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Camus, sa clope, ses cendres

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Albert Camus
Albert Camus.

Une nouvelle polémique, tombant à point pour Thierry Henry, Raymond Domenech, Eric Raoult et Marie NDiaye, prend une belle ampleur dans notre Landerneau : faut-il transférer les cendres d’Albert Camus au Panthéon ? Comme l’intéressé n’est plus là pour donner son avis, ce sont les ayants droit, à savoir les héritiers de l’écrivain, ceux qui palpent les énormes royalties des ventes de l’auteur le plus lu dans nos établissements scolaires, qui doivent décider.

[access capability= »lire_inedits »]Le fils, Jean, est contre parce qu’il n’aime pas Sarko. Sa fille, Catherine, la joue modeste et se sent dépassée par une décision trop lourde à porter pour elle. Les mouches du coche, à savoir Olivier Todd, le biographe d’Albert Camus et Jean Daniel, qui se mêle de tout, sont contre parce qu’ils pensent être les seuls dépositaires moraux de ce pied-noir qui choisissait sa mère plutôt que la justice.

Bref, un pataquès qui va vraisemblablement repousser de quelques décennies le transfert de la dépouille de l’écrivain du cimetière de Lourmarin dans la crypte du monument réservé aux grands hommes.

Pour éviter à l’avenir de tels désagréments, il serait utile de demander à chaque Français, mettons le jour de sa majorité, s’il accepte ou non de reposer au Panthéon dans le cas où la nation le jugerait digne de rejoindre l’illustre compagnie des macchabées d’élite.

En ce qui me concerne, c’est oui, tout de suite et sans hésitation. Au prix du mètre carré dans le quartier, l’espace occupé par mon tombeau aura autant de valeur que la modeste maison qui abrite mes vieux jours.

Si ce n’est pas trop demander, je pourrais également formuler quelques vœux concernant le voisinage. Eviter Jean-Jacques Rousseau, qui est un mauvais coucheur, et être proche de Malraux, qui a bien dû embarquer quelques bouteilles de pur malt dans son cercueil.[/access]

Égypte/Algérie : football et symboles

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Football
La fierté nationale algérienne se mêle à de la jubilation face à l'humiliation égyptienne.

Si Nasser était encore en vie, il en serait mort. Que l’Egypte, « Oum dounia » (Mère du monde), rate sa qualification pour la Coupe du monde de football, passe encore. Que l’Algérie y aille à sa place, ça fait beaucoup. Mais il y a pire : en quelques jours, Le Caire a perdu l’illusion de sa position dominante au sein du monde arabe. L’Algérie n’a pas seulement gagné un match, elle a crié : « Le roi est nu ! » L’épouvantable scène de ménage qui a accompagné les deux matches Egypte-Algérie dans le cadre des éliminatoires de la Coupe du monde de football a viré au drame et presque à la guerre. La colère a fait tomber les masques.

Les enjeux symboliques étaient considérables. Après l’élimination du Qatar et de la Tunisie, l’Egypte et l’Algérie devaient disputer, le 14 novembre au Caire, le seul ticket d’entrée du monde arabe pour l’Afrique du Sud. Pour se qualifier, la sélection égyptienne devait marquer trois buts sans en encaisser un seul. Le suspense était donc au rendez-vous, la politique aussi. Deux mois après l’échec cuisant du candidat égyptien à la présidence de l’Unesco, Hosni Moubarak avait besoin d’une victoire de prestige. On ne peut donc pas lui reprocher d’avoir essayé de surfer sur une vague – si rare − d’enthousiasme national ni d’avoir profité de l’occasion pour mettre en avant son fils Gamal, candidat officiellement officieux à sa succession. On ne peut pas non plus s’étonner que tout cela ait mal tourné.

[access capability= »lire_inedits »]Le 12 novembre, deux jours avant le match au Caire, le car qui transporte la sélection algérienne de l’aéroport à son hôtel est caillassé ; trois joueurs sont blessés. Ce n’est qu’une étincelle, mais une bonne dose de mauvaise foi et de volonté en font un incendie. Gamal Moubarak se rend à l’hôtel des Algériens, mais ceux-ci refusent de le recevoir. Le président de la Fédération algérienne de football qualifie l’incident de traquenard organisé par la Fédération égyptienne et insinue l’existence d’une complicité au sommet de l’Etat. Finalement, la version officielle égyptienne met le feu aux poudres : les joueurs algériens auraient profité de ce regrettable incident pour s’auto-infliger des blessures. Si agression il y a, c’est le chauffeur égyptien du car qui en a été victime. Bref, le délire nationaliste est à son comble.

Plus que l’incident lui-même, le mépris et l’arrogance de la réaction égyptienne déclenchent la colère des médias. Les internautes algériens profitent de l’occasion pour dire leurs quatre vérités aux Egyptiens avec une rare violence verbale.

Deux jours plus tard, face à une sélection algérienne déstabilisée (certains joueurs portent des pansements et bandages), les Egyptiens se retrouvent à un but de la qualification. En égalant sa rivale (grâce à une victoire 2 à 0), l’équipe égyptienne décroche un deuxième match, déterminant. Il sera disputé quatre jours plus tard à Khartoum, terrain neutre proposé par Le Caire. Selon une formule récurrente dans la presse algérienne de l’entre-deux-matches, l’Algérie a perdu une bataille, mais n’a pas perdu la guerre.

Dans l’attente du 18 novembre, la tension des deux côtés est forte. En Algérie, on évoque le 18 juin 1940, mais l’atmosphère rappelle plutôt août 1914. Les rumeurs vont bon train sur les violences subies par les supporters algériens au Caire : humiliation de femmes − même enceintes ! − fouillées à l’entrée du stade par des policiers et dénudées en public, on évoque des Algériennes mariées à des Égyptiens qui sont répudiées, on parle de morts. Le terme de hogra (sentiment très fort d’injustice) est sur toutes les lèvres. À Alger, les passages à l’acte se multiplient, notamment contre des agences de Djezzy, opérateur de téléphonie mobile appartenant au groupe égyptien Orascom, et certains appellent au boycottage des produits égyptiens.

Dans cette atmosphère de guerre, le gouvernement algérien organise un « pont aérien » pour permettre au plus grand nombre d’aller à Khartoum soutenir ou défendre leur équipe. Épaulé par quelques hommes d’affaires, l’Etat prend en charge tous les frais, négocie avec le Soudan un visa collectif et met à disposition des supporteurs les cargos de l’armée de l’air.

Le soir du 18 novembre, la joie de la victoire est à la hauteur du suspense et de la mobilisation sans précédent dans l’histoire du pays, mélange enivrant de fierté nationale et de jubilation face à l’humiliation égyptienne.

Ce n’est pas la première fois que le football est un facteur ou un révélateur de haine entre ces deux pays. En 1990, la star algérienne Lakhdar Belloumi avait été condamnée par contumace par la justice égyptienne à une peine de prison ferme pour avoir attaqué et blessé le médecin de l’équipe nationale égyptienne à l’issue de la rencontre Egypte-Algérie pour les éliminatoires du Mondial 1990.

Mais cette fois-ci, les Algériens ne sont que les porte-parole d’un sentiment qui les dépasse largement. De Gaza à Rabat, la « rue arabe électronique » donne un carton jaune aux Egyptiens : ras-le-bol de vos prétentions et de votre morgue ! Les rancunes cumulées pendant des décennies ont fini par crever la façade de la politesse et de la langue de bois. « Vous êtes des crève-la-faim comme nous, alors arrêtez de vous la jouer ! » : tel est le message envoyé en boucle.

Le Caire a longtemps joué des ambiguïtés entre nationalisme et panarabisme pour se targuer de la puissance arabe comme si elle était sienne, mais cette défaite sur pelouse révèle que plus personne n’est dupe : l’Egypte est d’abord égyptienne et elle va très mal. Or, pour elle − comme pour la France –, être investie d’un rôle, d’une mission plus large que ses propres frontières fait partie de l’ADN national. Faute de Coupe du monde, les Egyptiens devront boire celle-ci jusqu’à la lie.[/access]

Ballard is not dead

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Ballard

Disparu en avril 2009 à Londres, J.G. Ballard reste l’un des auteurs les plus prophétiques de notre modernité où la technologie, le panoptisme et la transformation de la planète en une gigantesque banlieue dont le centre n’est plus nulle part ont durablement désenchanté le monde. Ce sont les éditions Tristram, en France, qui se sont chargées d’une réédition méthodique et complète de ses nouvelles en trois volumes. Le deuxième vient de sortir et couvre la période 1963-1970. Il comporte de nombreux textes retraduits ainsi qu’un certain nombre d’inédits comme le terrifiant Soudain l’après-midi, qui tourne autour de la perte d’identité.

[access capability= »lire_inedits »]Hâtivement et paresseusement classé dans les auteurs d’anticipation ou de science-fiction, Ballard, dans sa préface de 2001, fait un sort à cette réputation et nous donne son art poétique qui en fait un héritier direct d’Orwell : « Le futur, faut-il le répéter, est une zone dangereuse lourdement minée, et qui a tendance à se retourner pour vous mordre les chevilles quand vous faites un pas en avant. Un correspondant me faisait récemment remarquer que les verséthiseurs de Vermillon Sands fonctionnent avec du ruban perforé. Et pourquoi tous ces gens branchés vivant dans le futur n’ont-ils pas de micro-ordinateur ou de téléphone portable ? Je pourrais seulement répondre que Vermillon Sands ne se trouve pas du tout dans le futur, mais dans une sorte de présent visionnaire, qualification qui sied à mes nouvelles et à presque tout ce que j’ai écrit par ailleurs. »

On trouvera ainsi, pour l’essentiel, des nouvelles qui sont avant tout des exagérations des lignes de forces de ces années 1960 où le consumérisme, le risque nucléaire, la folie automobile et les délires sexuels annonçaient les prodromes de cette « région du désastre » de nos années 00 s’achevant dans un climat d’asile mondialisé et suicidaire. Quelques joyaux, parmi les 36 textes ici colligés : L’Homme subliminal décrit un univers totalement envahi par la publicité qui conditionne le moindre des comportements jusqu’à retirer tout libre arbitre et recréer de faux souvenirs tandis que L’Ultime plage ou Un lieu et un moment pour mourir sont deux belles fins du monde aussi élégantes que mélancoliques, cette spécialité de Ballard qu’il développera dans des romans comme Le Monde englouti ou Sécheresse. Les cœurs bien accrochés pourront aussi lire Coïtus 80 qui prévoit, dans un catalogue anatomique glacé et ironique, comment le sexe va devenir une simple affaire de reconstruction chirurgicale.

On pourra également redécouvrir le Ballard expérimental, déconstructeur cruel des narrations calibrées, avec des nouvelles issues notamment de La Foire aux atrocités, son livre le plus étrange, matrice de ses romans majeurs que seront Crash et IGH : on appréciera tout particulièrement, et pas seulement pour leurs titres L’Assassinat de John Fitzgerald Kennedy considéré comme une course de descente automobile ou Pourquoi je veux baiser Ronald Reagan.

Indispensable, donc, pour les bibliothèques antitotalitaires de tous les Causeurs.[/access]

Orthographe : non au droit à l’horreur !

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Baudelaire
Quand on pense que Baudelaire n'est même pas passé par un IUFM !

Baudelaire aimait, à propos de la poésie en général et du sonnet en particulier, parler de la « jouissance éternelle de la contrainte ». Cette définition aurait très bien pu convenir à l’orthographe et à la grammaire. Domaine de la règle par excellence, de la plus logique à la plus abstruse, l’orthographe est une passion bien française, comme les fromages, les révolutions, les romans d’analyse et les femmes aux chignons couleur de sous-bois.

On se souvient de Vaugelas, qui tenta la première grammaire raisonnée en 1647 avec Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire. Dans une France où tout était fantasque et léger, violent et incertain, dans cette France de la Fronde et des charges de cavalerie de l’aristocratie contre les mousquetaires du Roi dans le faubourg Saint-Antoine, Vaugelas annonçait le siècle de Louis XIV, le souci de la cohérence et de l’ordre, cet autre nom de la grandeur.

[access capability= »lire_inedits »]Seulement voilà, pour les bien-pensants de toutes les époques qui confondent le n’importe quoi avec la liberté, Vaugelas a chargé l’orthographe d’un péché originel. On lui reprocha notamment d’avoir fixé des règles à partir de ce qui était l’usage à la Cour et chez les Grands. Autrement dit, déjà, de petits François de Closets du XVIIe siècle, comme Ménage, jouaient la surenchère démagogique et estimaient que ces règles étaient bien compliquées, bridaient la créativité et rejetaient dans les ténèbres extérieures les auteurs du passé. Le « bon usage » de Vaugelas fut donc, dès son origine, considéré comme réactionnaire. Quelques exceptions notables, quelques intelligences un peu plus dialectiques que les autres comprirent assez vite que ce « bon usage », s’imposant à tous et vraiment à tous, du haut en bas de l’échelle sociale, était au contraire un facteur d’égalité. Ainsi, en pleine monarchie absolue, Molière écrit-il, dans Les Femmes savantes :

La grammaire, qui sait régenter jusqu’aux rois
Et les fait, la main haute, obéir à ses lois.

Évidemment, tout le monde n’étant pas Molière, l’orthographe fut régulièrement l’objet d’attaques plus ou moins violentes des idiots utiles des fausses émancipations. Roland Barthes, qui écrivit des choses si intelligentes sur Racine, Michelet ou lui-même, proféra néanmoins la plus grosse des bêtises à propos des règles linguistiques en déclarant, dans une célèbre leçon inaugurale au Collège de France : « La langue est fasciste. »

Personne, dans la furie délirante des soixante-huitards, n’a relevé que le fascisme consistait plutôt à empêcher le peuple de s’approprier ce bien commun, ce fameux « bon usage » qui permet de parler d’égal à égal avec le puissant, le bourgeois, le riche. Cette horreur orthographique n’a cessé de grandir, sous les coups conjugués du pédagogisme et de la technologie.

Le pédagogisme ? Que penser de cet inspecteur général, auteur de cette citation célèbre chez les professeurs de lettres : « Il faut déscolariser l’enseignement du français. » Ce qui a abouti à donner aux apprentis-stagiaires soumis au décervelage des IUFM ce genre de consigne : une phrase est dictée à toute la classe, l’enseignant écrit sur le tableau « toutes les graphies différentes » afin que la classe « négocie oralement pour déterminer la graphie à retenir ». Et s’il arrive qu’une mauvaise graphie soit choisie, il faut alors « réprimer son adultité spontanée et ne pas corriger », puis proposer dans la semaine « une phrase dans laquelle il s’agit d’analyser la graphie exacte », les élèves − pardon les apprenants − allant d’eux-mêmes recréer la règle par opération du Saint-Esprit ou, plus sûrement, par ce génie propre à l’enfance, cette enfance pré-freudienne, vêtue de probité candide et de lin blanc, comme chacun sait. On peut imaginer la boucherie à laquelle la jeune certifiée de Perpignan, nommée pour son premier poste dans l’académie de Créteil, sur un établissement en ZEP, est envoyée quand elle va « négocier la graphie » avec des élèves de 3e pleins de sève et de colère informulée (et pour cause…) devant une école qui les prend pour des abrutis tout en leur faisant croire qu’ils sont « au centre du système ».

La technologie, maintenant : chat et SMS ont défiguré la langue, désossé la syntaxe, réduit à néant l’orthographe et le champ lexical. C’est, à proprement parler, le projet de Novlangue de 1984 : « Ne voyez-vous pas que le véritable but du Novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer », déclare Syme à Winston Smith.

Evidemment, la différence avec la France des années 2010, c’est que l’enfant des beaux quartiers, lui, aura malgré tout à disposition une bibliothèque à la maison et une grand-mère ou une cousine qui surveilleront de manière non négociée la graphie des cartes postales ou des bons vœux.

Pour l’autre, le « jeune » des « quartiers sensibles », il pourra toujours lire le dictionnaire Français-Céfran concocté il y a quelques années par des « profs sympas » puisqu’il est désormais, à cause de la haine libérale-libertaire de toutes les règles, exilé dans sa propre langue.

Grévisse, reviens, ils sont devenus fous ![/access]

Jeux de rôles, jeux pas drôles

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Jean-Marie Le Pen
Le PS et l'UMP vont-ils réussir à réveiller Le Pen ?

Il y a quelque chose d’assez bizarre dans la tournure prise par le débat politique en cette fin novembre. Je ne vous refais pas le résumé du recentrage « identitaire » de l’UMP après les affres de l’EPAD − qu’on pourrait plus raisonnablement qualifier de « redroitage ». Mais j’avoue avoir été surpris par la façon dont l’intelligente Martine Aubry a choisi, plutôt que de botter en touche, de foncer sur la muleta sarkozyste en lançant un plaidoyer vibrant pour l’adoption homosexuelle et la régularisation massive des sans-papiers. Qu’elle y soit réellement favorable (ce dont je ne suis absolument pas convaincu), passe encore. Mais qu’elle choisisse délibérément de jouer sur le terrain de l’adversaire m’a surpris. Et pire, obligé à réfléchir un samedi.

Car il est bien évident que ces thématiques n’ont rien de très innocentes. Le président, tout comme Martine Aubry, ont choisi de danser le menuet en plein dans la zone de chalandise du Front national. Or, rien ne les obligeait à ressortir ce semi-cadavre du placard.

Quand Sarko déroule son Grand emprunt, quand Martine cartonne la privatisation de la Poste, on n’entend ni Le Pen, ni Marine. Et pour cause, même si leurs porte-cotons sont astreints à pondre un communiqué de pure forme sur l’une ou l’autre de ces questions, tout le monde sent bien que Le Pen père et fille s’en contrefichent. Et ils ont bien raison. On est trop loin de leur cœur de métier. Quand le débat public du moment tourne autour de la grippe A, du PDG d’EDF ou de la loi Hadopi, n’attendez pas d’envolée lyrique du père ni d’uppercut de sa bras droite : faut pas gâcher la marchandise !

[access capability= »lire_inedits »]On ne pourra donc que s’interroger sur l’urgence qu’il y avait pour la droite et la gauche à entamer ce qu’il faut bien appeler un pas de deux pour dérouler, de concert, le tapis bleu-blanc-rouge au FN. La première hypothèse est tactique : Sarkozy fonce tête baissée sur les zones de faiblesse des socialistes, celles où il sait que Martine Aubry, nolens volens, est obligée d’être en pilote automatique sous peine de désespérer son électorat boboïde, mais aussi − et c’est plus nouveau −, sous peine d’accroître les dissensions internes dans la direction du PS, où certains ne seraient pas déçus d’aller se refaire une santé chez les Verts, au cas où le Parti montrerait des signes de faiblesse dans le recours rituel à l’hystérie sociétaliste. La manœuvre a d’ailleurs déjà fait ses preuves pas plus tard qu’il y a six mois : pousser Martine Aubry à entonner derechef ces trémolos-là, c’est l’obliger à rejouer l’opéra-bouffe du Zénith des libertés d’avril, dont le dernier acte s’est joué le 7 juin à 20 heures avec l’annonce du résultat des européennes.

Toujours dans cette optique politico-politicienne, on peut raisonnablement penser qu’en face, le PS a une petite idée derrière la tête quand il relance aussi brutalement le débat sur les thèmes les plus épidermiquement insupportables aux réacs old school, comme l’adoption homo. Des thèmes choisis tout exprès parce que la droite de gouvernement ne peut ou ne souhaite pas surenchérir par crainte panique de la ringardisation, surtout après son gros cafouillage interne dans l’affaire Frédéric Mitterrand. Résultat de la manip : le PS chauffe à blanc la fraction droitière de l’électorat UMP, celle-ci ne trouve pas suffisamment de répondant dans son bercail respectable, trépigne, s’énerve puis se lâche et vote finalement lepéniste aux régionales : ça se tient.

Bref, on fait joujou. Au jour le jour, ces deux lignes de conduite ne sont pas inintéressantes. Celui des deux qui gardera le mieux son cap augmente sérieusement ses chances de jouer un mauvais tour à l’autre le 14 et surtout le 21 mars 2010.

Mais ce petit jeu de croche-pied réciproque auquel se livrent majorité et opposition présente un défaut majeur : sa gestuelle date de vingt ou vingt-cinq ans, les Français finissent par la connaître par cœur : ça commence à se voir, se savoir, et un peu trop. Même si, sur le coup, l’électeur est dupe, la petite musique du déjà-vu s’instille dans ses synapses, s’installe, et finit par créer des lésions irréversibles. À la fin, on peut lui dire tout ce qu’on veut, y compris des trucs sur lesquels il est d’accord à 100 %, l’électeur s’en fout : il n’écoute plus les paroles mais seulement la musique, et sait qu’il l’a déjà entendue, trop, beaucoup trop. A la fin, eh bien, heu… c’est fini, c’est physique, c’est le rejet.

À moyen terme donc, le plus dangereux, dans tout ça, pour nos deux partenaires de jeu, c’est le syndrome convergent et récurrent de répétition.

Celui qui gagnera l’élection présidentielle, puisqu’au fond, on se fout de tout le reste, sous la Ve, c’est celui qui fait le plus rêver. C’est dans son code génétique depuis le de Gaulle ex machina du 13 mai 1958. Ça a marché à fond avec Mitterrand en 1981. Ça l’a refait avec Chirac starring Emmanuel Todd en 1995. Ça a failli marcher il y a trois ans pour Bayrou (dans le même registre, on décrétera donc, penauds, mais pas repentants, que ça a failli failli marcher pour Chevènement en 2002). Et bien sûr, ça a marché pour Sarkozy en 2007. Souvenez-vous : la croissance avec les dents, les voyous karchérisés, la feuille de paye, tout ça, tout ça. Souvenez-vous du lutin tout feu tout flamme qui, au sens le plus strict du terme, incarnait, là encore physiquement, ce corpus onirique. Une bonne part de ceux qui y ont cru n’ont pas lu son programme sur ses lèvres mais dans ses yeux. Vifs. Après douze ans de coma chiraquien, ça allait pulser ! Le rêve. Le plus drôle, dans cette confrontation, c’est qu’à sa façon, Ségolène s’est située très exactement dans le même registre onirique, comme s’il y avait un accord tacite entre les deux joueurs. Certes, elle opposait du doux au dur, du flou au concret, etc. Mais elle jouait scrupuleusement dans le même registre que son adversaire, de même qu’aux échecs les blancs et les noirs jouent la même partie. Ce n’était pas un second tour, mais un concours d’hypnose, dont chacun a respecté scrupuleusement les règles jusqu’au bout, et même après la fin du match quand la vaincue a promis aux siens de les emmener « vers de nouvelles victoires ». Tout était donc très codé, très « joué », voire surjoué, mais en tous les cas, la pièce était bonne : moi, je me suis bien amusé. Las, je crois qu’on est mal parti pour se marrer pareil en 2012.

Car cette non-relance idéologique, concomitante, à mi-mandat, augure du pire. Ce programme commun gauche/droite pour cantonner la partie dans des règles strictement délimitées fait furieusement penser à ces 0-0 arrangés à l’avance entre entraîneurs rusés de Ligue 1. Ou, pour celles que les références footistisques énervent, à la « drôle de guerre ». La faute à qui ? Et bien ni au président, ni à son opposante numéro 1. Eux, ils ont le nez dans le guidon, ils bossent, beaucoup, et plutôt bien. Ce qui nous renvoie à une deuxième hypothèse.

Pour une fois, je crois que les principaux intéressés ne sont pas coupables, enfin, pas directement. Je crois qu’il faut chercher la responsabilité du côté des seconds couteaux (la garde rapprochée) voire des troisièmes (les think tank, les communicants, les intellos maison). Jusque-là, ils brillaient seulement par leur manque d’imagination. Aujourd’hui, en plus, ils sont manifestement corsetés par des chocottes en acier trempé, tous paralysés à l’idée d’aller s’aventurer en terrain idéologique inconnu et de risquer la boulette qui les enverra aux oubliettes. Et c’est pourquoi le sarkozysme a perdu de son charme, et que les socialistes se contentent de renvoyer des balles molles. Jeu dangereux ? Peut-être, peut-être pas, mais à coup sûr, jeu ennuyeux. On s’emmerde !

Après tout, on pourra se dire que tout cela n’est pas bien grave, qu’on a appris à vivre avec nos écrivains, nos chanteurs, nos scénaristes et même nos footballeurs qui, presque tous, ont pour métier de manquer d’imagination. On ne voit pas pourquoi les politiques et leurs dealers d’idées échapperaient à cette malédiction.[/access]

Il faut respecter le scrutin minoritaire !

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Nicolas Sarkozy
Nicolas Sarkozy retente le coup de François Mitterrand.

Parmi toutes les démocraties dignes de ce nom, la France se caractérise par une certaine versatilité dans l’utilisation des modes de scrutin. Les détenteurs du pouvoir sont souvent tentés d’instrumentaliser les règles du jeu électoral à leur profit, en choisissant le système le plus apte à leur faire gagner les élections.

C’est humain à défaut d’être moral. Ce n’est pas le cas dans les démocraties comparables, où l’on constate une pérennité remarquable du mode d’élection des parlementaires et des pouvoirs locaux.

[access capability= »lire_inedits »]Deux grandes familles de modes de scrutin sont utilisées : le scrutin uninominal de circonscription, où un territoire choisit son député, et le scrutin proportionnel, où les représentants du peuple à l’Assemblée nationale (ou Chambre basse) se présentent sur des listes établies par les partis politiques et obtiennent des sièges en fonction du nombre de suffrages obtenus dans une circonscription électorale (région, province ou département selon les cas). On épargnera au lecteur l’exposé des subtilités des modes de calcul des résultats (au plus fort reste ou à la plus forte moyenne) qui font les délices des professeurs de droit constitutionnel de nos universités et la désolation de leurs étudiants mis, par exemple, au défi d’exposer la règle d’Hondt qui préside à la répartition des sièges au Bundestag…

En France, la IVe République avait choisi la proportionnelle avec des listes départementales, et un correctif : une liste obtenant plus de 50 % des voix dans un département raflait tous les sièges. Déjà, à l’époque, les partis de gouvernement (SFIO, MRP, Radicaux, UDSR) avaient bidouillé le système en instaurant les « apparentements », qui permettaient de présenter des listes autonomes mais de faire carton plein si les listes « apparentées » obtenaient au total la majorité absolue. Cela désavantageait les communistes et les gaullistes, avec qui personne ne voulait faire équipe…

En 1958, pour mettre fin au « régime des partis », Charles de Gaulle instaure, dans la Constitution de la Ve République, le scrutin uninominal à deux tours, plus propre à assurer une majorité stable et à éviter l’instabilité gouvernementale. Avec l’élection du président de la République au suffrage universel, à partir de 1965, et le droit de dissolution de l’Assemblée nationale par le chef de l’Etat, ce mode de scrutin assurait des majorités quasi-automatiques au président élu. Par deux fois, en 1981 et 1988, François Mitterrand avait dissous l’Assemblée dans la foulée de son élection et obtenu une majorité de gauche, avec le mode de scrutin instauré par de Gaulle. Mais entre-temps, en 1986, sentant venir la raclée pour les socialistes aux législatives, il avait décidé de changer la règle du jeu : il fit voter par la majorité le retour au scrutin proportionnel, à la grande fureur de la droite qui voyait là, à juste titre, une arnaque pour tenter de la priver de sa victoire annoncée. Tonton, patelin, expliquait alors qu’il n’était pas mauvais pour la démocratie de changer « de temps en temps de mode de scrutin ». La droite remporta tout de même les élections, mais le PS et ses alliés obtinrent quand même plus de 200 sièges, alors que l’autre mode de scrutin les aurait laminés. Plus grave pour la droite, le Front national, alors en pleine ascension, envoyait une cinquantaine de députés au Palais-Bourbon, qui allaient pourrir la vie du premier ministre, Jacques Chirac, et contribuer à sa défaite à l’élection présidentielle de 1988. Du grand Mitterrand !

Ce coup-là est resté dans la mémoire de Nicolas Sarkozy, qui s’en est souvenu lorsqu’il s’est posé la question de trouver un moyen de déboulonner la gauche des bastions locaux et régionaux qu’elle détient : plus de la moitié des départements, et 20 régions sur 22. Ayant déjà fait une croix sur les régionales de mars 2010, qui ne devraient pas être un succès pour l’UMP, il vise 2014 et la refonte de l’organisation territoriale de la France, avec la fusion des départements et des régions et l’élection de conseillers territoriaux siégeant dans les deux assemblées. Dans le projet de loi en discussion, il est prévu que 80 % de ces conseillers territoriaux seraient élus au scrutin uninominal à un tour dans des circonscriptions remodelées, les 20 % restant à la proportionnelle. Cela signifie, par exemple, qu’un candidat UMP arrivé en tête avec 30 % des voix dans une circonscription serait élu. Ce système, utilisé depuis des temps immémoriaux au Royaume-Uni, favorise bien entendu le camp qui est le moins morcelé et conduit, par son caractère implacable, à un bipartisme de raison sinon de cœur. L’état actuel de l’opposition rend bien improbable le grand rassemblement des gauches, des écologistes et du centre qui lui permettrait de prendre Sarkozy à son propre piège. Et en prime, cela pourrait garantir la majorité de droite au Sénat, menacée par la progression de la gauche aux élections locales.

Il y aurait bien, pourtant, une solution qui permettrait de mettre un terme à ces coups de vice électoraux : imposer une majorité des 3/5e du Congrès (réunion de la Chambre des députés et du Sénat) pour toute modification de mode de scrutin, national ou local. C’est bizarre, personne n’y a pensé…[/access]

La hache qui brise la mer gelée en nous

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<em>La Famille Wolberg,</em> d'Axelle Ropert.
La Famille Wolberg, d'Axelle Ropert.

Marguerite Duras a dit à propos d’American Graffiti que les grands films se mesuraient au fait qu’ils continuaient à vivre en nous, longtemps après leur projection. Je ne sais pas si par là elle voulait dire que l’histoire continue de se rejouer en nous, comme une boucle de répétition ou si les personnages du film continuent de vivre leur histoire en nous, comme s’ils s’employaient à créer un autre film – le film d’après le mot « fin » du film. Peut-être les personnages d’un grand film deviennent-ils une partie de nous : nous les métabolisons, et dès lors ils s’entrelacent avec nos sentiments et notre expérience. La famille Wolberg d’Axelle Ropert fait partie de ces films-là, ceux qui produisent cet effet d’intimité, non seulement avec l’histoire racontée ou les personnages mais avec la structure même du film.

Il n’est pas nécessaire de revenir ici sur le côté improbable de ce film : son sujet à contre-courant des « tendances », a priori dissuasif pour tout spectateur sorti d’un panel de marketing ; ses acteurs peu connus (François Damiens et Valérie Benguigui) et peu bankables comme on le dit élégamment dans le monde du cinéma ; sa construction faite de bric et de broc (comme si la vraisemblance de l’histoire était pour Axelle Ropert, également scénariste du film, bien moins importante que la justesse des situations et des paroles, et de la rencontre de celles-ci avec des comédiens) ; le personnage de Simon Wolberg, juif ashkénaze, petit-fils de diamantaire dont la probabilité dans la vie réelle de devenir premier magistrat d’une petite bourgade bien française serait quasi-nulle ; et en prime amoureux de soul music – cette musique qui fait tellement partie du film qu’on hésite à employer le terme de « bande-son »…

Une famille apparemment heureuse et sans histoire est pourtant en voie de désagrégation : Delphine, la fille de 18 ans, en partance pour entamer sa vie de femme, Marianne, la femme, qui songe à quitter son mari après une aventure extra-conjugale, Simon le père, maire loufoque et un tantinet tyrannique d’une petite ville de province en campagne pour sa réélection, est atteint d’un cancer du poumon qui lui sera bientôt fatal et qu’il cache aux autres membres de la famille, plus Benjamin, le jeune fils un peu lunaire : telle est la famille Wolberg au début de La famille Wolberg. Trois de ces protagonistes savent qu’ils vont manquer aux autres : Simon parce qu’il va mourir, Marianne parce qu’elle va quitter Simon, Delphine parce qu’elle va quitter le nid familial, mais rien n’est encore dit. Le jeune Benjamin Wolberg sait, sans savoir pourquoi, qu’ils vont tous lui manquer – affreusement lui manquer. Mais il semble protégé par une qualité d’absence à la vie. L’une des plus belles, drolatiques et émouvantes séquences du film est celle où Benjamin et son oncle, le frère bohème de Marianne, jouent en sautant comme des fous d’un côté au-dessus d’une ligne tracée à la craie sur le sol qui sépare « être dans la vie » de « être en dehors de la vie ». Simon Wolberg est d’origine polonaise. Pour les juifs d’Europe centrale, cette distinction ne peut pas ne pas évoquer la Shoah et la « sélection » effectuée au sortir des wagons plombés. Le dernier plan du film est d’ailleurs celui d’un train arrivant sur un quai de gare.

Cette rupture des liens, ce desserrage inexorable de ce qui faisait que tout tenait ensemble « dans la vie », et la lutte acharnée de Simon pour que rien ne change – pour que ça reste, pour que ça continue, pour que ça ne cesse pas de ne pas cesser –, pour que l’amour, celui de sa femme et de ses enfants comme celui de ceux qu’il appelle ses concitoyens (ses administrés, en fait), soit toujours là, crée la tension des forces antagonistes qui font tourner le film – à une vitesse vertigineuse, même.

Rarement on aura fait un plus beau film sur l’amour. Non pas un film d’amour (la chose est relativement aisée) mais un film sur l’amour (c’est infiniment plus compliqué), sur la nature multiple, erratique et violente de l’amour.

La famille Wolberg ne parle que d’amour. Presque toutes ses occurrences sont présentes dans le film : l’amour familial, filial, l’amour entre hommes et femmes, entre frères et sœurs, le sexe, la liaison illicite, jusqu’à la dimension politique de l’amour (un maire en campagne pour sa réélection doit séduire). Il y a même une très jolie définition de la sieste crapuleuse comme activité subversive (« faire l’amour avec sa femme l’après-midi lorsque toute la ville travaille « … Il y a bien sûr aussi tout ce qui va avec l’amour : la perte de l’amour, le secret, le mensonge, la jalousie, la tromperie, la douleur, la mélancolie, la lutte, l’espoir et le désespoir.

L’un des prodiges du film est de montrer comment chacun des personnages, et donc chacun d’entre nous, est intriqué dans plusieurs modalités de ce que, par commodité, nous nommons « amour » : familial, sexuel, filial, politique, pour Simon, conjugal, extraconjugal, fraternel, pour Marianne. Ces capacités d’adhésions multiples font la complexité des relations humaines. Tous ces régimes de l’amour ont leurs rythmes propres, bien souvent en contradiction les uns avec les autres. Le film montre, avec une infinie délicatesse, ces temporalités multiples en chacun des personnages et à l’intérieur de leurs relations respectives. Mais comme pour préserver un équilibre qui tient du miracle, la réalisatrice ne procède à aucune hiérarchie : tous ces niveaux/définitions de l’amour sont traités à égalité. L’aspect romantique de l’amour n’est pas préféré à la dimension politique, par exemple. Ce n’est pas par hasard qu’Axelle Ropert tient le très court rôle de l’institutrice-qui-se-tortille-les-mains : celle qui enseigne, montre et nous fait savoir sans juger.

En chaque personnage, se joue donc la lutte des régimes distincts de l’amour : comment voudriez-vous qu’avec cela, il y ait quelque chose de stable ? Conclusion du film : la seule stabilité est celle de l’instabilité, la seule permanence de la vie celle de l’impermanence – cette violence sauvage qui bouleverse en permanence nos fragiles équilibres.

Cela s’appelle la complexité.

Cette capacité de faire cohabiter des régimes contradictoires donne au film une nature d’oxymore, tout entière résumée dans le personnage de Simon Wolberg, père très maternant et maire très paternaliste, terriblement vivant et habité par la mort. Il prône la clarté comme la valeur familiale fondamentale (au point d’aller voir l’ancien amant de sa femme avec son fils afin que ce dernier sache que sa mère a trompé son père), mais vit sous le registre du caché (en ne révélant pas à sa famille, pour la protéger, qu’il est mourant). Simon Wolberg est un oxymore vivant, impossible hors de la fictionnalité hors-normes d’Axelle Ropert : un ashkénaze traversé de soul music.La famille Wolberg est un film de cinéphile qui n’a rien de difficile, un film d’auteur que tout le monde peut voir. Le plus beau de l’histoire est que vous ne verrez rien de tout ça (les oxymores, les régimes dissociés de l’amour et leur a-synchronicité, etc.), vous ressentirez des trucs, des chocs, vous serez ému aux larmes et rirez sans avoir besoin de mesurer pourquoi. Axelle Ropert ne fait pas état de son savoir, de son savoir-faire ou de son égo. Elle offre au spectateur tous les ingrédients de la complexité du monde sans exiger de lui un décryptage intellectuel, sans lui imposer une érudition formelle. Vous sentirez le décalage subtil des dialogues, la drôlerie (par exemple, la défiance vis-à-vis des blonds et de la blondeur qui parcourt tout le film), la mélancolie – en fait, une très grande partie de ce qui fait la dinguerie un peu cabossée des êtres humains.

Lorsque vous sortirez de la salle, puis le jour d’après, puis le jour suivant, puis le lendemain, puis les jours qui s’enchaineront, longtemps, Simon Wolberg continuera à vivre et à mourir en vous, Marianne Wolberg continuera de quitter Simon tout en l’aimant, Delphine et Benjamin Wolberg continueront en vous à se débattre avec la vie. Vous serez avec eux, encore et encore et encore. Et ils seront avec vous.

Il faut aller voir peu de films, car il y a peu de films, bien qu’il s’en produise beaucoup. Pour paraphraser ce que disait Kafka à propos des livres dans une lettre à Oskar Pollak, on ne devrait voir que les films « qui vous mordent et vous piquent ». Un film doit être « la hache qui brise la mer gelée en nous ». C’est ce que fait La famille Wolberg.

Les larmes de Durutti

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Antonio Gaudi, Parc Güell, à Barcelone.
Antonio Gaudi, Parc Güell, à Barcelone.

Le capitalisme et son cheval de Troie, l’Europe de Bruxelles, détestent les Etats-nations pour trois raisons.

D’abord, ils représentent la force révolutionnaire du passé contre une amnésie technocratique et, quand il arrive à une nation de se souvenir qu’elle a été belle, il lui revient de jolies couleurs. Elle n’a plus forcément envie de se soumettre aux diktats les plus orwelliens sur la part du déficit dans le PIB, elle regarde avec nostalgie la face nationale des pièce d’euro et se dit tout de même que le profil de Dante, celui de Pessoa ou la silhouette de Marianne indiquent le souvenir d’un monde où il était possible d’avoir un destin et de raconter ce destin. Du coup, elle se met à voter non à un référendum et il faut tricher comme dans les républiques bananières d’avant Chavez pour faire passer les différents traités. On peut attendre longtemps, à notre avis, le récit fondateur qui mettra en vers Delors, Barroso, Van Rompuy ou Jean-Claude Trichet. Les Rabelais et les Shakespeare de l’avenir ne vont pas avoir grand chose à raconter sur l’orthodoxie de la banque centrale de Francfort, sur les séances plénières du Parlement de Strasbourg ou sur les discours d’un commissaire à la Concurrence. Ou alors – il faut toujours faire confiance à la littérature –, il y aura bien un nouveau Kafka avec un sourire désespéré ou un Swift pince sans rire qui cingleront les ridicules gris de cette engeance bureaucratique. Mais dans quelle langue le feront-ils, dans quel sabir monocolore, dans quel volapuk fade ou, au contraire, dans quel ruthène obscur, dans quel gagaouze improbable, au nom de la diversité linguistique qui vous permet d’être compris de votre village mais pas de celui d’à côté ?

Ensuite, autre pêché impardonnable, les Etats-Nations sont le lieu de solidarités non-marchandes issues d’histoires glorieuses qui vont des Diggers anglais sous Cromwell aux paysans sans terre de Don Sturzo en Italie, des Canuts de Lyon contre Louis-Philippe aux grandes grèves de 1936 sous le Front populaire. Les assauts répétés de tous les gouvernements européistes depuis Giscard contre le « modèle social français » ont provoqué, en 1995 comme en 2003, d’étonnants hivers et d’étonnants printemps d’un peuple qui s’est souvenu qu’il avait quand même tenté la première expérience socialiste réussie, la Commune, avant que, déjà, la bourgeoisie, préférant toujours sa classe à sa nation, ne brisât le rêve avec Monsieur Thiers travaillant sous l’œil attentif des soldats prussiens.

Mais enfin et surtout, les Etats-Nations représentent, sur le plan géopolitique, une masse critique qui permettrait de résister à la dictature molle de la Commission européenne, voire de dire ciao bella à l’Union pour retrouver le vent du grand large.

Alors, évidemment, à Bruxelles, on a les yeux de Chimène pour tous les micronationalismes durs fondés sur des bases ethniques et sur l’égoïsme économique. On n’a pas été capable de trouver un accord sur un salaire minimum européen, mais on a présenté comme impératif une charte européenne sur les langues régionales. La France, dans un sursaut de lucidité jacobine, a refusé de la ratifier – ce qui nous donne un sursis avant que les bobos bretons n’ouvrent la boite du Pandore régionaliste avec leurs écoles diwan et que les poètes du Félibre maurassien se retrouvent au programme des sixièmes d’Occitanie.

L’explosion de la Yougoslavie, puis la constitution piranésienne de la Bosnie-Herzégovine, avait été le laboratoire de cette politique de fragmentation dans les années 1990. Il ne faut pas oublier que tout avait commencé en 1991 par la sécession de la Slovénie, ethniquement homogène et économiquement viable toute seule mais pas assez grande pour former un de ces « poids lourds » qui peuvent toujours avoir des retours de fierté. On sait également les envies padaniennes d’Umberto Bossi, qui aimerait bien se séparer du Mezzogiorno, peuplé de fainéants, de mafieux et de camoristes divers. Et ne parlons pas de la Belgique qui donne l’impression de vivre son dernier quart d’heure toutes les semaines, malgré son art du compromis. L’idée d’un divorce, à peine amiable, entre les Flamands, qui sont beaux, blonds, industrieux, jeunes et ont le sens des affaires, et les Wallons, qui sont bruns, alcooliques, socialistes et boivent leur minimex dans des estaminets près d’usines désaffectées, aurait déjà été concrétisée si, par malheur pour l’UE, la capitale de la Belgique n’était aussi la sienne, ce qui la foutrait mal en cas de partition à la Tchèque.

Les derniers en date à succomber à cette balkanisation programmée semblent être les Catalans. Ils ont déjà compétence sur l’enseignement (on n’enseigne plus le castillan dans les écoles primaires de Barcelone), la police, la fiscalité. Cela ne leur suffit pas, ils n’ont plus envie de rester avec l’Andalousie, qui recommence à être pleine d’Arabes saisonniers et d’agriculteurs illettrés. Les nationalistes ont donc organisé un referendum ce dimanche qui n’aura aucune valeur légale mais dont la question, assurée d’un oui franc et massif, est claire : « Etes-vous favorable à ce que la Catalogne soit un Etat souverain, social et démocratique, intégré dans l’Union européenne ? » Ils sont 700 000, les Catalans : ça nous fera encore un micro Etat après Malte, les Pays Baltes ou Chypre.

Il semblerait, aux dernières nouvelles, que la participation ait été faible. Peut-être se sont-ils souvenus que Barcelone fut la capitale de l’anarcho-syndicalisme pendant la guerre d’Espagne et que le célèbre Durruti, anarchiste, combattant et martyr, organisa la résistance de la ville contre les franquistes et avait pour habitude de dire : « Nous allons recevoir le monde en héritage. La bourgeoisie peut bien faire sauter et démolir son monde à elle avant de quitter la scène de l’Histoire. Nous portons un monde nouveau dans nos cœurs. »

And the winner is…

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Delphine de Vigan.
Delphine de Vigan.

Elle est jolie, Delphine de Vigan, la photo lui va bien et sans doute la télévision. Et puis, ces derniers temps, elle a obtenu plein de jolis prix, pour décorer son salon. Le prix Folies d’encre, tiens, décerné par la librairie du même nom, sise en la mignonne ville de Montreuil, où je vis depuis quinze ans, cela rappelé sans façons. Ce prix est respectable, sifflons la trêve ironique, un instant. Pour L’Heure et l’ombre, Pierre Jourde l’obtint, il y a quelques années. Bon. Mais il y a cet autre prix que Delphine vient d’obtenir : le prix du roman d’entreprise, que j’évoquais il y a peu, à propos de notre camarade Mordillat, lequel l’avait bien mérité. Mais qui le refusa d’avance. Et qui se rebella tout plein. Non mais ! Du coup, Darcos, s’il en avait eu l’idée, ne pouvait plus le lui décerner. Cela dit, si j’avais été Darcos, je le lui aurais quand même attribué, ce prix, à Mordillat, et en anglais : And the winner is… Cruelle punition : songez, un prix aussi érotique qu’une femme à barbe, déguisée en vestale. Et puis, ça m’aurait évité de rappeler que la rebelle de l’autre jour, pour avoir refusé de se rendre à la réception du prix, ce fut la jolie Delphine, que j’aime bien. On croit n’avoir obtenu que deux prix, et on se retrouve avec trois, rebellitude oblige.

Reste de galanterie ? Ça ne me plaît pas d’écorner la jolie dame. Que voulez-vous, on ne se refait pas : j’ai plus de mal à imaginer Mordillat le dos tourné, me demandant de lui remonter la fermeture éclair de sa robe, que la jolie Delphine. Vous savez, ce geste féminin : se présenter devant un être aimé, et puis donc se retourner et dire de sa jolie petite voix, s’il te pôlait, Seigneur, ou simplement papa, tu pourrais fermer ma robe ? Et pour nous aider à peaufiner cette atavique action, baisser un peu la tête, et présenter sa nuque, tandis que d’une main on remonte ses cheveux longs, en chignon. Cette pose si féminine, qui ne s’apprend pas lorsqu’on est un homme.

Tenez, encore ce matin, je l’ai vu faire à ma fille, âgée de cinq ans. Comme ça, naturellement. Petite graine de femme. Aucun de mes deux garçons n’a jamais fait ça. L’aîné, pourtant, aurait de quoi : les cheveux, chez les bobos, aujourd’hui se portent longs suffisamment. Mais peut-être, ces garçons, les éduqué-je mal ? Il faudra que j’en cause un jour avec Caroline Fourest, tiens, elle qui rêve, comme le rappelle Elisabeth Lévy, d’un monde sans hommes ni femmes “où l’on admettra que le genre peut être indéterminé ou choisi, et non dicté par le sexe biologique”. Caroline Fourest qui proclame : “Il faut espérer que la différence des sexes, si communément admise, sera un jour relativisée.” Bigre, j’ai hâte d’être à demain, pour voir ce monde homo ou lesbianisé. Ce monde où, pour reprendre un mot fameux du grand Chesterton, il n’y aura pas que les idées chrétiennes qui seront devenues folles. Pardon.

Oui, peut-être devrais-je préparer le terrain, prendre mes garçons entre quatre yeux et les contraindre à ce coming out pour le moment inédit : bon, avouez-le, les gars, que vous rêvez vous aussi d’ostenter votre nuque, non pour un viril sacrifice, façon Abraham, mais pour que je ferme deux ou trois boutons, à votre polo relatif. En essuyant la vaisselle, ça nous ferait bien rigoler, allez.

Tiens, un qui doit bien rigoler, en ce moment, c’est notre Président national. Lui, l’homme de la virilité assumée, il doit se passer en boucle ce clip vidéo si peu martial où l’on voit tous ces machos de l’UMP se trémousser le popotin. Le ridicule ne tue pas, il paraît. Mais enfin, pensais-je, en continuant le tri du linge familial, virilement penché sur mon fer, tandis que, pour garder mon entrain, je me repassais sur petit écran les exploits de Rocky Balboa assommant son sportif rival, mais enfin, ce clip, il a dû lui passer entre les mains, à Nicolas… Alors, pourquoi, pourquoi ce massacre ? Le ridicule ne tue pas ? Peut-être que si, mais à poison lent, doucement : qui, en effet, songeais-je, tandis qu’ils sont tous à se trémousser, les cadors de l’UMP, à ségoléniser festivement sur le futur bonheur qu’ils offriront au monde, qui, pendant ce temps-là, continue à passer pour le macho imperturbable, si ce n’est Nicolas ? Oui, il doit se le passer en boucle, ce clip niais, et bien rigoler, comme nous. Le passage le plus drôle, allez : celui où Gilbert Montagné est au volant d’une voiture, façon roi du pétrole. Au pays des politiciens borgnes, les aveugles conduisent en rois. Dans quelques années, lorsqu’il s’agira de voter, si les Français ont la mémoire courte, ce clip, Nicolas demandera sans doute à le sortir du purgatoire où il va bientôt tomber. La statue du chef, n’en sera qu’un peu plus exhaussée. Et les présentateurs du journal, à vingt heures, dévoileront sans ciller la figure du Commandeur qui aura conservé son trône : and the winner is… peut-être que d’ici là, ils seront passés à l’anglais.

Benjamin Lancar, le président des Jeunes Populaires, à l’origine de cette festive initiative, face à un Luc Ferry qui jugeait le clip « consternant » et « dégoulinant de bêtise », s’est défendu en affirmant : « Notre objectif était seulement de faire parler de nous et de nos actions. Le buzz prouve que nous avons eu raison.  Les gens ont l’image d’un parti uni et festif. » Oh la la. Et d’ajouter, pour aggraver son cas : « Vous imaginez Fabius, Aubry et DSK chanter ensemble dans un clip ? » Nous, malheureusement, on l’imagine très bien. Et c’est bien là tout le drame. Décidément, de nos jours, les prix se perdent, comme les claques. Fessemollitude, dégoulinitude, rigolitude, il faudrait un sondage, pour régler tout ça.

Les heures souterraines

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Causeur sous mon sapin

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Quelle tête allez-vous faire le 24 décembre au soir, quand, sur les coups de minuit, un vieil homme aux mœurs bizarres, barbe blanche, tout de rouge vêtu, vous prendra sur ses genoux et vous posera, rigolard, la question : « Oh, oh, oh ! tu l’as pris, ton abonnement au magazine Causeur ? »
Vous qui êtes abonnés, vous pourrez exhiber à sa face rubiconde le dernier numéro de ce sublime mensuel et vous serez récompensés de mille manières.
Mais, vous, les autres… Que ferez-vous quand le Père Noël vous aura administré une sévère fessée, qu’il aura descendu vos meilleures bouteilles, qu’il aura fait rentrer ses douze rennes dans votre salle à manger et aura fichu le feu à vos rideaux ? Il sera bien temps de songer à vous abonner à Causeur, quand vous vous retrouverez au petit matin devant les ruines encore fumantes de votre maison, à peine salué par les grossiers « oh, oh, oh ! » d’un vieux barbon qui continue à s’habiller en rouge, alors que c’est connu : le noir amincirait son embonpoint.
Non, franchement, nous vous voulons du bien : abonnez-vous au mensuel Causeur. 32 pages tout en couleurs, des articles inédits, rien que du bonheur ! Abonnez-vous pour un joyeux Noël !

PS : si vous ne vous abonnez pas sur-le-champ, je fais un lip dub toute seule ! Et nue.

Les inédits du mois de décembre
Tous contre un !, Élisabeth Lévy
Théodore de Besson, Raul Cazals
Jeux de rôles, jeux pas drôles, Marc Cohen
Égypte/Algérie…, Gil Mihaely
Camus, sa clope, ses cendres, Luc Rosenzweig
Quand on compte on n’aime pas, Élisabeth Lévy
Les peuples heureux n’ont pas d’équipe de foot, François Miclo
Qui gagne perd, Yannick Blanc
La triche, c’est la vie, Philippe Cohen
Il faut respecter le scrutin minoritaire, Luc Rosenzweig
Orthographe…, Jérôme Leroy
Ballard is not dead, Jérôme Leroy

Camus, sa clope, ses cendres

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Albert Camus
Albert Camus.
Albert Camus
Albert Camus.

Une nouvelle polémique, tombant à point pour Thierry Henry, Raymond Domenech, Eric Raoult et Marie NDiaye, prend une belle ampleur dans notre Landerneau : faut-il transférer les cendres d’Albert Camus au Panthéon ? Comme l’intéressé n’est plus là pour donner son avis, ce sont les ayants droit, à savoir les héritiers de l’écrivain, ceux qui palpent les énormes royalties des ventes de l’auteur le plus lu dans nos établissements scolaires, qui doivent décider.

[access capability= »lire_inedits »]Le fils, Jean, est contre parce qu’il n’aime pas Sarko. Sa fille, Catherine, la joue modeste et se sent dépassée par une décision trop lourde à porter pour elle. Les mouches du coche, à savoir Olivier Todd, le biographe d’Albert Camus et Jean Daniel, qui se mêle de tout, sont contre parce qu’ils pensent être les seuls dépositaires moraux de ce pied-noir qui choisissait sa mère plutôt que la justice.

Bref, un pataquès qui va vraisemblablement repousser de quelques décennies le transfert de la dépouille de l’écrivain du cimetière de Lourmarin dans la crypte du monument réservé aux grands hommes.

Pour éviter à l’avenir de tels désagréments, il serait utile de demander à chaque Français, mettons le jour de sa majorité, s’il accepte ou non de reposer au Panthéon dans le cas où la nation le jugerait digne de rejoindre l’illustre compagnie des macchabées d’élite.

En ce qui me concerne, c’est oui, tout de suite et sans hésitation. Au prix du mètre carré dans le quartier, l’espace occupé par mon tombeau aura autant de valeur que la modeste maison qui abrite mes vieux jours.

Si ce n’est pas trop demander, je pourrais également formuler quelques vœux concernant le voisinage. Eviter Jean-Jacques Rousseau, qui est un mauvais coucheur, et être proche de Malraux, qui a bien dû embarquer quelques bouteilles de pur malt dans son cercueil.[/access]

Égypte/Algérie : football et symboles

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Football
La fierté nationale algérienne se mêle à de la jubilation face à l'humiliation égyptienne.
Football
La fierté nationale algérienne se mêle à de la jubilation face à l'humiliation égyptienne.

Si Nasser était encore en vie, il en serait mort. Que l’Egypte, « Oum dounia » (Mère du monde), rate sa qualification pour la Coupe du monde de football, passe encore. Que l’Algérie y aille à sa place, ça fait beaucoup. Mais il y a pire : en quelques jours, Le Caire a perdu l’illusion de sa position dominante au sein du monde arabe. L’Algérie n’a pas seulement gagné un match, elle a crié : « Le roi est nu ! » L’épouvantable scène de ménage qui a accompagné les deux matches Egypte-Algérie dans le cadre des éliminatoires de la Coupe du monde de football a viré au drame et presque à la guerre. La colère a fait tomber les masques.

Les enjeux symboliques étaient considérables. Après l’élimination du Qatar et de la Tunisie, l’Egypte et l’Algérie devaient disputer, le 14 novembre au Caire, le seul ticket d’entrée du monde arabe pour l’Afrique du Sud. Pour se qualifier, la sélection égyptienne devait marquer trois buts sans en encaisser un seul. Le suspense était donc au rendez-vous, la politique aussi. Deux mois après l’échec cuisant du candidat égyptien à la présidence de l’Unesco, Hosni Moubarak avait besoin d’une victoire de prestige. On ne peut donc pas lui reprocher d’avoir essayé de surfer sur une vague – si rare − d’enthousiasme national ni d’avoir profité de l’occasion pour mettre en avant son fils Gamal, candidat officiellement officieux à sa succession. On ne peut pas non plus s’étonner que tout cela ait mal tourné.

[access capability= »lire_inedits »]Le 12 novembre, deux jours avant le match au Caire, le car qui transporte la sélection algérienne de l’aéroport à son hôtel est caillassé ; trois joueurs sont blessés. Ce n’est qu’une étincelle, mais une bonne dose de mauvaise foi et de volonté en font un incendie. Gamal Moubarak se rend à l’hôtel des Algériens, mais ceux-ci refusent de le recevoir. Le président de la Fédération algérienne de football qualifie l’incident de traquenard organisé par la Fédération égyptienne et insinue l’existence d’une complicité au sommet de l’Etat. Finalement, la version officielle égyptienne met le feu aux poudres : les joueurs algériens auraient profité de ce regrettable incident pour s’auto-infliger des blessures. Si agression il y a, c’est le chauffeur égyptien du car qui en a été victime. Bref, le délire nationaliste est à son comble.

Plus que l’incident lui-même, le mépris et l’arrogance de la réaction égyptienne déclenchent la colère des médias. Les internautes algériens profitent de l’occasion pour dire leurs quatre vérités aux Egyptiens avec une rare violence verbale.

Deux jours plus tard, face à une sélection algérienne déstabilisée (certains joueurs portent des pansements et bandages), les Egyptiens se retrouvent à un but de la qualification. En égalant sa rivale (grâce à une victoire 2 à 0), l’équipe égyptienne décroche un deuxième match, déterminant. Il sera disputé quatre jours plus tard à Khartoum, terrain neutre proposé par Le Caire. Selon une formule récurrente dans la presse algérienne de l’entre-deux-matches, l’Algérie a perdu une bataille, mais n’a pas perdu la guerre.

Dans l’attente du 18 novembre, la tension des deux côtés est forte. En Algérie, on évoque le 18 juin 1940, mais l’atmosphère rappelle plutôt août 1914. Les rumeurs vont bon train sur les violences subies par les supporters algériens au Caire : humiliation de femmes − même enceintes ! − fouillées à l’entrée du stade par des policiers et dénudées en public, on évoque des Algériennes mariées à des Égyptiens qui sont répudiées, on parle de morts. Le terme de hogra (sentiment très fort d’injustice) est sur toutes les lèvres. À Alger, les passages à l’acte se multiplient, notamment contre des agences de Djezzy, opérateur de téléphonie mobile appartenant au groupe égyptien Orascom, et certains appellent au boycottage des produits égyptiens.

Dans cette atmosphère de guerre, le gouvernement algérien organise un « pont aérien » pour permettre au plus grand nombre d’aller à Khartoum soutenir ou défendre leur équipe. Épaulé par quelques hommes d’affaires, l’Etat prend en charge tous les frais, négocie avec le Soudan un visa collectif et met à disposition des supporteurs les cargos de l’armée de l’air.

Le soir du 18 novembre, la joie de la victoire est à la hauteur du suspense et de la mobilisation sans précédent dans l’histoire du pays, mélange enivrant de fierté nationale et de jubilation face à l’humiliation égyptienne.

Ce n’est pas la première fois que le football est un facteur ou un révélateur de haine entre ces deux pays. En 1990, la star algérienne Lakhdar Belloumi avait été condamnée par contumace par la justice égyptienne à une peine de prison ferme pour avoir attaqué et blessé le médecin de l’équipe nationale égyptienne à l’issue de la rencontre Egypte-Algérie pour les éliminatoires du Mondial 1990.

Mais cette fois-ci, les Algériens ne sont que les porte-parole d’un sentiment qui les dépasse largement. De Gaza à Rabat, la « rue arabe électronique » donne un carton jaune aux Egyptiens : ras-le-bol de vos prétentions et de votre morgue ! Les rancunes cumulées pendant des décennies ont fini par crever la façade de la politesse et de la langue de bois. « Vous êtes des crève-la-faim comme nous, alors arrêtez de vous la jouer ! » : tel est le message envoyé en boucle.

Le Caire a longtemps joué des ambiguïtés entre nationalisme et panarabisme pour se targuer de la puissance arabe comme si elle était sienne, mais cette défaite sur pelouse révèle que plus personne n’est dupe : l’Egypte est d’abord égyptienne et elle va très mal. Or, pour elle − comme pour la France –, être investie d’un rôle, d’une mission plus large que ses propres frontières fait partie de l’ADN national. Faute de Coupe du monde, les Egyptiens devront boire celle-ci jusqu’à la lie.[/access]

Ballard is not dead

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Ballard

Ballard

Disparu en avril 2009 à Londres, J.G. Ballard reste l’un des auteurs les plus prophétiques de notre modernité où la technologie, le panoptisme et la transformation de la planète en une gigantesque banlieue dont le centre n’est plus nulle part ont durablement désenchanté le monde. Ce sont les éditions Tristram, en France, qui se sont chargées d’une réédition méthodique et complète de ses nouvelles en trois volumes. Le deuxième vient de sortir et couvre la période 1963-1970. Il comporte de nombreux textes retraduits ainsi qu’un certain nombre d’inédits comme le terrifiant Soudain l’après-midi, qui tourne autour de la perte d’identité.

[access capability= »lire_inedits »]Hâtivement et paresseusement classé dans les auteurs d’anticipation ou de science-fiction, Ballard, dans sa préface de 2001, fait un sort à cette réputation et nous donne son art poétique qui en fait un héritier direct d’Orwell : « Le futur, faut-il le répéter, est une zone dangereuse lourdement minée, et qui a tendance à se retourner pour vous mordre les chevilles quand vous faites un pas en avant. Un correspondant me faisait récemment remarquer que les verséthiseurs de Vermillon Sands fonctionnent avec du ruban perforé. Et pourquoi tous ces gens branchés vivant dans le futur n’ont-ils pas de micro-ordinateur ou de téléphone portable ? Je pourrais seulement répondre que Vermillon Sands ne se trouve pas du tout dans le futur, mais dans une sorte de présent visionnaire, qualification qui sied à mes nouvelles et à presque tout ce que j’ai écrit par ailleurs. »

On trouvera ainsi, pour l’essentiel, des nouvelles qui sont avant tout des exagérations des lignes de forces de ces années 1960 où le consumérisme, le risque nucléaire, la folie automobile et les délires sexuels annonçaient les prodromes de cette « région du désastre » de nos années 00 s’achevant dans un climat d’asile mondialisé et suicidaire. Quelques joyaux, parmi les 36 textes ici colligés : L’Homme subliminal décrit un univers totalement envahi par la publicité qui conditionne le moindre des comportements jusqu’à retirer tout libre arbitre et recréer de faux souvenirs tandis que L’Ultime plage ou Un lieu et un moment pour mourir sont deux belles fins du monde aussi élégantes que mélancoliques, cette spécialité de Ballard qu’il développera dans des romans comme Le Monde englouti ou Sécheresse. Les cœurs bien accrochés pourront aussi lire Coïtus 80 qui prévoit, dans un catalogue anatomique glacé et ironique, comment le sexe va devenir une simple affaire de reconstruction chirurgicale.

On pourra également redécouvrir le Ballard expérimental, déconstructeur cruel des narrations calibrées, avec des nouvelles issues notamment de La Foire aux atrocités, son livre le plus étrange, matrice de ses romans majeurs que seront Crash et IGH : on appréciera tout particulièrement, et pas seulement pour leurs titres L’Assassinat de John Fitzgerald Kennedy considéré comme une course de descente automobile ou Pourquoi je veux baiser Ronald Reagan.

Indispensable, donc, pour les bibliothèques antitotalitaires de tous les Causeurs.[/access]

Orthographe : non au droit à l’horreur !

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Baudelaire
Quand on pense que Baudelaire n'est même pas passé par un IUFM !
Baudelaire
Quand on pense que Baudelaire n'est même pas passé par un IUFM !

Baudelaire aimait, à propos de la poésie en général et du sonnet en particulier, parler de la « jouissance éternelle de la contrainte ». Cette définition aurait très bien pu convenir à l’orthographe et à la grammaire. Domaine de la règle par excellence, de la plus logique à la plus abstruse, l’orthographe est une passion bien française, comme les fromages, les révolutions, les romans d’analyse et les femmes aux chignons couleur de sous-bois.

On se souvient de Vaugelas, qui tenta la première grammaire raisonnée en 1647 avec Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire. Dans une France où tout était fantasque et léger, violent et incertain, dans cette France de la Fronde et des charges de cavalerie de l’aristocratie contre les mousquetaires du Roi dans le faubourg Saint-Antoine, Vaugelas annonçait le siècle de Louis XIV, le souci de la cohérence et de l’ordre, cet autre nom de la grandeur.

[access capability= »lire_inedits »]Seulement voilà, pour les bien-pensants de toutes les époques qui confondent le n’importe quoi avec la liberté, Vaugelas a chargé l’orthographe d’un péché originel. On lui reprocha notamment d’avoir fixé des règles à partir de ce qui était l’usage à la Cour et chez les Grands. Autrement dit, déjà, de petits François de Closets du XVIIe siècle, comme Ménage, jouaient la surenchère démagogique et estimaient que ces règles étaient bien compliquées, bridaient la créativité et rejetaient dans les ténèbres extérieures les auteurs du passé. Le « bon usage » de Vaugelas fut donc, dès son origine, considéré comme réactionnaire. Quelques exceptions notables, quelques intelligences un peu plus dialectiques que les autres comprirent assez vite que ce « bon usage », s’imposant à tous et vraiment à tous, du haut en bas de l’échelle sociale, était au contraire un facteur d’égalité. Ainsi, en pleine monarchie absolue, Molière écrit-il, dans Les Femmes savantes :

La grammaire, qui sait régenter jusqu’aux rois
Et les fait, la main haute, obéir à ses lois.

Évidemment, tout le monde n’étant pas Molière, l’orthographe fut régulièrement l’objet d’attaques plus ou moins violentes des idiots utiles des fausses émancipations. Roland Barthes, qui écrivit des choses si intelligentes sur Racine, Michelet ou lui-même, proféra néanmoins la plus grosse des bêtises à propos des règles linguistiques en déclarant, dans une célèbre leçon inaugurale au Collège de France : « La langue est fasciste. »

Personne, dans la furie délirante des soixante-huitards, n’a relevé que le fascisme consistait plutôt à empêcher le peuple de s’approprier ce bien commun, ce fameux « bon usage » qui permet de parler d’égal à égal avec le puissant, le bourgeois, le riche. Cette horreur orthographique n’a cessé de grandir, sous les coups conjugués du pédagogisme et de la technologie.

Le pédagogisme ? Que penser de cet inspecteur général, auteur de cette citation célèbre chez les professeurs de lettres : « Il faut déscolariser l’enseignement du français. » Ce qui a abouti à donner aux apprentis-stagiaires soumis au décervelage des IUFM ce genre de consigne : une phrase est dictée à toute la classe, l’enseignant écrit sur le tableau « toutes les graphies différentes » afin que la classe « négocie oralement pour déterminer la graphie à retenir ». Et s’il arrive qu’une mauvaise graphie soit choisie, il faut alors « réprimer son adultité spontanée et ne pas corriger », puis proposer dans la semaine « une phrase dans laquelle il s’agit d’analyser la graphie exacte », les élèves − pardon les apprenants − allant d’eux-mêmes recréer la règle par opération du Saint-Esprit ou, plus sûrement, par ce génie propre à l’enfance, cette enfance pré-freudienne, vêtue de probité candide et de lin blanc, comme chacun sait. On peut imaginer la boucherie à laquelle la jeune certifiée de Perpignan, nommée pour son premier poste dans l’académie de Créteil, sur un établissement en ZEP, est envoyée quand elle va « négocier la graphie » avec des élèves de 3e pleins de sève et de colère informulée (et pour cause…) devant une école qui les prend pour des abrutis tout en leur faisant croire qu’ils sont « au centre du système ».

La technologie, maintenant : chat et SMS ont défiguré la langue, désossé la syntaxe, réduit à néant l’orthographe et le champ lexical. C’est, à proprement parler, le projet de Novlangue de 1984 : « Ne voyez-vous pas que le véritable but du Novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer », déclare Syme à Winston Smith.

Evidemment, la différence avec la France des années 2010, c’est que l’enfant des beaux quartiers, lui, aura malgré tout à disposition une bibliothèque à la maison et une grand-mère ou une cousine qui surveilleront de manière non négociée la graphie des cartes postales ou des bons vœux.

Pour l’autre, le « jeune » des « quartiers sensibles », il pourra toujours lire le dictionnaire Français-Céfran concocté il y a quelques années par des « profs sympas » puisqu’il est désormais, à cause de la haine libérale-libertaire de toutes les règles, exilé dans sa propre langue.

Grévisse, reviens, ils sont devenus fous ![/access]

Jeux de rôles, jeux pas drôles

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Jean-Marie Le Pen
Le PS et l'UMP vont-ils réussir à réveiller Le Pen ?
Jean-Marie Le Pen
Le PS et l'UMP vont-ils réussir à réveiller Le Pen ?

Il y a quelque chose d’assez bizarre dans la tournure prise par le débat politique en cette fin novembre. Je ne vous refais pas le résumé du recentrage « identitaire » de l’UMP après les affres de l’EPAD − qu’on pourrait plus raisonnablement qualifier de « redroitage ». Mais j’avoue avoir été surpris par la façon dont l’intelligente Martine Aubry a choisi, plutôt que de botter en touche, de foncer sur la muleta sarkozyste en lançant un plaidoyer vibrant pour l’adoption homosexuelle et la régularisation massive des sans-papiers. Qu’elle y soit réellement favorable (ce dont je ne suis absolument pas convaincu), passe encore. Mais qu’elle choisisse délibérément de jouer sur le terrain de l’adversaire m’a surpris. Et pire, obligé à réfléchir un samedi.

Car il est bien évident que ces thématiques n’ont rien de très innocentes. Le président, tout comme Martine Aubry, ont choisi de danser le menuet en plein dans la zone de chalandise du Front national. Or, rien ne les obligeait à ressortir ce semi-cadavre du placard.

Quand Sarko déroule son Grand emprunt, quand Martine cartonne la privatisation de la Poste, on n’entend ni Le Pen, ni Marine. Et pour cause, même si leurs porte-cotons sont astreints à pondre un communiqué de pure forme sur l’une ou l’autre de ces questions, tout le monde sent bien que Le Pen père et fille s’en contrefichent. Et ils ont bien raison. On est trop loin de leur cœur de métier. Quand le débat public du moment tourne autour de la grippe A, du PDG d’EDF ou de la loi Hadopi, n’attendez pas d’envolée lyrique du père ni d’uppercut de sa bras droite : faut pas gâcher la marchandise !

[access capability= »lire_inedits »]On ne pourra donc que s’interroger sur l’urgence qu’il y avait pour la droite et la gauche à entamer ce qu’il faut bien appeler un pas de deux pour dérouler, de concert, le tapis bleu-blanc-rouge au FN. La première hypothèse est tactique : Sarkozy fonce tête baissée sur les zones de faiblesse des socialistes, celles où il sait que Martine Aubry, nolens volens, est obligée d’être en pilote automatique sous peine de désespérer son électorat boboïde, mais aussi − et c’est plus nouveau −, sous peine d’accroître les dissensions internes dans la direction du PS, où certains ne seraient pas déçus d’aller se refaire une santé chez les Verts, au cas où le Parti montrerait des signes de faiblesse dans le recours rituel à l’hystérie sociétaliste. La manœuvre a d’ailleurs déjà fait ses preuves pas plus tard qu’il y a six mois : pousser Martine Aubry à entonner derechef ces trémolos-là, c’est l’obliger à rejouer l’opéra-bouffe du Zénith des libertés d’avril, dont le dernier acte s’est joué le 7 juin à 20 heures avec l’annonce du résultat des européennes.

Toujours dans cette optique politico-politicienne, on peut raisonnablement penser qu’en face, le PS a une petite idée derrière la tête quand il relance aussi brutalement le débat sur les thèmes les plus épidermiquement insupportables aux réacs old school, comme l’adoption homo. Des thèmes choisis tout exprès parce que la droite de gouvernement ne peut ou ne souhaite pas surenchérir par crainte panique de la ringardisation, surtout après son gros cafouillage interne dans l’affaire Frédéric Mitterrand. Résultat de la manip : le PS chauffe à blanc la fraction droitière de l’électorat UMP, celle-ci ne trouve pas suffisamment de répondant dans son bercail respectable, trépigne, s’énerve puis se lâche et vote finalement lepéniste aux régionales : ça se tient.

Bref, on fait joujou. Au jour le jour, ces deux lignes de conduite ne sont pas inintéressantes. Celui des deux qui gardera le mieux son cap augmente sérieusement ses chances de jouer un mauvais tour à l’autre le 14 et surtout le 21 mars 2010.

Mais ce petit jeu de croche-pied réciproque auquel se livrent majorité et opposition présente un défaut majeur : sa gestuelle date de vingt ou vingt-cinq ans, les Français finissent par la connaître par cœur : ça commence à se voir, se savoir, et un peu trop. Même si, sur le coup, l’électeur est dupe, la petite musique du déjà-vu s’instille dans ses synapses, s’installe, et finit par créer des lésions irréversibles. À la fin, on peut lui dire tout ce qu’on veut, y compris des trucs sur lesquels il est d’accord à 100 %, l’électeur s’en fout : il n’écoute plus les paroles mais seulement la musique, et sait qu’il l’a déjà entendue, trop, beaucoup trop. A la fin, eh bien, heu… c’est fini, c’est physique, c’est le rejet.

À moyen terme donc, le plus dangereux, dans tout ça, pour nos deux partenaires de jeu, c’est le syndrome convergent et récurrent de répétition.

Celui qui gagnera l’élection présidentielle, puisqu’au fond, on se fout de tout le reste, sous la Ve, c’est celui qui fait le plus rêver. C’est dans son code génétique depuis le de Gaulle ex machina du 13 mai 1958. Ça a marché à fond avec Mitterrand en 1981. Ça l’a refait avec Chirac starring Emmanuel Todd en 1995. Ça a failli marcher il y a trois ans pour Bayrou (dans le même registre, on décrétera donc, penauds, mais pas repentants, que ça a failli failli marcher pour Chevènement en 2002). Et bien sûr, ça a marché pour Sarkozy en 2007. Souvenez-vous : la croissance avec les dents, les voyous karchérisés, la feuille de paye, tout ça, tout ça. Souvenez-vous du lutin tout feu tout flamme qui, au sens le plus strict du terme, incarnait, là encore physiquement, ce corpus onirique. Une bonne part de ceux qui y ont cru n’ont pas lu son programme sur ses lèvres mais dans ses yeux. Vifs. Après douze ans de coma chiraquien, ça allait pulser ! Le rêve. Le plus drôle, dans cette confrontation, c’est qu’à sa façon, Ségolène s’est située très exactement dans le même registre onirique, comme s’il y avait un accord tacite entre les deux joueurs. Certes, elle opposait du doux au dur, du flou au concret, etc. Mais elle jouait scrupuleusement dans le même registre que son adversaire, de même qu’aux échecs les blancs et les noirs jouent la même partie. Ce n’était pas un second tour, mais un concours d’hypnose, dont chacun a respecté scrupuleusement les règles jusqu’au bout, et même après la fin du match quand la vaincue a promis aux siens de les emmener « vers de nouvelles victoires ». Tout était donc très codé, très « joué », voire surjoué, mais en tous les cas, la pièce était bonne : moi, je me suis bien amusé. Las, je crois qu’on est mal parti pour se marrer pareil en 2012.

Car cette non-relance idéologique, concomitante, à mi-mandat, augure du pire. Ce programme commun gauche/droite pour cantonner la partie dans des règles strictement délimitées fait furieusement penser à ces 0-0 arrangés à l’avance entre entraîneurs rusés de Ligue 1. Ou, pour celles que les références footistisques énervent, à la « drôle de guerre ». La faute à qui ? Et bien ni au président, ni à son opposante numéro 1. Eux, ils ont le nez dans le guidon, ils bossent, beaucoup, et plutôt bien. Ce qui nous renvoie à une deuxième hypothèse.

Pour une fois, je crois que les principaux intéressés ne sont pas coupables, enfin, pas directement. Je crois qu’il faut chercher la responsabilité du côté des seconds couteaux (la garde rapprochée) voire des troisièmes (les think tank, les communicants, les intellos maison). Jusque-là, ils brillaient seulement par leur manque d’imagination. Aujourd’hui, en plus, ils sont manifestement corsetés par des chocottes en acier trempé, tous paralysés à l’idée d’aller s’aventurer en terrain idéologique inconnu et de risquer la boulette qui les enverra aux oubliettes. Et c’est pourquoi le sarkozysme a perdu de son charme, et que les socialistes se contentent de renvoyer des balles molles. Jeu dangereux ? Peut-être, peut-être pas, mais à coup sûr, jeu ennuyeux. On s’emmerde !

Après tout, on pourra se dire que tout cela n’est pas bien grave, qu’on a appris à vivre avec nos écrivains, nos chanteurs, nos scénaristes et même nos footballeurs qui, presque tous, ont pour métier de manquer d’imagination. On ne voit pas pourquoi les politiques et leurs dealers d’idées échapperaient à cette malédiction.[/access]

Il faut respecter le scrutin minoritaire !

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Nicolas Sarkozy
Nicolas Sarkozy retente le coup de François Mitterrand.
Nicolas Sarkozy
Nicolas Sarkozy retente le coup de François Mitterrand.

Parmi toutes les démocraties dignes de ce nom, la France se caractérise par une certaine versatilité dans l’utilisation des modes de scrutin. Les détenteurs du pouvoir sont souvent tentés d’instrumentaliser les règles du jeu électoral à leur profit, en choisissant le système le plus apte à leur faire gagner les élections.

C’est humain à défaut d’être moral. Ce n’est pas le cas dans les démocraties comparables, où l’on constate une pérennité remarquable du mode d’élection des parlementaires et des pouvoirs locaux.

[access capability= »lire_inedits »]Deux grandes familles de modes de scrutin sont utilisées : le scrutin uninominal de circonscription, où un territoire choisit son député, et le scrutin proportionnel, où les représentants du peuple à l’Assemblée nationale (ou Chambre basse) se présentent sur des listes établies par les partis politiques et obtiennent des sièges en fonction du nombre de suffrages obtenus dans une circonscription électorale (région, province ou département selon les cas). On épargnera au lecteur l’exposé des subtilités des modes de calcul des résultats (au plus fort reste ou à la plus forte moyenne) qui font les délices des professeurs de droit constitutionnel de nos universités et la désolation de leurs étudiants mis, par exemple, au défi d’exposer la règle d’Hondt qui préside à la répartition des sièges au Bundestag…

En France, la IVe République avait choisi la proportionnelle avec des listes départementales, et un correctif : une liste obtenant plus de 50 % des voix dans un département raflait tous les sièges. Déjà, à l’époque, les partis de gouvernement (SFIO, MRP, Radicaux, UDSR) avaient bidouillé le système en instaurant les « apparentements », qui permettaient de présenter des listes autonomes mais de faire carton plein si les listes « apparentées » obtenaient au total la majorité absolue. Cela désavantageait les communistes et les gaullistes, avec qui personne ne voulait faire équipe…

En 1958, pour mettre fin au « régime des partis », Charles de Gaulle instaure, dans la Constitution de la Ve République, le scrutin uninominal à deux tours, plus propre à assurer une majorité stable et à éviter l’instabilité gouvernementale. Avec l’élection du président de la République au suffrage universel, à partir de 1965, et le droit de dissolution de l’Assemblée nationale par le chef de l’Etat, ce mode de scrutin assurait des majorités quasi-automatiques au président élu. Par deux fois, en 1981 et 1988, François Mitterrand avait dissous l’Assemblée dans la foulée de son élection et obtenu une majorité de gauche, avec le mode de scrutin instauré par de Gaulle. Mais entre-temps, en 1986, sentant venir la raclée pour les socialistes aux législatives, il avait décidé de changer la règle du jeu : il fit voter par la majorité le retour au scrutin proportionnel, à la grande fureur de la droite qui voyait là, à juste titre, une arnaque pour tenter de la priver de sa victoire annoncée. Tonton, patelin, expliquait alors qu’il n’était pas mauvais pour la démocratie de changer « de temps en temps de mode de scrutin ». La droite remporta tout de même les élections, mais le PS et ses alliés obtinrent quand même plus de 200 sièges, alors que l’autre mode de scrutin les aurait laminés. Plus grave pour la droite, le Front national, alors en pleine ascension, envoyait une cinquantaine de députés au Palais-Bourbon, qui allaient pourrir la vie du premier ministre, Jacques Chirac, et contribuer à sa défaite à l’élection présidentielle de 1988. Du grand Mitterrand !

Ce coup-là est resté dans la mémoire de Nicolas Sarkozy, qui s’en est souvenu lorsqu’il s’est posé la question de trouver un moyen de déboulonner la gauche des bastions locaux et régionaux qu’elle détient : plus de la moitié des départements, et 20 régions sur 22. Ayant déjà fait une croix sur les régionales de mars 2010, qui ne devraient pas être un succès pour l’UMP, il vise 2014 et la refonte de l’organisation territoriale de la France, avec la fusion des départements et des régions et l’élection de conseillers territoriaux siégeant dans les deux assemblées. Dans le projet de loi en discussion, il est prévu que 80 % de ces conseillers territoriaux seraient élus au scrutin uninominal à un tour dans des circonscriptions remodelées, les 20 % restant à la proportionnelle. Cela signifie, par exemple, qu’un candidat UMP arrivé en tête avec 30 % des voix dans une circonscription serait élu. Ce système, utilisé depuis des temps immémoriaux au Royaume-Uni, favorise bien entendu le camp qui est le moins morcelé et conduit, par son caractère implacable, à un bipartisme de raison sinon de cœur. L’état actuel de l’opposition rend bien improbable le grand rassemblement des gauches, des écologistes et du centre qui lui permettrait de prendre Sarkozy à son propre piège. Et en prime, cela pourrait garantir la majorité de droite au Sénat, menacée par la progression de la gauche aux élections locales.

Il y aurait bien, pourtant, une solution qui permettrait de mettre un terme à ces coups de vice électoraux : imposer une majorité des 3/5e du Congrès (réunion de la Chambre des députés et du Sénat) pour toute modification de mode de scrutin, national ou local. C’est bizarre, personne n’y a pensé…[/access]

La hache qui brise la mer gelée en nous

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La Famille Wolberg, d'Axelle Ropert.
<em>La Famille Wolberg,</em> d'Axelle Ropert.
La Famille Wolberg, d'Axelle Ropert.

Marguerite Duras a dit à propos d’American Graffiti que les grands films se mesuraient au fait qu’ils continuaient à vivre en nous, longtemps après leur projection. Je ne sais pas si par là elle voulait dire que l’histoire continue de se rejouer en nous, comme une boucle de répétition ou si les personnages du film continuent de vivre leur histoire en nous, comme s’ils s’employaient à créer un autre film – le film d’après le mot « fin » du film. Peut-être les personnages d’un grand film deviennent-ils une partie de nous : nous les métabolisons, et dès lors ils s’entrelacent avec nos sentiments et notre expérience. La famille Wolberg d’Axelle Ropert fait partie de ces films-là, ceux qui produisent cet effet d’intimité, non seulement avec l’histoire racontée ou les personnages mais avec la structure même du film.

Il n’est pas nécessaire de revenir ici sur le côté improbable de ce film : son sujet à contre-courant des « tendances », a priori dissuasif pour tout spectateur sorti d’un panel de marketing ; ses acteurs peu connus (François Damiens et Valérie Benguigui) et peu bankables comme on le dit élégamment dans le monde du cinéma ; sa construction faite de bric et de broc (comme si la vraisemblance de l’histoire était pour Axelle Ropert, également scénariste du film, bien moins importante que la justesse des situations et des paroles, et de la rencontre de celles-ci avec des comédiens) ; le personnage de Simon Wolberg, juif ashkénaze, petit-fils de diamantaire dont la probabilité dans la vie réelle de devenir premier magistrat d’une petite bourgade bien française serait quasi-nulle ; et en prime amoureux de soul music – cette musique qui fait tellement partie du film qu’on hésite à employer le terme de « bande-son »…

Une famille apparemment heureuse et sans histoire est pourtant en voie de désagrégation : Delphine, la fille de 18 ans, en partance pour entamer sa vie de femme, Marianne, la femme, qui songe à quitter son mari après une aventure extra-conjugale, Simon le père, maire loufoque et un tantinet tyrannique d’une petite ville de province en campagne pour sa réélection, est atteint d’un cancer du poumon qui lui sera bientôt fatal et qu’il cache aux autres membres de la famille, plus Benjamin, le jeune fils un peu lunaire : telle est la famille Wolberg au début de La famille Wolberg. Trois de ces protagonistes savent qu’ils vont manquer aux autres : Simon parce qu’il va mourir, Marianne parce qu’elle va quitter Simon, Delphine parce qu’elle va quitter le nid familial, mais rien n’est encore dit. Le jeune Benjamin Wolberg sait, sans savoir pourquoi, qu’ils vont tous lui manquer – affreusement lui manquer. Mais il semble protégé par une qualité d’absence à la vie. L’une des plus belles, drolatiques et émouvantes séquences du film est celle où Benjamin et son oncle, le frère bohème de Marianne, jouent en sautant comme des fous d’un côté au-dessus d’une ligne tracée à la craie sur le sol qui sépare « être dans la vie » de « être en dehors de la vie ». Simon Wolberg est d’origine polonaise. Pour les juifs d’Europe centrale, cette distinction ne peut pas ne pas évoquer la Shoah et la « sélection » effectuée au sortir des wagons plombés. Le dernier plan du film est d’ailleurs celui d’un train arrivant sur un quai de gare.

Cette rupture des liens, ce desserrage inexorable de ce qui faisait que tout tenait ensemble « dans la vie », et la lutte acharnée de Simon pour que rien ne change – pour que ça reste, pour que ça continue, pour que ça ne cesse pas de ne pas cesser –, pour que l’amour, celui de sa femme et de ses enfants comme celui de ceux qu’il appelle ses concitoyens (ses administrés, en fait), soit toujours là, crée la tension des forces antagonistes qui font tourner le film – à une vitesse vertigineuse, même.

Rarement on aura fait un plus beau film sur l’amour. Non pas un film d’amour (la chose est relativement aisée) mais un film sur l’amour (c’est infiniment plus compliqué), sur la nature multiple, erratique et violente de l’amour.

La famille Wolberg ne parle que d’amour. Presque toutes ses occurrences sont présentes dans le film : l’amour familial, filial, l’amour entre hommes et femmes, entre frères et sœurs, le sexe, la liaison illicite, jusqu’à la dimension politique de l’amour (un maire en campagne pour sa réélection doit séduire). Il y a même une très jolie définition de la sieste crapuleuse comme activité subversive (« faire l’amour avec sa femme l’après-midi lorsque toute la ville travaille « … Il y a bien sûr aussi tout ce qui va avec l’amour : la perte de l’amour, le secret, le mensonge, la jalousie, la tromperie, la douleur, la mélancolie, la lutte, l’espoir et le désespoir.

L’un des prodiges du film est de montrer comment chacun des personnages, et donc chacun d’entre nous, est intriqué dans plusieurs modalités de ce que, par commodité, nous nommons « amour » : familial, sexuel, filial, politique, pour Simon, conjugal, extraconjugal, fraternel, pour Marianne. Ces capacités d’adhésions multiples font la complexité des relations humaines. Tous ces régimes de l’amour ont leurs rythmes propres, bien souvent en contradiction les uns avec les autres. Le film montre, avec une infinie délicatesse, ces temporalités multiples en chacun des personnages et à l’intérieur de leurs relations respectives. Mais comme pour préserver un équilibre qui tient du miracle, la réalisatrice ne procède à aucune hiérarchie : tous ces niveaux/définitions de l’amour sont traités à égalité. L’aspect romantique de l’amour n’est pas préféré à la dimension politique, par exemple. Ce n’est pas par hasard qu’Axelle Ropert tient le très court rôle de l’institutrice-qui-se-tortille-les-mains : celle qui enseigne, montre et nous fait savoir sans juger.

En chaque personnage, se joue donc la lutte des régimes distincts de l’amour : comment voudriez-vous qu’avec cela, il y ait quelque chose de stable ? Conclusion du film : la seule stabilité est celle de l’instabilité, la seule permanence de la vie celle de l’impermanence – cette violence sauvage qui bouleverse en permanence nos fragiles équilibres.

Cela s’appelle la complexité.

Cette capacité de faire cohabiter des régimes contradictoires donne au film une nature d’oxymore, tout entière résumée dans le personnage de Simon Wolberg, père très maternant et maire très paternaliste, terriblement vivant et habité par la mort. Il prône la clarté comme la valeur familiale fondamentale (au point d’aller voir l’ancien amant de sa femme avec son fils afin que ce dernier sache que sa mère a trompé son père), mais vit sous le registre du caché (en ne révélant pas à sa famille, pour la protéger, qu’il est mourant). Simon Wolberg est un oxymore vivant, impossible hors de la fictionnalité hors-normes d’Axelle Ropert : un ashkénaze traversé de soul music.La famille Wolberg est un film de cinéphile qui n’a rien de difficile, un film d’auteur que tout le monde peut voir. Le plus beau de l’histoire est que vous ne verrez rien de tout ça (les oxymores, les régimes dissociés de l’amour et leur a-synchronicité, etc.), vous ressentirez des trucs, des chocs, vous serez ému aux larmes et rirez sans avoir besoin de mesurer pourquoi. Axelle Ropert ne fait pas état de son savoir, de son savoir-faire ou de son égo. Elle offre au spectateur tous les ingrédients de la complexité du monde sans exiger de lui un décryptage intellectuel, sans lui imposer une érudition formelle. Vous sentirez le décalage subtil des dialogues, la drôlerie (par exemple, la défiance vis-à-vis des blonds et de la blondeur qui parcourt tout le film), la mélancolie – en fait, une très grande partie de ce qui fait la dinguerie un peu cabossée des êtres humains.

Lorsque vous sortirez de la salle, puis le jour d’après, puis le jour suivant, puis le lendemain, puis les jours qui s’enchaineront, longtemps, Simon Wolberg continuera à vivre et à mourir en vous, Marianne Wolberg continuera de quitter Simon tout en l’aimant, Delphine et Benjamin Wolberg continueront en vous à se débattre avec la vie. Vous serez avec eux, encore et encore et encore. Et ils seront avec vous.

Il faut aller voir peu de films, car il y a peu de films, bien qu’il s’en produise beaucoup. Pour paraphraser ce que disait Kafka à propos des livres dans une lettre à Oskar Pollak, on ne devrait voir que les films « qui vous mordent et vous piquent ». Un film doit être « la hache qui brise la mer gelée en nous ». C’est ce que fait La famille Wolberg.

Les larmes de Durutti

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Antonio Gaudi, Parc Güell, à Barcelone.
Antonio Gaudi, Parc Güell, à Barcelone.
Antonio Gaudi, Parc Güell, à Barcelone.

Le capitalisme et son cheval de Troie, l’Europe de Bruxelles, détestent les Etats-nations pour trois raisons.

D’abord, ils représentent la force révolutionnaire du passé contre une amnésie technocratique et, quand il arrive à une nation de se souvenir qu’elle a été belle, il lui revient de jolies couleurs. Elle n’a plus forcément envie de se soumettre aux diktats les plus orwelliens sur la part du déficit dans le PIB, elle regarde avec nostalgie la face nationale des pièce d’euro et se dit tout de même que le profil de Dante, celui de Pessoa ou la silhouette de Marianne indiquent le souvenir d’un monde où il était possible d’avoir un destin et de raconter ce destin. Du coup, elle se met à voter non à un référendum et il faut tricher comme dans les républiques bananières d’avant Chavez pour faire passer les différents traités. On peut attendre longtemps, à notre avis, le récit fondateur qui mettra en vers Delors, Barroso, Van Rompuy ou Jean-Claude Trichet. Les Rabelais et les Shakespeare de l’avenir ne vont pas avoir grand chose à raconter sur l’orthodoxie de la banque centrale de Francfort, sur les séances plénières du Parlement de Strasbourg ou sur les discours d’un commissaire à la Concurrence. Ou alors – il faut toujours faire confiance à la littérature –, il y aura bien un nouveau Kafka avec un sourire désespéré ou un Swift pince sans rire qui cingleront les ridicules gris de cette engeance bureaucratique. Mais dans quelle langue le feront-ils, dans quel sabir monocolore, dans quel volapuk fade ou, au contraire, dans quel ruthène obscur, dans quel gagaouze improbable, au nom de la diversité linguistique qui vous permet d’être compris de votre village mais pas de celui d’à côté ?

Ensuite, autre pêché impardonnable, les Etats-Nations sont le lieu de solidarités non-marchandes issues d’histoires glorieuses qui vont des Diggers anglais sous Cromwell aux paysans sans terre de Don Sturzo en Italie, des Canuts de Lyon contre Louis-Philippe aux grandes grèves de 1936 sous le Front populaire. Les assauts répétés de tous les gouvernements européistes depuis Giscard contre le « modèle social français » ont provoqué, en 1995 comme en 2003, d’étonnants hivers et d’étonnants printemps d’un peuple qui s’est souvenu qu’il avait quand même tenté la première expérience socialiste réussie, la Commune, avant que, déjà, la bourgeoisie, préférant toujours sa classe à sa nation, ne brisât le rêve avec Monsieur Thiers travaillant sous l’œil attentif des soldats prussiens.

Mais enfin et surtout, les Etats-Nations représentent, sur le plan géopolitique, une masse critique qui permettrait de résister à la dictature molle de la Commission européenne, voire de dire ciao bella à l’Union pour retrouver le vent du grand large.

Alors, évidemment, à Bruxelles, on a les yeux de Chimène pour tous les micronationalismes durs fondés sur des bases ethniques et sur l’égoïsme économique. On n’a pas été capable de trouver un accord sur un salaire minimum européen, mais on a présenté comme impératif une charte européenne sur les langues régionales. La France, dans un sursaut de lucidité jacobine, a refusé de la ratifier – ce qui nous donne un sursis avant que les bobos bretons n’ouvrent la boite du Pandore régionaliste avec leurs écoles diwan et que les poètes du Félibre maurassien se retrouvent au programme des sixièmes d’Occitanie.

L’explosion de la Yougoslavie, puis la constitution piranésienne de la Bosnie-Herzégovine, avait été le laboratoire de cette politique de fragmentation dans les années 1990. Il ne faut pas oublier que tout avait commencé en 1991 par la sécession de la Slovénie, ethniquement homogène et économiquement viable toute seule mais pas assez grande pour former un de ces « poids lourds » qui peuvent toujours avoir des retours de fierté. On sait également les envies padaniennes d’Umberto Bossi, qui aimerait bien se séparer du Mezzogiorno, peuplé de fainéants, de mafieux et de camoristes divers. Et ne parlons pas de la Belgique qui donne l’impression de vivre son dernier quart d’heure toutes les semaines, malgré son art du compromis. L’idée d’un divorce, à peine amiable, entre les Flamands, qui sont beaux, blonds, industrieux, jeunes et ont le sens des affaires, et les Wallons, qui sont bruns, alcooliques, socialistes et boivent leur minimex dans des estaminets près d’usines désaffectées, aurait déjà été concrétisée si, par malheur pour l’UE, la capitale de la Belgique n’était aussi la sienne, ce qui la foutrait mal en cas de partition à la Tchèque.

Les derniers en date à succomber à cette balkanisation programmée semblent être les Catalans. Ils ont déjà compétence sur l’enseignement (on n’enseigne plus le castillan dans les écoles primaires de Barcelone), la police, la fiscalité. Cela ne leur suffit pas, ils n’ont plus envie de rester avec l’Andalousie, qui recommence à être pleine d’Arabes saisonniers et d’agriculteurs illettrés. Les nationalistes ont donc organisé un referendum ce dimanche qui n’aura aucune valeur légale mais dont la question, assurée d’un oui franc et massif, est claire : « Etes-vous favorable à ce que la Catalogne soit un Etat souverain, social et démocratique, intégré dans l’Union européenne ? » Ils sont 700 000, les Catalans : ça nous fera encore un micro Etat après Malte, les Pays Baltes ou Chypre.

Il semblerait, aux dernières nouvelles, que la participation ait été faible. Peut-être se sont-ils souvenus que Barcelone fut la capitale de l’anarcho-syndicalisme pendant la guerre d’Espagne et que le célèbre Durruti, anarchiste, combattant et martyr, organisa la résistance de la ville contre les franquistes et avait pour habitude de dire : « Nous allons recevoir le monde en héritage. La bourgeoisie peut bien faire sauter et démolir son monde à elle avant de quitter la scène de l’Histoire. Nous portons un monde nouveau dans nos cœurs. »

And the winner is…

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Delphine de Vigan.
Delphine de Vigan.
Delphine de Vigan.

Elle est jolie, Delphine de Vigan, la photo lui va bien et sans doute la télévision. Et puis, ces derniers temps, elle a obtenu plein de jolis prix, pour décorer son salon. Le prix Folies d’encre, tiens, décerné par la librairie du même nom, sise en la mignonne ville de Montreuil, où je vis depuis quinze ans, cela rappelé sans façons. Ce prix est respectable, sifflons la trêve ironique, un instant. Pour L’Heure et l’ombre, Pierre Jourde l’obtint, il y a quelques années. Bon. Mais il y a cet autre prix que Delphine vient d’obtenir : le prix du roman d’entreprise, que j’évoquais il y a peu, à propos de notre camarade Mordillat, lequel l’avait bien mérité. Mais qui le refusa d’avance. Et qui se rebella tout plein. Non mais ! Du coup, Darcos, s’il en avait eu l’idée, ne pouvait plus le lui décerner. Cela dit, si j’avais été Darcos, je le lui aurais quand même attribué, ce prix, à Mordillat, et en anglais : And the winner is… Cruelle punition : songez, un prix aussi érotique qu’une femme à barbe, déguisée en vestale. Et puis, ça m’aurait évité de rappeler que la rebelle de l’autre jour, pour avoir refusé de se rendre à la réception du prix, ce fut la jolie Delphine, que j’aime bien. On croit n’avoir obtenu que deux prix, et on se retrouve avec trois, rebellitude oblige.

Reste de galanterie ? Ça ne me plaît pas d’écorner la jolie dame. Que voulez-vous, on ne se refait pas : j’ai plus de mal à imaginer Mordillat le dos tourné, me demandant de lui remonter la fermeture éclair de sa robe, que la jolie Delphine. Vous savez, ce geste féminin : se présenter devant un être aimé, et puis donc se retourner et dire de sa jolie petite voix, s’il te pôlait, Seigneur, ou simplement papa, tu pourrais fermer ma robe ? Et pour nous aider à peaufiner cette atavique action, baisser un peu la tête, et présenter sa nuque, tandis que d’une main on remonte ses cheveux longs, en chignon. Cette pose si féminine, qui ne s’apprend pas lorsqu’on est un homme.

Tenez, encore ce matin, je l’ai vu faire à ma fille, âgée de cinq ans. Comme ça, naturellement. Petite graine de femme. Aucun de mes deux garçons n’a jamais fait ça. L’aîné, pourtant, aurait de quoi : les cheveux, chez les bobos, aujourd’hui se portent longs suffisamment. Mais peut-être, ces garçons, les éduqué-je mal ? Il faudra que j’en cause un jour avec Caroline Fourest, tiens, elle qui rêve, comme le rappelle Elisabeth Lévy, d’un monde sans hommes ni femmes “où l’on admettra que le genre peut être indéterminé ou choisi, et non dicté par le sexe biologique”. Caroline Fourest qui proclame : “Il faut espérer que la différence des sexes, si communément admise, sera un jour relativisée.” Bigre, j’ai hâte d’être à demain, pour voir ce monde homo ou lesbianisé. Ce monde où, pour reprendre un mot fameux du grand Chesterton, il n’y aura pas que les idées chrétiennes qui seront devenues folles. Pardon.

Oui, peut-être devrais-je préparer le terrain, prendre mes garçons entre quatre yeux et les contraindre à ce coming out pour le moment inédit : bon, avouez-le, les gars, que vous rêvez vous aussi d’ostenter votre nuque, non pour un viril sacrifice, façon Abraham, mais pour que je ferme deux ou trois boutons, à votre polo relatif. En essuyant la vaisselle, ça nous ferait bien rigoler, allez.

Tiens, un qui doit bien rigoler, en ce moment, c’est notre Président national. Lui, l’homme de la virilité assumée, il doit se passer en boucle ce clip vidéo si peu martial où l’on voit tous ces machos de l’UMP se trémousser le popotin. Le ridicule ne tue pas, il paraît. Mais enfin, pensais-je, en continuant le tri du linge familial, virilement penché sur mon fer, tandis que, pour garder mon entrain, je me repassais sur petit écran les exploits de Rocky Balboa assommant son sportif rival, mais enfin, ce clip, il a dû lui passer entre les mains, à Nicolas… Alors, pourquoi, pourquoi ce massacre ? Le ridicule ne tue pas ? Peut-être que si, mais à poison lent, doucement : qui, en effet, songeais-je, tandis qu’ils sont tous à se trémousser, les cadors de l’UMP, à ségoléniser festivement sur le futur bonheur qu’ils offriront au monde, qui, pendant ce temps-là, continue à passer pour le macho imperturbable, si ce n’est Nicolas ? Oui, il doit se le passer en boucle, ce clip niais, et bien rigoler, comme nous. Le passage le plus drôle, allez : celui où Gilbert Montagné est au volant d’une voiture, façon roi du pétrole. Au pays des politiciens borgnes, les aveugles conduisent en rois. Dans quelques années, lorsqu’il s’agira de voter, si les Français ont la mémoire courte, ce clip, Nicolas demandera sans doute à le sortir du purgatoire où il va bientôt tomber. La statue du chef, n’en sera qu’un peu plus exhaussée. Et les présentateurs du journal, à vingt heures, dévoileront sans ciller la figure du Commandeur qui aura conservé son trône : and the winner is… peut-être que d’ici là, ils seront passés à l’anglais.

Benjamin Lancar, le président des Jeunes Populaires, à l’origine de cette festive initiative, face à un Luc Ferry qui jugeait le clip « consternant » et « dégoulinant de bêtise », s’est défendu en affirmant : « Notre objectif était seulement de faire parler de nous et de nos actions. Le buzz prouve que nous avons eu raison.  Les gens ont l’image d’un parti uni et festif. » Oh la la. Et d’ajouter, pour aggraver son cas : « Vous imaginez Fabius, Aubry et DSK chanter ensemble dans un clip ? » Nous, malheureusement, on l’imagine très bien. Et c’est bien là tout le drame. Décidément, de nos jours, les prix se perdent, comme les claques. Fessemollitude, dégoulinitude, rigolitude, il faudrait un sondage, pour régler tout ça.

Les heures souterraines

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Causeur sous mon sapin

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Quelle tête allez-vous faire le 24 décembre au soir, quand, sur les coups de minuit, un vieil homme aux mœurs bizarres, barbe blanche, tout de rouge vêtu, vous prendra sur ses genoux et vous posera, rigolard, la question : « Oh, oh, oh ! tu l’as pris, ton abonnement au magazine Causeur ? »
Vous qui êtes abonnés, vous pourrez exhiber à sa face rubiconde le dernier numéro de ce sublime mensuel et vous serez récompensés de mille manières.
Mais, vous, les autres… Que ferez-vous quand le Père Noël vous aura administré une sévère fessée, qu’il aura descendu vos meilleures bouteilles, qu’il aura fait rentrer ses douze rennes dans votre salle à manger et aura fichu le feu à vos rideaux ? Il sera bien temps de songer à vous abonner à Causeur, quand vous vous retrouverez au petit matin devant les ruines encore fumantes de votre maison, à peine salué par les grossiers « oh, oh, oh ! » d’un vieux barbon qui continue à s’habiller en rouge, alors que c’est connu : le noir amincirait son embonpoint.
Non, franchement, nous vous voulons du bien : abonnez-vous au mensuel Causeur. 32 pages tout en couleurs, des articles inédits, rien que du bonheur ! Abonnez-vous pour un joyeux Noël !

PS : si vous ne vous abonnez pas sur-le-champ, je fais un lip dub toute seule ! Et nue.

Les inédits du mois de décembre
Tous contre un !, Élisabeth Lévy
Théodore de Besson, Raul Cazals
Jeux de rôles, jeux pas drôles, Marc Cohen
Égypte/Algérie…, Gil Mihaely
Camus, sa clope, ses cendres, Luc Rosenzweig
Quand on compte on n’aime pas, Élisabeth Lévy
Les peuples heureux n’ont pas d’équipe de foot, François Miclo
Qui gagne perd, Yannick Blanc
La triche, c’est la vie, Philippe Cohen
Il faut respecter le scrutin minoritaire, Luc Rosenzweig
Orthographe…, Jérôme Leroy
Ballard is not dead, Jérôme Leroy