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Jean Sarkozy : pas de défense possible

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Flickr, Carlos Seo
Flickr, Carlos Seo

Légal ? Sans doute. Légitime ? Là, ça coince. Quant au principe d’égalité, je vous laisse répondre. La candidature de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad soulève des problèmes qui sont au cœur de la culture politique française. Au-delà de la dimension personnelle – le clan qui pousse son dauphin – l’enjeu est le processus démocratique lui-même. Comme l’ont dit et répété le principal intéressé et ses partisans, il n’est nullement question d’une nomination mais bien d’une élection.

La question de la compétence des élus est un terrain difficile voire dangereux. En principe, le suffrage universel confère une légitimité qui ne dépend ni des compétences ni de l’expérience. À 28 ans, Nicolas Sarkozy a été élu maire de Neuilly alors que son CV l’aurait écarté d’emblée d’un appel à candidature pour un poste subalterne dans l’administration de cette même ville. Le principe selon lequel un homme peut être président de la République même s’il n’a aucune des qualités requises pour devenir son directeur de cabinet est une condition sine qua non de l’existence d’une démocratie saine. Les postes considérés comme politiques et occupés par des élus sont, par définition, ouverts à chaque citoyen adulte possédant un casier judiciaire vierge, et c’est très bien comme ça. Sinon, les conditions préliminaires pour une candidature deviendraient tôt ou tard un moyen de restreindre davantage l’accès déjà limité à la classe politique. Contrairement aux usages dans le service public ou privé, une candidature politique comme celle de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad n’exige aucune compétence objective du candidat et ses qualités n’entrent en jeu que dans un deuxième temps, au moment de la campagne électorale.

Le problème, c’est que la culture politique française avec ses élites – dont la classe politique – majoritairement formées par d’excellentes écoles, entretient une dangereuse ambiguïté entre les techniciens et les hauts fonctionnaires d’un côté et les politiques de l’autre. Tous sortent des mêmes écoles – du même moule, pense l’opinion. La réputation désastreuse des hommes politiques et celle, tout de même meilleure, des hauts fonctionnaires font penser à beaucoup que l’on serait mieux gouverné par des experts recrutés sur concours que par des politiciens élus sur des promesses « qui n’engagent que ceux qui les écoutent ». Et d’ailleurs, certains pensent même que les promesses électorales devraient avoir le statut d’engagements contractuels. Le bonheur serait donc d’être gouverné par de brillants PDG avec lesquels on signerait un contrat avec à la clé, pourquoi pas, des bonus et des malus. Seulement, on a vu que ces techniciens de haut niveau et autres PDG expérimentés n’en menaient pas large quand le système financier mondial menaçait de s’effondrer.
Retour à la case départ : impossible d’échapper au politique ni à la politique, et donc à une définition assez vague de la compétence – de ce point de vue, Jean Sarkozy commet une erreur quand il dit qu’il fait ce « métier » par passion. Car justement, la politique n’est pas un métier.

Après avoir brossé le fond du décor, il est temps de passer aux pinceaux fins pour introduire quelques nuances. Dans une démocratie, il y a élections et élections. Si le suffrage universel a le dernier mot, par le jeu des cascades d’élections par les élus, plus on s’éloigne du peuple souverain et plus on perd en légitimité. C’est pour cette raison que le Sénat est inférieur à l’Assemblée nationale, et que celle-ci a en France un problème vis-à-vis du président de la République. Jean Sarkozy, quant à lui, a été élu par le canton de Neuilly-Sud pour siéger au Conseil général des Hauts-de-Seine : c’est la base de sa légitimité démocratique, qu’il ne faut ni négliger ni exagérer. Ce qui est étonnant, c’est que trois mois seulement après les élections cantonales de mars 2008, il a été élu par ses pairs à la tête du groupe UMP-Nouveau Centre-Divers droite. À 22 ans, et avec très peu d’expérience politique – du reste pas très brillante, vu la gestion de la campagne municipale à Neuilly – on peut se demander sur quels critères ses pairs ont décidé de le mettre à leur tête. Voilà le péché originel à partir duquel il commence à brûler les étapes. La suite est dans la même logique : un an seulement à la tête de leur groupe et le voilà propulsé de nouveau par ses pairs vers l’Epad, une structure lourde et compliquée.

Les choix faits par le groupe UMP du Conseil général des Hauts-de-Seine sont donc plus que discutables, non pas à cause d’un manque de compétences techniques ou de diplômes comme l’a ironiquement observé Fabius, mais bien parce que le candidat manque cruellement de légitimité démocratique (l’effet de levier entre les Cantonales et l’Epad a trop dilué sa légitimité d’élu) et plus encore d’expérience politique ! On ne demande pas à l’administrateur de l’Epad d’être expert-comptable ni premier d’une promotion de l’ENA, mais peut-être d’être un politicien expérimenté doté d’une vision et ayant prouvé sa capacité à mener à bien des projets politiques, bref il doit inspirer confiance quant à son aptitude à définir et servir l’intérêt général. Il est tout à fait légitime d’être un élu cantonal à 22 ans, mais ce n’est que le début de ce que les Romains appelaient le Cursus Honorum, autrement dit la progression dans les emplois publics. Cette chronologie obligatoire avait l’avantage de tester les compétences et de n’avoir pour magistrats suprêmes que des hommes mûrs et expérimentés.

Il est impensable de légiférer pour imposer un tel Cursus Honorum, aussi incombe-t-il à l’opinion publique, par le débat et pourquoi pas le scandale, de définir la hauteur de la barre. L’impatience de Jean Sarkozy a sans doute poussé son père à commettre une erreur politique inutile, mais en même temps cette affaire permet d’établir des limites non écrites, ce que les Anglo-Saxons appellent it’s not done. Non, on ne peut pas diriger l’Epad à 23 ans et demi, quand on siège depuis à peine 20 mois au Conseil général et qu’on on n’a pas d’expérience politique ni dans les autres domaines de l’activité humaine.

Jean Sarkozy n’est pas payé en retour

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A Bobigny, on promet une cagnotte de fin d’année au lycéen qui aura eu la grandeur d’âme de venir assister à ses cours au lieu de jouer à Grand Theft Auto sur sa PSP. Résultat ? C’est l’indignation nationale. En Afghanistan, les Italiens rétribuent les talibans pour foutent la paix aux bersagliers et passent plutôt leurs nerfs sur d’autres troupes alliées, et donc parfois françaises. Là encore, c’est le tollé national. Chez nous, on n’aime pas que l’argent vienne s’immiscer dans des questions principielles telles que l’éducation ou le rétablissement des droits de l’homme. OK, je suis d’accord aussi. Mais alors, pourquoi tant de haine , pourquoi une telle « chasse à l’homme », comme dirait le subtil Luc Chatel, contre un jeune étudiant de 23 ans qui postule, au fin fond des Hauts de Seine, pour une fonction harassante et non rémunérée dans un obscur établissement public ? A l’heure où l’on n’a de cesse d’inciter nos ados à l’action humanitaire et au bénévolat, Jean Sarkozy ne fait que donner l’exemple à toute la jeunesse de France. Rien que pour ça, on devrait le payer.

Nobel : t’as le bonjour d’Alfred !

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Barack Obama n'a rien fait pour obtenir le prix Nobel de la paix. Et c'est déjà beaucoup.
Barack Obama n'a rien fait pour obtenir le prix Nobel de la paix. Et c'est déjà beaucoup.

Il était temps. Le monde se languissait d’attendre. Barack Obama était installé à la Maison Blanche depuis neuf longs mois déjà et il n’avait toujours pas de Nobel à poser sur la cheminée du bureau ovale. Lorsque, dans deux ou trois semaines, le temps aura fait son œuvre, les historiens nous expliqueront pourquoi cette distinction a été décernée aussi tardivement au président américain.

Ce n’est pas tous les jours qu’une belle âme est à la tête de la première puissance militaire mondiale. Cela aurait valu que, le lendemain même de son investiture, les jurés norvégiens se réunissent pour lui décerner le Nobel de la Paix. Il le méritait.

Certes, Barack Obama n’a rien fait. Mais il n’en pense pas moins. Son âme est emplie de bons sentiments, sa bouche de vœux pieux et son cœur de louables intentions.

Barack Obama l’a dit lui-même : il est pour la paix. Il est favorable au désarmement. Ce qui le révulse le plus, c’est la guerre et l’injustice sous toutes ses formes : les inégalités, le racisme, la mort, les maladies (y compris la grippe A).

S’il a renvoyé récemment 13 000 soldats en Afghanistan et qu’il s’apprête à y expédier de nouveaux renforts, s’il augmente de 30 % le budget 2010 des opérations extérieures, s’il poursuit la modernisation de l’armée américaine entamée sous George W. Bush, s’il continue à assumer presque la moitié des dépenses mondiales de défense, s’il ne reçoit pas le Dalaï Lama pour ne pas mettre en rogne les Chinois, c’est à son corps défendant qu’il le fait.

Pour le reste, c’est-à-dire pour ce qui ne concerne pas la réalité de son action politique, Obama est nickel avec son Nobel. Et le comité norvégien n’a pas besoin de se fendre de longues explications pour justifier son choix : il a décidé d’attribuer le prix à Barack Obama pour « ses efforts extraordinaires en faveur du renforcement de la diplomatie et de la coopération internationale entre les peuples ».

En langage clair, cela signifie que Barack Obama est le cador incontesté de la paix dans le monde, car il n’a encore déclaré la guerre à personne et sait se tenir à table lorsqu’il est invité à l’étranger.

C’est un peu court pourtant. Les bonnes intentions et les lettres au Père Noël ne valent rien face à la réalité. Et la réalité est que le président américain n’est pas tant attaché à s’illustrer dans un irénisme sans frein qu’à faire honorablement sortir son pays de la pétaudière irakienne, tout en trouvant une solution militaire à l’ornière afghane. Il est vrai qu’il a peut-être trouvé la voie de la paix… avec l’Iran, en décidant de laisser les mollahs faire leur omelette nucléaire en regardant ailleurs.

Lorsque le comité norvégien décerna, en 1926, le prix Nobel de la paix à Gustav Stresemann et Aristide Briand, c’était pour encourager les « efforts extraordinaires » des deux hommes d’Etat en faveur du rapprochement franco-allemand. On connaît la suite : le succès du rapprochement fut tel que nos voisins nous occupèrent cinq ans durant. En matière de guerre et de paix, ce n’est pas l’intention ni l’effort qui comptent, mais l’action et la volonté.

Et si ces sottes histoires de guerre et de paix n’intéressaient pas le comité Nobel ? Composé de parlementaires norvégiens, dont les compétences en géopolitique sont aussi certaines que celles de Jean Sarkozy en aménagement urbain, le comité Nobel semble s’être résolu à sacrifier à l’obamania ambiante, sans se poser d’autres questions.

Mais qui trop embrasse peu étreint : il se pourrait bien que ce prix Nobel de la Paix soit très difficile à porter par le chef d’un Etat engagé dans deux opérations extérieures délicates et que la couronne faite aujourd’hui de lauriers se révèle être, dans les mois qui viennent, tressée entièrement d’épines. Bien loin d’encourager les « efforts extraordinaires » de Barack Obama, le comité Nobel lui a peut-être lié, définitivement, les mains.

Soyons pourtant optimistes : un autre prix Nobel attend bientôt Barack Obama. Celui de littérature, qu’on lui décernera en 2010 pour son œuvre littéraire en général et son discours de réception du prix Nobel de la paix 2009 en particulier.

Le nanisme ne passera pas !

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1 200 nains de jardin tout noirs faisant le salut nazi, œuvre de l’artiste Ottmar Hörl, ont fini par obtenir l’autorisation de parader sur la place principale de Straubing en Bavière. Cette performance destinée dans l’esprit de l’auteur à « ridiculiser le nazisme » ne s’est pas faite sans mal : la loi allemande interdisant le salut hitlérien. Hörl a finalement réussi à convaincre le tribunal de Nüremberg de la pureté de ses intentions. Pour 45 € (120 € avec signature) on peut continuer individuellement la lutte contre le Mal dans son potager en achetant un nain en ligne (41 cm de haut, existe en noir, feldgrau ou doré). On ignore cependant si cet accessoire arty fait aussi épouvantail, apte à repousser toute sorte de bête immonde

A l’ère de l’onanisme unanime

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Edgar Degas, Danseuses en rose, 1880
Edgar Degas, Danseuses en rose, 1880.

Alain Finkielkraut nous a donné avec Un Coeur intelligent, un magnifique exemple de lecture du monde contemporain à la lumière de la littérature. Je voudrais tenter ici le même exercice grâce à l’ouvrage publié il y a quelque mois par Benoît Duteurtre, Ballets roses, qui, en même temps qu’il retrace fidèlement un célèbre fait divers de la fin des années 1950 mettant en scène André Le Troquer, le faiseur de roi de la IVème République accusé au début de la Vème de pédophilie, se livre à une méditation aussi discrète que subtile sur la sombre nature du désir humain.
 
De façon apparemment paradoxale, Benoît Duteurtre se met lui-même en scène dans le cadre d’un fait divers qui se produisit avant sa naissance. Ainsi, au cours de ses recherches, Duteurtre s’identifie implicitement à ces retraités « à la recherche de renseignements sur leurs trisaïeux (p.65) ». Lui aussi en effet est « à la recherche de renseignements » sur son trisaïeul, le Président René Coty, à l’occasion de la rédaction de son ouvrage. René Coty n’est pourtant dans l’histoire que raconte Benoît Duteurtre, et dans l’Histoire tout court, qu’un personnage secondaire, celui qui, par sens du devoir, et avec une pointe de ressentiment que Benoît Duteurtre n’élude pas, cède sa place à plus grand que lui. Le modèle de Benoît Duteutre, c’est donc un aïeul certes prestigieux, mais qui entre dans l’histoire par un geste politique paradoxal, puisque c’est celui de l’effacement. Il en va de même pour Benoît Duteurtre. L’auteur est absent de l’histoire qu’il raconte, puisqu’elle est consacrée à une époque qui précède sa naissance. Mais c’est ce douloureux sentiment d’absence, de ne pas être au cœur des choses, qui motive le récit.
 
Ainsi, l’auteur ne peut prendre une place dans son propre récit que de façon périphérique, en temps que simple observateur. C’est en effet par une « dérogation » (le titre du chapitre IV) que Benoît Duteurtre se voit accorder le droit « de plonger le nez dans une affaire un peu louche (p.70) ». Si, de façon significative, l’obtention de cette « fameuse « dérogation » est facilitée par son statut d’écrivain relativement connu que lui reconnait une commissaire de police cultivée, cette reconnaissance est signalée par l’auteur sur un modèle discrètement ironique. « Comment, vous ne connaissez par Benoît Duteurtre ? » s’exclame à l’attention d’un subordonné moins cultivé qu’elle la commissaire de police qui ouvrira les archives secrètes du dossier à l’auteur. Mais cette exclamation n’est pas sans rappeler celle, plus cocasse encore, de Mme Verdurin dans la Recherche, « Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot ? ». Ce n’est qu’accompagné par le sentiment de bénéficier d’une dérogation imméritée que l’on devrait éprouver celui de toucher au cœur des choses. Nous sommes des étrangers à notre propre histoire. L’humanité ne comprend pas ce qui lui arrive. C’est une illusion prétentieuse et mortifère propre à la néo-humanité contemporaine qui la pousse, à coup de googlelisation et de recherches approfondies (sur internet), à se croire dépositaire de la vérité des êtres et de la réalité des choses.
 
Benoît Duteurtre, lorsqu’il médite sur les turpitudes d’André le Troquer, fait appel à François Mauriac qui, lorsqu’il commentait lui-même ce fait divers, parlait de l’imagination comme du pire des crimes. La plupart d’entre nous n’ont heureusement pas les moyens de réaliser ce qu’ils imaginent. « Les ballets dont ils s’enchantent se déroulent sur un écran invisible », écrivait à ce propos l’écrivain catholique. Cet écran invisible est devenu par la grâce ou la disgrâce d’internet parfaitement visible. Voilà une différence avec l’époque dont nous parle Benoît Duteurtre. Nous avons aujourd’hui tout le loisir d’obtenir la confirmation des horreurs que nous prêtons à tort ou à raison aux puissants sur les innombrables pages stockées derrière les innombrables écrans qui nous sont devenus indispensables. Et c’est ainsi que ceux qui réalisent les désirs que nous nous contentons d’imaginer méritent notre opprobre deux fois : parce qu’ils réalisent ce que nous nous contentons d’imaginer, et parce qu’ils réalisent ce qui est interdit.
 
Il y a une horreur du voyeurisme dans le récit de Benoît Duteurtre, et pourtant ce voyeurisme constitue l’objet même du récit. Comment en serions-nous indemnes, nous qui commentons et disséquons les moindres paroles, les moindres écrits, et surtout les actes, réels ou supposés, des protagonistes des affaires qui nous occupent en ce moment, en nous érigeant, souvent en toute bonne conscience, en juges de nos semblables. « Qui t’a fait juge ? » Une ancienne et excellente question que plus personne ne veut entendre.
 
Du point de vue de la satisfaction de notre voyeurisme, l’ouvrage de Benoît Duteurtre est très décevant, et il faut lui préférer l’arène où sont mis en scène les faits divers du jour. Car ce ne sont pas les « crimes » eux-mêmes qui intéressent Benoît Duteurtre, « des moments sexuels ternes où le vieillard se donne du plaisir en observant les ébats des autres (p.121) », mais le regard que nous posons sur eux. Non seulement parce que, aujourd’hui comme hier, c’est ce qui motive l’intérêt des foules pour les turpitudes des puissants, mais aussi parce que, au fond, ce voyeurisme ne touche pas seulement les foules mais aussi les puissants eux-mêmes, et à ce titre, sans doute, révèle quelque chose sur l’essence même du désir. Le désir est le sentiment d’un manque. « Tout désir est désir d’être », tout désir est désir de résider au cœur des choses. Mais cette volonté d’habiter l’essence même des phénomènes est toujours déçue. La description « clinique » de l’affaire par le juge que retranscrit pour nous Benoît Duteurtre le prouve. Les turpitudes de Le Troquer, qui était celui qui résidait au cœur même du pouvoir, celui qui dominait la toute-puissante assemblée pendant la IVe République, celui qui faisait et défaisait les gouvernements, se réduisent à un voyeurisme masturbatoire de l’espèce la plus commune. Voilà le pauvre réel : le roi du monde est un « exclu » de la scène fondatrice, un pauvre être désirant, séparé des objets qu’il convoite. Avec cela, « tout est dit ou presque de la triste réalité (p.155) ». Cette « triste réalité », et le voile que l’on pose sur elle pour lui préférer des fables flamboyantes, c’est ce qui intéresse la littérature, mais c’est ce que refusent de voir les foules désinhibées de l’ère internet. Ce que la foule imagine des frasques sexuelles des puissants, ce n’est que cela, un voyeurisme redoublé, une façon d’épier les actes de d’autrui, de se masturber avec les obscénités que l’on a soi-même tracées sur l’écran.
 
Quand nous voudrions établir des frontières étanches entre ceux qui habitent pleinement la réalité, et qui pour cela sont l’objet de notre ressentiment et de notre vertueuse indignation, et ceux qui, pauvres gens du peuple séparés de leurs désirs, sont toujours en peine d’étreindre la réalité (par manque de moyens ou par soumission à la loi commune), Benoît Duteurtre nous révèle la réalité du désir pour ce qu’elle est, une excitation vaine de l’esprit, un « trouble déraisonnable de la conscience (p.168) ». Le désir est spirituel avant d’être corporel. Satan est un esprit, il n’a pas de corps; Merlu, l’âme damnée de Le Troquer est appelé un Mephisto (p.170). Il ne faut pas s’étonner que les sombres désirs de la modernité s’étalent aujourd’hui sur les écrans ectoplasmiques d’internet et de la télévision. Notre époque hypermoderne est aussi un abandon de la dimension charnelle de l’existence. Le Troquer est moins esclave de ses instincts corporels que de « l’abstraction de ses désirs » qui l’emportent dans un monde tyrannique, loin de la réalité et de la « présence réelle (p.177) » des nymphettes dont il se sert. C’est cela le crime au fond, l’oubli de la « présence réelle » des gens dont on use ou que l’on lynche sur internet. Ce n’est pas le corps le coupable, mais une désincarnation du désir, une pure imagination qui nous coupe de la matérialité du monde.
 
Lorsque nous nous laissons aller aux délices masturbatoires de la persécution collective en alimentant cette hargneuse machine à fantasmes virtuels qu’est devenu internet, nous sombrons exactement dans les mêmes péchés que Le Troquer il y a cinquante ans.

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Turquie, l’autre génocide

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Si le drame arménien est aujourd’hui connu de tous, il n’est hélas pas isolé, à cette époque et dans cette même région du monde. La Turquie s’est livrée dans les années 1920 à un nettoyage ethnique et à des pogroms contre ses habitants grecs. Ce constat n’est pas tiré d’un livre d’histoire mais plutôt d’un livre récent publié par le commandant en chef de l’OTAN, l’amiral américain James G. Stavridis, dont le grand-père a dû fuir son Anatolie natale après la mort de son frère tué par le Turcs. L’excellent Amir Oren, de Haaretz, lecteur infatigable et connaisseur hors pair des armées américaines à qui l’on doit cette petite découverte, précise que quand Stavridis a publié l’an dernier Destroyer Captain : Lessons of a First Command, livre consacré aux 28 mois (1993-1995) passés au commandement d’un bâtiment de guerre sophistiqué de la marine américaine en Méditerranée, il ne se doutait pas qu’il allait être bientôt nommé – à la surprise générale d’ailleurs – au poste hautement politique qu’il détient aujourd’hui et qui l’oblige à ménager, entre autres, les susceptibilités d’Ankara.

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Nous sommes tous des fils à papa

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Faut-il se joindre à la meute qui s’est lancée aux basques du jeune Sarkozy, au grand soulagement de Frédéric Mitterrand ? On peut, certes, s’offusquer de voir le fils du président de la République accéder à des fonctions habituellement réservées à des hommes politiques expérimentés. Conseiller général de Neuilly à 22 ans, président du groupe UMP à 23 ans et bientôt président de l’Etablissement public de la défense (EPAD) : une telle carrière n’aurait pas été possible si Jeannot s’était appelé Dugenou et encore moins Mohamed.

Nous sommes là devant un cas flagrant de népotisme politique au sommet qui nous ridiculise aux yeux du monde, et nous disqualifie pour faire la morale aux républiques bananières : la revue de presse internationale sur cette affaire est accablante. Même la télé chinoise se paie la fiole du fils à papa, un comble dans un pays où le comité central du PCC est composé de vieillards, têtes de lignée de familles qui accaparent les postes politiques et administratifs…

Mais examinons les arguments développés par les contempteurs du gendre à Darty : il est, selon eux, scandaleux que la présidence d’un établissement public brassant des sommes d’argent considérables soit confié à un jeune blanc-bec qui rame en deuxième année de Deug de droit à un âge où les brillants sujets terminent leur doctorat.

Si l’on pousse le raisonnement jusqu’au bout, aucun poste politique – car la présidence de l’EPAD en est un – ne pourrait être confié à quelqu’un ne pouvant présenter moins de bac+8 sur son CV…
Il fut un temps où les partis de gauche et les syndicats faisaient office d’universités parallèles pour sélectionner des cadres politiques dans les classes défavorisées : on a connu des titulaires du certificat d’études dont les mérites gestionnaires valaient bien ceux des hyper- diplômés de la classe politique.

Il n’est pas besoin de citer Corneille, ni d’évoquer les généraux de l’an II pour réfuter l’argument de l’âge qui interdirait à un jeune homme ou une jeune femme d’accéder à des postes de responsabilités importantes. Comme dirait Brassens, l’âge ne fait rien à l’affaire et la seule question qui vaille est celle de la capacité politique à assumer les charges que l’on brigue.

En conséquence l’affaire Jean Sarkozy revient à juger de sa taille par rapport au costume qu’il prétend enfiler. Les électeurs de Neuilly, qui n’ont pas l’air d’être des veaux, si l’on considère le sort qu’ils ont réservé au candidat du président lors des municipales, ont élu Jean Sarkozy au poste de conseiller général. En 2014, ils seront amenés à valider ou sanctionner l’action de cet élu local. Entretemps, il est pour le moins prématuré de le démolir au seul motif qu’il est le fils de son père.

Il semble, sous réserve d’inventaire, que Sarko junior soit moins brêle en politique qu’en droit. C’est après 2017 (ou 2012 si papa mord la poussière) que l’on verra à quel niveau il pourra se maintenir par son seul talent. Gilbert Mitterrand, Louis Giscard d’Estaing, Axel Poniatowski, Martine Aubry sont des fils et filles à papa à qui personne, aujourd’hui ne vient reprocher leurs origines, car ils ont gagné leur légitimité par eux-mêmes après le « coup de pouce » initial.

Reste la grave question du népotisme, cette maladie bien française. La Révolution de 1789 a eu beau abolir solennellement les corporations et promouvoir le mérite comme seul critère d’accession aux postes prestigieux de la République, ce népotisme s’insinue par toutes les brèches de l’édifice de nos institutions.

Les fils et filles de… se retrouvent, comme par hasard, aux premiers rangs des nouvelles générations, dans le show-biz, la littérature, le journalisme ou la politique. Les exemples viendront à l’esprit de chacun, chez les gens célèbres comme dans le voisinage. Les classes populaires ne sont pas épargnées par ce phénomène : j’ai conservé d’une vie professionnelle antérieure le souvenir que le Syndicat du Livre, qui jouissait du monopole de l’embauche dans la presse quotidienne ne traitait pas mal les enfants de ses membres…

Le fromage alto-séquanais a une forte tendance à se déguster en famille : Ceccaldi-Raynaud, Balkany et Sarkozy en sont les actuels parrains et marraines. Parfois, des drames cornéliens déchirent ces familles, pour la plus grande joie des gazettes. Ce n’est pas pire que dans le Paris de Jacques Chirac ou le Languedoc-Roussillon de Georges Frêche.

Dans un pays où les Tanguy se multiplient par temps de crise, saluons la belle énergie d’un rejeton de la bourgeoisie francilienne pour se dégager des délices du cocon familial et se plonger dans le monde de brutes des Hauts-de-Seine.

Arabes, pédés : tous ensemble !

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Fernard Cormon, <em>Le Harem</em>, 1877.
Fernard Cormon, Le Harem, 1877.

Si j’acceptais d’apparaître en public en short satiné, maillot bariolé et chaussettes montantes, si je passais mes loisirs à courir dans des stades en portant les couleurs de Castorama ou de William Saurin et si j’avais renoncé à envisager sexuellement l’autre moitié de l’humanité pour préférer l’amour de mes semblables, en deux mots, si j’étais footballeur homosexuel, j’avoue que j’éprouverais une certaine réticence à disputer un match contre une équipe de musulmans pratiquants.

Le dimanche 4 octobre dernier, une rencontre qui devait opposer le Paris foot gay au Créteil Bébel a été annulée. Les gays parisiens, dont on dit un peu vite qu’ils n’aiment pas les femmes alors qu’ils s’attachent à leur épargner toute forme d’enfer conjugal, qu’ils ne les voilent ni ne les violent et nulle part dans le monde ne les lapident, ont appris par courriel que le match n’aurait pas lieu, le nom de leur équipe ayant incommodé les mahométans de banlieue.

Je m’étonne que les plus gênés de l’histoire soient les musulmans car au risque de passer pour islamophobe, si j’étais homosexuel, j’aurais quelques raisons d’hésiter à jouer avec des hommes qui, par leur croyance, n’ont pour moi pas le moindre respect. Je crois bien que le sort réservé aux gays en terre d’islam, les persécutions et les exécutions publiques devant des foules réjouies, les prêches d’imams me comparant à des animaux répugnants gâcheraient mon plaisir à pratiquer un sport avec des partenaires attachés à cette culture-là.

Si j’étais homosexuel et footballeur, l’histoire récente de ces deux jeunes filles lesbiennes d’Epinay sous Sénart, chassées de leur quartier par les injures, les crachats et les coups, contraintes de fuir une de ces cités transformée en enclave islamique dans notre République laïque, m’inviterait à réfléchir avant de consentir à jouer au ballon avec ceux qui cautionnent de telles discriminations. Le calvaire des gays en banlieues, de ces hommes et femmes obligés de vivre cachés, de raser les murs pour éviter les ennuis ne m’aiderait pas à rentrer dans le jeu avec ceux qui pratiquent et revendiquent une telle intolérance à la diversité.

Si j’appartenais à un club de football gay, j’aurais peut être eu du mal ce dimanche matin du 4 octobre, à respecter un engagement sportif plutôt que de rester au lit avec mon amoureux. Je me demande si je n’aurais pas été tenté de renvoyer à mon entraineur ma carte de membre actif ou passif pour avoir eu l’idée de m’envoyer jouer dans un quartier où le Moyen Âge règne sur les esprits mais pas celui de l’amour courtois, et où les Porsches des mâles dominants côtoient sur les parkings les Clios calcinées des gens sans défense.

Je dois le reconnaître, je ne suis pas aussi confiant que les footballeurs homosexuels dans les vertus de l’échange, du dialogue et de la politique de la main tendue pour abolir les préjugés ou surmonter les croyances qui font que les uns refusent aux autres le droit d’exister.

Je n’ai pas cette générosité, cette grandeur d’âme et cet amour de mon prochain pour croire qu’une rencontre avec celui qui a priori ne vous respecte pas est de nature à le convaincre que vous pouvez être respectable et même aimable. Voilà pourquoi j’éprouve une profonde estime pour les membres du football club gay de Paris qui ont su mobiliser leurs sentiments les plus élevés et faire taire leur méfiance quand ils ont acceptés de rencontrer ceux du Bébel Créteil.

Je pense à leur amertume quand ils ont appris que ces derniers, en tant que musulmans pratiquants selon les termes du responsable du club, refusaient un échange que leur religion interdit. « Désolé, mais par rapport au nom de votre équipe et conformément aux principes de notre équipe, qui est une équipe de musulmans pratiquants, nous ne pouvons jouer contre vous, nos convictions sont de loin plus importantes qu’un simple match de foot. »

Les réactions qui ont accueillies cette décision ont été diverses et variées. La Halde marche sur des œufs pour ne stigmatiser personne et s’étonne que des discriminés puissent être discriminants. Le responsable du club musulman a d’abord défendu sa position au nom de la liberté de penser, déploré qu’une fois de plus les musulmans passent pour les méchants et reconnu qu’il avait réagi un peu vite et qu’il aurait du demander leur avis aux imams. Imams qui sont restés prudemment silencieux comme souvent quand il s’agit de trancher entre les usages français et les commandements de leur religion de paix et de tolérance.

Mais ça, c’était avant. Aux dernières nouvelles, face à la réprobation générale et devant la menace de la fédération de football d’exclure les mauvais joueurs, le responsable du Créteil Bébel parle aujourd’hui de malentendu. « Nous avions renoncé à cette rencontre, non pas par homophobie, comme il nous est reproché, mais tout simplement parce que le nom de ce club ne nous semblait pas refléter notre vision du sport, qui est pour nous exempte de toute revendication communautariste, ethnique ou religieuse, ou liée à une quelconque orientation sexuelle. » Zahir Belgharbi explique donc que ses membres n’ont pas la phobie de l’homo mais du communautarisme, et rajoute que finalement, pour le match, c’est d’accord.

Pour résumer cette histoire, on avait d’abord cru que les stigmatisés de banlieue ne parlaient pas aux enculés de la capitale. C’était une méprise, voire un procès d’intention. En réalité, ce qui choque les footballeurs de ce club musulman, ce n’est pas l’homosexualité, c’est le communautarisme dans le sport et on peut supposer que si l’équipe proposée pour une rencontre avait été composée de femmes, de juifs ou de croisés, la réponse aurait été la même. Français et puis c’est tout !

Quand on vous dit que l’immigration, c’est une chance pour la France. L’honneur est sauf, la cohésion nationale et l’avenir du club aussi. On respire.

Alain Crombecque sort de la coulisse

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Alain Crombecque est brusquement décédé d’un arrêt cardiaque à l’âge de 70 ans. Il dirigeait le festival d’automne de Paris, et avait été pendant sept ans à la tête du festival d’Avignon à une époque où il s’y passait encore des choses intéressantes. J’aimais bien Alain depuis le temps où nous fréquentions ensemble assidûment l’estaminet « Le Caveau », place Antonin-Poncet, à Lyon, antre enfumée des étudiants, peintres et théâtreux de la capitale des Gaules dans les années 1960. Vice-président de l’UNEF chargé de la culture quelques années avant mai 1968, il s’arrangeait toujours pour aller pisser au moment des votes cruciaux, où il fallait choisir son camp. Sa discrétion n’avait d’égale que son opiniâtreté à défendre le spectacle vivant, sans exclusive esthétique ni politique. Dans la coulisse, il était le plus fort.

Neuilly son père

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sarko

Voici donc le petit Jean Sarkozy, 23 ans, promis à la présidence de l’EPAD, Etablissement Public d’Aménagement de la Défense, premier quartier d’affaire d’Europe et gigantesque pompe à fric, s’il en est. Lorsque la plupart de ses congénères en appellent à leur parentèle pour les aider à trouver un premier stage en entreprise, l’élu du canton de Neuilly-sur-Seine-sud, lui, va se trouver propulsé au sommet du World Trade Center français. CDI, limite d’âge 65 ans, ce qui lui permet de voir venir.

Pistonné ? Vous rigolez, s’écrie Xavier Bertrand. Il s’est toujours fait tout seul, Jean… plus jeune conseiller général de France grâce au seul suffrage des Neuilléens. C’est vrai que personne n’est obligé de voter Sarkozy, même à Neuilly. Puis, au moment de choisir un président de groupe UMP au conseil du département le plus riche de France, là encore ça n’a pas fait un pli. C’était tellement évident que tous les vieux briscards du 9-2, connus pour leur sens du sacrifice, se sont spontanément désistés en faveur de leur benjamin. Faudrait vraiment avoir mauvais esprit pour penser que son père y est pour quoi que ce soit !

Pour l’Epad, c’est pareil. Dans les Hauts-de-Seine, tout le monde vous le dira : Jean, il est encore plus doué que son père au même âge. Nicolas, lui, avait dû attendre 27 ans pour s’emparer de la mairie de Neuilly, le nul ! Faudrait être con pour se passer d’un Sarko comme ça sans même réfléchir.

Evidemment, cette carrière éclair qu’il ne doit qu’à son mérite, ça n’a pas manqué de faire des jaloux. On est en France. La gauche raille son « incompétence ». Le Parisien s’est même cru autorisé à rappeler qu’il n’avait obtenu que 12,5/20 aux examens de première année de droit, mention passable, avant d’interrompre provisoirement ses études… pour cause d’entrée précoce en politique. Entrée brillante, aux municipales de Neuilly, dont se souvient parfaitement David Martinon. Il lui doit son poste de consul de France à Los Angeles, où il monte des concerts de rock, de quoi se plaint-il ?

C’est qu’avant de trouver sa voie Jean Sarkozy s’est beaucoup cherché, il ne voulait surtout rien devoir à ses parents, ce qui a sans doute un peu retardé son cursus universitaire. Lorsque Villepin croyait tenir les Nagy Bosca pour de supposés comptes Clearstream, petit Jean pensait faire carrière sur les planches. Le metteur en scène Philippe Hersant affirme l’avoir choisi à l’aveugle pour un rôle dans la pièce Oscar. Le jeune homme s’était présenté à une audition sous le nom de sa mère, Marie Cuglioli. Il lui avait trouvé, dit-il, « un charisme énorme, une très bonne diction, et le sens de l’improvisation ». Toutes choses qui, même si elles ne sont pas enseignées à Science po, font merveille en politique. Jean ne tardera pas à s’en rendre compte, déclinera finalement le rôle et se lancera dans la carrière à Neuilly-sur-Seine. Mais cette fois, bien sûr, en se présentant sous le pseudonyme de son père.

Face au procès en « népotisme » instruit par les bien-pensants, Jean Sarkozy reste de marbre, droit dans ses bottes. Pour bien montrer qu’il ne s’attend pas à hériter de l’Elysée pour son trentième anniversaire, il a courageusement repris ses études à la Sorbonne, malgré un emploi du temps bien rempli. Comme l’a magnifiquement expliqué son amie Isabelle Balkany, si un jour il veut faire autre chose que de la politique (!), il doit avoir un bagage universitaire. Le jeune président du groupe UMP des Hauts-de-Seine a donc passé ses partiels de février. Avec ses nouvelles responsabilités, trouvera-t-il encore le temps de continuer à bucher jusqu’au CAPA ? Il serait le premier étudiant-Pdg de France. Classe, non ?

Jean Sarkozy : pas de défense possible

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Flickr, Carlos Seo
Flickr, Carlos Seo
Flickr, Carlos Seo

Légal ? Sans doute. Légitime ? Là, ça coince. Quant au principe d’égalité, je vous laisse répondre. La candidature de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad soulève des problèmes qui sont au cœur de la culture politique française. Au-delà de la dimension personnelle – le clan qui pousse son dauphin – l’enjeu est le processus démocratique lui-même. Comme l’ont dit et répété le principal intéressé et ses partisans, il n’est nullement question d’une nomination mais bien d’une élection.

La question de la compétence des élus est un terrain difficile voire dangereux. En principe, le suffrage universel confère une légitimité qui ne dépend ni des compétences ni de l’expérience. À 28 ans, Nicolas Sarkozy a été élu maire de Neuilly alors que son CV l’aurait écarté d’emblée d’un appel à candidature pour un poste subalterne dans l’administration de cette même ville. Le principe selon lequel un homme peut être président de la République même s’il n’a aucune des qualités requises pour devenir son directeur de cabinet est une condition sine qua non de l’existence d’une démocratie saine. Les postes considérés comme politiques et occupés par des élus sont, par définition, ouverts à chaque citoyen adulte possédant un casier judiciaire vierge, et c’est très bien comme ça. Sinon, les conditions préliminaires pour une candidature deviendraient tôt ou tard un moyen de restreindre davantage l’accès déjà limité à la classe politique. Contrairement aux usages dans le service public ou privé, une candidature politique comme celle de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad n’exige aucune compétence objective du candidat et ses qualités n’entrent en jeu que dans un deuxième temps, au moment de la campagne électorale.

Le problème, c’est que la culture politique française avec ses élites – dont la classe politique – majoritairement formées par d’excellentes écoles, entretient une dangereuse ambiguïté entre les techniciens et les hauts fonctionnaires d’un côté et les politiques de l’autre. Tous sortent des mêmes écoles – du même moule, pense l’opinion. La réputation désastreuse des hommes politiques et celle, tout de même meilleure, des hauts fonctionnaires font penser à beaucoup que l’on serait mieux gouverné par des experts recrutés sur concours que par des politiciens élus sur des promesses « qui n’engagent que ceux qui les écoutent ». Et d’ailleurs, certains pensent même que les promesses électorales devraient avoir le statut d’engagements contractuels. Le bonheur serait donc d’être gouverné par de brillants PDG avec lesquels on signerait un contrat avec à la clé, pourquoi pas, des bonus et des malus. Seulement, on a vu que ces techniciens de haut niveau et autres PDG expérimentés n’en menaient pas large quand le système financier mondial menaçait de s’effondrer.
Retour à la case départ : impossible d’échapper au politique ni à la politique, et donc à une définition assez vague de la compétence – de ce point de vue, Jean Sarkozy commet une erreur quand il dit qu’il fait ce « métier » par passion. Car justement, la politique n’est pas un métier.

Après avoir brossé le fond du décor, il est temps de passer aux pinceaux fins pour introduire quelques nuances. Dans une démocratie, il y a élections et élections. Si le suffrage universel a le dernier mot, par le jeu des cascades d’élections par les élus, plus on s’éloigne du peuple souverain et plus on perd en légitimité. C’est pour cette raison que le Sénat est inférieur à l’Assemblée nationale, et que celle-ci a en France un problème vis-à-vis du président de la République. Jean Sarkozy, quant à lui, a été élu par le canton de Neuilly-Sud pour siéger au Conseil général des Hauts-de-Seine : c’est la base de sa légitimité démocratique, qu’il ne faut ni négliger ni exagérer. Ce qui est étonnant, c’est que trois mois seulement après les élections cantonales de mars 2008, il a été élu par ses pairs à la tête du groupe UMP-Nouveau Centre-Divers droite. À 22 ans, et avec très peu d’expérience politique – du reste pas très brillante, vu la gestion de la campagne municipale à Neuilly – on peut se demander sur quels critères ses pairs ont décidé de le mettre à leur tête. Voilà le péché originel à partir duquel il commence à brûler les étapes. La suite est dans la même logique : un an seulement à la tête de leur groupe et le voilà propulsé de nouveau par ses pairs vers l’Epad, une structure lourde et compliquée.

Les choix faits par le groupe UMP du Conseil général des Hauts-de-Seine sont donc plus que discutables, non pas à cause d’un manque de compétences techniques ou de diplômes comme l’a ironiquement observé Fabius, mais bien parce que le candidat manque cruellement de légitimité démocratique (l’effet de levier entre les Cantonales et l’Epad a trop dilué sa légitimité d’élu) et plus encore d’expérience politique ! On ne demande pas à l’administrateur de l’Epad d’être expert-comptable ni premier d’une promotion de l’ENA, mais peut-être d’être un politicien expérimenté doté d’une vision et ayant prouvé sa capacité à mener à bien des projets politiques, bref il doit inspirer confiance quant à son aptitude à définir et servir l’intérêt général. Il est tout à fait légitime d’être un élu cantonal à 22 ans, mais ce n’est que le début de ce que les Romains appelaient le Cursus Honorum, autrement dit la progression dans les emplois publics. Cette chronologie obligatoire avait l’avantage de tester les compétences et de n’avoir pour magistrats suprêmes que des hommes mûrs et expérimentés.

Il est impensable de légiférer pour imposer un tel Cursus Honorum, aussi incombe-t-il à l’opinion publique, par le débat et pourquoi pas le scandale, de définir la hauteur de la barre. L’impatience de Jean Sarkozy a sans doute poussé son père à commettre une erreur politique inutile, mais en même temps cette affaire permet d’établir des limites non écrites, ce que les Anglo-Saxons appellent it’s not done. Non, on ne peut pas diriger l’Epad à 23 ans et demi, quand on siège depuis à peine 20 mois au Conseil général et qu’on on n’a pas d’expérience politique ni dans les autres domaines de l’activité humaine.

Jean Sarkozy n’est pas payé en retour

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A Bobigny, on promet une cagnotte de fin d’année au lycéen qui aura eu la grandeur d’âme de venir assister à ses cours au lieu de jouer à Grand Theft Auto sur sa PSP. Résultat ? C’est l’indignation nationale. En Afghanistan, les Italiens rétribuent les talibans pour foutent la paix aux bersagliers et passent plutôt leurs nerfs sur d’autres troupes alliées, et donc parfois françaises. Là encore, c’est le tollé national. Chez nous, on n’aime pas que l’argent vienne s’immiscer dans des questions principielles telles que l’éducation ou le rétablissement des droits de l’homme. OK, je suis d’accord aussi. Mais alors, pourquoi tant de haine , pourquoi une telle « chasse à l’homme », comme dirait le subtil Luc Chatel, contre un jeune étudiant de 23 ans qui postule, au fin fond des Hauts de Seine, pour une fonction harassante et non rémunérée dans un obscur établissement public ? A l’heure où l’on n’a de cesse d’inciter nos ados à l’action humanitaire et au bénévolat, Jean Sarkozy ne fait que donner l’exemple à toute la jeunesse de France. Rien que pour ça, on devrait le payer.

Nobel : t’as le bonjour d’Alfred !

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Barack Obama n'a rien fait pour obtenir le prix Nobel de la paix. Et c'est déjà beaucoup.
Barack Obama n'a rien fait pour obtenir le prix Nobel de la paix. Et c'est déjà beaucoup.
Barack Obama n'a rien fait pour obtenir le prix Nobel de la paix. Et c'est déjà beaucoup.

Il était temps. Le monde se languissait d’attendre. Barack Obama était installé à la Maison Blanche depuis neuf longs mois déjà et il n’avait toujours pas de Nobel à poser sur la cheminée du bureau ovale. Lorsque, dans deux ou trois semaines, le temps aura fait son œuvre, les historiens nous expliqueront pourquoi cette distinction a été décernée aussi tardivement au président américain.

Ce n’est pas tous les jours qu’une belle âme est à la tête de la première puissance militaire mondiale. Cela aurait valu que, le lendemain même de son investiture, les jurés norvégiens se réunissent pour lui décerner le Nobel de la Paix. Il le méritait.

Certes, Barack Obama n’a rien fait. Mais il n’en pense pas moins. Son âme est emplie de bons sentiments, sa bouche de vœux pieux et son cœur de louables intentions.

Barack Obama l’a dit lui-même : il est pour la paix. Il est favorable au désarmement. Ce qui le révulse le plus, c’est la guerre et l’injustice sous toutes ses formes : les inégalités, le racisme, la mort, les maladies (y compris la grippe A).

S’il a renvoyé récemment 13 000 soldats en Afghanistan et qu’il s’apprête à y expédier de nouveaux renforts, s’il augmente de 30 % le budget 2010 des opérations extérieures, s’il poursuit la modernisation de l’armée américaine entamée sous George W. Bush, s’il continue à assumer presque la moitié des dépenses mondiales de défense, s’il ne reçoit pas le Dalaï Lama pour ne pas mettre en rogne les Chinois, c’est à son corps défendant qu’il le fait.

Pour le reste, c’est-à-dire pour ce qui ne concerne pas la réalité de son action politique, Obama est nickel avec son Nobel. Et le comité norvégien n’a pas besoin de se fendre de longues explications pour justifier son choix : il a décidé d’attribuer le prix à Barack Obama pour « ses efforts extraordinaires en faveur du renforcement de la diplomatie et de la coopération internationale entre les peuples ».

En langage clair, cela signifie que Barack Obama est le cador incontesté de la paix dans le monde, car il n’a encore déclaré la guerre à personne et sait se tenir à table lorsqu’il est invité à l’étranger.

C’est un peu court pourtant. Les bonnes intentions et les lettres au Père Noël ne valent rien face à la réalité. Et la réalité est que le président américain n’est pas tant attaché à s’illustrer dans un irénisme sans frein qu’à faire honorablement sortir son pays de la pétaudière irakienne, tout en trouvant une solution militaire à l’ornière afghane. Il est vrai qu’il a peut-être trouvé la voie de la paix… avec l’Iran, en décidant de laisser les mollahs faire leur omelette nucléaire en regardant ailleurs.

Lorsque le comité norvégien décerna, en 1926, le prix Nobel de la paix à Gustav Stresemann et Aristide Briand, c’était pour encourager les « efforts extraordinaires » des deux hommes d’Etat en faveur du rapprochement franco-allemand. On connaît la suite : le succès du rapprochement fut tel que nos voisins nous occupèrent cinq ans durant. En matière de guerre et de paix, ce n’est pas l’intention ni l’effort qui comptent, mais l’action et la volonté.

Et si ces sottes histoires de guerre et de paix n’intéressaient pas le comité Nobel ? Composé de parlementaires norvégiens, dont les compétences en géopolitique sont aussi certaines que celles de Jean Sarkozy en aménagement urbain, le comité Nobel semble s’être résolu à sacrifier à l’obamania ambiante, sans se poser d’autres questions.

Mais qui trop embrasse peu étreint : il se pourrait bien que ce prix Nobel de la Paix soit très difficile à porter par le chef d’un Etat engagé dans deux opérations extérieures délicates et que la couronne faite aujourd’hui de lauriers se révèle être, dans les mois qui viennent, tressée entièrement d’épines. Bien loin d’encourager les « efforts extraordinaires » de Barack Obama, le comité Nobel lui a peut-être lié, définitivement, les mains.

Soyons pourtant optimistes : un autre prix Nobel attend bientôt Barack Obama. Celui de littérature, qu’on lui décernera en 2010 pour son œuvre littéraire en général et son discours de réception du prix Nobel de la paix 2009 en particulier.

Le nanisme ne passera pas !

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nains-ottmar-horl

1 200 nains de jardin tout noirs faisant le salut nazi, œuvre de l’artiste Ottmar Hörl, ont fini par obtenir l’autorisation de parader sur la place principale de Straubing en Bavière. Cette performance destinée dans l’esprit de l’auteur à « ridiculiser le nazisme » ne s’est pas faite sans mal : la loi allemande interdisant le salut hitlérien. Hörl a finalement réussi à convaincre le tribunal de Nüremberg de la pureté de ses intentions. Pour 45 € (120 € avec signature) on peut continuer individuellement la lutte contre le Mal dans son potager en achetant un nain en ligne (41 cm de haut, existe en noir, feldgrau ou doré). On ignore cependant si cet accessoire arty fait aussi épouvantail, apte à repousser toute sorte de bête immonde

A l’ère de l’onanisme unanime

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Danseuses, Edgar Degas
Edgar Degas, Danseuses en rose, 1880
Edgar Degas, Danseuses en rose, 1880.

Alain Finkielkraut nous a donné avec Un Coeur intelligent, un magnifique exemple de lecture du monde contemporain à la lumière de la littérature. Je voudrais tenter ici le même exercice grâce à l’ouvrage publié il y a quelque mois par Benoît Duteurtre, Ballets roses, qui, en même temps qu’il retrace fidèlement un célèbre fait divers de la fin des années 1950 mettant en scène André Le Troquer, le faiseur de roi de la IVème République accusé au début de la Vème de pédophilie, se livre à une méditation aussi discrète que subtile sur la sombre nature du désir humain.
 
De façon apparemment paradoxale, Benoît Duteurtre se met lui-même en scène dans le cadre d’un fait divers qui se produisit avant sa naissance. Ainsi, au cours de ses recherches, Duteurtre s’identifie implicitement à ces retraités « à la recherche de renseignements sur leurs trisaïeux (p.65) ». Lui aussi en effet est « à la recherche de renseignements » sur son trisaïeul, le Président René Coty, à l’occasion de la rédaction de son ouvrage. René Coty n’est pourtant dans l’histoire que raconte Benoît Duteurtre, et dans l’Histoire tout court, qu’un personnage secondaire, celui qui, par sens du devoir, et avec une pointe de ressentiment que Benoît Duteurtre n’élude pas, cède sa place à plus grand que lui. Le modèle de Benoît Duteutre, c’est donc un aïeul certes prestigieux, mais qui entre dans l’histoire par un geste politique paradoxal, puisque c’est celui de l’effacement. Il en va de même pour Benoît Duteurtre. L’auteur est absent de l’histoire qu’il raconte, puisqu’elle est consacrée à une époque qui précède sa naissance. Mais c’est ce douloureux sentiment d’absence, de ne pas être au cœur des choses, qui motive le récit.
 
Ainsi, l’auteur ne peut prendre une place dans son propre récit que de façon périphérique, en temps que simple observateur. C’est en effet par une « dérogation » (le titre du chapitre IV) que Benoît Duteurtre se voit accorder le droit « de plonger le nez dans une affaire un peu louche (p.70) ». Si, de façon significative, l’obtention de cette « fameuse « dérogation » est facilitée par son statut d’écrivain relativement connu que lui reconnait une commissaire de police cultivée, cette reconnaissance est signalée par l’auteur sur un modèle discrètement ironique. « Comment, vous ne connaissez par Benoît Duteurtre ? » s’exclame à l’attention d’un subordonné moins cultivé qu’elle la commissaire de police qui ouvrira les archives secrètes du dossier à l’auteur. Mais cette exclamation n’est pas sans rappeler celle, plus cocasse encore, de Mme Verdurin dans la Recherche, « Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot ? ». Ce n’est qu’accompagné par le sentiment de bénéficier d’une dérogation imméritée que l’on devrait éprouver celui de toucher au cœur des choses. Nous sommes des étrangers à notre propre histoire. L’humanité ne comprend pas ce qui lui arrive. C’est une illusion prétentieuse et mortifère propre à la néo-humanité contemporaine qui la pousse, à coup de googlelisation et de recherches approfondies (sur internet), à se croire dépositaire de la vérité des êtres et de la réalité des choses.
 
Benoît Duteurtre, lorsqu’il médite sur les turpitudes d’André le Troquer, fait appel à François Mauriac qui, lorsqu’il commentait lui-même ce fait divers, parlait de l’imagination comme du pire des crimes. La plupart d’entre nous n’ont heureusement pas les moyens de réaliser ce qu’ils imaginent. « Les ballets dont ils s’enchantent se déroulent sur un écran invisible », écrivait à ce propos l’écrivain catholique. Cet écran invisible est devenu par la grâce ou la disgrâce d’internet parfaitement visible. Voilà une différence avec l’époque dont nous parle Benoît Duteurtre. Nous avons aujourd’hui tout le loisir d’obtenir la confirmation des horreurs que nous prêtons à tort ou à raison aux puissants sur les innombrables pages stockées derrière les innombrables écrans qui nous sont devenus indispensables. Et c’est ainsi que ceux qui réalisent les désirs que nous nous contentons d’imaginer méritent notre opprobre deux fois : parce qu’ils réalisent ce que nous nous contentons d’imaginer, et parce qu’ils réalisent ce qui est interdit.
 
Il y a une horreur du voyeurisme dans le récit de Benoît Duteurtre, et pourtant ce voyeurisme constitue l’objet même du récit. Comment en serions-nous indemnes, nous qui commentons et disséquons les moindres paroles, les moindres écrits, et surtout les actes, réels ou supposés, des protagonistes des affaires qui nous occupent en ce moment, en nous érigeant, souvent en toute bonne conscience, en juges de nos semblables. « Qui t’a fait juge ? » Une ancienne et excellente question que plus personne ne veut entendre.
 
Du point de vue de la satisfaction de notre voyeurisme, l’ouvrage de Benoît Duteurtre est très décevant, et il faut lui préférer l’arène où sont mis en scène les faits divers du jour. Car ce ne sont pas les « crimes » eux-mêmes qui intéressent Benoît Duteurtre, « des moments sexuels ternes où le vieillard se donne du plaisir en observant les ébats des autres (p.121) », mais le regard que nous posons sur eux. Non seulement parce que, aujourd’hui comme hier, c’est ce qui motive l’intérêt des foules pour les turpitudes des puissants, mais aussi parce que, au fond, ce voyeurisme ne touche pas seulement les foules mais aussi les puissants eux-mêmes, et à ce titre, sans doute, révèle quelque chose sur l’essence même du désir. Le désir est le sentiment d’un manque. « Tout désir est désir d’être », tout désir est désir de résider au cœur des choses. Mais cette volonté d’habiter l’essence même des phénomènes est toujours déçue. La description « clinique » de l’affaire par le juge que retranscrit pour nous Benoît Duteurtre le prouve. Les turpitudes de Le Troquer, qui était celui qui résidait au cœur même du pouvoir, celui qui dominait la toute-puissante assemblée pendant la IVe République, celui qui faisait et défaisait les gouvernements, se réduisent à un voyeurisme masturbatoire de l’espèce la plus commune. Voilà le pauvre réel : le roi du monde est un « exclu » de la scène fondatrice, un pauvre être désirant, séparé des objets qu’il convoite. Avec cela, « tout est dit ou presque de la triste réalité (p.155) ». Cette « triste réalité », et le voile que l’on pose sur elle pour lui préférer des fables flamboyantes, c’est ce qui intéresse la littérature, mais c’est ce que refusent de voir les foules désinhibées de l’ère internet. Ce que la foule imagine des frasques sexuelles des puissants, ce n’est que cela, un voyeurisme redoublé, une façon d’épier les actes de d’autrui, de se masturber avec les obscénités que l’on a soi-même tracées sur l’écran.
 
Quand nous voudrions établir des frontières étanches entre ceux qui habitent pleinement la réalité, et qui pour cela sont l’objet de notre ressentiment et de notre vertueuse indignation, et ceux qui, pauvres gens du peuple séparés de leurs désirs, sont toujours en peine d’étreindre la réalité (par manque de moyens ou par soumission à la loi commune), Benoît Duteurtre nous révèle la réalité du désir pour ce qu’elle est, une excitation vaine de l’esprit, un « trouble déraisonnable de la conscience (p.168) ». Le désir est spirituel avant d’être corporel. Satan est un esprit, il n’a pas de corps; Merlu, l’âme damnée de Le Troquer est appelé un Mephisto (p.170). Il ne faut pas s’étonner que les sombres désirs de la modernité s’étalent aujourd’hui sur les écrans ectoplasmiques d’internet et de la télévision. Notre époque hypermoderne est aussi un abandon de la dimension charnelle de l’existence. Le Troquer est moins esclave de ses instincts corporels que de « l’abstraction de ses désirs » qui l’emportent dans un monde tyrannique, loin de la réalité et de la « présence réelle (p.177) » des nymphettes dont il se sert. C’est cela le crime au fond, l’oubli de la « présence réelle » des gens dont on use ou que l’on lynche sur internet. Ce n’est pas le corps le coupable, mais une désincarnation du désir, une pure imagination qui nous coupe de la matérialité du monde.
 
Lorsque nous nous laissons aller aux délices masturbatoires de la persécution collective en alimentant cette hargneuse machine à fantasmes virtuels qu’est devenu internet, nous sombrons exactement dans les mêmes péchés que Le Troquer il y a cinquante ans.

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Turquie, l’autre génocide

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Si le drame arménien est aujourd’hui connu de tous, il n’est hélas pas isolé, à cette époque et dans cette même région du monde. La Turquie s’est livrée dans les années 1920 à un nettoyage ethnique et à des pogroms contre ses habitants grecs. Ce constat n’est pas tiré d’un livre d’histoire mais plutôt d’un livre récent publié par le commandant en chef de l’OTAN, l’amiral américain James G. Stavridis, dont le grand-père a dû fuir son Anatolie natale après la mort de son frère tué par le Turcs. L’excellent Amir Oren, de Haaretz, lecteur infatigable et connaisseur hors pair des armées américaines à qui l’on doit cette petite découverte, précise que quand Stavridis a publié l’an dernier Destroyer Captain : Lessons of a First Command, livre consacré aux 28 mois (1993-1995) passés au commandement d’un bâtiment de guerre sophistiqué de la marine américaine en Méditerranée, il ne se doutait pas qu’il allait être bientôt nommé – à la surprise générale d’ailleurs – au poste hautement politique qu’il détient aujourd’hui et qui l’oblige à ménager, entre autres, les susceptibilités d’Ankara.

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Nous sommes tous des fils à papa

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Faut-il se joindre à la meute qui s’est lancée aux basques du jeune Sarkozy, au grand soulagement de Frédéric Mitterrand ? On peut, certes, s’offusquer de voir le fils du président de la République accéder à des fonctions habituellement réservées à des hommes politiques expérimentés. Conseiller général de Neuilly à 22 ans, président du groupe UMP à 23 ans et bientôt président de l’Etablissement public de la défense (EPAD) : une telle carrière n’aurait pas été possible si Jeannot s’était appelé Dugenou et encore moins Mohamed.

Nous sommes là devant un cas flagrant de népotisme politique au sommet qui nous ridiculise aux yeux du monde, et nous disqualifie pour faire la morale aux républiques bananières : la revue de presse internationale sur cette affaire est accablante. Même la télé chinoise se paie la fiole du fils à papa, un comble dans un pays où le comité central du PCC est composé de vieillards, têtes de lignée de familles qui accaparent les postes politiques et administratifs…

Mais examinons les arguments développés par les contempteurs du gendre à Darty : il est, selon eux, scandaleux que la présidence d’un établissement public brassant des sommes d’argent considérables soit confié à un jeune blanc-bec qui rame en deuxième année de Deug de droit à un âge où les brillants sujets terminent leur doctorat.

Si l’on pousse le raisonnement jusqu’au bout, aucun poste politique – car la présidence de l’EPAD en est un – ne pourrait être confié à quelqu’un ne pouvant présenter moins de bac+8 sur son CV…
Il fut un temps où les partis de gauche et les syndicats faisaient office d’universités parallèles pour sélectionner des cadres politiques dans les classes défavorisées : on a connu des titulaires du certificat d’études dont les mérites gestionnaires valaient bien ceux des hyper- diplômés de la classe politique.

Il n’est pas besoin de citer Corneille, ni d’évoquer les généraux de l’an II pour réfuter l’argument de l’âge qui interdirait à un jeune homme ou une jeune femme d’accéder à des postes de responsabilités importantes. Comme dirait Brassens, l’âge ne fait rien à l’affaire et la seule question qui vaille est celle de la capacité politique à assumer les charges que l’on brigue.

En conséquence l’affaire Jean Sarkozy revient à juger de sa taille par rapport au costume qu’il prétend enfiler. Les électeurs de Neuilly, qui n’ont pas l’air d’être des veaux, si l’on considère le sort qu’ils ont réservé au candidat du président lors des municipales, ont élu Jean Sarkozy au poste de conseiller général. En 2014, ils seront amenés à valider ou sanctionner l’action de cet élu local. Entretemps, il est pour le moins prématuré de le démolir au seul motif qu’il est le fils de son père.

Il semble, sous réserve d’inventaire, que Sarko junior soit moins brêle en politique qu’en droit. C’est après 2017 (ou 2012 si papa mord la poussière) que l’on verra à quel niveau il pourra se maintenir par son seul talent. Gilbert Mitterrand, Louis Giscard d’Estaing, Axel Poniatowski, Martine Aubry sont des fils et filles à papa à qui personne, aujourd’hui ne vient reprocher leurs origines, car ils ont gagné leur légitimité par eux-mêmes après le « coup de pouce » initial.

Reste la grave question du népotisme, cette maladie bien française. La Révolution de 1789 a eu beau abolir solennellement les corporations et promouvoir le mérite comme seul critère d’accession aux postes prestigieux de la République, ce népotisme s’insinue par toutes les brèches de l’édifice de nos institutions.

Les fils et filles de… se retrouvent, comme par hasard, aux premiers rangs des nouvelles générations, dans le show-biz, la littérature, le journalisme ou la politique. Les exemples viendront à l’esprit de chacun, chez les gens célèbres comme dans le voisinage. Les classes populaires ne sont pas épargnées par ce phénomène : j’ai conservé d’une vie professionnelle antérieure le souvenir que le Syndicat du Livre, qui jouissait du monopole de l’embauche dans la presse quotidienne ne traitait pas mal les enfants de ses membres…

Le fromage alto-séquanais a une forte tendance à se déguster en famille : Ceccaldi-Raynaud, Balkany et Sarkozy en sont les actuels parrains et marraines. Parfois, des drames cornéliens déchirent ces familles, pour la plus grande joie des gazettes. Ce n’est pas pire que dans le Paris de Jacques Chirac ou le Languedoc-Roussillon de Georges Frêche.

Dans un pays où les Tanguy se multiplient par temps de crise, saluons la belle énergie d’un rejeton de la bourgeoisie francilienne pour se dégager des délices du cocon familial et se plonger dans le monde de brutes des Hauts-de-Seine.

Arabes, pédés : tous ensemble !

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Fernard Cormon, Le Harem, 1877.
Fernard Cormon, <em>Le Harem</em>, 1877.
Fernard Cormon, Le Harem, 1877.

Si j’acceptais d’apparaître en public en short satiné, maillot bariolé et chaussettes montantes, si je passais mes loisirs à courir dans des stades en portant les couleurs de Castorama ou de William Saurin et si j’avais renoncé à envisager sexuellement l’autre moitié de l’humanité pour préférer l’amour de mes semblables, en deux mots, si j’étais footballeur homosexuel, j’avoue que j’éprouverais une certaine réticence à disputer un match contre une équipe de musulmans pratiquants.

Le dimanche 4 octobre dernier, une rencontre qui devait opposer le Paris foot gay au Créteil Bébel a été annulée. Les gays parisiens, dont on dit un peu vite qu’ils n’aiment pas les femmes alors qu’ils s’attachent à leur épargner toute forme d’enfer conjugal, qu’ils ne les voilent ni ne les violent et nulle part dans le monde ne les lapident, ont appris par courriel que le match n’aurait pas lieu, le nom de leur équipe ayant incommodé les mahométans de banlieue.

Je m’étonne que les plus gênés de l’histoire soient les musulmans car au risque de passer pour islamophobe, si j’étais homosexuel, j’aurais quelques raisons d’hésiter à jouer avec des hommes qui, par leur croyance, n’ont pour moi pas le moindre respect. Je crois bien que le sort réservé aux gays en terre d’islam, les persécutions et les exécutions publiques devant des foules réjouies, les prêches d’imams me comparant à des animaux répugnants gâcheraient mon plaisir à pratiquer un sport avec des partenaires attachés à cette culture-là.

Si j’étais homosexuel et footballeur, l’histoire récente de ces deux jeunes filles lesbiennes d’Epinay sous Sénart, chassées de leur quartier par les injures, les crachats et les coups, contraintes de fuir une de ces cités transformée en enclave islamique dans notre République laïque, m’inviterait à réfléchir avant de consentir à jouer au ballon avec ceux qui cautionnent de telles discriminations. Le calvaire des gays en banlieues, de ces hommes et femmes obligés de vivre cachés, de raser les murs pour éviter les ennuis ne m’aiderait pas à rentrer dans le jeu avec ceux qui pratiquent et revendiquent une telle intolérance à la diversité.

Si j’appartenais à un club de football gay, j’aurais peut être eu du mal ce dimanche matin du 4 octobre, à respecter un engagement sportif plutôt que de rester au lit avec mon amoureux. Je me demande si je n’aurais pas été tenté de renvoyer à mon entraineur ma carte de membre actif ou passif pour avoir eu l’idée de m’envoyer jouer dans un quartier où le Moyen Âge règne sur les esprits mais pas celui de l’amour courtois, et où les Porsches des mâles dominants côtoient sur les parkings les Clios calcinées des gens sans défense.

Je dois le reconnaître, je ne suis pas aussi confiant que les footballeurs homosexuels dans les vertus de l’échange, du dialogue et de la politique de la main tendue pour abolir les préjugés ou surmonter les croyances qui font que les uns refusent aux autres le droit d’exister.

Je n’ai pas cette générosité, cette grandeur d’âme et cet amour de mon prochain pour croire qu’une rencontre avec celui qui a priori ne vous respecte pas est de nature à le convaincre que vous pouvez être respectable et même aimable. Voilà pourquoi j’éprouve une profonde estime pour les membres du football club gay de Paris qui ont su mobiliser leurs sentiments les plus élevés et faire taire leur méfiance quand ils ont acceptés de rencontrer ceux du Bébel Créteil.

Je pense à leur amertume quand ils ont appris que ces derniers, en tant que musulmans pratiquants selon les termes du responsable du club, refusaient un échange que leur religion interdit. « Désolé, mais par rapport au nom de votre équipe et conformément aux principes de notre équipe, qui est une équipe de musulmans pratiquants, nous ne pouvons jouer contre vous, nos convictions sont de loin plus importantes qu’un simple match de foot. »

Les réactions qui ont accueillies cette décision ont été diverses et variées. La Halde marche sur des œufs pour ne stigmatiser personne et s’étonne que des discriminés puissent être discriminants. Le responsable du club musulman a d’abord défendu sa position au nom de la liberté de penser, déploré qu’une fois de plus les musulmans passent pour les méchants et reconnu qu’il avait réagi un peu vite et qu’il aurait du demander leur avis aux imams. Imams qui sont restés prudemment silencieux comme souvent quand il s’agit de trancher entre les usages français et les commandements de leur religion de paix et de tolérance.

Mais ça, c’était avant. Aux dernières nouvelles, face à la réprobation générale et devant la menace de la fédération de football d’exclure les mauvais joueurs, le responsable du Créteil Bébel parle aujourd’hui de malentendu. « Nous avions renoncé à cette rencontre, non pas par homophobie, comme il nous est reproché, mais tout simplement parce que le nom de ce club ne nous semblait pas refléter notre vision du sport, qui est pour nous exempte de toute revendication communautariste, ethnique ou religieuse, ou liée à une quelconque orientation sexuelle. » Zahir Belgharbi explique donc que ses membres n’ont pas la phobie de l’homo mais du communautarisme, et rajoute que finalement, pour le match, c’est d’accord.

Pour résumer cette histoire, on avait d’abord cru que les stigmatisés de banlieue ne parlaient pas aux enculés de la capitale. C’était une méprise, voire un procès d’intention. En réalité, ce qui choque les footballeurs de ce club musulman, ce n’est pas l’homosexualité, c’est le communautarisme dans le sport et on peut supposer que si l’équipe proposée pour une rencontre avait été composée de femmes, de juifs ou de croisés, la réponse aurait été la même. Français et puis c’est tout !

Quand on vous dit que l’immigration, c’est une chance pour la France. L’honneur est sauf, la cohésion nationale et l’avenir du club aussi. On respire.

Alain Crombecque sort de la coulisse

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Alain Crombecque est brusquement décédé d’un arrêt cardiaque à l’âge de 70 ans. Il dirigeait le festival d’automne de Paris, et avait été pendant sept ans à la tête du festival d’Avignon à une époque où il s’y passait encore des choses intéressantes. J’aimais bien Alain depuis le temps où nous fréquentions ensemble assidûment l’estaminet « Le Caveau », place Antonin-Poncet, à Lyon, antre enfumée des étudiants, peintres et théâtreux de la capitale des Gaules dans les années 1960. Vice-président de l’UNEF chargé de la culture quelques années avant mai 1968, il s’arrangeait toujours pour aller pisser au moment des votes cruciaux, où il fallait choisir son camp. Sa discrétion n’avait d’égale que son opiniâtreté à défendre le spectacle vivant, sans exclusive esthétique ni politique. Dans la coulisse, il était le plus fort.

Neuilly son père

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sarko

Voici donc le petit Jean Sarkozy, 23 ans, promis à la présidence de l’EPAD, Etablissement Public d’Aménagement de la Défense, premier quartier d’affaire d’Europe et gigantesque pompe à fric, s’il en est. Lorsque la plupart de ses congénères en appellent à leur parentèle pour les aider à trouver un premier stage en entreprise, l’élu du canton de Neuilly-sur-Seine-sud, lui, va se trouver propulsé au sommet du World Trade Center français. CDI, limite d’âge 65 ans, ce qui lui permet de voir venir.

Pistonné ? Vous rigolez, s’écrie Xavier Bertrand. Il s’est toujours fait tout seul, Jean… plus jeune conseiller général de France grâce au seul suffrage des Neuilléens. C’est vrai que personne n’est obligé de voter Sarkozy, même à Neuilly. Puis, au moment de choisir un président de groupe UMP au conseil du département le plus riche de France, là encore ça n’a pas fait un pli. C’était tellement évident que tous les vieux briscards du 9-2, connus pour leur sens du sacrifice, se sont spontanément désistés en faveur de leur benjamin. Faudrait vraiment avoir mauvais esprit pour penser que son père y est pour quoi que ce soit !

Pour l’Epad, c’est pareil. Dans les Hauts-de-Seine, tout le monde vous le dira : Jean, il est encore plus doué que son père au même âge. Nicolas, lui, avait dû attendre 27 ans pour s’emparer de la mairie de Neuilly, le nul ! Faudrait être con pour se passer d’un Sarko comme ça sans même réfléchir.

Evidemment, cette carrière éclair qu’il ne doit qu’à son mérite, ça n’a pas manqué de faire des jaloux. On est en France. La gauche raille son « incompétence ». Le Parisien s’est même cru autorisé à rappeler qu’il n’avait obtenu que 12,5/20 aux examens de première année de droit, mention passable, avant d’interrompre provisoirement ses études… pour cause d’entrée précoce en politique. Entrée brillante, aux municipales de Neuilly, dont se souvient parfaitement David Martinon. Il lui doit son poste de consul de France à Los Angeles, où il monte des concerts de rock, de quoi se plaint-il ?

C’est qu’avant de trouver sa voie Jean Sarkozy s’est beaucoup cherché, il ne voulait surtout rien devoir à ses parents, ce qui a sans doute un peu retardé son cursus universitaire. Lorsque Villepin croyait tenir les Nagy Bosca pour de supposés comptes Clearstream, petit Jean pensait faire carrière sur les planches. Le metteur en scène Philippe Hersant affirme l’avoir choisi à l’aveugle pour un rôle dans la pièce Oscar. Le jeune homme s’était présenté à une audition sous le nom de sa mère, Marie Cuglioli. Il lui avait trouvé, dit-il, « un charisme énorme, une très bonne diction, et le sens de l’improvisation ». Toutes choses qui, même si elles ne sont pas enseignées à Science po, font merveille en politique. Jean ne tardera pas à s’en rendre compte, déclinera finalement le rôle et se lancera dans la carrière à Neuilly-sur-Seine. Mais cette fois, bien sûr, en se présentant sous le pseudonyme de son père.

Face au procès en « népotisme » instruit par les bien-pensants, Jean Sarkozy reste de marbre, droit dans ses bottes. Pour bien montrer qu’il ne s’attend pas à hériter de l’Elysée pour son trentième anniversaire, il a courageusement repris ses études à la Sorbonne, malgré un emploi du temps bien rempli. Comme l’a magnifiquement expliqué son amie Isabelle Balkany, si un jour il veut faire autre chose que de la politique (!), il doit avoir un bagage universitaire. Le jeune président du groupe UMP des Hauts-de-Seine a donc passé ses partiels de février. Avec ses nouvelles responsabilités, trouvera-t-il encore le temps de continuer à bucher jusqu’au CAPA ? Il serait le premier étudiant-Pdg de France. Classe, non ?