Tous les enfants ne sont pas des cons. Cet après-midi même, un signe d’espérance, dans le Xème arrondissement de Paris, aux abords de la rue Cail…
Deux groupes d’enfants de huit à dix ans s’interpellent d’une extrémité à l’autre d’un carrefour. Le caïd de la première bande crie à tue-tête : « Il nous a donné des bonbons gratuit ! Venez ! ». A quoi le chef de la seconde bande rétorque à pleins poumons, avec une mimique et une intonation clownesques : « C’est un pédophile ! ». Les trois enfants autour de lui éclatent de rire. Si ces désopilantes têtes blondes deviennent un jour magistrats ou journalistes, il est peut-être permis d’espérer un monde meilleur…
Bonne nouvelle
Frédéric Lefebvre a tout compris !

C’est l’histoire d’un mec, il s’appelait Georges Marchais. En décembre 1979, en duplex depuis Moscou, il approuva en direct dans le JT l’intervention soviétique en Afghanistan. Un an et demi plus tard, le Parti faisait un plongeon historique à la présidentielle (à l’époque son score de 15% était considéré comme catastrophique, mais c’est une autre histoire). Les responsables de cette déconfiture communiste furent vite trouvés. Bon sang, mais c’est bien sûr, c’est la faute aux médias !
Pendant longtemps, ce mantra fera fonction de grille d’analyse unique au dit parti. Et comme on ne change pas une idée qui perd, la même bonne blague a servi à Raymond Barre en 1988, à Lionel Jospin en 2002 et à Jean-Marie Le Pen en 2007. Et même, à titre posthume, à Pierre Bérégovoy…
Rendons grâces à Frédéric Lefebvre, jamais en retard d’une tendance, d’avoir ressorti ce rossignol du placard, pour la collection automne-hiver 2009 de l’UMP. En accusant « les médias » de chercher « par tous les moyens, à détruire le président de la République », il ne fait rien d’autre que qu’une belle grande crise de complotisme.
On imagine la scène : à l’aube, seul dans son bureau à Marianne, Maurice Szafran décroche son téléphone et appelle Joffrin: « Salut Laurent, qu’est-ce qu’on pourrait faire aujourd’hui pour déstabiliser la République? » » J’ai des idées, Maurice, répond Laurent, on pourrait peut-être inventer un truc sur Jean Sarkozy ? Mais faut d’abord que je demande à Barbier ce qu’il en pense. N’oublie pas qu’on chasse en meute ! » Puis Lolo appelle le patron de l’Express, qui lui même téléphone à Apathie, qui en touche un mot à Edwy, qui lui-même explique la ligne du jour à Nicolas Demorand. L’objectif est simple : le Président de la République, élu par les Français, ces gens-là veulent le pendre à un croc de boucher. Heureusement, Frédo est là pour dénoncer ce nouveau complot des blouses blanches, démasquer les coupables et les désigner à la vindicte d’une opinion forcément indignée.
Profitons de ce que nos amis de l’UMP sont partis en séminaire de motivation afin de défendre au mieux les intérêts de leur chef et donc de la France, pour t’expliquer, lecteur, ce dont on parle. En fait de complot médiatique, il y a juste un énorme bug – le plus gros sans doute depuis le bouclier fiscal – de la machine à communiquer sarkozyste. On mettra de côté l’affaire Mitterrand, trop atypique, trop psychanalytique pour opposer méchants sarkozystes aux gentils journalistes (cf la défense hallucinante de Mitterrand-Salengro par BHL).
En revanche, la polémique de l’Epad, est un banal produit dérivé d’une monstrueuse erreur de dosage des communicants de l’UMP. Ces brillants cerveaux surpayés, ont juste oublié de faire un peu de politique. Certes sur le papier, c’est une élection, et Sarkozy Jr y est éligible. Qui plus est, le jeune Jean est, reconnaissons-le sans tortiller, plutôt très doué pour ses 23 ans. Sauf que quand on a été porté à l’Elysée au titre de la rupture, de la République impartiale et de la valeur travail, on n’autorise pas son fils à se porter candidat à la tête d’une money machine comme l’Epad. Parce que ce faisant, on est un peu aux antipodes des valeurs de courage et de sacrifice qu’on a voulu incarner avec la lettre de Guy Môquet. Le drame de l’UMP, c’est que ce coup-là, notre président d’ordinaire si affûté, ne l’a pas vu venir. Notre paie contre la sienne, que si le banco de l’Epad était à refaire, en vrai, il ne le referait pas.
Le drame du sarkozysme, c’est sa force. Sa modernité ontologique, c’est d’avoir fait muter l’habituelle émulsion instable genre vinaigrette entre com’ et pol’ en mélange indissociable façon mayonnaise. Les avantages, on les connaît, c’est cette mixture qui a transformé le proscrit de 1995 en président de 2007. Les inconvénients, c’est qu’aucune erreur politique ne peut plus être rattrapée, au risque de rendre le brouet totalement indigeste. Oui, le sarkozysme est une mayonnaise: ou elle parfaite ou tu la rates complètement. La vinaigrette chiraquienne ou mitterrandienne supportait, elle, un poil de sel en plus, ou une rallonge de vinaigre en fonction des nécessités ou du goût du moment. Chez Sarko, quand un maillon lâche, tout pète. Il est donc assez vain d’accuser les médias et encore moins l’opposition (quelle opposition ?) de vouloir affaiblir le Président de la république. L’UMP, avec son armée bolivarienne de communicants, y arrive parfaitement toute seule.
Délivrez-nous des précautionneux !

« On ne peut formellement montrer l’inexistence d’un risque… »
Dans leur grande honnêteté scientifique, les membres de la commission d’experts sur les radiofréquences de l’Agence française pour la sécurité sanitaire et l’environnement (Afsset) ont inclus cette clause de modestie dans leur rapport récemment remis au gouvernement. Il s’agissait d’établir si les ondes émises par les téléphones portables et antennes-relais disséminées sur le territoire constituaient un danger pour la santé.
Ce rapport, qui recense et évalue toutes les études réalisées à ce jour sur cette question, publie les auditions d’experts français et étrangers –physiciens, biologistes, médecins – est parfois hermétique pour les non-spécialistes, mais ses conclusions sont nettes et sans bavures. Dans l’état actuel de nos connaissances, rien n’établit de manière certaine que l’usage du téléphone portable ou la résidence à proximité des antennes-relais provoque des désordres graves de la santé des humains. Même la question de l’hypersensibilité magnétique, qui rendrait certains sujets plus vulnérables que d’autres à l’exposition aux radiofréquences, est renvoyée au registre de l’hystérie faute d’avoir pu être mise sur le compte de désordres cellulaires induits par ces ondes aussi malfaisantes qu’invisibles…
Mais comme on ne peut pas formellement démontrer l’inexistence d’un risque, ne serait-ce qu’en raison du manque de recul nécessaire pour évaluer les effets à long terme d’une exposition continue, les experts missionnés ne se sentent pas autorisés à trancher une fois pour toutes de la question. Ce sont des scientifiques, et non des idéologues. Ils proposent donc quelques vagues mesures de précaution, notamment pour les enfants, qui, si elles ne font pas de bien, ne font pas de mal.
Cela permet à nos habituels prêcheurs d’apocalypse de brandir leur « principe de précaution » comme les inquisiteurs de jadis arboraient leurs crucifix avant de brûler les hérétiques. La moindre incertitude, l’hypothèse que, peut-être, au bout de quatre-vingts ans l’utilisation intensive du GSM dézingue quelque neurones supplémentaires dans le cortex des vieillards du futur devrait, selon eux, nous inciter à instaurer un » moratoire » sur le développement de la téléphonie mobile, comme les écolos ont réussi à freiner, dans nos contrées, le développement des OGM. Le fonctionnement de nos chevaliers blancs de l’environnement est maintenant bien rodé : le nouveau engendre de l’inquiétude dans une population méfiante vis-à-vis de technologies toujours plus compliquées et sophistiquées. Les idéologues de la décroissance et autres militants de la nouvelle austérité attisent cette inquiétude pour la transformer en panique, rendant ces technologies responsables des calamités présentes et à venir : cancers divers et variés, Alzheimer précoces, malformations des nouveaux nés et autres drames sanitaires effroyables.
Comme le discours inverse ne mobilise pas des affects aussi puissants que la peur de la mort, et se fonde sur la notion de « risque acceptable » dans l’état actuel de nos connaissances, il est facile de le caricaturer et de faire passer ceux qui le tiennent pour de dangereux irresponsables.
La téléphonie mobile tue, certes, mais principalement dans le personnel d’un établissement qui est chargé de sa diffusion et de sa maintenance. Elle réduit également l’espérance de vie de ceux qui, pour des raisons professionnelles, se trouvent joignables et corvéables à merci par leur hiérarchie. On conviendra que les ondes mystérieuses n’ont que peu de responsabilité dans cette mortalité et le développement de ces pathologies.
Les fantasmes entretenus autour de la nocivité physique du portable offrent même un prétexte aux chefs d’établissements scolaires pour se défausser sur un prétexte sanitaire pour interdire son usage à l’école. Comme s’il était grossier de priver les gamins de leur gadget pendant les heures de classe parce que c’est comme ça et pas autrement !
Alors que fait le gouvernement quand il est confronté aux bataillons des associations paniquardes ? Il fait un » Grenelle » ! Après celui de l’environnement qui accoucha d’une funeste taxe carbone dont nous vous avons déjà entretenu, s’annonce le Grenelle des ondes où devront dialoguer ceux qui savent, et ceux qui parlent sans savoir, mais gueulent fort. Puis viendra, sans doute, celui des nanotechnologies à propos desquelles l’on entend déjà gronder les faux prophètes de malheur.
En 1992, à l’occasion du Sommet de la Terre, quelques milliers de scientifiques de haut niveau, parmi lesquels une bonne centaine de Prix Nobel, lançaient l’appel de Heidelberg où l’on pouvait lire :
« Nous soulignons que bon nombre d’activités humaines essentielles sont effectuées soit dans la manipulation de substances dangereuses, soit dans la proximité de ces substances, et que le progrès et le développement ont toujours nécessité de plus en plus de contrôle contre les forces hostiles, et ce, dans l’intérêt de l’humanité. Nous considérons donc que l’écologie scientifique n’est rien de plus que le prolongement du progrès continuel vers une vie meilleure pour les générations futures. Nous avons l’intention de faire valoir les responsabilités et obligations de la science à l’égard de la société. Nous prévenons toutefois les autorités en charge de la destinée de notre planète contre les décisions soutenues par des arguments pseudo-scientifiques ou des données fausses et non-pertinentes. »
C’était au siècle dernier, hélas !
La chèvre, le chien et le chou
« Une chèvre pourrait être élue avec l’investiture UMP à Neuilly » : c’est la réponse d’Arnaud Montebourg au principal argument de l’UMP pour justifier la candidature du conseiller général Jean Sarkozy à la tête de l’Epad. Pour Marine Le Pen, invitée de l’émission politique de France 5, c’est plutôt « un chien coiffé d’un bonnet marqué UMP » qui aurait été putativement élu dans ce coin-là. Quoique nous ne soyons pas très chauds partisans de la propulsion de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad, il ne faut pas exagérer dans l’autre sens non plus. Rappelons que David Martinon, 37 ans à l’époque, fonctionnaire expérimenté, diplômé de Sciences-Po, titulaire d’un DEA en économie et politiques publiques et major de sa promotion de l’ENA, a lamentablement échoué à Neuilly, malgré l’investiture UMP et le soutien des Sarkozy père et fils. Qu’on le veuille ou non, Jean Sarkozy, lui, a un certain talent pour la politique. Même coiffés d’un bonnet UMP, les chats ne font pas des chiens…
Europe Ecologie, mains vertes et tête haute

La désignation de Laurence Vichnievsky comme tête de liste d’Europe Ecologie en région PACA précise encore les contours du projet de ces Verts néolibéraux, finalement assez inquiétants. Laurence Vichnievsky, souvenons-nous, fit la une des journaux quand elle s’attaquait à l’affaire ELF en compagnie d’Eva Joly, ce fjord luthérien qui fait de Robespierre un modèle de chaleur humaine et qui elle, a déjà été élue députée européenne avec Cohn-Bendit en juin dernier.
Décidément, ces gens-là, quand ils font dans le people, aiment bien les juges. On se rappelle ce tandem, Vichnievsky et Joly, qui aurait pu inspirer une certaine sympathie dans sa volonté de nettoyer les écuries d’Augias mais qui par son instrumentalisation des médias comme bouclier, son utilisation de la détention préventive comme moyen de pression, son discret populisme qui consistait à jouer systématiquement l’opinion contre les élus, aura beaucoup fait pour discréditer les politiques en les désignant comme des salauds intégraux, tous partis confondus. Laurence Vichnievsky tenta même de s’attaquer sans aucun succès à Robert Hue et au financement du PCF. Il n’y avait pas de raisons que les communistes échappent au lot commun, car pour cette dame, apparemment, faire de la politique était déjà, en soi, suspect[1. Que Jérôme me pardonne cette intrusion mais il y avait d’autant moins de raisons que le PC échappât aux juges que sa gestion municipale n’était pas, me semble-t-il, un modèle de vertu. Passons. EL.].
Il m’a toujours semblé étonnant qu’on ne souligne pas, d’ailleurs, dans les multiples causes qui amenèrent Le Pen au second tour en 2002, cette variation obsessionnelle sur le thème « tous pourris » jouée par ces idiotes utiles du néo-poujadisme ambiant de ces années-là (je féminise ce concept léniniste, il n’y a pas de raison, la parité ne se partage pas).
La façon dont madame Vichnievsky parle de la politique à l’occasion de son investiture ne trompe pas et prouve qu’elle garde, au bout du compte, le même mépris pour cette activité : « J’étais juge, je le suis. Je représente une autre manière de faire, qui va à l’encontre de ce qui se fait en politique. » Je traduis : avant elle, avant qu’elle ne daigne affronter les électeurs (au cours d’un scrutin de liste), il n’y eut que des incapables ou des salauds, des élus totalement étrangers à l’intérêt public. Vêtue de probité candide et de lin blanc, la dame poursuit, nuançant légèrement son propos pour mieux lancer la flèche du Parthe : « Non, tous les politiques ne sont pas pourris, même en PACA. Je suis attachée à la règle de droit, j’ai envie qu’elle soit respectée par tous, en PACA peut-être plus qu’ailleurs. Quand je lis, dans la presse, qu’il y a à l’instruction une affaire de détournement de subventions accordées par le conseil régional, ça me choque. »
Il faut absolument que quelqu’un m’explique en quoi cette déclaration de principe ne pourrait pas être cosignée par le FN, époque « mains propres et tête haute » ou monsieur Bompard et ses identitaires de La ligue du Sud, pénibles décalques à la badiane et au pistou du grotesque Umberto Bossi.
Europe Ecologie, plus prosaïquement, se voit déjà le fossoyeur du Parti Socialiste. Entre le score de juin aux européennes, celui de leur candidate battue de justesse au second tour dans l’ancienne circonscription de Boutin et celui de Lipietz au premier tour contre Douillet dans la douzième des Yvelines, ils auraient tort de se priver. Ils sont le mouvement politique idéal de la bourgeoisie éclairée, celle qui fait partie des gagnants de l’économie de marché mais veut se montrer d’une grande tolérance sur les sujets de société, ceux qui ne coûtent pas chers, en tout cas à leurs enfants surprotégés : sexualité, drogues, droits particuliers. L’alliance objective de Cécile Duflo avec Sarkozy dans l’affaire de la taxe carbone, prouve que le Vert nouveau n’a plus rien à faire de l’électorat populaire.
Son écologie, c’est celle du tri sélectif, des pistes cyclables et des marchés bio, c’est aussi celle des associations nimby (not in my backyard, en gros, pas dans mon jardin) qui pétitionnent contre les antennes relais sur le toit d’en face, la construction d’un parking en centre-ville ou la présence d’un incinérateur dans un rayon de cinquante kilomètres. Mais ce n’est certainement pas celle qui se développe en ce moment dans les propositions du Parti de Gauche, par exemple, et qui souligne une banalité de base oubliée par ces Verts mutants : l’écologie est définitivement incompatible avec le capitalisme et ses modes de productions suicidaires dans une planète devenue trop petite.
Et Marx et Engels de nous rappeler, dans le Manifeste, par leur définition du « socialisme bourgeois », qu’Europe Ecologie a de tout temps existé, qu’il y a un transcendantal d’Europe Ecologie comme, dirait Badiou, il y a un transcendantal pétainiste : « Notez que, par transformation des conditions de la vie matérielle, ce socialisme n’entend aucunement l’abolition du régime de production bourgeois, laquelle n’est possible que par la révolution, mais uniquement la réalisation de réformes administratives sur la base même de la production bourgeoise, réformes qui, par conséquent, ne changent rien aux rapports du Capital et du Salariat et ne font, tout au plus, que diminuer pour la bourgeoisie les frais de sa domination et alléger le budget de l’Etat. »
Au secours, les eighties reviennent

Conscients que leur ralliement bidon au revival rock n’roll ne tiendra pas plus d’une saison, les créatifs de mode fatigués fourbissent leur arme secrète pour l’horizon 2011 : le retour aux eighties. Les magazines pour dames nous parlent déjà de look Alexis Carrington. Certes, celle-ci, divinement incarnée par Joan Collins dans Dynasty, peut raisonnablement nous faire rêver, de même qu’on peut sans déchoir partager la fascination de Nanni Moretti pour Jennifer Beals, l’héroïne de Flashdance, telle qu’il l’a contée dans Aprile. OK, OK, je veux bien tout ça ; mais la vérité des prix pour les eighties, ces années oubliées par le goût » selon l’expression inspirée d’un journaliste anglais, c’est les brushings au fer à souder, les épaulettes de déménageurs stéroïdés, les imprimés qui font peur aux enfants. On en trouvera une illustration chimiquement pure dans la photo officielle actant la prise de pouvoir de Francis Bouygues à TF1 (circa 1986) starring Mmes Sinclair, Ockrent et Cotta. Il ne manque plus que Jean-Luc Lahaye ou Phil Collins pour la bande son, mais bon, on peut aimer…
Colum McCann après

La lecture de cet article, comme je l’ai évoqué dans son pendant, est rigoureusement réservée à ceux qui ont déjà lu Et que le vaste monde poursuive sa course folle de Colum McCann. Elle gâcherait aux autres un très grand plaisir et bien des surprises.
Et que le vaste monde poursuive sa course folle est composé d’un prologue et de douze récits. Onze voix se succèdent : Ciaran, Claire Soderberg, Lara Liveman, le funambule, Fernando Yunqué Marcano, Sam, Tillie, le funambule, Solomon Soderberg, Adelita, Gloria, Jaslyn. Six récits à la première personne ; cinq récits à la troisième personne, mais livrant toutes les perceptions et les pensées du personnage (parmi eux, les deux magnifiques récits du funambule, double romanesque anonyme du funambule français Philippe Petit) ; un récit, enfin, balançant entre la première et la troisième personne (celui de Claire). Une voix irlandaise et neuf voix new-yorkaises convergeant toutes vers un seul point, décrivant leurs spirales autour d’un point unique : la journée du 7 août 1974.
Ce jour-là, au matin, le funambule dansa sur un câble tendu entre les deux tours du World Trade Center. La mort ne le saisit pas. Elle attendit la nuit et en emporta un autre : Corrigan, l’autre personnage central du roman. Le concert de ces dix voix de l’année 1974 est couronné par une dernière voix new-yorkaise, celle de Jaslyn, qui résonne trente deux ans plus tard, en 2006.
Onze vies. Onze douleurs. Onze joies. Mais un seul monde. Eclairé par deux étoiles tremblantes : le funambule et Corrigan.
Corrigan meurt.
Il meurt dès la fin du premier des douze récits, qui fait entendre la voix de Ciaran, son frère. Mais il ressuscite plus tard, à de multiples reprises, à la croisée d’autres vies. La plus grande partie du roman est ainsi baignée dans l’eau de l’irrésistible mortalité de Corrigan. Nous qui le savons mort, chaque nouvel instant de sa vie nous en devient infiniment précieux. Corrigan est mortel. Merveilleusement mortel. Comme nous tous. En sa présence, nous devenons enfin qui nous sommes. Nous devenons nous autres mortels. Nous découvrons notre Commun authentique, la mortalité. Sans elle, comment pourrions-nous nous supporter les uns les autres une seule seconde ? Sans sa grâce sur nous tombée, comment pourrions-nous, parfois, nous aimer ? Comment le mot amour pourrait-il avoir le moindre sens pour nous ?
Colum McCann tend le fil de son roman entre Corrigan et le funambule. Des traits communs les relient l’un à l’autre : l’amour de l’instant présent, le désir d’atteindre l’absolu du présent, de le porter à incandescence ; la quête de la beauté, qui est sans pourquoi ; l’absence de peur de la mort, le consentement à la mortalité. Mais d’autres traits relient aussi secrètement le funambule avec les hommes qui ont précipité des avions contre ces mêmes tours du World Trade Center : l’hybris, le sentiment d’élection, le sentiment d’appartenir à une humanité supérieure. Une certaine indifférence à l’égard des simples mortels. Sur ce point, le funambule diverge de Corrigan.
La grandeur de Et que le vaste monde poursuive sa course folle tient aussi à son amour pour ce qui est petit. Et réel. Tout près du sol. Colum McCann n’est jamais général. Il entre perpétuellement dans les détails. Au pied du World Trade Center, il aperçoit par exemple « une femme avec un chandail vert, tout contre l’édifice, qui se baissait sans cesse pour lacer ses chaussures. De petites pluies de plumes s’échappaient de ses mains. Elle ramassait les oiseaux morts qu’elle mettait dans des sacs plastique. Des passereaux, dont beaucoup de pinsons à gorge blanche. » Beaucoup de motifs infimes reviennent à travers le roman, avec une maîtrise et une précision admirables, faisant résonner leurs échos, déployant leur richesse métaphorique : ainsi des vieux costumes du père de Corrigan, de la grève des éboueurs ou encore du coyote solitaire. Et cette petite prouesse narrative, enfin : le sixième récit, celui de Sam, n’est relié au reste du roman, outre son évocation du funambule, que par un détail minuscule qui surgit bien plus tard : une cabine téléphonique sonnant dans le vide aux abords du Word Trade Center…
La rencontre de l’espérance et de l’art du roman est une chose très rare. Elle advient pourtant de façon authentique dans Et que le vaste monde poursuive sa course folle.
Pour échapper à l’espérance, il existe deux voies royales. La première consiste à nier l’existence du mal et de la mort. C’est la voie du kitsch, de la « positive attitude« , qui jusqu’à l’écœurement prétendent ne voir partout que du bien, que lumière, que vie. À nous tous qui tâtonnons avec angoisse, avec joie, sur le fil ténu de notre existence, le kitsch proclame ce mensonge tonitruant : « Il est certain que tu ne tomberas pas ! »
L’autre voie royale est celle du désespoir. Le désespoir est aussi aveugle que le kitsch : il ne voit que le mal, la mort et tout ce qui s’achève. Il proclame un autre mensonge : « Il est certain que tu tomberas ! Le pire est toujours certain ! » En pariant toujours sur le pire, il aspire à une maîtrise illusoire sur la vie humaine. Sa « lucidité » est cécité.
La vérité est du côté de l’espérance. Elle affirme : « Rien n’est certain, pas même le pire ! » Elle affirme : « Il est possible que tu tombes ou que tu ne tombes pas. Je n’en sais rien. » Cette incertitude est la condition de possibilité de l’espérance.
L’espérance ne fait disparaître du monde ni le mal ni la mort. Ancrée obscurément dans nos corps, elle est seulement une transfiguration du regard, un arrachement au désespoir, qui ne voit que le mal et partout ce qui finit. Qui éprouve de la jalousie et de la haine pour ce qui commence, ailleurs ou en moi. Qui désire l’écraser, en nier l’existence. L’espérance est simultanément un arrachement au kitsch, qui ne voit partout que le bien et ce qui commence. L’espérance voit ce qui commence et ce qui finit. Elle voit tout.
Et prononce un amen que rien ne justifie. Sinon sa tenace folie printanière.
Kissinger et moi

Henri Kissinger, d’abord, je le voyais nettement plus grand. C’est vrai qu’à force de le présenter comme un géant je m’étais imaginé une stature. Or c’est un petit bonhomme ventripotent qui entre dans le salon du Ritz, palace où il a ses habitudes lorsqu’il passe par Paris. Oui, Kissinger ne se refuse rien, il a donné quelques conférences à un million de dollars et à l’occasion conseille encore nombre de puissants, y compris Obama. Kissinger a été secrétaire d’Etat de deux présidents américains républicains, Nixon et Ford. S’il n’était pas né en Allemagne et naturalisé américain avec ses parents – la famille a fui le nazisme après la « Nuit de Cristal » -, il aurait eu toutes ses chances d’être élu Président. Il a dû se contenter des affaires étrangères et du prix Nobel de la Paix pour ses efforts au Vietnam, ce qui n’est pas si mal, comme disait Mitterrand à propos de Rocard.
Pourtant, évoquez cette rencontre, la plupart de vos collègues ne vous regardent pas avec envie mais comme si vous aviez rendez-vous avec Méphisto : on vous parle des bombardements contre le Vietcong et de leurs innombrables victimes civiles et, bien sûr, de l’opération Condor, dans laquelle Kissinger est soupçonné d’avoir trempé dans les années 1970. Condor est cette opération secrète d’élimination d’opposants de gauche latino-américains dans les pays ou ils s’étaient réfugiés, y compris aux Etats Unis. Kissinger est obligé de limiter ses déplacements à l’étranger car plusieurs ONG essaient de l’envoyer devant la Cour Pénale internationale. Peu de chance qu’ils y arrivent mais dès fois qu’un petit juge ambitieux veuille se faire de la pub en l’envoyant au trou comme Polanski, je vous laisse imaginer…
Donc je rencontre cet homme, digne continuateur de Bismarck dans la realpolitik moderne et oracle diplomatique. Je le trouve au Ritz en compagnie d’Hubert Védrine qui faisait partie des rares personnes dans la confidence. Normal, Védrine c’est un peu notre Kissinger à nous. Un pro. Pour lui aussi la diplomatie n’est affaire ni de droite ni de gauche, mais de réalités incontournables. Aucun principe aussi noble soit-il, (comme par exemple les droits de l’homme) ne saurait s’y substituer. C’est ainsi que tout anti-communiste viscéral qu’il fût, Kissinger devint un symbole de la détente et de la fameuse méthode des « petits pas » puis de la « shuttle diplomatie » qui fit beaucoup d’émules avec les progrès de l’aviation. Car Kissinger est tout sauf un néo-con. Il parle beaucoup par understatement, par litote. Mais tâchons de résumer sa pensée:
Il pense qu’il faut parler avec tout le monde et approuve par exemple la main tendue d’Obama aux Iraniens. Ce qui le chagrine ce n’est pas qu’il y ait une carotte, mais qu’on ne voie pas le bâton. Autrement dit que les Américains ne paraissent pas crédibles dans leurs menaces de rétorsion au cas où les négociations avec Téhéran sur le nucléaire échouaient. Préoccupation qu’il résume ainsi: « Il ne faut jamais que votre interlocuteur sente que vous êtes disposé à accepter finalement ce que vous qualifiez dès le départ d’inacceptable ». Et prend ça M. le prix Nobel à crédit !
Deuxième question : l’Afghanistan est-elle un nouveau Vietnam? Peut-être bien. D’une part, Kissinger pense qu’Obama n’a pas d’autre choix que d’écouter le commandant qu’il a lui-même nommé sur place, le général Mc Chrystal, et d’envoyer des renforts importants, à défaut de quoi les talibans interprèteront cette irrésolution comme un signe de faiblesse voire de défaitisme. D’autre part, il sait que la victoire militaire n’est rien sans l’appui de l’opinion publique. Au Vietnam nous avions presque gagné, dit-il, mais l’opinion ne soutenait plus l’effort réclamé. Le Watergate a fini de tout ficher par terre et a précipité la débâcle. Cette fois-ci les alliés des Américains ne se bousculent pas non plus pour les appuyer militairement (Sarkozy vient d’annoncer qu’il n’y aurait pas un soldat français de plus).
Conclusion: Obama a toutes les chances de se planter.
Mais Kissinger est aussi un grand conteur. Allez tonton Henry (86 ans) une anecdote pour finir sur la fin du mur de Berlin, il y a 20 ans déjà: « J’étais en Chine, ou je m’entretenais avec Deng Xiaoping. Tout semblait calme, mais Deng m’explique que le bloc communiste en Europe de l’Est est condamné parce que Gorbatchev a fait la glasnost (ouverture démocratique) avant la perestroïka (modernisation économique et sociale), et que les Chinois ne feront jamais la même erreur. Là-dessus je m’envole pour Hawaï, ou j’atterris quelques heures plus tard. Et j’apprends que le mur n’existe plus ! Il faut toujours faire très attention à ce que disent les Chinois. »
FAO contre FMI
Dominique Straus-Khan, actuel Grand Argentier de l’Univers et futur président socialiste de droite en 2012 s’est déclaré ce samedi « d’un optimisme prudent » pour l’économie mondiale. C’est beau, tout de même, une litote la nuit. Il a également ajouté : « Des réponses politiques de grande ampleur dans le monde entier ont stabilisé les marchés financiers et atténué le ralentissement de l’activité ». Tant mieux alors, on est bien content, et avec nous le milliardième être humain souffrant de malnutrition chronique que la FAO (organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation) vient de comptabiliser à l’occasion de la Journée Mondiale contre la Faim. Ils n’étaient, ces pouilleux du Sud, que 963 millions en janvier 2009. Bien entendu, toute tentative d’établir un lien logique entre ces deux informations ne pourrait être que malveillante, voire absurde. Il est bien connu que le banquier est un humaniste bienveillant et l’Africain un anorexique capricieux.
Jean Sarkozy : pas de défense possible

Légal ? Sans doute. Légitime ? Là, ça coince. Quant au principe d’égalité, je vous laisse répondre. La candidature de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad soulève des problèmes qui sont au cœur de la culture politique française. Au-delà de la dimension personnelle – le clan qui pousse son dauphin – l’enjeu est le processus démocratique lui-même. Comme l’ont dit et répété le principal intéressé et ses partisans, il n’est nullement question d’une nomination mais bien d’une élection.
La question de la compétence des élus est un terrain difficile voire dangereux. En principe, le suffrage universel confère une légitimité qui ne dépend ni des compétences ni de l’expérience. À 28 ans, Nicolas Sarkozy a été élu maire de Neuilly alors que son CV l’aurait écarté d’emblée d’un appel à candidature pour un poste subalterne dans l’administration de cette même ville. Le principe selon lequel un homme peut être président de la République même s’il n’a aucune des qualités requises pour devenir son directeur de cabinet est une condition sine qua non de l’existence d’une démocratie saine. Les postes considérés comme politiques et occupés par des élus sont, par définition, ouverts à chaque citoyen adulte possédant un casier judiciaire vierge, et c’est très bien comme ça. Sinon, les conditions préliminaires pour une candidature deviendraient tôt ou tard un moyen de restreindre davantage l’accès déjà limité à la classe politique. Contrairement aux usages dans le service public ou privé, une candidature politique comme celle de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad n’exige aucune compétence objective du candidat et ses qualités n’entrent en jeu que dans un deuxième temps, au moment de la campagne électorale.
Le problème, c’est que la culture politique française avec ses élites – dont la classe politique – majoritairement formées par d’excellentes écoles, entretient une dangereuse ambiguïté entre les techniciens et les hauts fonctionnaires d’un côté et les politiques de l’autre. Tous sortent des mêmes écoles – du même moule, pense l’opinion. La réputation désastreuse des hommes politiques et celle, tout de même meilleure, des hauts fonctionnaires font penser à beaucoup que l’on serait mieux gouverné par des experts recrutés sur concours que par des politiciens élus sur des promesses « qui n’engagent que ceux qui les écoutent ». Et d’ailleurs, certains pensent même que les promesses électorales devraient avoir le statut d’engagements contractuels. Le bonheur serait donc d’être gouverné par de brillants PDG avec lesquels on signerait un contrat avec à la clé, pourquoi pas, des bonus et des malus. Seulement, on a vu que ces techniciens de haut niveau et autres PDG expérimentés n’en menaient pas large quand le système financier mondial menaçait de s’effondrer.
Retour à la case départ : impossible d’échapper au politique ni à la politique, et donc à une définition assez vague de la compétence – de ce point de vue, Jean Sarkozy commet une erreur quand il dit qu’il fait ce « métier » par passion. Car justement, la politique n’est pas un métier.
Après avoir brossé le fond du décor, il est temps de passer aux pinceaux fins pour introduire quelques nuances. Dans une démocratie, il y a élections et élections. Si le suffrage universel a le dernier mot, par le jeu des cascades d’élections par les élus, plus on s’éloigne du peuple souverain et plus on perd en légitimité. C’est pour cette raison que le Sénat est inférieur à l’Assemblée nationale, et que celle-ci a en France un problème vis-à-vis du président de la République. Jean Sarkozy, quant à lui, a été élu par le canton de Neuilly-Sud pour siéger au Conseil général des Hauts-de-Seine : c’est la base de sa légitimité démocratique, qu’il ne faut ni négliger ni exagérer. Ce qui est étonnant, c’est que trois mois seulement après les élections cantonales de mars 2008, il a été élu par ses pairs à la tête du groupe UMP-Nouveau Centre-Divers droite. À 22 ans, et avec très peu d’expérience politique – du reste pas très brillante, vu la gestion de la campagne municipale à Neuilly – on peut se demander sur quels critères ses pairs ont décidé de le mettre à leur tête. Voilà le péché originel à partir duquel il commence à brûler les étapes. La suite est dans la même logique : un an seulement à la tête de leur groupe et le voilà propulsé de nouveau par ses pairs vers l’Epad, une structure lourde et compliquée.
Les choix faits par le groupe UMP du Conseil général des Hauts-de-Seine sont donc plus que discutables, non pas à cause d’un manque de compétences techniques ou de diplômes comme l’a ironiquement observé Fabius, mais bien parce que le candidat manque cruellement de légitimité démocratique (l’effet de levier entre les Cantonales et l’Epad a trop dilué sa légitimité d’élu) et plus encore d’expérience politique ! On ne demande pas à l’administrateur de l’Epad d’être expert-comptable ni premier d’une promotion de l’ENA, mais peut-être d’être un politicien expérimenté doté d’une vision et ayant prouvé sa capacité à mener à bien des projets politiques, bref il doit inspirer confiance quant à son aptitude à définir et servir l’intérêt général. Il est tout à fait légitime d’être un élu cantonal à 22 ans, mais ce n’est que le début de ce que les Romains appelaient le Cursus Honorum, autrement dit la progression dans les emplois publics. Cette chronologie obligatoire avait l’avantage de tester les compétences et de n’avoir pour magistrats suprêmes que des hommes mûrs et expérimentés.
Il est impensable de légiférer pour imposer un tel Cursus Honorum, aussi incombe-t-il à l’opinion publique, par le débat et pourquoi pas le scandale, de définir la hauteur de la barre. L’impatience de Jean Sarkozy a sans doute poussé son père à commettre une erreur politique inutile, mais en même temps cette affaire permet d’établir des limites non écrites, ce que les Anglo-Saxons appellent it’s not done. Non, on ne peut pas diriger l’Epad à 23 ans et demi, quand on siège depuis à peine 20 mois au Conseil général et qu’on on n’a pas d’expérience politique ni dans les autres domaines de l’activité humaine.
Bonne nouvelle
Tous les enfants ne sont pas des cons. Cet après-midi même, un signe d’espérance, dans le Xème arrondissement de Paris, aux abords de la rue Cail…
Deux groupes d’enfants de huit à dix ans s’interpellent d’une extrémité à l’autre d’un carrefour. Le caïd de la première bande crie à tue-tête : « Il nous a donné des bonbons gratuit ! Venez ! ». A quoi le chef de la seconde bande rétorque à pleins poumons, avec une mimique et une intonation clownesques : « C’est un pédophile ! ». Les trois enfants autour de lui éclatent de rire. Si ces désopilantes têtes blondes deviennent un jour magistrats ou journalistes, il est peut-être permis d’espérer un monde meilleur…
Frédéric Lefebvre a tout compris !

C’est l’histoire d’un mec, il s’appelait Georges Marchais. En décembre 1979, en duplex depuis Moscou, il approuva en direct dans le JT l’intervention soviétique en Afghanistan. Un an et demi plus tard, le Parti faisait un plongeon historique à la présidentielle (à l’époque son score de 15% était considéré comme catastrophique, mais c’est une autre histoire). Les responsables de cette déconfiture communiste furent vite trouvés. Bon sang, mais c’est bien sûr, c’est la faute aux médias !
Pendant longtemps, ce mantra fera fonction de grille d’analyse unique au dit parti. Et comme on ne change pas une idée qui perd, la même bonne blague a servi à Raymond Barre en 1988, à Lionel Jospin en 2002 et à Jean-Marie Le Pen en 2007. Et même, à titre posthume, à Pierre Bérégovoy…
Rendons grâces à Frédéric Lefebvre, jamais en retard d’une tendance, d’avoir ressorti ce rossignol du placard, pour la collection automne-hiver 2009 de l’UMP. En accusant « les médias » de chercher « par tous les moyens, à détruire le président de la République », il ne fait rien d’autre que qu’une belle grande crise de complotisme.
On imagine la scène : à l’aube, seul dans son bureau à Marianne, Maurice Szafran décroche son téléphone et appelle Joffrin: « Salut Laurent, qu’est-ce qu’on pourrait faire aujourd’hui pour déstabiliser la République? » » J’ai des idées, Maurice, répond Laurent, on pourrait peut-être inventer un truc sur Jean Sarkozy ? Mais faut d’abord que je demande à Barbier ce qu’il en pense. N’oublie pas qu’on chasse en meute ! » Puis Lolo appelle le patron de l’Express, qui lui même téléphone à Apathie, qui en touche un mot à Edwy, qui lui-même explique la ligne du jour à Nicolas Demorand. L’objectif est simple : le Président de la République, élu par les Français, ces gens-là veulent le pendre à un croc de boucher. Heureusement, Frédo est là pour dénoncer ce nouveau complot des blouses blanches, démasquer les coupables et les désigner à la vindicte d’une opinion forcément indignée.
Profitons de ce que nos amis de l’UMP sont partis en séminaire de motivation afin de défendre au mieux les intérêts de leur chef et donc de la France, pour t’expliquer, lecteur, ce dont on parle. En fait de complot médiatique, il y a juste un énorme bug – le plus gros sans doute depuis le bouclier fiscal – de la machine à communiquer sarkozyste. On mettra de côté l’affaire Mitterrand, trop atypique, trop psychanalytique pour opposer méchants sarkozystes aux gentils journalistes (cf la défense hallucinante de Mitterrand-Salengro par BHL).
En revanche, la polémique de l’Epad, est un banal produit dérivé d’une monstrueuse erreur de dosage des communicants de l’UMP. Ces brillants cerveaux surpayés, ont juste oublié de faire un peu de politique. Certes sur le papier, c’est une élection, et Sarkozy Jr y est éligible. Qui plus est, le jeune Jean est, reconnaissons-le sans tortiller, plutôt très doué pour ses 23 ans. Sauf que quand on a été porté à l’Elysée au titre de la rupture, de la République impartiale et de la valeur travail, on n’autorise pas son fils à se porter candidat à la tête d’une money machine comme l’Epad. Parce que ce faisant, on est un peu aux antipodes des valeurs de courage et de sacrifice qu’on a voulu incarner avec la lettre de Guy Môquet. Le drame de l’UMP, c’est que ce coup-là, notre président d’ordinaire si affûté, ne l’a pas vu venir. Notre paie contre la sienne, que si le banco de l’Epad était à refaire, en vrai, il ne le referait pas.
Le drame du sarkozysme, c’est sa force. Sa modernité ontologique, c’est d’avoir fait muter l’habituelle émulsion instable genre vinaigrette entre com’ et pol’ en mélange indissociable façon mayonnaise. Les avantages, on les connaît, c’est cette mixture qui a transformé le proscrit de 1995 en président de 2007. Les inconvénients, c’est qu’aucune erreur politique ne peut plus être rattrapée, au risque de rendre le brouet totalement indigeste. Oui, le sarkozysme est une mayonnaise: ou elle parfaite ou tu la rates complètement. La vinaigrette chiraquienne ou mitterrandienne supportait, elle, un poil de sel en plus, ou une rallonge de vinaigre en fonction des nécessités ou du goût du moment. Chez Sarko, quand un maillon lâche, tout pète. Il est donc assez vain d’accuser les médias et encore moins l’opposition (quelle opposition ?) de vouloir affaiblir le Président de la république. L’UMP, avec son armée bolivarienne de communicants, y arrive parfaitement toute seule.
Délivrez-nous des précautionneux !

« On ne peut formellement montrer l’inexistence d’un risque… »
Dans leur grande honnêteté scientifique, les membres de la commission d’experts sur les radiofréquences de l’Agence française pour la sécurité sanitaire et l’environnement (Afsset) ont inclus cette clause de modestie dans leur rapport récemment remis au gouvernement. Il s’agissait d’établir si les ondes émises par les téléphones portables et antennes-relais disséminées sur le territoire constituaient un danger pour la santé.
Ce rapport, qui recense et évalue toutes les études réalisées à ce jour sur cette question, publie les auditions d’experts français et étrangers –physiciens, biologistes, médecins – est parfois hermétique pour les non-spécialistes, mais ses conclusions sont nettes et sans bavures. Dans l’état actuel de nos connaissances, rien n’établit de manière certaine que l’usage du téléphone portable ou la résidence à proximité des antennes-relais provoque des désordres graves de la santé des humains. Même la question de l’hypersensibilité magnétique, qui rendrait certains sujets plus vulnérables que d’autres à l’exposition aux radiofréquences, est renvoyée au registre de l’hystérie faute d’avoir pu être mise sur le compte de désordres cellulaires induits par ces ondes aussi malfaisantes qu’invisibles…
Mais comme on ne peut pas formellement démontrer l’inexistence d’un risque, ne serait-ce qu’en raison du manque de recul nécessaire pour évaluer les effets à long terme d’une exposition continue, les experts missionnés ne se sentent pas autorisés à trancher une fois pour toutes de la question. Ce sont des scientifiques, et non des idéologues. Ils proposent donc quelques vagues mesures de précaution, notamment pour les enfants, qui, si elles ne font pas de bien, ne font pas de mal.
Cela permet à nos habituels prêcheurs d’apocalypse de brandir leur « principe de précaution » comme les inquisiteurs de jadis arboraient leurs crucifix avant de brûler les hérétiques. La moindre incertitude, l’hypothèse que, peut-être, au bout de quatre-vingts ans l’utilisation intensive du GSM dézingue quelque neurones supplémentaires dans le cortex des vieillards du futur devrait, selon eux, nous inciter à instaurer un » moratoire » sur le développement de la téléphonie mobile, comme les écolos ont réussi à freiner, dans nos contrées, le développement des OGM. Le fonctionnement de nos chevaliers blancs de l’environnement est maintenant bien rodé : le nouveau engendre de l’inquiétude dans une population méfiante vis-à-vis de technologies toujours plus compliquées et sophistiquées. Les idéologues de la décroissance et autres militants de la nouvelle austérité attisent cette inquiétude pour la transformer en panique, rendant ces technologies responsables des calamités présentes et à venir : cancers divers et variés, Alzheimer précoces, malformations des nouveaux nés et autres drames sanitaires effroyables.
Comme le discours inverse ne mobilise pas des affects aussi puissants que la peur de la mort, et se fonde sur la notion de « risque acceptable » dans l’état actuel de nos connaissances, il est facile de le caricaturer et de faire passer ceux qui le tiennent pour de dangereux irresponsables.
La téléphonie mobile tue, certes, mais principalement dans le personnel d’un établissement qui est chargé de sa diffusion et de sa maintenance. Elle réduit également l’espérance de vie de ceux qui, pour des raisons professionnelles, se trouvent joignables et corvéables à merci par leur hiérarchie. On conviendra que les ondes mystérieuses n’ont que peu de responsabilité dans cette mortalité et le développement de ces pathologies.
Les fantasmes entretenus autour de la nocivité physique du portable offrent même un prétexte aux chefs d’établissements scolaires pour se défausser sur un prétexte sanitaire pour interdire son usage à l’école. Comme s’il était grossier de priver les gamins de leur gadget pendant les heures de classe parce que c’est comme ça et pas autrement !
Alors que fait le gouvernement quand il est confronté aux bataillons des associations paniquardes ? Il fait un » Grenelle » ! Après celui de l’environnement qui accoucha d’une funeste taxe carbone dont nous vous avons déjà entretenu, s’annonce le Grenelle des ondes où devront dialoguer ceux qui savent, et ceux qui parlent sans savoir, mais gueulent fort. Puis viendra, sans doute, celui des nanotechnologies à propos desquelles l’on entend déjà gronder les faux prophètes de malheur.
En 1992, à l’occasion du Sommet de la Terre, quelques milliers de scientifiques de haut niveau, parmi lesquels une bonne centaine de Prix Nobel, lançaient l’appel de Heidelberg où l’on pouvait lire :
« Nous soulignons que bon nombre d’activités humaines essentielles sont effectuées soit dans la manipulation de substances dangereuses, soit dans la proximité de ces substances, et que le progrès et le développement ont toujours nécessité de plus en plus de contrôle contre les forces hostiles, et ce, dans l’intérêt de l’humanité. Nous considérons donc que l’écologie scientifique n’est rien de plus que le prolongement du progrès continuel vers une vie meilleure pour les générations futures. Nous avons l’intention de faire valoir les responsabilités et obligations de la science à l’égard de la société. Nous prévenons toutefois les autorités en charge de la destinée de notre planète contre les décisions soutenues par des arguments pseudo-scientifiques ou des données fausses et non-pertinentes. »
C’était au siècle dernier, hélas !
La chèvre, le chien et le chou
« Une chèvre pourrait être élue avec l’investiture UMP à Neuilly » : c’est la réponse d’Arnaud Montebourg au principal argument de l’UMP pour justifier la candidature du conseiller général Jean Sarkozy à la tête de l’Epad. Pour Marine Le Pen, invitée de l’émission politique de France 5, c’est plutôt « un chien coiffé d’un bonnet marqué UMP » qui aurait été putativement élu dans ce coin-là. Quoique nous ne soyons pas très chauds partisans de la propulsion de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad, il ne faut pas exagérer dans l’autre sens non plus. Rappelons que David Martinon, 37 ans à l’époque, fonctionnaire expérimenté, diplômé de Sciences-Po, titulaire d’un DEA en économie et politiques publiques et major de sa promotion de l’ENA, a lamentablement échoué à Neuilly, malgré l’investiture UMP et le soutien des Sarkozy père et fils. Qu’on le veuille ou non, Jean Sarkozy, lui, a un certain talent pour la politique. Même coiffés d’un bonnet UMP, les chats ne font pas des chiens…
Europe Ecologie, mains vertes et tête haute

La désignation de Laurence Vichnievsky comme tête de liste d’Europe Ecologie en région PACA précise encore les contours du projet de ces Verts néolibéraux, finalement assez inquiétants. Laurence Vichnievsky, souvenons-nous, fit la une des journaux quand elle s’attaquait à l’affaire ELF en compagnie d’Eva Joly, ce fjord luthérien qui fait de Robespierre un modèle de chaleur humaine et qui elle, a déjà été élue députée européenne avec Cohn-Bendit en juin dernier.
Décidément, ces gens-là, quand ils font dans le people, aiment bien les juges. On se rappelle ce tandem, Vichnievsky et Joly, qui aurait pu inspirer une certaine sympathie dans sa volonté de nettoyer les écuries d’Augias mais qui par son instrumentalisation des médias comme bouclier, son utilisation de la détention préventive comme moyen de pression, son discret populisme qui consistait à jouer systématiquement l’opinion contre les élus, aura beaucoup fait pour discréditer les politiques en les désignant comme des salauds intégraux, tous partis confondus. Laurence Vichnievsky tenta même de s’attaquer sans aucun succès à Robert Hue et au financement du PCF. Il n’y avait pas de raisons que les communistes échappent au lot commun, car pour cette dame, apparemment, faire de la politique était déjà, en soi, suspect[1. Que Jérôme me pardonne cette intrusion mais il y avait d’autant moins de raisons que le PC échappât aux juges que sa gestion municipale n’était pas, me semble-t-il, un modèle de vertu. Passons. EL.].
Il m’a toujours semblé étonnant qu’on ne souligne pas, d’ailleurs, dans les multiples causes qui amenèrent Le Pen au second tour en 2002, cette variation obsessionnelle sur le thème « tous pourris » jouée par ces idiotes utiles du néo-poujadisme ambiant de ces années-là (je féminise ce concept léniniste, il n’y a pas de raison, la parité ne se partage pas).
La façon dont madame Vichnievsky parle de la politique à l’occasion de son investiture ne trompe pas et prouve qu’elle garde, au bout du compte, le même mépris pour cette activité : « J’étais juge, je le suis. Je représente une autre manière de faire, qui va à l’encontre de ce qui se fait en politique. » Je traduis : avant elle, avant qu’elle ne daigne affronter les électeurs (au cours d’un scrutin de liste), il n’y eut que des incapables ou des salauds, des élus totalement étrangers à l’intérêt public. Vêtue de probité candide et de lin blanc, la dame poursuit, nuançant légèrement son propos pour mieux lancer la flèche du Parthe : « Non, tous les politiques ne sont pas pourris, même en PACA. Je suis attachée à la règle de droit, j’ai envie qu’elle soit respectée par tous, en PACA peut-être plus qu’ailleurs. Quand je lis, dans la presse, qu’il y a à l’instruction une affaire de détournement de subventions accordées par le conseil régional, ça me choque. »
Il faut absolument que quelqu’un m’explique en quoi cette déclaration de principe ne pourrait pas être cosignée par le FN, époque « mains propres et tête haute » ou monsieur Bompard et ses identitaires de La ligue du Sud, pénibles décalques à la badiane et au pistou du grotesque Umberto Bossi.
Europe Ecologie, plus prosaïquement, se voit déjà le fossoyeur du Parti Socialiste. Entre le score de juin aux européennes, celui de leur candidate battue de justesse au second tour dans l’ancienne circonscription de Boutin et celui de Lipietz au premier tour contre Douillet dans la douzième des Yvelines, ils auraient tort de se priver. Ils sont le mouvement politique idéal de la bourgeoisie éclairée, celle qui fait partie des gagnants de l’économie de marché mais veut se montrer d’une grande tolérance sur les sujets de société, ceux qui ne coûtent pas chers, en tout cas à leurs enfants surprotégés : sexualité, drogues, droits particuliers. L’alliance objective de Cécile Duflo avec Sarkozy dans l’affaire de la taxe carbone, prouve que le Vert nouveau n’a plus rien à faire de l’électorat populaire.
Son écologie, c’est celle du tri sélectif, des pistes cyclables et des marchés bio, c’est aussi celle des associations nimby (not in my backyard, en gros, pas dans mon jardin) qui pétitionnent contre les antennes relais sur le toit d’en face, la construction d’un parking en centre-ville ou la présence d’un incinérateur dans un rayon de cinquante kilomètres. Mais ce n’est certainement pas celle qui se développe en ce moment dans les propositions du Parti de Gauche, par exemple, et qui souligne une banalité de base oubliée par ces Verts mutants : l’écologie est définitivement incompatible avec le capitalisme et ses modes de productions suicidaires dans une planète devenue trop petite.
Et Marx et Engels de nous rappeler, dans le Manifeste, par leur définition du « socialisme bourgeois », qu’Europe Ecologie a de tout temps existé, qu’il y a un transcendantal d’Europe Ecologie comme, dirait Badiou, il y a un transcendantal pétainiste : « Notez que, par transformation des conditions de la vie matérielle, ce socialisme n’entend aucunement l’abolition du régime de production bourgeois, laquelle n’est possible que par la révolution, mais uniquement la réalisation de réformes administratives sur la base même de la production bourgeoise, réformes qui, par conséquent, ne changent rien aux rapports du Capital et du Salariat et ne font, tout au plus, que diminuer pour la bourgeoisie les frais de sa domination et alléger le budget de l’Etat. »
Au secours, les eighties reviennent

Conscients que leur ralliement bidon au revival rock n’roll ne tiendra pas plus d’une saison, les créatifs de mode fatigués fourbissent leur arme secrète pour l’horizon 2011 : le retour aux eighties. Les magazines pour dames nous parlent déjà de look Alexis Carrington. Certes, celle-ci, divinement incarnée par Joan Collins dans Dynasty, peut raisonnablement nous faire rêver, de même qu’on peut sans déchoir partager la fascination de Nanni Moretti pour Jennifer Beals, l’héroïne de Flashdance, telle qu’il l’a contée dans Aprile. OK, OK, je veux bien tout ça ; mais la vérité des prix pour les eighties, ces années oubliées par le goût » selon l’expression inspirée d’un journaliste anglais, c’est les brushings au fer à souder, les épaulettes de déménageurs stéroïdés, les imprimés qui font peur aux enfants. On en trouvera une illustration chimiquement pure dans la photo officielle actant la prise de pouvoir de Francis Bouygues à TF1 (circa 1986) starring Mmes Sinclair, Ockrent et Cotta. Il ne manque plus que Jean-Luc Lahaye ou Phil Collins pour la bande son, mais bon, on peut aimer…
Colum McCann après

La lecture de cet article, comme je l’ai évoqué dans son pendant, est rigoureusement réservée à ceux qui ont déjà lu Et que le vaste monde poursuive sa course folle de Colum McCann. Elle gâcherait aux autres un très grand plaisir et bien des surprises.
Et que le vaste monde poursuive sa course folle est composé d’un prologue et de douze récits. Onze voix se succèdent : Ciaran, Claire Soderberg, Lara Liveman, le funambule, Fernando Yunqué Marcano, Sam, Tillie, le funambule, Solomon Soderberg, Adelita, Gloria, Jaslyn. Six récits à la première personne ; cinq récits à la troisième personne, mais livrant toutes les perceptions et les pensées du personnage (parmi eux, les deux magnifiques récits du funambule, double romanesque anonyme du funambule français Philippe Petit) ; un récit, enfin, balançant entre la première et la troisième personne (celui de Claire). Une voix irlandaise et neuf voix new-yorkaises convergeant toutes vers un seul point, décrivant leurs spirales autour d’un point unique : la journée du 7 août 1974.
Ce jour-là, au matin, le funambule dansa sur un câble tendu entre les deux tours du World Trade Center. La mort ne le saisit pas. Elle attendit la nuit et en emporta un autre : Corrigan, l’autre personnage central du roman. Le concert de ces dix voix de l’année 1974 est couronné par une dernière voix new-yorkaise, celle de Jaslyn, qui résonne trente deux ans plus tard, en 2006.
Onze vies. Onze douleurs. Onze joies. Mais un seul monde. Eclairé par deux étoiles tremblantes : le funambule et Corrigan.
Corrigan meurt.
Il meurt dès la fin du premier des douze récits, qui fait entendre la voix de Ciaran, son frère. Mais il ressuscite plus tard, à de multiples reprises, à la croisée d’autres vies. La plus grande partie du roman est ainsi baignée dans l’eau de l’irrésistible mortalité de Corrigan. Nous qui le savons mort, chaque nouvel instant de sa vie nous en devient infiniment précieux. Corrigan est mortel. Merveilleusement mortel. Comme nous tous. En sa présence, nous devenons enfin qui nous sommes. Nous devenons nous autres mortels. Nous découvrons notre Commun authentique, la mortalité. Sans elle, comment pourrions-nous nous supporter les uns les autres une seule seconde ? Sans sa grâce sur nous tombée, comment pourrions-nous, parfois, nous aimer ? Comment le mot amour pourrait-il avoir le moindre sens pour nous ?
Colum McCann tend le fil de son roman entre Corrigan et le funambule. Des traits communs les relient l’un à l’autre : l’amour de l’instant présent, le désir d’atteindre l’absolu du présent, de le porter à incandescence ; la quête de la beauté, qui est sans pourquoi ; l’absence de peur de la mort, le consentement à la mortalité. Mais d’autres traits relient aussi secrètement le funambule avec les hommes qui ont précipité des avions contre ces mêmes tours du World Trade Center : l’hybris, le sentiment d’élection, le sentiment d’appartenir à une humanité supérieure. Une certaine indifférence à l’égard des simples mortels. Sur ce point, le funambule diverge de Corrigan.
La grandeur de Et que le vaste monde poursuive sa course folle tient aussi à son amour pour ce qui est petit. Et réel. Tout près du sol. Colum McCann n’est jamais général. Il entre perpétuellement dans les détails. Au pied du World Trade Center, il aperçoit par exemple « une femme avec un chandail vert, tout contre l’édifice, qui se baissait sans cesse pour lacer ses chaussures. De petites pluies de plumes s’échappaient de ses mains. Elle ramassait les oiseaux morts qu’elle mettait dans des sacs plastique. Des passereaux, dont beaucoup de pinsons à gorge blanche. » Beaucoup de motifs infimes reviennent à travers le roman, avec une maîtrise et une précision admirables, faisant résonner leurs échos, déployant leur richesse métaphorique : ainsi des vieux costumes du père de Corrigan, de la grève des éboueurs ou encore du coyote solitaire. Et cette petite prouesse narrative, enfin : le sixième récit, celui de Sam, n’est relié au reste du roman, outre son évocation du funambule, que par un détail minuscule qui surgit bien plus tard : une cabine téléphonique sonnant dans le vide aux abords du Word Trade Center…
La rencontre de l’espérance et de l’art du roman est une chose très rare. Elle advient pourtant de façon authentique dans Et que le vaste monde poursuive sa course folle.
Pour échapper à l’espérance, il existe deux voies royales. La première consiste à nier l’existence du mal et de la mort. C’est la voie du kitsch, de la « positive attitude« , qui jusqu’à l’écœurement prétendent ne voir partout que du bien, que lumière, que vie. À nous tous qui tâtonnons avec angoisse, avec joie, sur le fil ténu de notre existence, le kitsch proclame ce mensonge tonitruant : « Il est certain que tu ne tomberas pas ! »
L’autre voie royale est celle du désespoir. Le désespoir est aussi aveugle que le kitsch : il ne voit que le mal, la mort et tout ce qui s’achève. Il proclame un autre mensonge : « Il est certain que tu tomberas ! Le pire est toujours certain ! » En pariant toujours sur le pire, il aspire à une maîtrise illusoire sur la vie humaine. Sa « lucidité » est cécité.
La vérité est du côté de l’espérance. Elle affirme : « Rien n’est certain, pas même le pire ! » Elle affirme : « Il est possible que tu tombes ou que tu ne tombes pas. Je n’en sais rien. » Cette incertitude est la condition de possibilité de l’espérance.
L’espérance ne fait disparaître du monde ni le mal ni la mort. Ancrée obscurément dans nos corps, elle est seulement une transfiguration du regard, un arrachement au désespoir, qui ne voit que le mal et partout ce qui finit. Qui éprouve de la jalousie et de la haine pour ce qui commence, ailleurs ou en moi. Qui désire l’écraser, en nier l’existence. L’espérance est simultanément un arrachement au kitsch, qui ne voit partout que le bien et ce qui commence. L’espérance voit ce qui commence et ce qui finit. Elle voit tout.
Et prononce un amen que rien ne justifie. Sinon sa tenace folie printanière.
Kissinger et moi

Henri Kissinger, d’abord, je le voyais nettement plus grand. C’est vrai qu’à force de le présenter comme un géant je m’étais imaginé une stature. Or c’est un petit bonhomme ventripotent qui entre dans le salon du Ritz, palace où il a ses habitudes lorsqu’il passe par Paris. Oui, Kissinger ne se refuse rien, il a donné quelques conférences à un million de dollars et à l’occasion conseille encore nombre de puissants, y compris Obama. Kissinger a été secrétaire d’Etat de deux présidents américains républicains, Nixon et Ford. S’il n’était pas né en Allemagne et naturalisé américain avec ses parents – la famille a fui le nazisme après la « Nuit de Cristal » -, il aurait eu toutes ses chances d’être élu Président. Il a dû se contenter des affaires étrangères et du prix Nobel de la Paix pour ses efforts au Vietnam, ce qui n’est pas si mal, comme disait Mitterrand à propos de Rocard.
Pourtant, évoquez cette rencontre, la plupart de vos collègues ne vous regardent pas avec envie mais comme si vous aviez rendez-vous avec Méphisto : on vous parle des bombardements contre le Vietcong et de leurs innombrables victimes civiles et, bien sûr, de l’opération Condor, dans laquelle Kissinger est soupçonné d’avoir trempé dans les années 1970. Condor est cette opération secrète d’élimination d’opposants de gauche latino-américains dans les pays ou ils s’étaient réfugiés, y compris aux Etats Unis. Kissinger est obligé de limiter ses déplacements à l’étranger car plusieurs ONG essaient de l’envoyer devant la Cour Pénale internationale. Peu de chance qu’ils y arrivent mais dès fois qu’un petit juge ambitieux veuille se faire de la pub en l’envoyant au trou comme Polanski, je vous laisse imaginer…
Donc je rencontre cet homme, digne continuateur de Bismarck dans la realpolitik moderne et oracle diplomatique. Je le trouve au Ritz en compagnie d’Hubert Védrine qui faisait partie des rares personnes dans la confidence. Normal, Védrine c’est un peu notre Kissinger à nous. Un pro. Pour lui aussi la diplomatie n’est affaire ni de droite ni de gauche, mais de réalités incontournables. Aucun principe aussi noble soit-il, (comme par exemple les droits de l’homme) ne saurait s’y substituer. C’est ainsi que tout anti-communiste viscéral qu’il fût, Kissinger devint un symbole de la détente et de la fameuse méthode des « petits pas » puis de la « shuttle diplomatie » qui fit beaucoup d’émules avec les progrès de l’aviation. Car Kissinger est tout sauf un néo-con. Il parle beaucoup par understatement, par litote. Mais tâchons de résumer sa pensée:
Il pense qu’il faut parler avec tout le monde et approuve par exemple la main tendue d’Obama aux Iraniens. Ce qui le chagrine ce n’est pas qu’il y ait une carotte, mais qu’on ne voie pas le bâton. Autrement dit que les Américains ne paraissent pas crédibles dans leurs menaces de rétorsion au cas où les négociations avec Téhéran sur le nucléaire échouaient. Préoccupation qu’il résume ainsi: « Il ne faut jamais que votre interlocuteur sente que vous êtes disposé à accepter finalement ce que vous qualifiez dès le départ d’inacceptable ». Et prend ça M. le prix Nobel à crédit !
Deuxième question : l’Afghanistan est-elle un nouveau Vietnam? Peut-être bien. D’une part, Kissinger pense qu’Obama n’a pas d’autre choix que d’écouter le commandant qu’il a lui-même nommé sur place, le général Mc Chrystal, et d’envoyer des renforts importants, à défaut de quoi les talibans interprèteront cette irrésolution comme un signe de faiblesse voire de défaitisme. D’autre part, il sait que la victoire militaire n’est rien sans l’appui de l’opinion publique. Au Vietnam nous avions presque gagné, dit-il, mais l’opinion ne soutenait plus l’effort réclamé. Le Watergate a fini de tout ficher par terre et a précipité la débâcle. Cette fois-ci les alliés des Américains ne se bousculent pas non plus pour les appuyer militairement (Sarkozy vient d’annoncer qu’il n’y aurait pas un soldat français de plus).
Conclusion: Obama a toutes les chances de se planter.
Mais Kissinger est aussi un grand conteur. Allez tonton Henry (86 ans) une anecdote pour finir sur la fin du mur de Berlin, il y a 20 ans déjà: « J’étais en Chine, ou je m’entretenais avec Deng Xiaoping. Tout semblait calme, mais Deng m’explique que le bloc communiste en Europe de l’Est est condamné parce que Gorbatchev a fait la glasnost (ouverture démocratique) avant la perestroïka (modernisation économique et sociale), et que les Chinois ne feront jamais la même erreur. Là-dessus je m’envole pour Hawaï, ou j’atterris quelques heures plus tard. Et j’apprends que le mur n’existe plus ! Il faut toujours faire très attention à ce que disent les Chinois. »
FAO contre FMI
Dominique Straus-Khan, actuel Grand Argentier de l’Univers et futur président socialiste de droite en 2012 s’est déclaré ce samedi « d’un optimisme prudent » pour l’économie mondiale. C’est beau, tout de même, une litote la nuit. Il a également ajouté : « Des réponses politiques de grande ampleur dans le monde entier ont stabilisé les marchés financiers et atténué le ralentissement de l’activité ». Tant mieux alors, on est bien content, et avec nous le milliardième être humain souffrant de malnutrition chronique que la FAO (organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation) vient de comptabiliser à l’occasion de la Journée Mondiale contre la Faim. Ils n’étaient, ces pouilleux du Sud, que 963 millions en janvier 2009. Bien entendu, toute tentative d’établir un lien logique entre ces deux informations ne pourrait être que malveillante, voire absurde. Il est bien connu que le banquier est un humaniste bienveillant et l’Africain un anorexique capricieux.
Jean Sarkozy : pas de défense possible

Légal ? Sans doute. Légitime ? Là, ça coince. Quant au principe d’égalité, je vous laisse répondre. La candidature de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad soulève des problèmes qui sont au cœur de la culture politique française. Au-delà de la dimension personnelle – le clan qui pousse son dauphin – l’enjeu est le processus démocratique lui-même. Comme l’ont dit et répété le principal intéressé et ses partisans, il n’est nullement question d’une nomination mais bien d’une élection.
La question de la compétence des élus est un terrain difficile voire dangereux. En principe, le suffrage universel confère une légitimité qui ne dépend ni des compétences ni de l’expérience. À 28 ans, Nicolas Sarkozy a été élu maire de Neuilly alors que son CV l’aurait écarté d’emblée d’un appel à candidature pour un poste subalterne dans l’administration de cette même ville. Le principe selon lequel un homme peut être président de la République même s’il n’a aucune des qualités requises pour devenir son directeur de cabinet est une condition sine qua non de l’existence d’une démocratie saine. Les postes considérés comme politiques et occupés par des élus sont, par définition, ouverts à chaque citoyen adulte possédant un casier judiciaire vierge, et c’est très bien comme ça. Sinon, les conditions préliminaires pour une candidature deviendraient tôt ou tard un moyen de restreindre davantage l’accès déjà limité à la classe politique. Contrairement aux usages dans le service public ou privé, une candidature politique comme celle de Jean Sarkozy à la tête de l’Epad n’exige aucune compétence objective du candidat et ses qualités n’entrent en jeu que dans un deuxième temps, au moment de la campagne électorale.
Le problème, c’est que la culture politique française avec ses élites – dont la classe politique – majoritairement formées par d’excellentes écoles, entretient une dangereuse ambiguïté entre les techniciens et les hauts fonctionnaires d’un côté et les politiques de l’autre. Tous sortent des mêmes écoles – du même moule, pense l’opinion. La réputation désastreuse des hommes politiques et celle, tout de même meilleure, des hauts fonctionnaires font penser à beaucoup que l’on serait mieux gouverné par des experts recrutés sur concours que par des politiciens élus sur des promesses « qui n’engagent que ceux qui les écoutent ». Et d’ailleurs, certains pensent même que les promesses électorales devraient avoir le statut d’engagements contractuels. Le bonheur serait donc d’être gouverné par de brillants PDG avec lesquels on signerait un contrat avec à la clé, pourquoi pas, des bonus et des malus. Seulement, on a vu que ces techniciens de haut niveau et autres PDG expérimentés n’en menaient pas large quand le système financier mondial menaçait de s’effondrer.
Retour à la case départ : impossible d’échapper au politique ni à la politique, et donc à une définition assez vague de la compétence – de ce point de vue, Jean Sarkozy commet une erreur quand il dit qu’il fait ce « métier » par passion. Car justement, la politique n’est pas un métier.
Après avoir brossé le fond du décor, il est temps de passer aux pinceaux fins pour introduire quelques nuances. Dans une démocratie, il y a élections et élections. Si le suffrage universel a le dernier mot, par le jeu des cascades d’élections par les élus, plus on s’éloigne du peuple souverain et plus on perd en légitimité. C’est pour cette raison que le Sénat est inférieur à l’Assemblée nationale, et que celle-ci a en France un problème vis-à-vis du président de la République. Jean Sarkozy, quant à lui, a été élu par le canton de Neuilly-Sud pour siéger au Conseil général des Hauts-de-Seine : c’est la base de sa légitimité démocratique, qu’il ne faut ni négliger ni exagérer. Ce qui est étonnant, c’est que trois mois seulement après les élections cantonales de mars 2008, il a été élu par ses pairs à la tête du groupe UMP-Nouveau Centre-Divers droite. À 22 ans, et avec très peu d’expérience politique – du reste pas très brillante, vu la gestion de la campagne municipale à Neuilly – on peut se demander sur quels critères ses pairs ont décidé de le mettre à leur tête. Voilà le péché originel à partir duquel il commence à brûler les étapes. La suite est dans la même logique : un an seulement à la tête de leur groupe et le voilà propulsé de nouveau par ses pairs vers l’Epad, une structure lourde et compliquée.
Les choix faits par le groupe UMP du Conseil général des Hauts-de-Seine sont donc plus que discutables, non pas à cause d’un manque de compétences techniques ou de diplômes comme l’a ironiquement observé Fabius, mais bien parce que le candidat manque cruellement de légitimité démocratique (l’effet de levier entre les Cantonales et l’Epad a trop dilué sa légitimité d’élu) et plus encore d’expérience politique ! On ne demande pas à l’administrateur de l’Epad d’être expert-comptable ni premier d’une promotion de l’ENA, mais peut-être d’être un politicien expérimenté doté d’une vision et ayant prouvé sa capacité à mener à bien des projets politiques, bref il doit inspirer confiance quant à son aptitude à définir et servir l’intérêt général. Il est tout à fait légitime d’être un élu cantonal à 22 ans, mais ce n’est que le début de ce que les Romains appelaient le Cursus Honorum, autrement dit la progression dans les emplois publics. Cette chronologie obligatoire avait l’avantage de tester les compétences et de n’avoir pour magistrats suprêmes que des hommes mûrs et expérimentés.
Il est impensable de légiférer pour imposer un tel Cursus Honorum, aussi incombe-t-il à l’opinion publique, par le débat et pourquoi pas le scandale, de définir la hauteur de la barre. L’impatience de Jean Sarkozy a sans doute poussé son père à commettre une erreur politique inutile, mais en même temps cette affaire permet d’établir des limites non écrites, ce que les Anglo-Saxons appellent it’s not done. Non, on ne peut pas diriger l’Epad à 23 ans et demi, quand on siège depuis à peine 20 mois au Conseil général et qu’on on n’a pas d’expérience politique ni dans les autres domaines de l’activité humaine.

