoignages, la plupart indirects, de familles de prétendues victimes de ces vols d’organes, mais aucune preuve tangible d’accusations aussi graves.

Cette publication suscite une vive émotion en Israël qui proteste officiellement en convoquant des l’ambassadrice du royaume de Suède au ministère des affaires étrangères, à Jérusalem,. Celle-ci fait valoir à ses interlocuteurs que la liberté de la presse est constitutionnellement garantie dans son pays, mais qu’à titre personnel elle trouvait cet article « choquant ». L’affaire aurait pu s’arrêter là si le ministre suédois des affaires étrangères, Carl Bildt, n’avait pas désavoué son ambassadrice et fait savoir qu’il n’était pas question que le gouvernement de Stockholm et a fortiori un de ses diplomates porte le moindre jugement sur un article publié dans un journal suédois. Comme les lois sur la presse en Suède rendent quasi impossible d’obtenir une condamnation pour diffamation, ce refus de se prononcer sur un article incontestablement malveillant pour un pays en principe ami vaut approbation des assertions mensongères.

Nul n’ignore que Carl Bildt, et plus généralement la classe politique suédoise ne porte pas l’actuel gouvernement israélien dans son cœur. De plus, les Suédois sont les premiers, au sein de l’UE, à avoir fait une brèche dans le boycottage politique du Hamas. C’est tout à fait leur droit, mais cela justifie-t-il que l’on cautionne des accusations aussi monstrueuses ? On pourrait penser, au contraire, qu’une prise de distance claire et nette par rapport à ces billevesées qui rappelle les vieilles accusations de meurtre rituel ajouterait du poids aux prises de positions de la Suède dans le conflit israélo-palestinien, en lui évitant d’apparaître exagérément partiale. Le prétexte du caractère sacro-saint de la liberté de la presse au pays de Bergman et d’Ikéa peut alors masquer le comble de l’hypocrisie : laisser publier tout et n’importe quoi n’empêche personne de formuler un avis sur ce qui est imprimé.

Les Norvégiens, maintenant. Voici une monarchie pétrolière et gazière dont les souverains ne viennent pas flamber leurs pétrodollars au casino de Monte-Carlo ou dévaliser les boutiques du faubourg Saint-Honoré. Dans une grande sagesse apprise des écureuils de la forêt boréale, le gouvernement d’Oslo a constitué un fonds de garantie des retraites alimenté par les bénéfices produits par l’exploitation et la vente des hydrocarbures. Ce fonds, judicieusement placé dans des valeurs solides et performantes, servira dans les prochaines décennies à payer les pensions de vieillesse d’une population dont le faible taux de natalité ne permet pas le renouvellement des générations, et qui est rétive à ouvrir toute grandes les portes du pays à l’immigration.

La richesse, dans l’éthique protestante est indissolublement liée à une conduite morale : elle récompense le travail et le talent, mais elle oblige aussi, comme la noblesse de notre Ancien régime. Les gouvernants norvégiens veulent, certes, que leurs picaillons fassent des petits, mais ils souhaitent également produire de la plus-value éthique en excluant de leur portefeuille les méchants fauteurs de guerre ou exploiteurs d’enfants. Jusque-là on peut considérer cette attitude respectable. Ainsi la ministre des finances norvégienne vient d’annoncer que le fonds souverain norvégien venait de se défaire des actions d’Elbit, le géant israélien de l’informatique, en raison de sa participation à la construction de la clôture de sécurité qui sépare Israël de la Cisjordanie. Pourquoi pas ? Même si l’on estime que cette clôture a permis une diminution drastique des attentats terroristes sur le territoire israélien, on est en droit d’en estimer le tracé illégal, ou de déplorer les inconvénients qu’elle implique pour une partie de la population palestinienne. On retrouvera tout de même la Norvège dans le club des faux-culs : pendant que la ministre des finances joue les vertueuse, son collègue de la défense fait l’acquisition de chasseurs bombardiers américains F35, dont l’avionique est fournie par…Elbit.

Jadis, les Vikings étaient brutaux et barbares. Avec le temps, ils se sont mis au pli de l’hypocrisie doucereuse, bien plus rémunératrice, en contrats d’exportation, que la razzia côtière à coup de massue.

Quand les bons payent pour les méchants

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Empreinte

Un journaliste français, Mustapha Kessous, a publié, dans Le Monde du 23 septembre, un témoignage sur son expérience du racisme. Toute sa vie, cet homme a encaissé des marques d’hostilité, de rejet, de méprises humiliantes parce qu’il a un visage et un nom « à consonance étrangère ». Son récit montre combien il peut être douloureux, en France, d’être d’origine arabe quand on se heurte à des gens qui ne prennent pas la peine d’apprécier un homme sur sa présentation, son respect, sa politesse ou son sérieux, quand on provoque la méfiance du fait de sa naissance.

Mustapha Kessous a rencontré des Français qui, refusant de pratiquer la discrimination nécessaire pour distinguer le voyou de l’honnête homme, en appliquent une autre sur des critères raciaux. Le journaliste ne tire de ces avanies aucune conclusion et ne juge personne. Mais on pourrait y voir la peinture d’une France raciste, ignorante et victime de préjugés. En entrant dans la réalité des choses, on comprend que certaines réactions, présumées racistes, sont le fruit de l’expérience vécue. Si certains voient en tout Arabe un « zyva » faiseur d’embrouilles, c’est peut-être parce ceux qu’ils voient sont souvent à la fois l’un et l’autre. Les bons payent pour les méchants.

[access capability= »lire_inedits »]Qui se scandalise quand la police de la RATP surveille des bandes de jeunes Roumains ou Roumaines dans le métro ? Est-ce par préjugé raciste ? Si on est honnête, on comprend que ça ne se passe pas comme ça.

Peut-on sérieusement accuser des policiers dont la mission est − entre autres − d’arrêter des immigrés clandestins, de pratiques racistes quand ils contrôlent des étrangers ou des Français qu’ils prennent pour des étrangers ? Les vigiles, dans les supermarchés, qui observent particulièrement les Arabes et les Noirs, font-ils preuve de préjugés racistes ou d’une connaissance empirique de leur prochain ? Les prisons, elles, sont pleines de Français post-jugés dont les deux tiers sont d’origine maghrébine ou subsaharienne. Les juges qui mettent tout ce monde-là derrière les barreaux ne semblent pas noyautés par le Ku Klux Klan.

Il n’est pas raisonnable de jeter l’opprobre sur les policiers ou les vigiles qui contrôlent au faciès. En langage de flic, ça s’appelle du profiling : on arrête moins les dames à caniche que les jeunes à capuche parce que, statistiquement, les dames à caniche sont moins délinquantes que les jeunes à capuche. Tous les artisans que je connais me disent : «  On ne fait pas d’affaires avec les Manouches. » Et cette résolution ne porte ni haine, ni préjugé mais une large palette de sentiments qui vont jusqu’à la tendresse, et tout sauf de l’ignorance.

Lorsque nous abordons des hommes et des femmes en tenant compte de leur origine dans la bienveillance, la méfiance voire la neutralité, sommes-nous racistes ? Il paraît qu’un Asiatique a plus de chance qu’un Arabe d’être employé comme salarié dans bien des entreprises, même si les deux présentent aussi bien. Les Chinois, en France, ne disent pas souffrir de racisme. Faut-il en conclure que les Blancs préfèrent le jaune à toutes les autres couleurs ?

En Autriche, une hôtelière a répondu à une demande de réservation : « Nous avons eu de mauvaises expériences, aussi nous n’acceptons plus de clients juifs. » Cette brave dame, qui n’avait peut-être jamais vu jusque-là de juifs dans ces contrées, a peut-être subi un défilé de familles séfarades qui l’ont empêchée de dormir toute une saison. Doit-on la considérer comme antisémite si elle préfère, depuis, accueillir des retraités anglais ?

Il faut se demander d’où vient la mauvaise réputation qui s’attache à certains groupes de Français, et qui pèse sur tous leurs membres sans discrimination. Pas seulement de la délinquance. Les comportements culturels sont souvent à l’origine de la prise de distance des uns par rapport aux autres. Les réactions qui naissent des frictions sont souvent décrétées racistes, mais la question de la race est dépassée par une autre qui a plus à voir avec la culture de chacun.

Racistes, les professionnels de l’immobilier qui, quand ils osent encore, expliquent que les différences de modes de vie dans la société multiculturelle rendent parfois la cohabitation difficile ? Le principe de précaution prévaut et on pénalise des familles parfaitement courtoises et civiles en leur refusant des logements. Il arrive aussi que le discernement d’un bailleur ou d’un propriétaire permette à des personnes de toutes origines de partager dans la cordialité des immeubles avec des Français plus blancs. Raciste, le chauffeur de taxi tunisien qui a confié à une amie qu’il ne prenait plus d’Arabes le soir ? Tous ceux qu’il avait pris n’avaient pas fait des problèmes mais, à chaque fois qu’il avait eu des problèmes, c’était avec des Arabes. Racisme ou prudence – forcément − mal placée ?

Les Français, quelles que soient leurs origines, bénéficient des mêmes droits. Si certains groupes sont, plus que d’autres, victimes de rejet, il faut peut-être en chercher la cause ailleurs que dans un racisme français. Les communautés de Hollandais qui font revivre des villages abandonnés dans des régions reculées, ouvrent des gîtes ou des restaurants, sont plutôt bien vues. Si demain, certains de leurs membres se faisaient remarquer pour leurs incivilités, leurs pratiques délinquantes ou criminelles, on verrait monter chez leurs voisins ce qu’on appellerait un peu vite un racisme anti-hollandais. Si les pratiques culturelles de ces protestants bataves traduisaient un rejet de la culture française, si leurs enfants affichaient fièrement leur haine de la France, la méfiance et la défiance monteraient sûrement dans la population autochtone.

L’image pour le moins contrastée qui colle aux populations musulmanes plane, qu’il le veuille ou non, au-dessus de Mustapha Kessous. C’est une injustice. Ils sont des millions à en souffrir. Faut-il éduquer la majorité des Français à l’antiracisme et leur inculquer l’abolition de la méfiance ? Certaines communautés doivent-elles s’attacher à redonner confiance ? Lequel de ces deux mouvements sera le plus susceptible de mener tous les groupes humains qui composent la nation vers un authentique vivre-ensemble ? Je vous laisse juges.[/access]

Oui au banquet, non au bunker

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14-Juillet, Claude Monet.
14-Juillet, Claude Monet.

Soyons bien clair, dans l’intitulé « ministère de l’Identité nationale », ce n’est pas « national » qui nous gêne. « National  » peut devenir désagréable avec un adjectif collatéral mais comme ça, il a tout de l’adjectif honnête. « Education nationale », par exemple, avec cette idée que c’est l’affaire de toute la nation, une question aussi importante. Que c’est peut-être là d’ailleurs, à l’école, que devrait se forger la conscience d’une identité, si vraiment il faut en passer par là. Et puis national, avec un préfixe cette fois-ci, ça nous fait arriver assez vite à l’Internationale, qui est le genre humain, comme chacun sait, ce qui est aussi une manière d’affirmer une identité, mais commune, celle-ci, et universelle. Qu’il nous soit ainsi permis de remarquer que l’internationalisme suppose l’existence des nations alors que le mondialisme ou la mondialisation les nie.

Finalement, le grand Jan Valtin, dans Sans patrie ni frontières[1. Actes Sud, Babel.], quand il raconte sa vie de révolutionnaire professionnel au service du Komintern, dans les années 1930, fait beaucoup plus pour l’existence des nations, leurs différences multicolores dans l’espérance communiste que, par exemple, un DSK à la tête du FMI qui désenchante la planète dans une uniformisation créée par quelques impératifs catégoriques néolibéraux, appliqués sans distinction à la Moldavie, au Burundi ou à la France.

[access capability= »lire_inedits »]Ce n’est pas non plus « identité » qui nous chagrine dans « identité nationale  ». Identité est un nom sympathique, qui indique une similitude, une ressemblance. La devise de la République aurait très bien pu être « Liberté, Egalité, Identité ». Remarquable en mathématique, l’identité est psychologiquement la certitude d’être soi au milieu des autres reconnus comme tels. Celui qui n’a pas d’identité est un autiste ou un solipsiste. Il est persuadé que l’Autre n’existe pas, ou est une projection intérieure. Schopenhauer définissait le solipsiste comme un fou enfermé dans un bunker. Impossible de le déloger, impossible de négocier, impossible de se faire accepter de lui comme un autre à part entière. Au bout du compte, cette aberration psychologique pourrait très bien, précisément, fournir le portrait du nationaliste. Le nationaliste, paradoxalement, est celui qui a perdu son identité. Il se bunkérise dans une nation plus ou moins fantasmée, plus ou moins mythifiée dans l’espoir de la retrouver. Et c’est là qu’il commence à faire n’importe quoi, par exemple définir la nation par la race, le sang, l’hérédité.

L’identité nationale devrait aller de soi, comme la bonne santé. Cioran notait quelque part que se sentir en bonne santé était signe que l’on commençait à être malade. Celui qui est en bonne santé ou qui respire n’éprouve pas besoin de dire « Je suis en train de respirer, je suis en bonne santé. » Avoir créé un ministère de l’Identité nationale est l’aveu de ce malaise, de ce début de maladie.

Mais qu’est-ce qui ne va plus, alors, dans la vision qu’une certaine droite a de la France ? La montée des communautarismes, l’immigration clandestine, les crispations identitaires ? Admettons. Mais d’où viennent ces phénomènes, qui les a créés ? Quand les inégalités se sont creusées en vingt ans à un point tel que les trentenaires sont la première génération à vivre moins bien que la précédente, quand il se met à exister de fait plusieurs France, à cause de différences de revenus telles que des populations ne se croiseront plus jamais, même symboliquement, autour de grands événements fédérateurs, on est bien obligé d’appeler à la rescousse une identité nationale devenue hypothétique. Surtout pour faire oublier que cette fragmentation de la société est essentiellement due à des politiques libérales dont les maîtres d’œuvre ont tout intérêt à affronter des groupes divisés par des critères ethniques ou religieux plutôt qu’une classe qui aurait conscience d’elle-même. Le libéral parle d’identité nationale alors qu’il préfère toujours, malgré ses dénégations, une mosquée salafiste qui fait elle-même sa police dans les quartiers à un syndicat qui réclamera son dû dans la répartition des richesses. Délicieuse schizophrénie.

Et puis l’identité nationale, ça dépend qui en parle. C’est comme pour ces mots d’amour un peu crus que peuvent employer les amants et qui deviennent, hors contexte, de banales obscénités.

Finalement, l’identité nationale sera retrouvée quand on n’aura plus besoin de l’invoquer. Elle devrait être comme Dieu dans sa création  : présente partout, visible nulle part.[/access]

Lloyd Barnes

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Wackie's Records
Wackie's Records.

Le 6 août 1962, la Jamaïque dit « Good Bye ! » à Londres et proclame son indépendance. L’ancienne colonie britannique vit des journées de fièvre et d’exaltation. En pleine guerre froide, l’enjeu est d’importance : pro-Cubains et pro-Américains se disputent le pouvoir sur l’île. A Trenchtown, quartier sud de Kingston, le People’s National Party et le Jamaica Labour Party s’affrontent par gangs interposés.

Trenchtown, c’est le quartier où Lloyd Barnes a grandi. Il y fréquente assidûment les sound systems, d’imposantes discothèques mobiles où les disc-jockeys cherchent à se distinguer de leurs concurrents en proposant de nouveaux morceaux.

En 1967, alors qu’il a tout juste 18 ans, Lloyd Barnes décide de quitter l’île et d’émigrer aux Etats-Unis : depuis l’indépendance, la Grande-Bretagne a limité ses quotas d’immigrants jamaïcains. Lloyd Barnes débarque dans le Bronx, à New York. Le jour, il court les chantiers de construction pour gagner sa croûte. Le soir, il court les sound systems du Queens et de Brooklyn, avant de monter le sien. Il n’est pas dépaysé : ici aussi, les gangs font la loi. Certains soirs, les balles sifflent au-dessus du mur de haut-parleurs. La guerre des gangs, spécialité de Trenchtown, a rattrapé les Jamaïcains de New York.

[access capability= »lire_inedits »]Pas téméraire, Barnes décide de diversifier ses activités. En 1972, avec ses économies, il achète du matériel qu’il bricole un peu pour avoir un son singulier. Il loue une cave, y monte son propre studio d’enregistrement et réunit une bande de musiciens pour assurer ses futures sessions. Un an plus tard, les premiers disques voient le jour, estampillées d’un lion et d’un drapeau, l’emblème de son label, Wackie’s. Au bout de quelques mois, Barnes ne peut plus assumer le loyer de son appartement et de son studio. Il décide de dormir dans le studio d’enregistrement. Les 45 tours du label sont pressés à 500 ou à 1 000 exemplaires selon l’état de son compte en banque.

Un soir de 1976, Barnes se fait détruire sa sono. La guerre des gangs a eu raison de son sound system. Il ouvre alors un magasin de disques pour écouler la production de son label. Barnes produit des artistes plus ou moins connus issus, pour la plupart, de l’émigration jamaïcaine : Junior Delahaye, Love Joys ou Wayne Jarrett. Résolument avant-gardiste, le studio new-yorkais passe maître dans l’art de l’expérimentation et de l’innovation. Progressivement, le studio attire l’attention des pointures de la Jamaïque : Sugar Minott ou Horace Andy. Les productions de Wackie’s se distinguent par un mixage raffiné et une sonorité caractéristique. L’aventure du studio d’enregistrement et du label dure dix-sept ans. En 1989, la hausse du loyer contraint Barnes à mettre la clé sous la porte.

Les productions de Barnes s’affranchissent des étiquettes et des frontières. Vers la fin des années 1990, un garçon avec un léger accent allemand appelle Lloyd Barnes. Il s’agit de Moritz von Oswald, collectionneur et musicien, responsable des « morceaux de dub les plus excitants de la décennie », comme le dit Don Letts, compagnon de route de Bob Marley et des Clash. Von Oswald propose à Lloyd Barnes de rééditer le catalogue de Wackie’s. Barnes accepte. Pour la première fois dans la vie du Jamaïcain, tout est clair, écrit, et surtout l’Allemand aime la musique. C’est ça le plus important. Dorénavant, Wackie’s a une nouvelle maison : Berlin. Quoi de plus normal, pour le label d’un homme qui aimait les murs.

Horace Andy meets Naggo Morris & Wayne jarrett-mini showcase

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Horace Andy, Dance Hall Style (Wackie’s – W-1383). En 1983, Barnes produisait le meilleur album d’Horace Andy, vétéran du reggae, remis à la mode depuis ses collaborations avec Massive Attack.
Wackies, African Roots Act 1 (Wackie’s – W-001). Premier volume d’une longue série d’albums d’instrumentaux, véritable who’s who du dub.
Naggo Morris, Horace Andy & Wayne Jarrett, Mini Showcase (Wackie’s – W-1716/1722). Barnes, producteur et pygmalion. En quelques titres, Naggo Morris et Wayne Jarrett prouvent qu’ils n’ont rien à envier à Horace Andy.

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Autant en emporte Guillon

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Parc de la Courneuve
Parc de la Courneuve.

La France est-elle raciste ? En tout cas, ça n’a pas dû s’arranger depuis la diffusion, le 19 septembre sur France 5, du premier numéro du magazine « Teum-Teum », tourné à La Courneuve, avec Stéphane Guillon en invité vedette. Pourtant, tout avait bien commencé…

Au matin, l’artiste est dans une forme rayonnante, comme le soleil levant sur la cité des « 4000 ». En compagnie de son guide, il se promène, souriant, dans les rues de la cité interdite – non sans tester d’emblée sa posture d’humoriste engagé : « Je suis plus en sécurité ici qu’à Neuilly ! » Ben voyons ! On l’imagine, un instant, tabassé à coups de sac par des dames de Sainte-Croix, et on se prend à rêver…

Mais non ! Ce trait d’esprit, sans doute travaillé dans le RER, signifie simplement : j’ai pas peur de ces quatre mille Arabes parce que je suis pas raciste mais, en revanche, les bourges de Neuilly veulent ma peau parce que je suis un insoumis. Putassière pirouette d’un bouffon bien en cour qui n’a rien à craindre nulle part sauf devant sa conscience, c’est-à-dire vraiment nulle part.

[access capability= »lire_inedits »]Le malaise, pourtant, Guillon en prend conscience progressivement, juste un peu moins vite que le téléspectateur. C’est tout le charme de ce documentaire chronologique : entre le matin et le soir, l’âne change de ton ; ainsi finit la comédie…

Dans une boucherie halal, il croit pourtant « détendre l’atmosphère » en commandant haut et fort des côtes de porc. Rires polis, sans doute grâce à la caméra.

– On peut se moquer des religions ?, lui demande fort à propos son accompagnateur, Juan Massenya.
– En principe, il vaut mieux se moquer de la sienne, comme le catholicisme pour moi (sic). Mais quand c’est fait avec intelligence, ça passe ! (re-sic)

À cet instant, Stéphane, qui alterne consciencieusement humour et sérieux, rumine sans doute une phrase bien sentie sur « la déshumanisation programmée des cités par un urbanisme ghettoïsant », ou genre. Mais le voilà tout déconcerté par la surprise que lui réservait Juan : « Ce boucher, Stéphane, est aussi un artiste-peintre ! » Ah oui ? Mais c’est que ça n’entre pas du tout dans le cadre fixé par Guillon pour sa tournée des popotes… Au lieu de distribuer, comme il sait faire, bonnes paroles et bons mots, le voilà contraint d’accepter du boucher non pas deux côtes de porc, mais une toile abstraite digne de la FIAC !

Tandis que Guillon balbutie « Ha… heu… Merci beaucoup, on dirait, heu… du Poliakov… », son regard égaré semble dire : « Mais c’est quoi ça ? C’était pas dans le contrat ! Qu’est-ce que je dis, moi ? Et qu’est ce qu’ils veulent prouver, à la fin, dans ce reportage à la con ? »

Bonne question, Guillon ! Ce que « Teum-Teum » veut montrer, c’est une autre réalité. Pas seulement la violence, la délinquance et la drogue qui font l’ordinaire des JT, ni la misère organisée que racontent au coin du feu les intellectuels engagés. Plutôt, pour changer, des habitants de la cité qui ont décidé de s’en sortir malgré les difficultés, et qui y arrivent !

Entre autres, un jardinier autodidacte, fier de ses fleurs rares ; deux employés entreprenants qui ont créé leur propre boîte ; et même des architectes du cru qui en remontrent à Stéphane sur l’urbanisme social !

À force d’être ainsi contrarié, Guillon perd les pédales et finit en roue libre…

Pourquoi ce terrible malentendu ? diront les première année. Tout simplement parce que Stéphane, comique organique du système, est infoutu de se remettre en cause : si son numéro ne marche pas, c’est que le public est mauvais !

Lui se voyait, ce jour-là, en jeune Kouchner drôle et décoiffé, offrant sa bimbeloterie à une tribu lointaine et reconnaissante. Au lieu de quoi ces sauvages semblent bien lui dire : « Qui t’es toi, pour raconter notre vie à notre place ? »

Eh bien, une personne de qualité, de celles qui « savent tout sans avoir rien appris ». Avant même de débarquer sur ces terres improbables, l’explorateur comprenait mieux que les indigènes leurs problèmes, la solution, et même comment en blaguer entre-temps. Enfin quoi, foutrebleu, ce n’est pas aux lépreux de nous expliquer la lèpre !

Bref, il est déçu, le Guillon ; d’où ce soulagement inavouable, qu’on entrevoit à la nuit tombée, dans son œil épuisé et même pas content.

« Qu’est ce que tu retiendras de cette expérience ? », lui demande en conclusion Juan, décidément lourdingue. Et l’autre de ramer sur l’exclusion des pauvres, le cynisme des riches, la noirceur des Blancs, que sais-je, avant de se trahir dans les politesses d’usage : « J’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de gaîté », lâche-t-il, comme en sortant d’un centre ce soins palliatifs… « Les gens étaient contents de me voir et, heum, j’espère qu’ils vont venir, euh… chez moi, quoi, bientôt. » (Sous-texte : pourvu que ces cons de la prod’ n’aillent pas donner en vrai mon adresse à tous ces glands !)

Avec tout ça, diront certains, on est quand même loin du sujet : la France est-elle raciste ? Au contraire, on est en plein dedans ! Avec son autisme hautain, son nordisme de carpetbagger et son paternalisme niais, Guillon aux « 4000 », c’est Tintin au Congo – l’esprit en moins.[/access]

Dater sa tristesse

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Nina Hagen
Nina Hagen.
Nina Hagen
Nina Hagen.

Pierre-Louis Basse aime la gauche du monde d’avant, le football et l’histoire. Au point, parfois, de rendre ces trois passions consubstantielles, ce qui donne chez ce grand journaliste des livres d’écrivain, chose pas forcément évidente. Des livres d’écrivain, c’est-à-dire des livres qui ont toujours tendance à déborder leur sujet, comme dans son Séville 82[1. Séville 82, La Table ronde, Petite Vermillon.], où il raconte un des combats les plus tragiques du onze tricolore, quand la France perdit le « match du siècle » avec un héroïsme surhumain en demi-finale de la Coupe du monde, face à une équipe d’Allemagne d’une brutalité peu commune. De même, bien avant l’OPA sarkozyste, il avait donné un essai biographique sur Guy Môquet[2. Une Enfance fusillée, Stock.] qui était aussi une histoire de famille : sa mère, Esther, militante communiste, avait été chargée de récupérer les lettres et les planches sur lesquelles les fusillés de Chateaubriand avaient écrit leurs adieux.

[access capability= »lire_inedits »]Chroniqueur de la ligne 13[3. Ma ligne 13, Le Serpent à plumes.], celle qui l’emmène de Saint-Ouen aux locaux d’Europe 1, où il officie tous les week-ends à midi, il est un observateur lucide, généreux et aimablement désespéré de cette France que l’on défigure à grandes giclées de vitriol communautariste. Est-ce pour cela que, pour son premier roman, Comme un garçon, il se réfugie en 1979, l’année de ses 20 ans ? Ce lecteur de Nizan sait pourtant qu’il ne faut laisser dire à personne que c’est le plus bel âge de la vie.

Que faisait donc Pierre Garçon, le vrai nom de Basse, l’année où commençait le deuxième choc pétrolier ? Comme il a un peu de mal à s’en souvenir, l’homme de 50 ans s’installe dans un hôtel de Clichy, dans le quartier où lui et sa bande s’accrochaient à des rêves de lendemains qui chantaient d’une voix de plus en plus inaudible dans la France du plan Barre. Alors, pour retrouver la mémoire, dans cette chambre anonyme des dortoirs modernes au confort mondialisé, il branche un vieux pick-up acheté en RDA, ceux dont les fils se branchaient directement dans la prise, et il écoute des disques de Zappa, Gainsbourg, Nina Hagen qu’il volait au nom de la reprise individuelle. Et c’est comme si tout recommençait : le corps des amours perdues, les films de Jacques Bral, la silhouette de Christine Boisson et une inoubliable séance de ski sur les pentes enneigées de Montmartre.

Pierre-Louis Basse, ou Pierre Garçon, comme vous voudrez, fait pour ce premier roman un travail aussi essentiel que sans espoir. Bien au-delà d’une simple autofiction, d’un catalogue sentimental, d’une panoplie dérisoire et émouvante qui va de la couleur jaune des tickets de métro à l’haleine mentholée des filles qui fumaient des Kool, il cherche le moment, l’instant peut-être où l’on a basculé d’une époque à une autre. De cette année 1979 à ce temps où « jamais le pays dans lequel il vivait n’avait exhibé autant de preuves d’asservissement à ceux qui dominent et qui détiennent le pouvoir par l’argent ».

Baudelaire, dans Mon cœur mis à nu, parlait de « dater sa tristesse ». C’est ce que fait Pierre-Louis Basse dans Comme un garçon. Et il le fait vraiment bien, les larmes aux yeux, le sourire aux lèvres.[/access]

Juste des gens bien

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Anne Wiazemsky
Anne Wiazemsky.
Anne Wiazemsky
Anne Wiazemsky.

De l’admiration. De l’amour. De l’héroïsme. Enfin ! Selon l’idée reçue que les familles heureuses se ressemblent toutes et n’ont pas d’histoire (cette imposture colportée depuis la naissance du romantisme), jamais le malheur n’avait autant marché en librairie. Les sujets qui ont bonne presse, ces temps-ci, ce sont les misery memoirs, entendez par là je vous raconte − avec talent, c’est ça le pire − ma souffrance, mon histoire, ma rupture, mon bébé, ma dépression, mon cancer. Le stade au-dessus, c’est la souffrance par génération interposée : ma mère était méchante, mon oncle me violait, mon grand-père était collabo. Le stade ultime, c’est la psychanalyse opérée sur le dos de l’Histoire : des guerres de religion à la guerre d’Algérie en passant par Vichy, la révocation de l’édit de Nantes et l’affaire Dreyfus, y’a pas à tortiller, on est tous des salauds.

[access capability= »lire_inedits »]Et voici quelqu’un qui ne dit pas de mal de ses parents, ni de leur époque, ni d’elle-même, ne révèle aucun scoop scabreux, ne divulgue aucune petitesse propre à rassurer le lecteur et à le conforter dans sa bonne conscience. C’est même l’inverse : elle convoque des individus formidables, qu’elle aime, qu’elle admire et qui lui manquent. Elle leur rend grâce et hommage, comme elle l’a déjà fait, entre autres, avec une élégance infinie, pour Robert Bresson (Jeune fille, Gallimard, 2007) et pour ses arrière-grands-parents (Une poignée de gens, Gallimard, 1998). Tout devrait donc, logiquement concourir à l’échec public et critique. Eh bien, non ! Au contraire, et c’est une bonne nouvelle sous le soleil de la rentrée littéraire. Il faut croire que certains ont compris qu’il n’y a pas de honte à préférer le bonheur.

Mais cessons de ne louer ce livre que par des négatives : il n’est point mesquin, il n’est point souffrant. Certes. Il est surtout porté par la voix unique, vibrante de justesse et d’épure, d’Anne Wiazemsky. Et tout n’est pas rose, loin de là, dans l’histoire de cette rencontre, puisqu’elle a pour arrière-plan l’une des périodes les plus sombres de notre siècle : l’après-guerre, à Berlin. Claire (la mère d’Anne), fille du « grantécrivain » François Mauriac, y est partie en tant qu’ambulancière pour la Croix-Rouge. Elle a laissé derrière elle une France grise, où l’attendait un fiancé bien sous tous rapports, pour sauver des vies dans une Allemagne en ruines. Jean, dit « Wia », descendant d’un prince russe (ce que papa Mauriac prendra soin de vérifier après avoir confié l’enquête à Henri Troyat), négocie avec les Soviétiques les libérations des prisonniers. Sur le point de l’épouser, Claire écrit à ses parents : « Je ne suis pas sûre de faire une princesse bien présentable. » Partout, autour d’eux, misère et souffrance, mais ils sont jeunes, ils s’aiment, tout les sépare, ça paraît trop mais ça fonctionne parce que c’est vrai. D’autant plus vrai qu’Anne Wiazemsky a rythmé son roman des lettres de Claire, dont elle n’a rien retiré ni modifié. Miracle de l’écriture, la mère et la fille finissent par faire entendre une même voix : bon sang ne saurait mentir. Comme Anne sans doute, Claire est fragile, mais elle est forte ; percluse de migraines, elle refuse de s’écouter, et elle s’éloigne de ses chers parents pour mieux les aimer de loin. Montherlant (ennemi juré de Mauriac par ailleurs, mais tant pis) a dit quelque part : « Annoncez une bonne nouvelle, vous vous rendez agréable ; annoncez en une mauvaise, vous vous rendez intéressant : choisissez. » Anne Wiazemsky a choisi la première option. Heureusement : on avait presque oublié que l’amour existait.

Mon enfant de Berlin

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Deuil, j’y travaille

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Prague, ancien cimetière juif
Prague, ancien cimetière juif.
Prague, ancien cimetière juif
Prague, ancien cimetière juif.

Les femmes de ma vie vous le diront : je peux toujours faire illusion en écrivant dans Causeur, j’ai beau pérorer sur des sujets de société, des choses importantes de la vie, je ne connais presque rien. Il y a des régions entières de l’âme et du cœur pour lesquelles je reste un étranger, un touriste tout au plus. Par exemple, la mort des autres me laisse totalement désemparé. Le deuil, je n’y comprends rien.

Avant de partager mon canapé avec le couillon tombé dans les filets de la SPA, j’ai eu un premier chien. Je ne voulais pas faire entrer dans la famille un de ces animaux fidèles ou policiers, mais ma fille m’a eu à l’usure. Le harcèlement fut long et acharné.

[access capability= »lire_inedits »]J’ai commencé par lui faire remarquer que le hamster et les trois chats devaient suffire à combler le manque d’amour inconditionnel que son père tardait à lui témoigner, mais les chats, ça ne vient pas se coucher au pied quand on les siffle. J’ai continué en lui expliquant qu’elle ressemblait de plus en plus à sa mère et que, le temps des garçons venant, elle ne tarderait pas à être comblée, mais rien n’y fit.

Après avoir conclu nos conversations pendant des années en lui répétant que, moi vivant, aucun cabot ne viendrait habiter sous mon toit, nous sommes un jour revenus d’un refuge avec une espèce d’épagneul noir et blanc.

Ce corniaud ne m’a attiré que des ennuis. Moins d’une semaine après avoir fait sa place dans la maison entre ma fille et moi, le clébard pointait sa truffe avec, dans la gueule, la cuisse d’une poule, laissant le reste de la volaille vivante et unijambiste dans le poulailler du voisin. Quelques jours plus tard, il tentait de renouveler la prédation sur le facteur avec moins de succès, ce qui me valut une lettre carabinée de la Poste.

Pourtant, quand ce salaud est mort, je n’ai jamais eu autant de chagrin de toute ma vie et il m’a fallu une bonne semaine de pleurs pour pouvoir penser à ce compagnon canin avec regret mais sans douleur.

En revanche, quand ma grand-mère nous a quittés, je n’ai pas versé une larme. Allez comprendre ! Quelques années après avoir perdu cette grand-mère juive chez qui j’avais passé beaucoup de mon enfance, j’ai emmené mon fils en voyage en Israël. Notre visite de Jérusalem nous a menés devant ce qu’on appelait, quand j’étais petit, le mur des Lamentations.

Je dois l’avouer : les vestiges de l’histoire et de la religion des Hébreux m’impressionnent beaucoup moins que les Israéliens. Devant les pierres du Temple, je reste de marbre et, si je suis sioniste, c’est plus par Moshe Dayan que par le roi David. Pourtant, ce jour-là, au pied du Mur, une émotion inattendue est venue me saisir. J’ai été cueilli par le souvenir du judaïsme tendre de ma grand-mère comme si j’avais cinq ans. J’ai peut être été, comme on dit pour les simplets, bercé trop près du mur et, à un moment de ma vie où je ne m’y attendais plus, sans pouvoir m’arrêter, j’ai pleuré ma grand-mère.

Les années ont passé et je me suis trouvé, alors que j’étais invité, un été, dans une maison de famille, devant une photo de famille. Il faut dire que je ne suis héritier ni de l’une ni de l’autre. L’histoire de France m’en a privé et je n’en garde aucune amertume : au moins, je ne passe pas mes vacances à tondre la pelouse et à repeindre les volets.

La photo était celle d’une grand-mère, alors jeune, dans les noirs et blancs d’avant, endimanchée et posant sur un sofa, un bouquet de roses à la main.

Cette image où tout ce qui est donné à voir a disparu, cette mise en scène un peu désuète, qui fait sourire, a libéré et ma peine et des larmes que j’ai eu du mal à endiguer.

Sur la photo encadrée de cette grand-mère inconnue, j’ai pleuré la mienne.

Combien de temps faudra-t-il à mon cœur pour comprendre que jamais plus, je ne reverrai ma grand-mère adorée ? Combien d’événements comme ceux-ci, auxquels s’ajoute l’écriture de ce texte, seront-ils nécessaires à l’accomplissement de ce qu’on appelle le travail de deuil ?

Je n’en sais rien et, à vrai dire, je ne suis pas pressé de le savoir.[/access]

Le régime est en crise

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Il y a quelques jours, le rédacteur en chef de Brigitte, le plus lu des féminins d’outre-Rhin, annonçait son intention de boycotter, à partir de 2010, les mannequins filiformes sur ses couvertures, pour laisser la place à des « vraies » femmes avec des formes. Une décision unanimement saluée là-bas comme dans le reste du monde, au nom, bien sûr, de la lutte contre ces fléaux planétaires que seraient l’anorexie et autres troubles liés à l’obsession de maigrir chez nous autres les dames. Enfin, une quasi-unanimité dont il faut exclure un certain Karl Lagerfeld qui lui, n’est pas tout à fait d’accord. Il vient de le faire savoir dans l’hebdo allemand Focus. Comme d’hab’, c’est assez drôle, et plutôt bien senti : « La mode a toujours reposé sur le rêve et l’illusion, personne n’a envie de voir des rondouillardes, à l’exception des mémères qui passent leurs journées devant la télé avec un paquet de chips. » Karl sera-t-il entendu? On peut en douter, car, comme nous le savons, dans la presse plus c’est gros, plus ça passe.

Inhibons-nous !

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Ordinateur
Penser le dispositif des commentaires sur les sites Internet.
Ordinateur
Penser le dispositif des commentaires sur les sites Internet.

Les commentaires sur les sites internet constituent un dispositif qui mérite d’être pensé. Voici quelques éléments.

La première question est celle du destinataire. À qui nous adressons-nous ? Parfois à l’auteur d’un texte – cyber-aristocrate local particulièrement antipathique –, parfois à un ou plusieurs autres commentateurs. Mais, simultanément, tous ces échanges sont destinés à un public imaginaire, à l’ensemble abstrait des visiteurs inconnus du site. Il s’agit donc d’échanges écrits présentant l’apparence d’échanges personnels, intimes, mais fondamentalement mis en spectacle, exhibés à une multitude de tiers inconnus. Comme si nous ne pouvions désormais parler à notre voisin que lorsque nous avons la certitude que tout le voisinage est perché à ses fenêtres pour épier nos paroles. Comme si nous nous sentions seuls lorsque nous sommes seulement deux. Ce dispositif a une vocation manifeste à attiser notre tendance à « faire le malin », dans laquelle Charles Péguy voyait le vice cardinal des Modernes – et qui n’a certes pas attendu ce dispositif pour prospérer dans nos pauvres âmes.

[access capability= »lire_inedits »]À l’intérieur de ce dispositif, nous accomplissons nos prouesses sous couvert d’un enivrant anonymat. Nous nous exposons aux insultes et à la dérision des autres commentateurs, mais l’inhibition liée à la présence réelle d’un autre être humain – à la possibilité de se faire casser la gueule, en somme –, qui nous inspire le plus souvent une belle retenue, est levée par le dispositif. Le peuple des commentateurs ne se recrute nullement parmi les plus haineux d’entre nous. C’est le dispositif lui-même qui porte la méchanceté humaine triviale à incandescence, à des intensités de haine inusitées.

L’usage des pseudonymes instaure une dimension ludique, un jeu de masques. Simultanément, nos pseudonymes produisent un effet d’abstraction. Ils irréalisent les commentateurs. Les commentateurs ne cessent pas une seconde d’être réels. Mais le sentiment de réalité que nous avons les uns des autres, lui, s’étiole passablement. La désinhibition produite par le dispositif tient en second lieu à cet affaiblissement du sentiment de la réalité des autres. Quand deux personnes se connaissent par leur nom, leur propension à l’insulte est beaucoup plus modérée. Insulter un pseudonyme, en revanche, ne semble pas prêter à conséquences. Le diktat ludique imposé par le dispositif me fournit une justification supplémentaire pour m’autoriser à déverser sur des inconnus l’agressivité que je n’ai pas laissé s’exprimer dans ma vie réelle.

Fréquemment, les commentateurs échangent, dans un premier temps, des insultes ludiques. Le jeu monte peu à peu en intensité – excité par les regards des inconnus qui observent la joute dans les gradins invisibles – puis atteint soudain un seuil où le plaisir du jeu, parfois presque innocent, disparaît d’un seul coup pour céder la place à un déchaînement de haine froide, réelle, impitoyable. Ce basculement donne à penser que, précédemment, ils s’abusaient quant au caractère factice de leur haine. Ils s’abusaient en imaginant que le petit jeu de la désinhibition est insignifiant, inoffensif et que chacun en reste maître comme il veut. «  Ils faisaient semblant de faire semblant » de se haïr, selon la formule chère à Mehdi Belhaj Kacem.

Nous qui sommes parfois des commentateurs, nous qui devenons parfois des commentateurs, lisons Un Cœur intelligent. Dans le chapitre consacré à l’Histoire d’un Allemand de Sebastian Haffner, Alain Finkielkraut analyse le bref moment où Haffner, de son vrai nom Raimund Pretzel, succombe très provisoirement au pouvoir de séduction du nazisme. Finkielkraut écrit à propos de cet homme : « Ce n’est pas l’uniforme qui a été sa perte, c’est l’informe ; ce n’est pas le règlement, c’est la récréation ; ce n’est pas la contrainte, c’est le chahut ; ce n’est pas l’ordre disciplinaire, ce sont les vannes de dortoir. […] Pour désigner cette action insidieuse qui joue sur les deux registres du défoulement et du mimétisme », Haffner invente un verbe : « Nous avons, dit-il, été encamaradés. […] Avec l’encamaradement, Haffner a mis au jour un territoire très fréquenté de l’existence, une possibilité présente et bien vivante du monde humain. […] Et il faudrait être sourd pour ne pas entendre déferler aujourd’hui son grand rire avilissant et fusionnel. »

L’horreur du « sympa » n’est pas le fait de notre seule époque. Si une grande part de la jeunesse allemande a été séduite par le nazisme, c’est en partie parce qu’il a existé un sympa nazi. Un faux sentiment de Commun fondé sur l’avachissement des êtres dans la désinhibition collective. Pour se tenir chaud. Une camaraderie de l’abjection.

Cyber-camarades de tous les pays, allons un peu prendre l’air – soyons doux et réels ! Cyber-camarades de tous les pays, inhibons-nous ![/access]

Marre des Vikings !

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obama

Il est de bon ton, chez nous, de tresser des louanges aux gouvernements et aux populations des Etats scandinaves, Suède et Norvège essentiellement, le Danemark s’étant récemment signalé défavorablement à l’attention des belles âmes françaises par l’affaire des caricatures de Mahomet.

Ces pays nous font honte, paraît-il, lorsqu’on les compare au nôtre dans le domaine des inégalités sociales, de la place faite aux femmes en politique et dans la société. Ils représentent, pour nos moralistes hexagonaux, un modèle dont il urgerait que nous nous inspirions. Comme si les recettes qui marchent dans une société ethniquement et culturellement homogène, dont les valeurs se fondent sur l’éthique luthérienne, étaient transposables dans notre France faite de bric et de broc, et suivant des préceptes moraux situés à cent lieues des injonctions réformées…

Grâce à l’inventeur de la dynamite, Suédois et Norvégiens, se sont attribués le droit de procéder à une distribution annuelle des prix récompensant les élèves les plus méritants de la classe mondiale dans les sciences, la littérature et de l’action internationale en faveur de la paix.

Jusque là rien à dire, sinon bien joué, puisque tout le monde trouve tout à fait normal, par exemple, qu’un comité composé de cinq éminentes personnalités norvégiennes bien connues dans leur famille et dans leur pays natal se sentent habilitées à désigner le héros de la paix de l’année.

Dans le passé, ils ont pu faire des choix courageux, comme celui d’Andreï Sakharov en pleine glaciation brejnévienne ou de Desmond Tutu au temps de l’apartheid, mais on doit aussi reconnaître qu’ils ont parfois attribué leur prix de manière quelque peu hâtive, comme dans le cas du Nobel de la Paix 1994 à Itzhak Rabin, Yasser Arafat et Shimon Peres.

Le comble semble avoir été atteint cette année avec l’attribution du prix à Barack Obama moins d’un an après sa prise de fonction, alors que les GI sont toujours engagés en Irak et en Afghanistan, et que dans le deuxième cas, au moins, ils ne sont pas près de rentrer à la maison. C’est un prix Nobel à crédit, où l’on prête au récipiendaire en toute confiance, tant l’on est certain d’avance que ses actes seront en accord avec ses paroles. En matière de crédit politique, il faut aussi se méfier des subprime qui font gonfler la bulle jusqu’à ce qu’elle explose…

Cette affaire de Nobel Lucky Luke (attribué plus vite que son ombre) nous remet en mémoire quelques événements récents qui donnent des pays du Nobel une image nettement moins sympathique que celle que l’on cherche à nous vendre.

Commençons par la Suède. Le 17 août 2009, le quotidien Aftonbladet, le plus fort tirage des journaux du royaume, publie une « enquête » du journaliste Donald Bostrom qui affirme que l’armée israélienne aurait pratiqué le vol d’organes sur des cadavres de victimes palestiniennes tuées lors d’affrontement avec Tsahal. Ce papier fait un amalgame hasardeux avec un trafic d’organe découvert cet été dans la région de New York où seraient impliqués des rabbins d’une communauté ultra-orthodoxe du New Jersey. Pour toute preuve de l’implication de militaires israéliens, le journaliste apporte des témoignages, la plupart indirects, de familles de prétendues victimes de ces vols d’organes, mais aucune preuve tangible d’accusations aussi graves.

Cette publication suscite une vive émotion en Israël qui proteste officiellement en convoquant des l’ambassadrice du royaume de Suède au ministère des affaires étrangères, à Jérusalem,. Celle-ci fait valoir à ses interlocuteurs que la liberté de la presse est constitutionnellement garantie dans son pays, mais qu’à titre personnel elle trouvait cet article « choquant ». L’affaire aurait pu s’arrêter là si le ministre suédois des affaires étrangères, Carl Bildt, n’avait pas désavoué son ambassadrice et fait savoir qu’il n’était pas question que le gouvernement de Stockholm et a fortiori un de ses diplomates porte le moindre jugement sur un article publié dans un journal suédois. Comme les lois sur la presse en Suède rendent quasi impossible d’obtenir une condamnation pour diffamation, ce refus de se prononcer sur un article incontestablement malveillant pour un pays en principe ami vaut approbation des assertions mensongères.

Nul n’ignore que Carl Bildt, et plus généralement la classe politique suédoise ne porte pas l’actuel gouvernement israélien dans son cœur. De plus, les Suédois sont les premiers, au sein de l’UE, à avoir fait une brèche dans le boycottage politique du Hamas. C’est tout à fait leur droit, mais cela justifie-t-il que l’on cautionne des accusations aussi monstrueuses ? On pourrait penser, au contraire, qu’une prise de distance claire et nette par rapport à ces billevesées qui rappelle les vieilles accusations de meurtre rituel ajouterait du poids aux prises de positions de la Suède dans le conflit israélo-palestinien, en lui évitant d’apparaître exagérément partiale. Le prétexte du caractère sacro-saint de la liberté de la presse au pays de Bergman et d’Ikéa peut alors masquer le comble de l’hypocrisie : laisser publier tout et n’importe quoi n’empêche personne de formuler un avis sur ce qui est imprimé.

Les Norvégiens, maintenant. Voici une monarchie pétrolière et gazière dont les souverains ne viennent pas flamber leurs pétrodollars au casino de Monte-Carlo ou dévaliser les boutiques du faubourg Saint-Honoré. Dans une grande sagesse apprise des écureuils de la forêt boréale, le gouvernement d’Oslo a constitué un fonds de garantie des retraites alimenté par les bénéfices produits par l’exploitation et la vente des hydrocarbures. Ce fonds, judicieusement placé dans des valeurs solides et performantes, servira dans les prochaines décennies à payer les pensions de vieillesse d’une population dont le faible taux de natalité ne permet pas le renouvellement des générations, et qui est rétive à ouvrir toute grandes les portes du pays à l’immigration.

La richesse, dans l’éthique protestante est indissolublement liée à une conduite morale : elle récompense le travail et le talent, mais elle oblige aussi, comme la noblesse de notre Ancien régime. Les gouvernants norvégiens veulent, certes, que leurs picaillons fassent des petits, mais ils souhaitent également produire de la plus-value éthique en excluant de leur portefeuille les méchants fauteurs de guerre ou exploiteurs d’enfants. Jusque-là on peut considérer cette attitude respectable. Ainsi la ministre des finances norvégienne vient d’annoncer que le fonds souverain norvégien venait de se défaire des actions d’Elbit, le géant israélien de l’informatique, en raison de sa participation à la construction de la clôture de sécurité qui sépare Israël de la Cisjordanie. Pourquoi pas ? Même si l’on estime que cette clôture a permis une diminution drastique des attentats terroristes sur le territoire israélien, on est en droit d’en estimer le tracé illégal, ou de déplorer les inconvénients qu’elle implique pour une partie de la population palestinienne. On retrouvera tout de même la Norvège dans le club des faux-culs : pendant que la ministre des finances joue les vertueuse, son collègue de la défense fait l’acquisition de chasseurs bombardiers américains F35, dont l’avionique est fournie par…Elbit.

Jadis, les Vikings étaient brutaux et barbares. Avec le temps, ils se sont mis au pli de l’hypocrisie doucereuse, bien plus rémunératrice, en contrats d’exportation, que la razzia côtière à coup de massue.

Quand les bons payent pour les méchants

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Empreinte

Empreinte

Un journaliste français, Mustapha Kessous, a publié, dans Le Monde du 23 septembre, un témoignage sur son expérience du racisme. Toute sa vie, cet homme a encaissé des marques d’hostilité, de rejet, de méprises humiliantes parce qu’il a un visage et un nom « à consonance étrangère ». Son récit montre combien il peut être douloureux, en France, d’être d’origine arabe quand on se heurte à des gens qui ne prennent pas la peine d’apprécier un homme sur sa présentation, son respect, sa politesse ou son sérieux, quand on provoque la méfiance du fait de sa naissance.

Mustapha Kessous a rencontré des Français qui, refusant de pratiquer la discrimination nécessaire pour distinguer le voyou de l’honnête homme, en appliquent une autre sur des critères raciaux. Le journaliste ne tire de ces avanies aucune conclusion et ne juge personne. Mais on pourrait y voir la peinture d’une France raciste, ignorante et victime de préjugés. En entrant dans la réalité des choses, on comprend que certaines réactions, présumées racistes, sont le fruit de l’expérience vécue. Si certains voient en tout Arabe un « zyva » faiseur d’embrouilles, c’est peut-être parce ceux qu’ils voient sont souvent à la fois l’un et l’autre. Les bons payent pour les méchants.

[access capability= »lire_inedits »]Qui se scandalise quand la police de la RATP surveille des bandes de jeunes Roumains ou Roumaines dans le métro ? Est-ce par préjugé raciste ? Si on est honnête, on comprend que ça ne se passe pas comme ça.

Peut-on sérieusement accuser des policiers dont la mission est − entre autres − d’arrêter des immigrés clandestins, de pratiques racistes quand ils contrôlent des étrangers ou des Français qu’ils prennent pour des étrangers ? Les vigiles, dans les supermarchés, qui observent particulièrement les Arabes et les Noirs, font-ils preuve de préjugés racistes ou d’une connaissance empirique de leur prochain ? Les prisons, elles, sont pleines de Français post-jugés dont les deux tiers sont d’origine maghrébine ou subsaharienne. Les juges qui mettent tout ce monde-là derrière les barreaux ne semblent pas noyautés par le Ku Klux Klan.

Il n’est pas raisonnable de jeter l’opprobre sur les policiers ou les vigiles qui contrôlent au faciès. En langage de flic, ça s’appelle du profiling : on arrête moins les dames à caniche que les jeunes à capuche parce que, statistiquement, les dames à caniche sont moins délinquantes que les jeunes à capuche. Tous les artisans que je connais me disent : «  On ne fait pas d’affaires avec les Manouches. » Et cette résolution ne porte ni haine, ni préjugé mais une large palette de sentiments qui vont jusqu’à la tendresse, et tout sauf de l’ignorance.

Lorsque nous abordons des hommes et des femmes en tenant compte de leur origine dans la bienveillance, la méfiance voire la neutralité, sommes-nous racistes ? Il paraît qu’un Asiatique a plus de chance qu’un Arabe d’être employé comme salarié dans bien des entreprises, même si les deux présentent aussi bien. Les Chinois, en France, ne disent pas souffrir de racisme. Faut-il en conclure que les Blancs préfèrent le jaune à toutes les autres couleurs ?

En Autriche, une hôtelière a répondu à une demande de réservation : « Nous avons eu de mauvaises expériences, aussi nous n’acceptons plus de clients juifs. » Cette brave dame, qui n’avait peut-être jamais vu jusque-là de juifs dans ces contrées, a peut-être subi un défilé de familles séfarades qui l’ont empêchée de dormir toute une saison. Doit-on la considérer comme antisémite si elle préfère, depuis, accueillir des retraités anglais ?

Il faut se demander d’où vient la mauvaise réputation qui s’attache à certains groupes de Français, et qui pèse sur tous leurs membres sans discrimination. Pas seulement de la délinquance. Les comportements culturels sont souvent à l’origine de la prise de distance des uns par rapport aux autres. Les réactions qui naissent des frictions sont souvent décrétées racistes, mais la question de la race est dépassée par une autre qui a plus à voir avec la culture de chacun.

Racistes, les professionnels de l’immobilier qui, quand ils osent encore, expliquent que les différences de modes de vie dans la société multiculturelle rendent parfois la cohabitation difficile ? Le principe de précaution prévaut et on pénalise des familles parfaitement courtoises et civiles en leur refusant des logements. Il arrive aussi que le discernement d’un bailleur ou d’un propriétaire permette à des personnes de toutes origines de partager dans la cordialité des immeubles avec des Français plus blancs. Raciste, le chauffeur de taxi tunisien qui a confié à une amie qu’il ne prenait plus d’Arabes le soir ? Tous ceux qu’il avait pris n’avaient pas fait des problèmes mais, à chaque fois qu’il avait eu des problèmes, c’était avec des Arabes. Racisme ou prudence – forcément − mal placée ?

Les Français, quelles que soient leurs origines, bénéficient des mêmes droits. Si certains groupes sont, plus que d’autres, victimes de rejet, il faut peut-être en chercher la cause ailleurs que dans un racisme français. Les communautés de Hollandais qui font revivre des villages abandonnés dans des régions reculées, ouvrent des gîtes ou des restaurants, sont plutôt bien vues. Si demain, certains de leurs membres se faisaient remarquer pour leurs incivilités, leurs pratiques délinquantes ou criminelles, on verrait monter chez leurs voisins ce qu’on appellerait un peu vite un racisme anti-hollandais. Si les pratiques culturelles de ces protestants bataves traduisaient un rejet de la culture française, si leurs enfants affichaient fièrement leur haine de la France, la méfiance et la défiance monteraient sûrement dans la population autochtone.

L’image pour le moins contrastée qui colle aux populations musulmanes plane, qu’il le veuille ou non, au-dessus de Mustapha Kessous. C’est une injustice. Ils sont des millions à en souffrir. Faut-il éduquer la majorité des Français à l’antiracisme et leur inculquer l’abolition de la méfiance ? Certaines communautés doivent-elles s’attacher à redonner confiance ? Lequel de ces deux mouvements sera le plus susceptible de mener tous les groupes humains qui composent la nation vers un authentique vivre-ensemble ? Je vous laisse juges.[/access]

Oui au banquet, non au bunker

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14-Juillet, Claude Monet.
14-Juillet, Claude Monet.
14-Juillet, Claude Monet.
14-Juillet, Claude Monet.

Soyons bien clair, dans l’intitulé « ministère de l’Identité nationale », ce n’est pas « national » qui nous gêne. « National  » peut devenir désagréable avec un adjectif collatéral mais comme ça, il a tout de l’adjectif honnête. « Education nationale », par exemple, avec cette idée que c’est l’affaire de toute la nation, une question aussi importante. Que c’est peut-être là d’ailleurs, à l’école, que devrait se forger la conscience d’une identité, si vraiment il faut en passer par là. Et puis national, avec un préfixe cette fois-ci, ça nous fait arriver assez vite à l’Internationale, qui est le genre humain, comme chacun sait, ce qui est aussi une manière d’affirmer une identité, mais commune, celle-ci, et universelle. Qu’il nous soit ainsi permis de remarquer que l’internationalisme suppose l’existence des nations alors que le mondialisme ou la mondialisation les nie.

Finalement, le grand Jan Valtin, dans Sans patrie ni frontières[1. Actes Sud, Babel.], quand il raconte sa vie de révolutionnaire professionnel au service du Komintern, dans les années 1930, fait beaucoup plus pour l’existence des nations, leurs différences multicolores dans l’espérance communiste que, par exemple, un DSK à la tête du FMI qui désenchante la planète dans une uniformisation créée par quelques impératifs catégoriques néolibéraux, appliqués sans distinction à la Moldavie, au Burundi ou à la France.

[access capability= »lire_inedits »]Ce n’est pas non plus « identité » qui nous chagrine dans « identité nationale  ». Identité est un nom sympathique, qui indique une similitude, une ressemblance. La devise de la République aurait très bien pu être « Liberté, Egalité, Identité ». Remarquable en mathématique, l’identité est psychologiquement la certitude d’être soi au milieu des autres reconnus comme tels. Celui qui n’a pas d’identité est un autiste ou un solipsiste. Il est persuadé que l’Autre n’existe pas, ou est une projection intérieure. Schopenhauer définissait le solipsiste comme un fou enfermé dans un bunker. Impossible de le déloger, impossible de négocier, impossible de se faire accepter de lui comme un autre à part entière. Au bout du compte, cette aberration psychologique pourrait très bien, précisément, fournir le portrait du nationaliste. Le nationaliste, paradoxalement, est celui qui a perdu son identité. Il se bunkérise dans une nation plus ou moins fantasmée, plus ou moins mythifiée dans l’espoir de la retrouver. Et c’est là qu’il commence à faire n’importe quoi, par exemple définir la nation par la race, le sang, l’hérédité.

L’identité nationale devrait aller de soi, comme la bonne santé. Cioran notait quelque part que se sentir en bonne santé était signe que l’on commençait à être malade. Celui qui est en bonne santé ou qui respire n’éprouve pas besoin de dire « Je suis en train de respirer, je suis en bonne santé. » Avoir créé un ministère de l’Identité nationale est l’aveu de ce malaise, de ce début de maladie.

Mais qu’est-ce qui ne va plus, alors, dans la vision qu’une certaine droite a de la France ? La montée des communautarismes, l’immigration clandestine, les crispations identitaires ? Admettons. Mais d’où viennent ces phénomènes, qui les a créés ? Quand les inégalités se sont creusées en vingt ans à un point tel que les trentenaires sont la première génération à vivre moins bien que la précédente, quand il se met à exister de fait plusieurs France, à cause de différences de revenus telles que des populations ne se croiseront plus jamais, même symboliquement, autour de grands événements fédérateurs, on est bien obligé d’appeler à la rescousse une identité nationale devenue hypothétique. Surtout pour faire oublier que cette fragmentation de la société est essentiellement due à des politiques libérales dont les maîtres d’œuvre ont tout intérêt à affronter des groupes divisés par des critères ethniques ou religieux plutôt qu’une classe qui aurait conscience d’elle-même. Le libéral parle d’identité nationale alors qu’il préfère toujours, malgré ses dénégations, une mosquée salafiste qui fait elle-même sa police dans les quartiers à un syndicat qui réclamera son dû dans la répartition des richesses. Délicieuse schizophrénie.

Et puis l’identité nationale, ça dépend qui en parle. C’est comme pour ces mots d’amour un peu crus que peuvent employer les amants et qui deviennent, hors contexte, de banales obscénités.

Finalement, l’identité nationale sera retrouvée quand on n’aura plus besoin de l’invoquer. Elle devrait être comme Dieu dans sa création  : présente partout, visible nulle part.[/access]

Lloyd Barnes

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Wackie's Records
Wackie's Records.
Wackie's Records
Wackie's Records.

Le 6 août 1962, la Jamaïque dit « Good Bye ! » à Londres et proclame son indépendance. L’ancienne colonie britannique vit des journées de fièvre et d’exaltation. En pleine guerre froide, l’enjeu est d’importance : pro-Cubains et pro-Américains se disputent le pouvoir sur l’île. A Trenchtown, quartier sud de Kingston, le People’s National Party et le Jamaica Labour Party s’affrontent par gangs interposés.

Trenchtown, c’est le quartier où Lloyd Barnes a grandi. Il y fréquente assidûment les sound systems, d’imposantes discothèques mobiles où les disc-jockeys cherchent à se distinguer de leurs concurrents en proposant de nouveaux morceaux.

En 1967, alors qu’il a tout juste 18 ans, Lloyd Barnes décide de quitter l’île et d’émigrer aux Etats-Unis : depuis l’indépendance, la Grande-Bretagne a limité ses quotas d’immigrants jamaïcains. Lloyd Barnes débarque dans le Bronx, à New York. Le jour, il court les chantiers de construction pour gagner sa croûte. Le soir, il court les sound systems du Queens et de Brooklyn, avant de monter le sien. Il n’est pas dépaysé : ici aussi, les gangs font la loi. Certains soirs, les balles sifflent au-dessus du mur de haut-parleurs. La guerre des gangs, spécialité de Trenchtown, a rattrapé les Jamaïcains de New York.

[access capability= »lire_inedits »]Pas téméraire, Barnes décide de diversifier ses activités. En 1972, avec ses économies, il achète du matériel qu’il bricole un peu pour avoir un son singulier. Il loue une cave, y monte son propre studio d’enregistrement et réunit une bande de musiciens pour assurer ses futures sessions. Un an plus tard, les premiers disques voient le jour, estampillées d’un lion et d’un drapeau, l’emblème de son label, Wackie’s. Au bout de quelques mois, Barnes ne peut plus assumer le loyer de son appartement et de son studio. Il décide de dormir dans le studio d’enregistrement. Les 45 tours du label sont pressés à 500 ou à 1 000 exemplaires selon l’état de son compte en banque.

Un soir de 1976, Barnes se fait détruire sa sono. La guerre des gangs a eu raison de son sound system. Il ouvre alors un magasin de disques pour écouler la production de son label. Barnes produit des artistes plus ou moins connus issus, pour la plupart, de l’émigration jamaïcaine : Junior Delahaye, Love Joys ou Wayne Jarrett. Résolument avant-gardiste, le studio new-yorkais passe maître dans l’art de l’expérimentation et de l’innovation. Progressivement, le studio attire l’attention des pointures de la Jamaïque : Sugar Minott ou Horace Andy. Les productions de Wackie’s se distinguent par un mixage raffiné et une sonorité caractéristique. L’aventure du studio d’enregistrement et du label dure dix-sept ans. En 1989, la hausse du loyer contraint Barnes à mettre la clé sous la porte.

Les productions de Barnes s’affranchissent des étiquettes et des frontières. Vers la fin des années 1990, un garçon avec un léger accent allemand appelle Lloyd Barnes. Il s’agit de Moritz von Oswald, collectionneur et musicien, responsable des « morceaux de dub les plus excitants de la décennie », comme le dit Don Letts, compagnon de route de Bob Marley et des Clash. Von Oswald propose à Lloyd Barnes de rééditer le catalogue de Wackie’s. Barnes accepte. Pour la première fois dans la vie du Jamaïcain, tout est clair, écrit, et surtout l’Allemand aime la musique. C’est ça le plus important. Dorénavant, Wackie’s a une nouvelle maison : Berlin. Quoi de plus normal, pour le label d’un homme qui aimait les murs.

Horace Andy meets Naggo Morris & Wayne jarrett-mini showcase

Price: 50,23 €

3 used & new available from 47,89 €

Horace Andy, Dance Hall Style (Wackie’s – W-1383). En 1983, Barnes produisait le meilleur album d’Horace Andy, vétéran du reggae, remis à la mode depuis ses collaborations avec Massive Attack.
Wackies, African Roots Act 1 (Wackie’s – W-001). Premier volume d’une longue série d’albums d’instrumentaux, véritable who’s who du dub.
Naggo Morris, Horace Andy & Wayne Jarrett, Mini Showcase (Wackie’s – W-1716/1722). Barnes, producteur et pygmalion. En quelques titres, Naggo Morris et Wayne Jarrett prouvent qu’ils n’ont rien à envier à Horace Andy.

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Autant en emporte Guillon

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Parc de la Courneuve
Parc de la Courneuve.
Parc de la Courneuve
Parc de la Courneuve.

La France est-elle raciste ? En tout cas, ça n’a pas dû s’arranger depuis la diffusion, le 19 septembre sur France 5, du premier numéro du magazine « Teum-Teum », tourné à La Courneuve, avec Stéphane Guillon en invité vedette. Pourtant, tout avait bien commencé…

Au matin, l’artiste est dans une forme rayonnante, comme le soleil levant sur la cité des « 4000 ». En compagnie de son guide, il se promène, souriant, dans les rues de la cité interdite – non sans tester d’emblée sa posture d’humoriste engagé : « Je suis plus en sécurité ici qu’à Neuilly ! » Ben voyons ! On l’imagine, un instant, tabassé à coups de sac par des dames de Sainte-Croix, et on se prend à rêver…

Mais non ! Ce trait d’esprit, sans doute travaillé dans le RER, signifie simplement : j’ai pas peur de ces quatre mille Arabes parce que je suis pas raciste mais, en revanche, les bourges de Neuilly veulent ma peau parce que je suis un insoumis. Putassière pirouette d’un bouffon bien en cour qui n’a rien à craindre nulle part sauf devant sa conscience, c’est-à-dire vraiment nulle part.

[access capability= »lire_inedits »]Le malaise, pourtant, Guillon en prend conscience progressivement, juste un peu moins vite que le téléspectateur. C’est tout le charme de ce documentaire chronologique : entre le matin et le soir, l’âne change de ton ; ainsi finit la comédie…

Dans une boucherie halal, il croit pourtant « détendre l’atmosphère » en commandant haut et fort des côtes de porc. Rires polis, sans doute grâce à la caméra.

– On peut se moquer des religions ?, lui demande fort à propos son accompagnateur, Juan Massenya.
– En principe, il vaut mieux se moquer de la sienne, comme le catholicisme pour moi (sic). Mais quand c’est fait avec intelligence, ça passe ! (re-sic)

À cet instant, Stéphane, qui alterne consciencieusement humour et sérieux, rumine sans doute une phrase bien sentie sur « la déshumanisation programmée des cités par un urbanisme ghettoïsant », ou genre. Mais le voilà tout déconcerté par la surprise que lui réservait Juan : « Ce boucher, Stéphane, est aussi un artiste-peintre ! » Ah oui ? Mais c’est que ça n’entre pas du tout dans le cadre fixé par Guillon pour sa tournée des popotes… Au lieu de distribuer, comme il sait faire, bonnes paroles et bons mots, le voilà contraint d’accepter du boucher non pas deux côtes de porc, mais une toile abstraite digne de la FIAC !

Tandis que Guillon balbutie « Ha… heu… Merci beaucoup, on dirait, heu… du Poliakov… », son regard égaré semble dire : « Mais c’est quoi ça ? C’était pas dans le contrat ! Qu’est-ce que je dis, moi ? Et qu’est ce qu’ils veulent prouver, à la fin, dans ce reportage à la con ? »

Bonne question, Guillon ! Ce que « Teum-Teum » veut montrer, c’est une autre réalité. Pas seulement la violence, la délinquance et la drogue qui font l’ordinaire des JT, ni la misère organisée que racontent au coin du feu les intellectuels engagés. Plutôt, pour changer, des habitants de la cité qui ont décidé de s’en sortir malgré les difficultés, et qui y arrivent !

Entre autres, un jardinier autodidacte, fier de ses fleurs rares ; deux employés entreprenants qui ont créé leur propre boîte ; et même des architectes du cru qui en remontrent à Stéphane sur l’urbanisme social !

À force d’être ainsi contrarié, Guillon perd les pédales et finit en roue libre…

Pourquoi ce terrible malentendu ? diront les première année. Tout simplement parce que Stéphane, comique organique du système, est infoutu de se remettre en cause : si son numéro ne marche pas, c’est que le public est mauvais !

Lui se voyait, ce jour-là, en jeune Kouchner drôle et décoiffé, offrant sa bimbeloterie à une tribu lointaine et reconnaissante. Au lieu de quoi ces sauvages semblent bien lui dire : « Qui t’es toi, pour raconter notre vie à notre place ? »

Eh bien, une personne de qualité, de celles qui « savent tout sans avoir rien appris ». Avant même de débarquer sur ces terres improbables, l’explorateur comprenait mieux que les indigènes leurs problèmes, la solution, et même comment en blaguer entre-temps. Enfin quoi, foutrebleu, ce n’est pas aux lépreux de nous expliquer la lèpre !

Bref, il est déçu, le Guillon ; d’où ce soulagement inavouable, qu’on entrevoit à la nuit tombée, dans son œil épuisé et même pas content.

« Qu’est ce que tu retiendras de cette expérience ? », lui demande en conclusion Juan, décidément lourdingue. Et l’autre de ramer sur l’exclusion des pauvres, le cynisme des riches, la noirceur des Blancs, que sais-je, avant de se trahir dans les politesses d’usage : « J’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de gaîté », lâche-t-il, comme en sortant d’un centre ce soins palliatifs… « Les gens étaient contents de me voir et, heum, j’espère qu’ils vont venir, euh… chez moi, quoi, bientôt. » (Sous-texte : pourvu que ces cons de la prod’ n’aillent pas donner en vrai mon adresse à tous ces glands !)

Avec tout ça, diront certains, on est quand même loin du sujet : la France est-elle raciste ? Au contraire, on est en plein dedans ! Avec son autisme hautain, son nordisme de carpetbagger et son paternalisme niais, Guillon aux « 4000 », c’est Tintin au Congo – l’esprit en moins.[/access]