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Ozon nous prend pour des potiches

La bande-annonce de Potiche est redoutable d’efficacité. Elle nous téléporte dans un univers seventies kitschouïlle, qui en fait théoriquement le parfait film du dimanche soir. L’intrigue, « librement inspirée » d’une pièce de Barillet et Grédy, promettait une bonne tranche de rigolade, certes au prix de quelques grosses ficelles. L’histoire en deux mots ? Dans la France des années Giscard, Pujol l’industriel – qu’incarne Fabrice Luchini – admoneste ses ouvriers et délaisse sa femme. Jusqu’au jour où une attaque le contraint à confier les rênes de l’usine à sa cocue d’épouse interprétée par une Catherine Deneuve au brushing impeccablement laqué. S’ensuivront une mini-révolution féministe et la transformation d’une petite ville de province patriarcale en avant-garde de la gynécocratie. En fait Potiche, c’est le kitsch de 8 femmes recouvert du papier peint féministe, le tout suintant d’un humour guimauve et niais.

Pauvres acteurs

À force d’avancer avec ses gros sabots, Ozon finit par s’essuyer les pieds sur le spectateur pendant 1h45. Sans craindre d’assumer son rôle de réalisateur démissionnaire. Comme ces parents qui laissent leur progéniture sortir jusqu’à pas d’heure, il s’amuse à martyriser ses comédiens en les mutant en acteurs de série Z. Quiconque a vu Luchini moquer l’empire du Bien au théâtre de l’Atelier, ne peut qu’être pris d’empathie pour le sort qu’Ozon lui réserve. Quel sens de la nuance psychologique fallait-il pour camper un grand patron tout à la fois cupide, volage, phallocrate et réac !

Que Luchini se console, le reste de la distribution n’est guère mieux loti. Tous récitent leurs poncifs lénifiants (« c’est le sens de l’histoire, partout les femmes prennent le pouvoir ») en pilotage automatique. Histoire de coller avec la pauvreté du script, ils font l’effort de (très) mal jouer. On le concède volontiers, cela finit par payer ! La seule trouvaille d’Ozon ? Convier une ex-gagnante de la Star’Ac à incarner Deneuve jeune et ses frasques filmées à la Marc Dorcel.

Soyons honnêtes, Ozon a au moins compris une chose : il est très difficile de rater un film. Potiche n’est pas une œuvre ratée mais un film manqué. Pour le rater, encore eût-il fallu essayer. Là où Ozon est impardonnable, c’est qu’il a loupé son ratage. Après tout, il y a des films ratés qu’on aime voir et revoir pour leurs rares instants de grâce ou leur mauvais goût extrême

Quitte à céder aux facilités d’un moralisme de supermarché – songez que le fin mot du film est « C’est beau la vie ! »- Ozon aurait dû pousser la provocation jusqu’au bout. Sans se contenter benoîtement de faire danser Deneuve sur du Michèle Torr, il aurait gagné à carrément dévaster son film : engager Max Pécas comme assistant-réalisateur aux côtés des toujours verts Jacques Balutin et Olivier Lejeune lequel, flanqué d’une moumoute blonde, aurait fait une Mme Pujol plus vraie que nature. Cela aurait eu de la gueule ! Mais à la consternation, la vraie, Ozon a lâchement préféré le son rassurant du tiroir-caisse. Après tout, les premiers chiffres du box-office lui donnent raison…

Faire triompher les avancées sociétales

Pourtant, Eclater de rire devant Potiche réclame un certain effort.
Du renversement des rôles sur lequel repose tout le film jusqu’aux amourettes entre le patronat en jupette et le syndicaliste bourru mais romantique, tout est strictement téléguidé. Les scènes aux couleurs guimauves s’enchaînent sans surprise et assaillent le spectateur de répliques ringardes et de sketches prévisibles. Alors devant la série affligeante de stéréotypes dégoulinants de conformisme, le spectateur ne peut qu’afficher un sourire convenu. Du créatif homo à la bourgeoise nympho, version Lady Chatterley relookée à la mode des seventies, du patron pourri aux employés exploités, Ozon ne va pas chercher très loin. De même que pour sa ridicule déduction : les femmes seraient de meilleurs patrons que les hommes, comme si les qualités morales étaient une affaire de sexe.

Mais là pas question de se moquer, il s’agit de faire triompher les avancées sociétales. Il est tellement plus confortable de se situer dans le camp des clichés officiellement admis comme vérités incontestables que de chercher à les perturber en inventant de réelles pitreries imprévisibles à l’ironie cinglante.

Le tableau final est donc consternant de bons sentiments. Femme libérée de la servitude liée à son sexe et à sa condition sociale, devenue le symbole d’un patronat moderne puis la super-woman d’une politique avant-gardiste, Mme Pujol aux côtés de son fils homo, désinhibé par son coming-out artistique, remporte la bataille menée contre l’archaïsme de la souveraineté patriarcale. Quelle leçon de drôlerie !

Mais Ozon atteint l’apothéose du kitsch lorsque, pour combler le vide du film, il s’adonne à aux clins d’œil anachroniques et faussement politiquement incorrects. Luchini ne cite plus Muray dans le texte mais Sarkozy. Des fameux slogans de la campagne présidentielle – « pour gagner plus, ils devront travailler plus » aux formules injurieuses – « casse toi pauvre con », voilà ce qui finit par faire rire le public. À croire que le sarkozysme est devenu dans le septième art la nouvelle ficelle du rire. Comme Mme Pujol qui fonde un parti « sans étiquette », François Ozon réalise un film qui tend vers le consensus mou pour mieux plaire à tout le monde. Potiche s’inscrit dans la lignée des films confortant les valeurs sacralisées de notre monde au lieu de s’en moquer.

Finalement, la seule potiche du film, c’est le spectateur.

La pauvreté, c’est la santé !

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Il vaut mieux être riche et bien portant que pauvre et malade. La vieille blague vient de devenir définitivement obsolète dans le monde merveilleux de la marchandisation totale du réel, y compris de domaines qui ont certes un coût mais ne devraient pas avoir de prix, comme la santé.

Un rapport de l’OMS, qui va servir de base à une semaine de rencontres internationales à Berlin sur le thème du financement de la santé indique ainsi que 100 millions de personnes sont ruinées ou jetées dans le pauvreté chaque année en voulant simplement se soigner. Si le tiers monde représente évidemment une part importante de cette population, on constate que les Etats-Unis ne sont pas mal placés. En 2007, 62% des familles étasuniennes mises en faillite totale l’étaient à cause de factures médicales impayées, du genre avoir pris un emprunt sur vingt ans pour un triple pontage coronarien. Cela n’empêche pas une certaine droite américaine de fourbir ses armes, au propre comme au figuré, pour en finir avec ce sale socialiste d’Obama qui ose prétendre que peut-être, la sécurité sociale, ce n’est quand même pas forcément le commencement du Goulag.

Mais apparemment, aux USA et ailleurs, désormais, l’idéologie dominante a décidé qu’il valait mieux être très pauvre et à peu près bien portant que raisonnablement pauvre et complètement mort. On appelle ça la liberté, il paraît. Et les riches, là-dedans ? Les riches, ils vendent les assurances complémentaires…

La queue qui remue le chien

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S’il est difficile de décrypter les signaux envoyés, à coups d’obus et de torpilles, par les dirigeants nord-coréens, il est en revanche de plus en plus clair que la stratégie de la corde raide pratiquée par Pyongyang commence à irriter Pékin. Le mot d’ordre de la politique chinoise est le statu quo. Appliquant la première règle enseignée aux jeunes médecins – primo non nocere –, Pékin préfère ne rien faire, sinon acheter et vendre, plutôt que mal faire. Son intérêt vital est le maintien de la paix et de la stabilité, c’est-à-dire d’un climat international favorable à son développement économique. Dans ce contexte, l’allié nord-coréen devient de plus en plus encombrant. Soixante ans après l’engagement des troupes chinoises dans la guerre de Corée (25 octobre 1950), un conflit armé, avec son cortège de panique sur les marchés et l’envolée des prix des matières premières – est le pire cauchemar des Chinois. Mais leur ami Kim Jong-il se croit encore dans les années cinquante.

La position chinoise à l’égard de la surenchère nord-coréenne suscite nombre d’interrogations. Et les deux réponses possibles sont aussi inquiétantes l’une que l’autre. Première hypothèse : finalement, la Chine ne voit pas d’un si mauvais œil les agissements de Pyongyang. Cela semble peu vraisemblable pour la simple raison que la Corée du Nord semble de moins en moins contrôlable. Ainsi, lors de la dernière visite en Chine du « Cher dirigeant » Kim Jong-il, le chef de l’Etat chinois Hu Jintao a-t-il souhaité une meilleure communication entre les deux pays. Autrement dit, la Chine a formellement demandé à sa turbulente voisine de ne plus la surprendre par des crises incessantes. En clair, loin de téléguider Pyongyang, Pékin se voit chaque fois obligé de réagir à un ordre du jour dicté par les provocations nord-coréennes. Ce n’est donc pas en s’appuyant sur un tel allié que la Chine peut conduire une politique étrangère cohérente.

La seconde hypothèse est plus réaliste : la Chine est piégée, et son champ de manœuvre est limité. Elle a beau être le principal soutien de son voisin boycotté et ostracisé par la plupart des pays du monde, elle ne semble pas avoir beaucoup d’influence réelle sur Pyongyang. Si le chantage pratiqué par les Nord-Coréens s’avère extrêmement efficace, c’est qu’il place les Chinois devant un dilemme majeur : pour avoir le calme il faut tirer les bretelles et peut-être aussi les oreilles de Pyongyang. Or en même temps, l’Empire du Milieu, qui ne souhaite pas avoir 1400 kilomètres de frontière commune avec une Corée réunifiée qui serait un allié intime des Etats-Unis, doit se garder de trop affaiblir son allié nordiste. La patience chinoise sera donc à la mesure de ces enjeux qui laissent à Pyongyang une marge de manœuvre considérable. Le feuilleton coréen nous réserve encore beaucoup d’épisodes.

Observons un éthologue

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Michel Houellebecq
Michel Houellebecq.

Michel Houellebecq est un triangle de peau humaine. Un triangle de chair. Un triangle de nerfs. Nul hasard à ce que le personnage qui porte ce nom dans La Carte et le territoire finisse découpé en morceaux. Les vibrations de ce triangle sensible résultent d’une tension extrême entre trois pôles métaphysiques contradictoires et à jamais inconciliables : le naturalisme, le romantisme et le christianisme. L’art de Michel Houellebecq trouve sa source dans cet écartèlement.

Le naturalisme refuse de voir dans la métaphysique et l’éthique les deux dimensions cruciales de la condition humaine. Il considère l’homme comme un animal soumis à un strict déterminisme biologique, qui poursuit aveuglément les buts de l’espèce. Si l’oeil de Jed Martin, le héros de La Carte et le territoire, est celui d’un « anthropologue », l’oeil de Houellebecq est plutôt celui d’un éthologue. Il se plaît à décrire les événements humains comme relevant du registre de simples comportements animaux. Le détachement de l’éthologue est, chez lui, souvent empreint de poésie et d’humour. D’autres fois, cependant, il présente ce dispositif poétique comme un protocole scientifique sérieux, supposé dévoiler une vérité cachée. Il se met à prendre au sérieux le jeu de l’éthologue et aimerait nous convaincre que sa voix s’élève réellement de l’outre-humain. On reconnaîtra là un désir humain. Trop humain…[access capability= »lire_inedits »]

Le comble de la confusion entre l’humain et l’animal

Il se trouve que la métaphysique naturaliste, dont Charles Taylor a livré dans Les Sources du moi une réfutation aussi rigoureuse que splendide, est absolument fausse. Nous pouvons donc nous réjouir que Houellebecq ne l’embrasse que de manière intermittente. Dans La Carte et le territoire, le comble de la confusion entre l’humain et l’animal est Observons un éthologue atteint lorsque le cadavre de Houellebecq se trouve mêlé à celui de son chien Platon, vision dont l’auteur semble admettre le caractère un peu déplaisant. Il n’hésite pas, du reste, à qualifier de « psychopathe » le naturaliste fondamentaliste qui a conçu cette bouillie humano-canine. Il y a, enfin, un paradoxe à ce que Houellebecq, en dépit de sa pente naturaliste, soit l’un des écrivains contemporains qui a le mieux rendu sensible la métaphysique.

Sur le ring de l’oeuvre de Houellebecq s’avance ensuite la métaphysique romantique, qui est résolument fausse, elle aussi. Elle se manifeste par la croyance auto-réalisatrice en de funestes destins (presque tous les héros de Houellebecq tentent de fuir la communauté humaine en s’imaginant les élus du malheur), par le vieux couple inséparable de l’amour et de la mort, par la fascination enfin pour la mort en tant que telle, et toutes les formes de décomposition du corps humain en particulier, putréfactions agrémentées parfois d’un soupçon d’ironie romantique. L’art de Houellebecq n’est jamais tragique, mais romantique et étonnamment inactuel. Il a quelque chose du classicisme des grands romantiques. La « vérité romanesque » chère à René Girard parvient curieusement à y cohabiter avec le « mensonge romantique ».

L’extension du royaume de la fatalité

C’est de la métaphysique chrétienne – et de ses torturants tiraillements avec les deux autres métaphysiques – que sourd la vérité romanesque. C’est d’elle que jaillit parfois, soudainement, l’affirmation de la liberté et de la finitude humaines. C’est d’elle aussi que procède le sens de l’humour houellebecquien et la possibilité d’une extension du domaine de la lutte. Cependant, le domaine de la lutte, qui est à mon sens le seul domaine proprement humain, doit sans cesse se battre, dans les romans de Michel Houellebecq, pour ne pas être englouti par l’extension du royaume de la fatalité et par l’extension du domaine de la larve (puisque sous l’oeil glaçant de l’éthologue, le phénomène humain tend à perdre singulièrement de son naturel et de son allant).

Depuis quinze ans, je lis Michel Houellebecq avec admiration. Il est, à mon sens, l’auteur de trois chefs-d’oeuvre : Extension du domaine de la lutte, Le Sens du combat et La Possibilité d’une île. Viennent ensuite deux excellents romans : Les Particules élémentaires et La Carte et le territoire. Et un très mauvais roman, enfin, heureusement unique en son genre : Plateforme. Avec La Carte et le territoire, Houellebecq met en oeuvre une fois de plus son art captivant, planant, nocturne, de la narration. Comme dans presque tous ses romans, les deux personnages principaux naissent par dédoublement, par parthénogenèse, comme deux « clones » jumeaux de l’auteur – tout en possédant pourtant une forte consistance romanesque. Comme dans ses romans précédents, les discussions entre ces deux « clones » – Jed Martin et Michel Houellebecq – sont très belles et d’une tension métaphysique bouleversante. Ces scènes sont en outre très drôles. La Carte et le territoire est sans doute le plus drôle des romans de Houellebecq. Il pourrait presque être qualifié de guilleret. Seul le début du roman est un peu faible. Tout le reste – y compris le roman policier très poétique de la troisième partie – est passionnant et nous enlève. Le style comporte parfois quelques faiblesses, bien moins prononcées que dans Plateforme. Il est vrai qu’au Houellebecq minimaliste, j’ai toujours préféré le mélange splendide de dépouillement et de baroque (la veine Lautréamont) d’Extension du domaine de la lutte.

Le long amour mutique entre un père et son fils

Le personnage de Jed Martin est beau et d’une grande justesse. Jed est le frère de Vincent Greilsamer, le personnage de La Possibilité d’une île, lui aussi artiste contemporain, autre figure sensible aux oeuvres fascinantes. La beauté de La Carte et le territoire culmine à mes yeux en deux lieux. Avec la dernière oeuvre d’art de Jed Martin, d’abord, sur laquelle se conclut le roman : sa vidéo présentant la dislocation de tous les objets industriels et des visages humains aimés, leur noyade et leur engloutissement dans un déluge végétal. Si cette vision procède des métaphysiques naturaliste et romantique, qui me semblent illusoires, elle n’en est pas moins d’une très vive beauté.

L’autre sommet, enfin, se rattache quant à lui à la métaphysique chrétienne. Il s’agit du récit du rapport entre Jed Martin et son père, qui constitue la part la plus bouleversante, la plus profonde, de La Carte et le territoire. Le récit de la fidélité silencieuse d’un fils, le récit du long amour mutique entre un père et un fils. Amour couronné, juste avant la mort du père, par l’instant unique où les paroles d’une vie entière sont soudain prononcées, en quelques heures nocturnes, par père et fils, délivrées, déversées enfin, intarissablement, dans l’éternité de quelques heures.

Dans ces paroles, le père fait don au fils, pour la première fois, du récit de toute sa vie, de l’échec de toute sa vie. Ces paroles révèlent au fils à quel point sa peinture est née de l’amour, à quel point son oeuvre non seulement exalte le mystère du travail humain, c’est-à-dire du travail de son père, mais a encore fidèlement accompli le désir le plus intime de son père, bien que ce désir lui soit demeuré jusque-là inconnu. Peut-être l’oeuvre du fils – dont les significations ne peuvent se résumer à cette seule hypothèse – rachète-t-elle même le désastre de la vie du père.

Dans la nuit du non-savoir, dans la nuit sans parole, l’amour du fils a obéi. Chaque jour de l’existence de Jed Martin répète muettement le dernier vers du Sens du combat : « Aujourd’hui, je reviens dans la maison du Père. » C’est du reste le lieu où décide de demeurer, à la fin de sa vie, le personnage nommé Michel Houellebecq, qui s’est fait secrètement baptiser. L’échec, lui aussi, peut être manqué de peu.[/access]

Caprin, c’est fini

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Le 17 novembre dernier, le tribunal de Niort a condamné un quinquagénaire esseulé à cinq mois de prison avec sursis et 2600 euros de dommages et intérêts. L’objet du délit ? Le viol de plusieurs chèvres. Oui, vous avez bien lu: en plus de l’opprobre publique, le malheureux devra payer comptant ses étreintes répétées avec ces pauvres bêtes. Pour la petite histoire, la presse a unanimement dénoncé ses agressions perpétrées contre des « chèvres non consentantes » (sic), dont plusieurs sont mortes des leurs coïts répétés avec le quinqua zoophile (mais peut-être le bon usage recommandera-t-il de parler plutôt de «zoocriminel»).

Quoiqu’il en soit, la couverture médiatique de l’affaire crée un dangereux précédent. Faute de pouvoir parler, les chèvres ayant rendu l’âme sont présumées « non consentantes » du seul fait de leur décès pendant l’acte.

De là à ce que la petite mort soit pénalisée, il y a un pas que la sagesse ne devrait pas franchir… On pourra donc légitimement regretter cette interprétation abusive de la loi qui nous rappelle les heures les plus rigoristes de notre histoire, de Bossuet à Raymond Marcellin.

Faut-il fermer la Fed ?

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Il n’est pas impossible que vous ayez lu ou entendu le terme de Quantitative Easing quelque part. Comme c’est un poil plus important que le dernier lapsus de Rachida Dati mais que la presse spécialisée hexagonale semble préférer éviter soigneusement d’aborder un sujet auquel le lecteur (mais surtout le journaliste) risque de ne rien comprendre, j’ai pensé utile de vous fournir quelques éléments complémentaires.

Un petit rappel préalable s’impose. Le mandat de la Fed[1. La Federal Reserve, la banque centrale américaine] – qui est à quelques détails de forme près le mandat de toutes les banques centrales – consiste à assurer le maximum d’emploi (et donc de croissance) sous contrainte de stabilité des prix (et donc du pouvoir d’achat du dollar). Pour ce faire, les banques centrales mettent en œuvre une politique – la politique monétaire – que l’on résumer un peu grossièrement de la manière suivante : si la Fed pense qu’il y a de l’inflation – c’est-à-dire que le dollar perd de sa valeur – elle cherche à faire remonter les taux (donc, le coût du crédit) pour freiner la croissance et stabiliser la valeur du dollar. Si, a contrario, la croissance est trop faible (il y a du chômage) la Fed cherche à faire baisser les taux pour stimuler la croissance[2. Vous avez lu, ici et là, que la Fed cherchait à faire baisser la parité du dollar pour stimuler les exportations américaine. C’est faux. La baisse de la parité du dollar n’est pas l’objectif (même si c’est bien le résultat)]. Le taux que pilotent les banques centrales c’est le taux du marché interbancaire – c’est-à-dire le taux moyen auquel les banques se prêtent de l’argent entre elles. En faisant baisser (monter) ce taux, les banques centrales incitent les banques commerciales à prêter plus (moins) d’argent à l’économie et espèrent ainsi réguler l’investissement des entreprises et la consommation des ménages. Pour faire baisser les taux d’intérêt, les banques centrales disposent d’une arme fatale : la planche à billet (ou du moins son équivalent électronique moderne). Le mécanisme, connu sous le nom d’opération d’Open Market, consiste à créer des dollars ex-nihilo et à utiliser ces dollars pour acheter des obligations d’Etat sur les marchés financiers. Les dollars fraîchement créés viennent créditer les comptes bancaires de ceux qui ont vendu leurs obligations, alimentent l’industrie bancaire en argent frais et permettent ainsi d’augmenter l’offre de dollars sur le marché interbancaire… ce qui fait baisser le taux.

Par exemple, lorsque la bulle Internet a explosé, la Fed a fait baisser massivement le taux des Fed Funds (le taux du marché interbancaire chez Oncle Sam) pour inciter les banques à prêter et pousser les entreprises et les ménages américains à s’endetter et à consommer. Les Américains se sont donc endetté, ont acheté des maisons et ont fait grimper les prix tant et si bien qu’Oncle Sam s’est retrouvé avec une bulle immobilière sur les bras – une sorte d’inflation en gros. Du coup, la Fed a fait remonter le taux des Fed Funds pour freiner la bulle. Ça a très bien fonctionné : elle a même réussi à faire exploser la bulle et à pulvériser au passage toute l’industrie bancaire américaine. Face à la panique et à la récession qui a suivi, Ben Helicopter Bernanke, le patron de la Fed, a de nouveau fait baisser les Fed Funds en injectant dans l’économie américaine en quelques mois plus de dollars que la Fed n’en avait créés depuis sa fondation en 1913 mais là – stupeur – il semble que les entreprises et les ménages américains n’aient plus tellement envie de s’endetter et que les banques – qui ont senti le souffle du boulet passer un peu trop près à leur goût – n’aient plus tellement envie de prêter.

La Fed s’apprête à injecter 600 milliards de dollars dans l’économie

D’habitude, quand une politique économique ne fonctionne pas (c’est-à-dire la plupart du temps), la solution préférée de nos gouvernements consiste à refaire la même chose en plus gros. Appliquée à la Fed, la traduction de ce principe d’économie politique coule de source : si la baisse des taux et la création monétaire qui l’a accompagnée n’ont pas réussi à faire redémarrer l’économie américaine, il faut imprimer plus de dollars et faire baisser les taux encore plus bas. Seulement là, les Fed Funds sont déjà à zéro.

C’est là que le Quantitative Easing intervient. En gros, le QE est aux opérations d’Open Market classiques ce que le missile balistique est aux obus de 75 : on ne cherche plus à inciter les banques à prêter de l’argent, on fait baisser les taux de force en achetant massivement des obligations sur le marché. Or, là, on en est à la deuxième couche. Cette fois-ci c’est quelques 600 milliards de dollars que la Fed s’apprête à injecter dans l’économie comme une fermière du Périgord injecte du grain dans le gosier de ses oies.

Si QE1 avait pas mal de supporters, QE2 fait clairement débat. Je schématise : à ma gauche, principalement des keynésiens[3. De John Maynard Keynes, économistes britannique et probablement un des penseurs les plus importants du XXème siècle. Son œuvre constitue le socle théorique qui justifie l’intervention de nos gouvernements dans le pilotage de l’économie] (notamment Paul Krugman) qui considèrent que la demande américaine est trop faible et que seule une intervention massive de l’Etat (plans de relance de type New Deal) et des banques centrales (QE1, 2, 3…) peut sauver l’économie. À ma droite, des libéraux et très notoirement l’école autrichienne qui, comme Hayek[4. Friedrich August Hayek, un des plus remarquables penseurs libéraux de l’histoire qui fût en son temps l’un des principaux adversaires de Keynes] autrefois, s’y opposent au motif que ces politiques sont inefficaces (on ne force pas un cheval à boire s’il n’a pas soif) et que cette deuxième phase de Quantitative Easing ne fait que préparer de l’inflation, la prochaine bulle et la récession qui suivra.

Le débat fait rage un peu partout et ceux qui s’intéressent à ces sujets futiles (qui ne concernent après tout que nos le devenir de nos économies, de nos emplois, de notre épargne… bref, que des choses tout à fait secondaires n’est-ce pas ?) peuvent désormais le suivre en direct sur la blogosphère. Depuis la chute des idéologies totalitaires du siècle dernier et la faillite des grands systèmes collectivistes, on n’avait plus vu de telles lignes de fractures et des débats aussi fondamentaux sur le devenir de nos sociétés. La pensée mainstream issue de la synthèse néoclassique – c’est-à-dire, pour faire simple, la synthèse des idées macro-économiques de Keynes, de la micro-économie néoclassique et des monétaristes (Milton Friedman) – tournait en rond sans véritable adversaire. Aujourd’hui, débat il y a. On en est revenu au débat de Keynes contre Hayek et, en soi, c’est plutôt une bonne nouvelle.

Sans ambiguïtés, je me range dans ce deuxième camp. La dernière banque centrale à avoir tenté l’expérience du QE c’est la Bank of Japan au début des années 90 et la période qui a suivi est restée dans la mémoire collective nippone comme la « décennie perdue »[5. Qui dure maintenant depuis deux décennies]. Au-delà du Quantitative Easing, c’est tout un système qui doit être remis en cause. Le titre d’un papier publié récemment par trois spécialistes des questions monétaires – « La Fed a-t-elle été un échec ?[6. “Has the Fed Been a Failure?” – George Selgin, William Lastrapes et Larry White] » – en dit suffisamment sur les interrogations que l’on peut légitimement avoir sur l’organisation de notre système monétaire et financier en général et sur le rôle des banques centrales en particulier. Entre dévaluation massive des monnaies et aggravation des cycles économiques (la soi-disant-crise-des-subprimes en étant la dernière illustration) le bilan de ces institutions surpuissantes n’est en effet pas glorieux et de plus en plus de voix s’élèvent pour remettre en cause leur pouvoir exorbitant. Entre un retour à l’étalon-or et la privatisation pure et simple des monnaies, le débat promet d’être intéressant.

Qui est in, qui est off ?

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C’est sans doute le plus grand drame qu’ait connu notre profession depuis les chiens mitterrandiens aux obsèques de Bérégovoy : ainsi donc, le président aurait traité des journalistes de « pédophiles ».

C’est grave, c’est même très grave. Sauf que ce n’est pas tout à fait vrai. Tout d’abord, un bref rappel des faits, comme on dit dans le poste : Vendredi soir, en marge du sommet de l’Otan à Lisbonne, un journaliste reprend, en off, les accusations de rétro-commissions lancées par DDV contre Nicolas Sarkozy. Lequel lui répond, aussi sec : « Et vous, j’ai rien du tout contre vous. Il semblerait que vous soyez pédophile… Qui me l’a dit ? J’en ai l’intime conviction. Pouvez-vous vous justifier ? ». Après avoir poursuivi sa démonstration devant un petit groupe de confrères, il a conclu l’entretien en lançant à la cantonade « Amis pédophiles, à demain ! ». La scène enregistrée par des techniciens portugais est aujourd’hui mise en ligne sur le site de nombreux journaux. Sans nous dire si c’est la version enregistrée par les techniciens zélotes de l’Otan qui défile ou si c’est un journaliste offusqué mais prévoyant l’a enregistré sur son iphone qui a balancé le fichier… Bref. Quoiqu’on en dise la conférence de presse off mérite quelques remarques.

Le « off », c’est notre secret de la confession à nous : gardons-le !

Primo : on est off, et le off a vocation à rester secret, tous comme les services du même nom (On verra plus tard que pour une fois, ma comparaison n’est pas gratuite). On accuse suffisamment –et à juste titre- les politiques de parler mieux la langue de bois que l’anglais, voire le français pour ne pas tarir cette source-là. C’est notre secret de la confession à nous, par pitié gardons-le, ou alors faudra se contenter pour écrire nos papiers des pensums des attachées de presse ou des communiqués poétiques de Claude Guéant. Et ce faisant, il va falloir que nous autres, journalistes, on arrête aussi rapidement les blagues, les bourdes, les propos de comptoir et les rumeurs au bistrot ou dans les avions officiels avec ceux que l’on fréquente. L’outing de notre mauvais esprit risquerait aussi de faire des dégâts. Et d’atteindre notre crédibilité… Je sais de quoi je parle, j’aime les blagues. Surtout si elles sont mauvaises.

Secundo : on n’est pas dans le registre de l’injure ou de la dénonciation calomnieuse mais dans celui du cynisme ou de la métaphore un rien crispée et sans doute mal choisie. Mais dans la série Sarkozy est brutal-et-vulgaire, on a eu l’occasion de s’habituer je le crains depuis trois ans.

Tertio: s’il est raisonnable de penser que le président a chargé la barque pour être sûr de bien se faire comprendre, voire pour intimider un brin ses amis de la presse, on peut aussi estimer qu’il les a délibérément baladés. Il arrive que le journaliste soit parfois prévisible (si vous ne me croyez pas, ouvrez un canard au hasard) et il n’est pas exclu qu’en trente ans de vie politique, Nicolas Sarkozy ait eu le temps de s’en apercevoir. En leur servant cette provoc pur sucre, et en anticipant les réactions en chaîne qui allaient suivre, il a carrément dicté aux éditorialistes et à leurs supplétifs humoristes leurs copies du lendemain. Un peu, un peu beaucoup, même, comme il l’avait déjà fait au moment où il avait reçu les députés UMP début novembre, expliquant sa baisse de popularité par cette tirade : « j’ai un super job, une super femme, alors forcément les Français me le font payer », largement commentée dans les gazettes, sur le thème ce président se fout de nous (les journalistes surtout). Ce qui est sans doute vrai.

Mais là, les enjeux sont autrement importants. A côté des 11 victimes françaises de l’attentat de Karachi, toutes les affaires que ce quinquennat a connues jusque là sont infinitésimales. Il n’est absolument pas certain que le roman-feuilleton des rétro-commissions pakistanaises et putativement balladuriennes ait comme uniques méchants les ex-balladuriens et comme chevaliers blancs, les ci-devant chiraquiens. Tout d’abord, parce que c’est avec les chiraquiens d’hier qu’on fait certains des meilleurs sarkozystes du jour (on pense à Juppé, mais Fillon a aussi quelques chromosomes chiraquiens). Et ensuite, il n’est pas dit que les supposés chevaliers blancs se retrouvent un jour au pilori, à force de coups tordus (Clearstream, vous vous souvenez ?).

Si rien n’atteste donc pour l’instant la culpabilité par raccroc des Balladur boys dans cette affaire, il est patent, en revanche, que le plus illustre d’entre eux est décidé à utiliser tout son pouvoir – qui n’est pas négligeable- pour la faire enterrer. Sinon comment comprendre son refus de déclassification de pièces classées secret défense, celui du président de l’Assemblée nationale Bernard Accoyer de prolonger la vie de la mission d’information parlementaire consacrée à l’attentat de Karachi, sans oublier le rejet de la demande du juge d’instruction Marc Trédivic de se voir confier les PV d’audition de ladite mission et la phrase du président de la République qualifiant les soupçons sur Karachi de « fables »… Les manœuvres et autres contrefeux n’ont pas manqué ces derniers temps.

Mais à la force, le président sait adjoindre la ruse. Un peu à la façon d’Alfred Hitchcock, qui commentant la scène du champ de maïs dans La mort aux trousses, concluait goulûment « Jusque-là les réalisateurs ont fait de la direction d’acteurs, moi je fais de la direction de spectateurs », le président s’est malicieusement imposé comme directeur de rédaction, de toutes les rédactions.

Il suffisait pour ça d’attirer les médias dans la direction voulue avec un énorme pot de confiture. Les journalistes ne sont pas des pédophiles, ce sont de grands enfants …

Benoit XVI et le préservatif : on ira tous au paradigme !

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Enfer et damnation ! Le Pape serait-il devenu bon ? Cette incroyable nouvelle qui barre les manchettes au même titre que si l’on avait prouvé que Marine Le Pen n’a pas le gène nazi est en voie de remettre en cause le paradigme postmoderne, du moins si l’on en croit les commentateurs éclairés. « Pape et préservatif » dans la même phrase : le stimulus a encore fonctionné. Ainsi que la vérole sur le bas-clergé, on s’est jeté en masse sur deux lignes de textes, où l’on apprend – pardon, où les commentateurs apprennent ce qu’ils eussent dû toujours savoir – que l’Eglise en général et le Pape en particulier n’étaient finalement pas si heureux que des gens meurent du Sida. Ils avaient un peu mauvaise conscience, faut croire. Ça vous étonne, mais c’est comme ça.

Oublions que l’Eglise tient depuis des décennies que la condamnation générale de l’usage du préservatif est levée en de certaines circonstances, comme celle évoquée ici par Benoît XVI, où la situation des partenaires est objectivement faussée par l’absence de liberté. Oublions, et gardons ceci en tête, qui est la seule morale du happy end : cette satanée institution qui ne fait que soigner le quart des malades du Sida dans le monde, aura mis trente ans à comprendre que le VIH ça fait mal. Ça prouverait bien son arriération, si besoin était. Mais enfin, ne faisons pas la fine bouche et réjouissons-nous : nous voici libérés (quand je dis nous, c’est les catholiques parce pour les autres, je ne vois pas trop ce que ça change) ! Autant vous dire que ça va pas chômer dans les chaumières ce soir, depuis le temps qu’on se serre la ceinture…

D’ailleurs, tant que j’y pense, où c’est que j’ai mis mon déguisement de prostitué malade du Sida ?

L’Histoire, y a des maisons pour ça !

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La corporation des historiens est singulière : régulièrement, certains de ses membres proclament qu’eux seuls sont habilités à déterminer la manière dont doit être transmise aux générations présentes et futures l’histoire de notre pays. Un peu comme si les bouchers se mettaient en tête de décider de la manière de cuisiner le morceau qu’ils nous ont vendu. Comme le rappelle opportunément Jean-Pierre Rioux, un bon faiseur d’histoire (au singulier !), cette histoire de France « n’est pas la propriété exclusive des historiens de métier, seulement leur champ opératoire ».

Qu’il soit nécessaire de rappeler cette évidence montre à quel point est nuisible le parti-pris idéologique de quelques historiens médiatisés s’opposant au projet de création d’une « Maison de l’Histoire de France » dans un Hôtel de Soubise libéré par le transfert vers d’autres lieux des Archives nationales. Le péché originel de ce projet, selon les signataires d’une tribune publiée par Libération est d’avoir comme promoteur le président de la République. Comme Nicolas Sarkozy est supposé, dans l’esprit de ces faiseurs d’histoires (au pluriel !) contaminer de son fluide malfaisant tout ce qu’il touche, ce projet, comme Carthage, doit être détruit : « La seule justification à limiter une « maison de l’histoire » à la France tient dans la continuité du discours néonational du pouvoir : une telle maison serait en quelque sorte la vitrine historique de la supposée « identité nationale » dont l’incantation ne cesse de mobiliser les esprits depuis 2007 avec des implications terribles pour les plus vulnérables et déshonorantes pour ceux qui leur donnent réalité », tranchent-ils du haut de leurs chaires prestigieuses.

Une vision forcément étriquée du passé : procès d’intention !

Hic jacet lepus ! S’ils ne veulent pas de cette « maison de l’Histoire de France », c’est parce que celle-ci serait supposée donner de notre pays une vision étriquée, rabougrie et quasiment lepéniste du passé de notre nation. Sauf que Nicolas Sarkozy, dans aucun des discours qu’il a prononcés sur ce projet, n’a émis la moindre directive sur le contenu et l’organisation de cette maison dont il a confié la mise en œuvre au ministre de la Culture Frédéric Mitterrand. Nous sommes donc là dans le pur procès d’intention, et il suffit de lire les rapports des personnalités (Jean-François Hébert, Hervé Lemoine, Jean-Pierre Rioux) chargées d’étudier la faisabilité et l’opportunité de cet établissement public pour constater que rien ne permet, en l’état actuel des choses, de sonner le tocsin.

Elie Barnavi, actuellement conseiller scientifique du projet de musée de l’histoire de l’Europe à Bruxelles, dont le sarkozysme militant n’est pas avéré, et dont la foi européiste n’est un mystère pour personne, ne s’offusque pas qu’une vieille nation comme la France se propose de faire un musée consacré à son passé : « Après tout, que le président de la République souhaite un tel musée ne signifie pas qu’il en dicterait le contenu. Ce serait plutôt, me semble-t-il, l’affaire des historiens et des muséographes à qui il appartiendrait de veiller au grain. Et quelle singulière inconsistance que de se plaindre de la communautarisation de la société française, tout en refusant de la dépasser par la création d’un lieu de mémoire collectif », écrit-il dans une de ses récentes chroniques dans Marianne.

S’ils avaient un peu de mémoire, ou de curiosité extra-hexagonale, nos pétitionnaires offusqués auraient pu constater que chez nos plus proches voisins, on ne s’embarrasse pas de tels scrupules pour donner à l’histoire nationale un lieu susceptible de la rendre visible et compréhensible à leurs citoyens et aux visiteurs étrangers.

Ainsi, en 1987, le chancelier Helmut Kohl, lui-même historien de formation, s’était ému de la faiblesse de la culture historique des nouvelles générations allemandes. Les réformes post-soixante-huitardes des programmes avaient, dans certains Länder[1. En Allemagne ce sont les régions (Länder) qui sont en charge de l’établissement des programmes scolaires.] supprimé toute approche chronologique dans cette discipline au profit d’une pédagogie dite thématique.

C’était deux ans avant la chute du mur de Berlin, alors que dans l’autre Allemagne, la RDA, on inculquait aux écoliers, lycéens et étudiants la bonne vieille histoire de la nation relue avec les lunettes rouges du marxisme-léninisme. C’était évidemment regrettable, mais au moins les petits Prussiens et Saxons étaient-ils capables de placer Charlemagne, Frédéric II ou Otto von Bismarck dans leurs siècles respectifs.

L’Allemagne est un pays où l’histoire récente est douloureuse, où les mémoires sont à vif. La fameuse « querelle des historiens » des années 1980, sur la nature de l’entreprise nazie, qui mit aux prises les « conservateurs » et les « progressistes », montre que les controverses sur le passé récent ne sont pas, là-bas, moins vives que de ce côté-ci du Rhin. Et pourtant personne, à l’exception de l’ultra-gauche de Hans-Christian Ströbele, ancien avocat de la Fraction armée rouge, n’a battu tambour pour appeler le peuple à se lever contre ce projet de musée.
Les choses se sont passées à l’allemande, c’est-à-dire avec une sage lenteur, en mettant toute les parties concernées autour d’une table, pour qu’elles établissent un consensus sur le contenu et la forme de cette « Maison de l’histoire de l’Allemagne » souhaitée par le chancelier. Les historiens étaient là, bien sûr, dans leur diversité incarnée par la présence du « conservateur » Michael Stürmer à côté du « progressiste » Eberhard Jäckel, mais il y avait aussi des représentants de la société civile (partis politiques, syndicats de salariés et d’employeurs, églises) dont les préoccupations ont été prises en compte dans la construction du récit muséographique.

L’Histoire s’est invitée à cette table, car la réunification du pays est intervenue sans prévenir en plein milieu des palabres sur le contenu et la localisation de ce musée. Au bout du compte, on se mit d’accord pour installer un Museum der deutschen Geschichte à Berlin, dans les locaux de l’Arsenal qui abritaient, avant 1989, la version communiste du récit national, et une Maison de l’Histoire de la République fédérale à Bonn, qui en fut pendant quatre décennies la capitale. Le premier couvre la période de la préhistoire à 1945, la seconde celle de la fin de la seconde guerre mondiale à nos jours. Et tout le monde est content. Les visiteurs des expositions permanentes et temporaires sont très nombreux, et cette mise en majesté de l’histoire d’un grand pays européen n’a pas provoqué de prurit nationaliste notable dans la population. Je prie donc instamment Mmes et MM. les historiens patentés de notre beau pays de France de me permettre d’emmener mes petits-enfants dans un lieu où il pourront, à l’instar de leurs petits camarades d’outre-Rhin, savoir d’où ils viennent et peut-être avoir quelques idées sur l’avenir du pays qu’ils ont reçu en héritage.

Viva Suarez !

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Luis Suarez
Luis Suarez.

Le football subit depuis une vingtaine d’années la même cure d’amaigrissement que les autres domaines de la vie. Les tribunes sont vidées de leurs supporteurs et l’apparition inévitable de l’arbitrage vidéo tendra à exclure toute incertitude sur le terrain.

Or, si le football a un quelconque intérêt, c’est justement le mauvais esprit qui lui est consubstantiel. D’où vient le fait que le tennis, par exemple, soit si pénible à regarder à la longue ? C’est que l’antijeu y est impossible. De ce fait, il ne se passe rien, il ne peut rien s’y passer. On peut simplement admirer le port de tête aristocratique de Federer et ses jolis polos. Ce qui ne permet pas d’alimenter durablement une honnête discussion de comptoir, laquelle s’orientera naturellement vers le match de foot de la veille.[access capability= »lire_inedits »]

S’il y a des erreurs d’arbitrage, c’est encore mieux : elles font partie des anthologies. Le simple fait de les éradiquer tuera le jeu. Les dirigeants et commentateurs qui plébiscitent la vidéo montrent en outre leur ignorance crasse des fondements du football. L’un d’entre eux est que l’arbitre fait partie du jeu : il peut marquer un but si ça lui chante, le but sera valable. Ses erreurs, aussi, en font partie et alimenteront nos fantasmes pendant des dizaines d’années. Etait-il corrompu ? Incompétent ? Apeuré ? Pro-allemand ? Anti-messin ?

Sous prétexte d’éradiquer le hooliganisme, on a éteint toute vie dans les stades

Avant d’éradiquer le jeu lui-même, l’époque a fait disparaître toute vie des tribunes. Il est plaisant d’entendre les plumitifs du sport gloser sur l’ « enfer d’Anfield Road » ou toute autre enceinte prestigieuse. Soit ils mentent, soit ils n’y sont pas allés récemment. Car cela fait belle lurette que, dans ces grands stades, il y a beaucoup moins d’ambiance que dans les bars qui diffusent le match. Sous le prétexte d’éradiquer le hooliganisme, on y a détruit toute forme de vie. Il suffit d’ailleurs, aujourd’hui, d’être simplement debout dans un stade pour être considéré comme un hooligan. La fin des supporteurs ne semble pas plus gêner les joueurs que la disparition des fumeurs n’a contrarié les patrons de bistrots : le PSG n’a jamais aussi bien joué que depuis que ses tribunes sont vides.

Peut-être la vie reprendra-t-elle le dessus quand même. J’en veux pour preuve le geste magnifique de l’Uruguayen Suarez, le 2 juillet en Afrique du Sud, arrêtant de la main, à la dernière minute du quart de finale de Coupe du monde opposant l’Uruguay au Ghana, un ballon qui allait franchir sa ligne de but. Et ce alors qu’il était attaquant, et non gardien de but. Il y a une justice : l’Uruguay s’est qualifié aux tirs au but, magistralement. On peut expulser Suarez a posteriori, ce genre de geste, on ne pourra jamais l’empêcher : c’est ce qui nous fait aimer le football. Et c’est ce qui nous fait aimer la vie et ses incertitudes, malgré les « prophètes de bonheur » et les fanatiques de la transparence moralisée. [/access]

Ozon nous prend pour des potiches

La bande-annonce de Potiche est redoutable d’efficacité. Elle nous téléporte dans un univers seventies kitschouïlle, qui en fait théoriquement le parfait film du dimanche soir. L’intrigue, « librement inspirée » d’une pièce de Barillet et Grédy, promettait une bonne tranche de rigolade, certes au prix de quelques grosses ficelles. L’histoire en deux mots ? Dans la France des années Giscard, Pujol l’industriel – qu’incarne Fabrice Luchini – admoneste ses ouvriers et délaisse sa femme. Jusqu’au jour où une attaque le contraint à confier les rênes de l’usine à sa cocue d’épouse interprétée par une Catherine Deneuve au brushing impeccablement laqué. S’ensuivront une mini-révolution féministe et la transformation d’une petite ville de province patriarcale en avant-garde de la gynécocratie. En fait Potiche, c’est le kitsch de 8 femmes recouvert du papier peint féministe, le tout suintant d’un humour guimauve et niais.

Pauvres acteurs

À force d’avancer avec ses gros sabots, Ozon finit par s’essuyer les pieds sur le spectateur pendant 1h45. Sans craindre d’assumer son rôle de réalisateur démissionnaire. Comme ces parents qui laissent leur progéniture sortir jusqu’à pas d’heure, il s’amuse à martyriser ses comédiens en les mutant en acteurs de série Z. Quiconque a vu Luchini moquer l’empire du Bien au théâtre de l’Atelier, ne peut qu’être pris d’empathie pour le sort qu’Ozon lui réserve. Quel sens de la nuance psychologique fallait-il pour camper un grand patron tout à la fois cupide, volage, phallocrate et réac !

Que Luchini se console, le reste de la distribution n’est guère mieux loti. Tous récitent leurs poncifs lénifiants (« c’est le sens de l’histoire, partout les femmes prennent le pouvoir ») en pilotage automatique. Histoire de coller avec la pauvreté du script, ils font l’effort de (très) mal jouer. On le concède volontiers, cela finit par payer ! La seule trouvaille d’Ozon ? Convier une ex-gagnante de la Star’Ac à incarner Deneuve jeune et ses frasques filmées à la Marc Dorcel.

Soyons honnêtes, Ozon a au moins compris une chose : il est très difficile de rater un film. Potiche n’est pas une œuvre ratée mais un film manqué. Pour le rater, encore eût-il fallu essayer. Là où Ozon est impardonnable, c’est qu’il a loupé son ratage. Après tout, il y a des films ratés qu’on aime voir et revoir pour leurs rares instants de grâce ou leur mauvais goût extrême

Quitte à céder aux facilités d’un moralisme de supermarché – songez que le fin mot du film est « C’est beau la vie ! »- Ozon aurait dû pousser la provocation jusqu’au bout. Sans se contenter benoîtement de faire danser Deneuve sur du Michèle Torr, il aurait gagné à carrément dévaster son film : engager Max Pécas comme assistant-réalisateur aux côtés des toujours verts Jacques Balutin et Olivier Lejeune lequel, flanqué d’une moumoute blonde, aurait fait une Mme Pujol plus vraie que nature. Cela aurait eu de la gueule ! Mais à la consternation, la vraie, Ozon a lâchement préféré le son rassurant du tiroir-caisse. Après tout, les premiers chiffres du box-office lui donnent raison…

Faire triompher les avancées sociétales

Pourtant, Eclater de rire devant Potiche réclame un certain effort.
Du renversement des rôles sur lequel repose tout le film jusqu’aux amourettes entre le patronat en jupette et le syndicaliste bourru mais romantique, tout est strictement téléguidé. Les scènes aux couleurs guimauves s’enchaînent sans surprise et assaillent le spectateur de répliques ringardes et de sketches prévisibles. Alors devant la série affligeante de stéréotypes dégoulinants de conformisme, le spectateur ne peut qu’afficher un sourire convenu. Du créatif homo à la bourgeoise nympho, version Lady Chatterley relookée à la mode des seventies, du patron pourri aux employés exploités, Ozon ne va pas chercher très loin. De même que pour sa ridicule déduction : les femmes seraient de meilleurs patrons que les hommes, comme si les qualités morales étaient une affaire de sexe.

Mais là pas question de se moquer, il s’agit de faire triompher les avancées sociétales. Il est tellement plus confortable de se situer dans le camp des clichés officiellement admis comme vérités incontestables que de chercher à les perturber en inventant de réelles pitreries imprévisibles à l’ironie cinglante.

Le tableau final est donc consternant de bons sentiments. Femme libérée de la servitude liée à son sexe et à sa condition sociale, devenue le symbole d’un patronat moderne puis la super-woman d’une politique avant-gardiste, Mme Pujol aux côtés de son fils homo, désinhibé par son coming-out artistique, remporte la bataille menée contre l’archaïsme de la souveraineté patriarcale. Quelle leçon de drôlerie !

Mais Ozon atteint l’apothéose du kitsch lorsque, pour combler le vide du film, il s’adonne à aux clins d’œil anachroniques et faussement politiquement incorrects. Luchini ne cite plus Muray dans le texte mais Sarkozy. Des fameux slogans de la campagne présidentielle – « pour gagner plus, ils devront travailler plus » aux formules injurieuses – « casse toi pauvre con », voilà ce qui finit par faire rire le public. À croire que le sarkozysme est devenu dans le septième art la nouvelle ficelle du rire. Comme Mme Pujol qui fonde un parti « sans étiquette », François Ozon réalise un film qui tend vers le consensus mou pour mieux plaire à tout le monde. Potiche s’inscrit dans la lignée des films confortant les valeurs sacralisées de notre monde au lieu de s’en moquer.

Finalement, la seule potiche du film, c’est le spectateur.

La pauvreté, c’est la santé !

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Il vaut mieux être riche et bien portant que pauvre et malade. La vieille blague vient de devenir définitivement obsolète dans le monde merveilleux de la marchandisation totale du réel, y compris de domaines qui ont certes un coût mais ne devraient pas avoir de prix, comme la santé.

Un rapport de l’OMS, qui va servir de base à une semaine de rencontres internationales à Berlin sur le thème du financement de la santé indique ainsi que 100 millions de personnes sont ruinées ou jetées dans le pauvreté chaque année en voulant simplement se soigner. Si le tiers monde représente évidemment une part importante de cette population, on constate que les Etats-Unis ne sont pas mal placés. En 2007, 62% des familles étasuniennes mises en faillite totale l’étaient à cause de factures médicales impayées, du genre avoir pris un emprunt sur vingt ans pour un triple pontage coronarien. Cela n’empêche pas une certaine droite américaine de fourbir ses armes, au propre comme au figuré, pour en finir avec ce sale socialiste d’Obama qui ose prétendre que peut-être, la sécurité sociale, ce n’est quand même pas forcément le commencement du Goulag.

Mais apparemment, aux USA et ailleurs, désormais, l’idéologie dominante a décidé qu’il valait mieux être très pauvre et à peu près bien portant que raisonnablement pauvre et complètement mort. On appelle ça la liberté, il paraît. Et les riches, là-dedans ? Les riches, ils vendent les assurances complémentaires…

La queue qui remue le chien

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S’il est difficile de décrypter les signaux envoyés, à coups d’obus et de torpilles, par les dirigeants nord-coréens, il est en revanche de plus en plus clair que la stratégie de la corde raide pratiquée par Pyongyang commence à irriter Pékin. Le mot d’ordre de la politique chinoise est le statu quo. Appliquant la première règle enseignée aux jeunes médecins – primo non nocere –, Pékin préfère ne rien faire, sinon acheter et vendre, plutôt que mal faire. Son intérêt vital est le maintien de la paix et de la stabilité, c’est-à-dire d’un climat international favorable à son développement économique. Dans ce contexte, l’allié nord-coréen devient de plus en plus encombrant. Soixante ans après l’engagement des troupes chinoises dans la guerre de Corée (25 octobre 1950), un conflit armé, avec son cortège de panique sur les marchés et l’envolée des prix des matières premières – est le pire cauchemar des Chinois. Mais leur ami Kim Jong-il se croit encore dans les années cinquante.

La position chinoise à l’égard de la surenchère nord-coréenne suscite nombre d’interrogations. Et les deux réponses possibles sont aussi inquiétantes l’une que l’autre. Première hypothèse : finalement, la Chine ne voit pas d’un si mauvais œil les agissements de Pyongyang. Cela semble peu vraisemblable pour la simple raison que la Corée du Nord semble de moins en moins contrôlable. Ainsi, lors de la dernière visite en Chine du « Cher dirigeant » Kim Jong-il, le chef de l’Etat chinois Hu Jintao a-t-il souhaité une meilleure communication entre les deux pays. Autrement dit, la Chine a formellement demandé à sa turbulente voisine de ne plus la surprendre par des crises incessantes. En clair, loin de téléguider Pyongyang, Pékin se voit chaque fois obligé de réagir à un ordre du jour dicté par les provocations nord-coréennes. Ce n’est donc pas en s’appuyant sur un tel allié que la Chine peut conduire une politique étrangère cohérente.

La seconde hypothèse est plus réaliste : la Chine est piégée, et son champ de manœuvre est limité. Elle a beau être le principal soutien de son voisin boycotté et ostracisé par la plupart des pays du monde, elle ne semble pas avoir beaucoup d’influence réelle sur Pyongyang. Si le chantage pratiqué par les Nord-Coréens s’avère extrêmement efficace, c’est qu’il place les Chinois devant un dilemme majeur : pour avoir le calme il faut tirer les bretelles et peut-être aussi les oreilles de Pyongyang. Or en même temps, l’Empire du Milieu, qui ne souhaite pas avoir 1400 kilomètres de frontière commune avec une Corée réunifiée qui serait un allié intime des Etats-Unis, doit se garder de trop affaiblir son allié nordiste. La patience chinoise sera donc à la mesure de ces enjeux qui laissent à Pyongyang une marge de manœuvre considérable. Le feuilleton coréen nous réserve encore beaucoup d’épisodes.

Observons un éthologue

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Michel Houellebecq
Michel Houellebecq.
Michel Houellebecq
Michel Houellebecq.

Michel Houellebecq est un triangle de peau humaine. Un triangle de chair. Un triangle de nerfs. Nul hasard à ce que le personnage qui porte ce nom dans La Carte et le territoire finisse découpé en morceaux. Les vibrations de ce triangle sensible résultent d’une tension extrême entre trois pôles métaphysiques contradictoires et à jamais inconciliables : le naturalisme, le romantisme et le christianisme. L’art de Michel Houellebecq trouve sa source dans cet écartèlement.

Le naturalisme refuse de voir dans la métaphysique et l’éthique les deux dimensions cruciales de la condition humaine. Il considère l’homme comme un animal soumis à un strict déterminisme biologique, qui poursuit aveuglément les buts de l’espèce. Si l’oeil de Jed Martin, le héros de La Carte et le territoire, est celui d’un « anthropologue », l’oeil de Houellebecq est plutôt celui d’un éthologue. Il se plaît à décrire les événements humains comme relevant du registre de simples comportements animaux. Le détachement de l’éthologue est, chez lui, souvent empreint de poésie et d’humour. D’autres fois, cependant, il présente ce dispositif poétique comme un protocole scientifique sérieux, supposé dévoiler une vérité cachée. Il se met à prendre au sérieux le jeu de l’éthologue et aimerait nous convaincre que sa voix s’élève réellement de l’outre-humain. On reconnaîtra là un désir humain. Trop humain…[access capability= »lire_inedits »]

Le comble de la confusion entre l’humain et l’animal

Il se trouve que la métaphysique naturaliste, dont Charles Taylor a livré dans Les Sources du moi une réfutation aussi rigoureuse que splendide, est absolument fausse. Nous pouvons donc nous réjouir que Houellebecq ne l’embrasse que de manière intermittente. Dans La Carte et le territoire, le comble de la confusion entre l’humain et l’animal est Observons un éthologue atteint lorsque le cadavre de Houellebecq se trouve mêlé à celui de son chien Platon, vision dont l’auteur semble admettre le caractère un peu déplaisant. Il n’hésite pas, du reste, à qualifier de « psychopathe » le naturaliste fondamentaliste qui a conçu cette bouillie humano-canine. Il y a, enfin, un paradoxe à ce que Houellebecq, en dépit de sa pente naturaliste, soit l’un des écrivains contemporains qui a le mieux rendu sensible la métaphysique.

Sur le ring de l’oeuvre de Houellebecq s’avance ensuite la métaphysique romantique, qui est résolument fausse, elle aussi. Elle se manifeste par la croyance auto-réalisatrice en de funestes destins (presque tous les héros de Houellebecq tentent de fuir la communauté humaine en s’imaginant les élus du malheur), par le vieux couple inséparable de l’amour et de la mort, par la fascination enfin pour la mort en tant que telle, et toutes les formes de décomposition du corps humain en particulier, putréfactions agrémentées parfois d’un soupçon d’ironie romantique. L’art de Houellebecq n’est jamais tragique, mais romantique et étonnamment inactuel. Il a quelque chose du classicisme des grands romantiques. La « vérité romanesque » chère à René Girard parvient curieusement à y cohabiter avec le « mensonge romantique ».

L’extension du royaume de la fatalité

C’est de la métaphysique chrétienne – et de ses torturants tiraillements avec les deux autres métaphysiques – que sourd la vérité romanesque. C’est d’elle que jaillit parfois, soudainement, l’affirmation de la liberté et de la finitude humaines. C’est d’elle aussi que procède le sens de l’humour houellebecquien et la possibilité d’une extension du domaine de la lutte. Cependant, le domaine de la lutte, qui est à mon sens le seul domaine proprement humain, doit sans cesse se battre, dans les romans de Michel Houellebecq, pour ne pas être englouti par l’extension du royaume de la fatalité et par l’extension du domaine de la larve (puisque sous l’oeil glaçant de l’éthologue, le phénomène humain tend à perdre singulièrement de son naturel et de son allant).

Depuis quinze ans, je lis Michel Houellebecq avec admiration. Il est, à mon sens, l’auteur de trois chefs-d’oeuvre : Extension du domaine de la lutte, Le Sens du combat et La Possibilité d’une île. Viennent ensuite deux excellents romans : Les Particules élémentaires et La Carte et le territoire. Et un très mauvais roman, enfin, heureusement unique en son genre : Plateforme. Avec La Carte et le territoire, Houellebecq met en oeuvre une fois de plus son art captivant, planant, nocturne, de la narration. Comme dans presque tous ses romans, les deux personnages principaux naissent par dédoublement, par parthénogenèse, comme deux « clones » jumeaux de l’auteur – tout en possédant pourtant une forte consistance romanesque. Comme dans ses romans précédents, les discussions entre ces deux « clones » – Jed Martin et Michel Houellebecq – sont très belles et d’une tension métaphysique bouleversante. Ces scènes sont en outre très drôles. La Carte et le territoire est sans doute le plus drôle des romans de Houellebecq. Il pourrait presque être qualifié de guilleret. Seul le début du roman est un peu faible. Tout le reste – y compris le roman policier très poétique de la troisième partie – est passionnant et nous enlève. Le style comporte parfois quelques faiblesses, bien moins prononcées que dans Plateforme. Il est vrai qu’au Houellebecq minimaliste, j’ai toujours préféré le mélange splendide de dépouillement et de baroque (la veine Lautréamont) d’Extension du domaine de la lutte.

Le long amour mutique entre un père et son fils

Le personnage de Jed Martin est beau et d’une grande justesse. Jed est le frère de Vincent Greilsamer, le personnage de La Possibilité d’une île, lui aussi artiste contemporain, autre figure sensible aux oeuvres fascinantes. La beauté de La Carte et le territoire culmine à mes yeux en deux lieux. Avec la dernière oeuvre d’art de Jed Martin, d’abord, sur laquelle se conclut le roman : sa vidéo présentant la dislocation de tous les objets industriels et des visages humains aimés, leur noyade et leur engloutissement dans un déluge végétal. Si cette vision procède des métaphysiques naturaliste et romantique, qui me semblent illusoires, elle n’en est pas moins d’une très vive beauté.

L’autre sommet, enfin, se rattache quant à lui à la métaphysique chrétienne. Il s’agit du récit du rapport entre Jed Martin et son père, qui constitue la part la plus bouleversante, la plus profonde, de La Carte et le territoire. Le récit de la fidélité silencieuse d’un fils, le récit du long amour mutique entre un père et un fils. Amour couronné, juste avant la mort du père, par l’instant unique où les paroles d’une vie entière sont soudain prononcées, en quelques heures nocturnes, par père et fils, délivrées, déversées enfin, intarissablement, dans l’éternité de quelques heures.

Dans ces paroles, le père fait don au fils, pour la première fois, du récit de toute sa vie, de l’échec de toute sa vie. Ces paroles révèlent au fils à quel point sa peinture est née de l’amour, à quel point son oeuvre non seulement exalte le mystère du travail humain, c’est-à-dire du travail de son père, mais a encore fidèlement accompli le désir le plus intime de son père, bien que ce désir lui soit demeuré jusque-là inconnu. Peut-être l’oeuvre du fils – dont les significations ne peuvent se résumer à cette seule hypothèse – rachète-t-elle même le désastre de la vie du père.

Dans la nuit du non-savoir, dans la nuit sans parole, l’amour du fils a obéi. Chaque jour de l’existence de Jed Martin répète muettement le dernier vers du Sens du combat : « Aujourd’hui, je reviens dans la maison du Père. » C’est du reste le lieu où décide de demeurer, à la fin de sa vie, le personnage nommé Michel Houellebecq, qui s’est fait secrètement baptiser. L’échec, lui aussi, peut être manqué de peu.[/access]

Caprin, c’est fini

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Le 17 novembre dernier, le tribunal de Niort a condamné un quinquagénaire esseulé à cinq mois de prison avec sursis et 2600 euros de dommages et intérêts. L’objet du délit ? Le viol de plusieurs chèvres. Oui, vous avez bien lu: en plus de l’opprobre publique, le malheureux devra payer comptant ses étreintes répétées avec ces pauvres bêtes. Pour la petite histoire, la presse a unanimement dénoncé ses agressions perpétrées contre des « chèvres non consentantes » (sic), dont plusieurs sont mortes des leurs coïts répétés avec le quinqua zoophile (mais peut-être le bon usage recommandera-t-il de parler plutôt de «zoocriminel»).

Quoiqu’il en soit, la couverture médiatique de l’affaire crée un dangereux précédent. Faute de pouvoir parler, les chèvres ayant rendu l’âme sont présumées « non consentantes » du seul fait de leur décès pendant l’acte.

De là à ce que la petite mort soit pénalisée, il y a un pas que la sagesse ne devrait pas franchir… On pourra donc légitimement regretter cette interprétation abusive de la loi qui nous rappelle les heures les plus rigoristes de notre histoire, de Bossuet à Raymond Marcellin.

Faut-il fermer la Fed ?

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Il n’est pas impossible que vous ayez lu ou entendu le terme de Quantitative Easing quelque part. Comme c’est un poil plus important que le dernier lapsus de Rachida Dati mais que la presse spécialisée hexagonale semble préférer éviter soigneusement d’aborder un sujet auquel le lecteur (mais surtout le journaliste) risque de ne rien comprendre, j’ai pensé utile de vous fournir quelques éléments complémentaires.

Un petit rappel préalable s’impose. Le mandat de la Fed[1. La Federal Reserve, la banque centrale américaine] – qui est à quelques détails de forme près le mandat de toutes les banques centrales – consiste à assurer le maximum d’emploi (et donc de croissance) sous contrainte de stabilité des prix (et donc du pouvoir d’achat du dollar). Pour ce faire, les banques centrales mettent en œuvre une politique – la politique monétaire – que l’on résumer un peu grossièrement de la manière suivante : si la Fed pense qu’il y a de l’inflation – c’est-à-dire que le dollar perd de sa valeur – elle cherche à faire remonter les taux (donc, le coût du crédit) pour freiner la croissance et stabiliser la valeur du dollar. Si, a contrario, la croissance est trop faible (il y a du chômage) la Fed cherche à faire baisser les taux pour stimuler la croissance[2. Vous avez lu, ici et là, que la Fed cherchait à faire baisser la parité du dollar pour stimuler les exportations américaine. C’est faux. La baisse de la parité du dollar n’est pas l’objectif (même si c’est bien le résultat)]. Le taux que pilotent les banques centrales c’est le taux du marché interbancaire – c’est-à-dire le taux moyen auquel les banques se prêtent de l’argent entre elles. En faisant baisser (monter) ce taux, les banques centrales incitent les banques commerciales à prêter plus (moins) d’argent à l’économie et espèrent ainsi réguler l’investissement des entreprises et la consommation des ménages. Pour faire baisser les taux d’intérêt, les banques centrales disposent d’une arme fatale : la planche à billet (ou du moins son équivalent électronique moderne). Le mécanisme, connu sous le nom d’opération d’Open Market, consiste à créer des dollars ex-nihilo et à utiliser ces dollars pour acheter des obligations d’Etat sur les marchés financiers. Les dollars fraîchement créés viennent créditer les comptes bancaires de ceux qui ont vendu leurs obligations, alimentent l’industrie bancaire en argent frais et permettent ainsi d’augmenter l’offre de dollars sur le marché interbancaire… ce qui fait baisser le taux.

Par exemple, lorsque la bulle Internet a explosé, la Fed a fait baisser massivement le taux des Fed Funds (le taux du marché interbancaire chez Oncle Sam) pour inciter les banques à prêter et pousser les entreprises et les ménages américains à s’endetter et à consommer. Les Américains se sont donc endetté, ont acheté des maisons et ont fait grimper les prix tant et si bien qu’Oncle Sam s’est retrouvé avec une bulle immobilière sur les bras – une sorte d’inflation en gros. Du coup, la Fed a fait remonter le taux des Fed Funds pour freiner la bulle. Ça a très bien fonctionné : elle a même réussi à faire exploser la bulle et à pulvériser au passage toute l’industrie bancaire américaine. Face à la panique et à la récession qui a suivi, Ben Helicopter Bernanke, le patron de la Fed, a de nouveau fait baisser les Fed Funds en injectant dans l’économie américaine en quelques mois plus de dollars que la Fed n’en avait créés depuis sa fondation en 1913 mais là – stupeur – il semble que les entreprises et les ménages américains n’aient plus tellement envie de s’endetter et que les banques – qui ont senti le souffle du boulet passer un peu trop près à leur goût – n’aient plus tellement envie de prêter.

La Fed s’apprête à injecter 600 milliards de dollars dans l’économie

D’habitude, quand une politique économique ne fonctionne pas (c’est-à-dire la plupart du temps), la solution préférée de nos gouvernements consiste à refaire la même chose en plus gros. Appliquée à la Fed, la traduction de ce principe d’économie politique coule de source : si la baisse des taux et la création monétaire qui l’a accompagnée n’ont pas réussi à faire redémarrer l’économie américaine, il faut imprimer plus de dollars et faire baisser les taux encore plus bas. Seulement là, les Fed Funds sont déjà à zéro.

C’est là que le Quantitative Easing intervient. En gros, le QE est aux opérations d’Open Market classiques ce que le missile balistique est aux obus de 75 : on ne cherche plus à inciter les banques à prêter de l’argent, on fait baisser les taux de force en achetant massivement des obligations sur le marché. Or, là, on en est à la deuxième couche. Cette fois-ci c’est quelques 600 milliards de dollars que la Fed s’apprête à injecter dans l’économie comme une fermière du Périgord injecte du grain dans le gosier de ses oies.

Si QE1 avait pas mal de supporters, QE2 fait clairement débat. Je schématise : à ma gauche, principalement des keynésiens[3. De John Maynard Keynes, économistes britannique et probablement un des penseurs les plus importants du XXème siècle. Son œuvre constitue le socle théorique qui justifie l’intervention de nos gouvernements dans le pilotage de l’économie] (notamment Paul Krugman) qui considèrent que la demande américaine est trop faible et que seule une intervention massive de l’Etat (plans de relance de type New Deal) et des banques centrales (QE1, 2, 3…) peut sauver l’économie. À ma droite, des libéraux et très notoirement l’école autrichienne qui, comme Hayek[4. Friedrich August Hayek, un des plus remarquables penseurs libéraux de l’histoire qui fût en son temps l’un des principaux adversaires de Keynes] autrefois, s’y opposent au motif que ces politiques sont inefficaces (on ne force pas un cheval à boire s’il n’a pas soif) et que cette deuxième phase de Quantitative Easing ne fait que préparer de l’inflation, la prochaine bulle et la récession qui suivra.

Le débat fait rage un peu partout et ceux qui s’intéressent à ces sujets futiles (qui ne concernent après tout que nos le devenir de nos économies, de nos emplois, de notre épargne… bref, que des choses tout à fait secondaires n’est-ce pas ?) peuvent désormais le suivre en direct sur la blogosphère. Depuis la chute des idéologies totalitaires du siècle dernier et la faillite des grands systèmes collectivistes, on n’avait plus vu de telles lignes de fractures et des débats aussi fondamentaux sur le devenir de nos sociétés. La pensée mainstream issue de la synthèse néoclassique – c’est-à-dire, pour faire simple, la synthèse des idées macro-économiques de Keynes, de la micro-économie néoclassique et des monétaristes (Milton Friedman) – tournait en rond sans véritable adversaire. Aujourd’hui, débat il y a. On en est revenu au débat de Keynes contre Hayek et, en soi, c’est plutôt une bonne nouvelle.

Sans ambiguïtés, je me range dans ce deuxième camp. La dernière banque centrale à avoir tenté l’expérience du QE c’est la Bank of Japan au début des années 90 et la période qui a suivi est restée dans la mémoire collective nippone comme la « décennie perdue »[5. Qui dure maintenant depuis deux décennies]. Au-delà du Quantitative Easing, c’est tout un système qui doit être remis en cause. Le titre d’un papier publié récemment par trois spécialistes des questions monétaires – « La Fed a-t-elle été un échec ?[6. “Has the Fed Been a Failure?” – George Selgin, William Lastrapes et Larry White] » – en dit suffisamment sur les interrogations que l’on peut légitimement avoir sur l’organisation de notre système monétaire et financier en général et sur le rôle des banques centrales en particulier. Entre dévaluation massive des monnaies et aggravation des cycles économiques (la soi-disant-crise-des-subprimes en étant la dernière illustration) le bilan de ces institutions surpuissantes n’est en effet pas glorieux et de plus en plus de voix s’élèvent pour remettre en cause leur pouvoir exorbitant. Entre un retour à l’étalon-or et la privatisation pure et simple des monnaies, le débat promet d’être intéressant.

Qui est in, qui est off ?

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C’est sans doute le plus grand drame qu’ait connu notre profession depuis les chiens mitterrandiens aux obsèques de Bérégovoy : ainsi donc, le président aurait traité des journalistes de « pédophiles ».

C’est grave, c’est même très grave. Sauf que ce n’est pas tout à fait vrai. Tout d’abord, un bref rappel des faits, comme on dit dans le poste : Vendredi soir, en marge du sommet de l’Otan à Lisbonne, un journaliste reprend, en off, les accusations de rétro-commissions lancées par DDV contre Nicolas Sarkozy. Lequel lui répond, aussi sec : « Et vous, j’ai rien du tout contre vous. Il semblerait que vous soyez pédophile… Qui me l’a dit ? J’en ai l’intime conviction. Pouvez-vous vous justifier ? ». Après avoir poursuivi sa démonstration devant un petit groupe de confrères, il a conclu l’entretien en lançant à la cantonade « Amis pédophiles, à demain ! ». La scène enregistrée par des techniciens portugais est aujourd’hui mise en ligne sur le site de nombreux journaux. Sans nous dire si c’est la version enregistrée par les techniciens zélotes de l’Otan qui défile ou si c’est un journaliste offusqué mais prévoyant l’a enregistré sur son iphone qui a balancé le fichier… Bref. Quoiqu’on en dise la conférence de presse off mérite quelques remarques.

Le « off », c’est notre secret de la confession à nous : gardons-le !

Primo : on est off, et le off a vocation à rester secret, tous comme les services du même nom (On verra plus tard que pour une fois, ma comparaison n’est pas gratuite). On accuse suffisamment –et à juste titre- les politiques de parler mieux la langue de bois que l’anglais, voire le français pour ne pas tarir cette source-là. C’est notre secret de la confession à nous, par pitié gardons-le, ou alors faudra se contenter pour écrire nos papiers des pensums des attachées de presse ou des communiqués poétiques de Claude Guéant. Et ce faisant, il va falloir que nous autres, journalistes, on arrête aussi rapidement les blagues, les bourdes, les propos de comptoir et les rumeurs au bistrot ou dans les avions officiels avec ceux que l’on fréquente. L’outing de notre mauvais esprit risquerait aussi de faire des dégâts. Et d’atteindre notre crédibilité… Je sais de quoi je parle, j’aime les blagues. Surtout si elles sont mauvaises.

Secundo : on n’est pas dans le registre de l’injure ou de la dénonciation calomnieuse mais dans celui du cynisme ou de la métaphore un rien crispée et sans doute mal choisie. Mais dans la série Sarkozy est brutal-et-vulgaire, on a eu l’occasion de s’habituer je le crains depuis trois ans.

Tertio: s’il est raisonnable de penser que le président a chargé la barque pour être sûr de bien se faire comprendre, voire pour intimider un brin ses amis de la presse, on peut aussi estimer qu’il les a délibérément baladés. Il arrive que le journaliste soit parfois prévisible (si vous ne me croyez pas, ouvrez un canard au hasard) et il n’est pas exclu qu’en trente ans de vie politique, Nicolas Sarkozy ait eu le temps de s’en apercevoir. En leur servant cette provoc pur sucre, et en anticipant les réactions en chaîne qui allaient suivre, il a carrément dicté aux éditorialistes et à leurs supplétifs humoristes leurs copies du lendemain. Un peu, un peu beaucoup, même, comme il l’avait déjà fait au moment où il avait reçu les députés UMP début novembre, expliquant sa baisse de popularité par cette tirade : « j’ai un super job, une super femme, alors forcément les Français me le font payer », largement commentée dans les gazettes, sur le thème ce président se fout de nous (les journalistes surtout). Ce qui est sans doute vrai.

Mais là, les enjeux sont autrement importants. A côté des 11 victimes françaises de l’attentat de Karachi, toutes les affaires que ce quinquennat a connues jusque là sont infinitésimales. Il n’est absolument pas certain que le roman-feuilleton des rétro-commissions pakistanaises et putativement balladuriennes ait comme uniques méchants les ex-balladuriens et comme chevaliers blancs, les ci-devant chiraquiens. Tout d’abord, parce que c’est avec les chiraquiens d’hier qu’on fait certains des meilleurs sarkozystes du jour (on pense à Juppé, mais Fillon a aussi quelques chromosomes chiraquiens). Et ensuite, il n’est pas dit que les supposés chevaliers blancs se retrouvent un jour au pilori, à force de coups tordus (Clearstream, vous vous souvenez ?).

Si rien n’atteste donc pour l’instant la culpabilité par raccroc des Balladur boys dans cette affaire, il est patent, en revanche, que le plus illustre d’entre eux est décidé à utiliser tout son pouvoir – qui n’est pas négligeable- pour la faire enterrer. Sinon comment comprendre son refus de déclassification de pièces classées secret défense, celui du président de l’Assemblée nationale Bernard Accoyer de prolonger la vie de la mission d’information parlementaire consacrée à l’attentat de Karachi, sans oublier le rejet de la demande du juge d’instruction Marc Trédivic de se voir confier les PV d’audition de ladite mission et la phrase du président de la République qualifiant les soupçons sur Karachi de « fables »… Les manœuvres et autres contrefeux n’ont pas manqué ces derniers temps.

Mais à la force, le président sait adjoindre la ruse. Un peu à la façon d’Alfred Hitchcock, qui commentant la scène du champ de maïs dans La mort aux trousses, concluait goulûment « Jusque-là les réalisateurs ont fait de la direction d’acteurs, moi je fais de la direction de spectateurs », le président s’est malicieusement imposé comme directeur de rédaction, de toutes les rédactions.

Il suffisait pour ça d’attirer les médias dans la direction voulue avec un énorme pot de confiture. Les journalistes ne sont pas des pédophiles, ce sont de grands enfants …

Benoit XVI et le préservatif : on ira tous au paradigme !

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Enfer et damnation ! Le Pape serait-il devenu bon ? Cette incroyable nouvelle qui barre les manchettes au même titre que si l’on avait prouvé que Marine Le Pen n’a pas le gène nazi est en voie de remettre en cause le paradigme postmoderne, du moins si l’on en croit les commentateurs éclairés. « Pape et préservatif » dans la même phrase : le stimulus a encore fonctionné. Ainsi que la vérole sur le bas-clergé, on s’est jeté en masse sur deux lignes de textes, où l’on apprend – pardon, où les commentateurs apprennent ce qu’ils eussent dû toujours savoir – que l’Eglise en général et le Pape en particulier n’étaient finalement pas si heureux que des gens meurent du Sida. Ils avaient un peu mauvaise conscience, faut croire. Ça vous étonne, mais c’est comme ça.

Oublions que l’Eglise tient depuis des décennies que la condamnation générale de l’usage du préservatif est levée en de certaines circonstances, comme celle évoquée ici par Benoît XVI, où la situation des partenaires est objectivement faussée par l’absence de liberté. Oublions, et gardons ceci en tête, qui est la seule morale du happy end : cette satanée institution qui ne fait que soigner le quart des malades du Sida dans le monde, aura mis trente ans à comprendre que le VIH ça fait mal. Ça prouverait bien son arriération, si besoin était. Mais enfin, ne faisons pas la fine bouche et réjouissons-nous : nous voici libérés (quand je dis nous, c’est les catholiques parce pour les autres, je ne vois pas trop ce que ça change) ! Autant vous dire que ça va pas chômer dans les chaumières ce soir, depuis le temps qu’on se serre la ceinture…

D’ailleurs, tant que j’y pense, où c’est que j’ai mis mon déguisement de prostitué malade du Sida ?

L’Histoire, y a des maisons pour ça !

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La corporation des historiens est singulière : régulièrement, certains de ses membres proclament qu’eux seuls sont habilités à déterminer la manière dont doit être transmise aux générations présentes et futures l’histoire de notre pays. Un peu comme si les bouchers se mettaient en tête de décider de la manière de cuisiner le morceau qu’ils nous ont vendu. Comme le rappelle opportunément Jean-Pierre Rioux, un bon faiseur d’histoire (au singulier !), cette histoire de France « n’est pas la propriété exclusive des historiens de métier, seulement leur champ opératoire ».

Qu’il soit nécessaire de rappeler cette évidence montre à quel point est nuisible le parti-pris idéologique de quelques historiens médiatisés s’opposant au projet de création d’une « Maison de l’Histoire de France » dans un Hôtel de Soubise libéré par le transfert vers d’autres lieux des Archives nationales. Le péché originel de ce projet, selon les signataires d’une tribune publiée par Libération est d’avoir comme promoteur le président de la République. Comme Nicolas Sarkozy est supposé, dans l’esprit de ces faiseurs d’histoires (au pluriel !) contaminer de son fluide malfaisant tout ce qu’il touche, ce projet, comme Carthage, doit être détruit : « La seule justification à limiter une « maison de l’histoire » à la France tient dans la continuité du discours néonational du pouvoir : une telle maison serait en quelque sorte la vitrine historique de la supposée « identité nationale » dont l’incantation ne cesse de mobiliser les esprits depuis 2007 avec des implications terribles pour les plus vulnérables et déshonorantes pour ceux qui leur donnent réalité », tranchent-ils du haut de leurs chaires prestigieuses.

Une vision forcément étriquée du passé : procès d’intention !

Hic jacet lepus ! S’ils ne veulent pas de cette « maison de l’Histoire de France », c’est parce que celle-ci serait supposée donner de notre pays une vision étriquée, rabougrie et quasiment lepéniste du passé de notre nation. Sauf que Nicolas Sarkozy, dans aucun des discours qu’il a prononcés sur ce projet, n’a émis la moindre directive sur le contenu et l’organisation de cette maison dont il a confié la mise en œuvre au ministre de la Culture Frédéric Mitterrand. Nous sommes donc là dans le pur procès d’intention, et il suffit de lire les rapports des personnalités (Jean-François Hébert, Hervé Lemoine, Jean-Pierre Rioux) chargées d’étudier la faisabilité et l’opportunité de cet établissement public pour constater que rien ne permet, en l’état actuel des choses, de sonner le tocsin.

Elie Barnavi, actuellement conseiller scientifique du projet de musée de l’histoire de l’Europe à Bruxelles, dont le sarkozysme militant n’est pas avéré, et dont la foi européiste n’est un mystère pour personne, ne s’offusque pas qu’une vieille nation comme la France se propose de faire un musée consacré à son passé : « Après tout, que le président de la République souhaite un tel musée ne signifie pas qu’il en dicterait le contenu. Ce serait plutôt, me semble-t-il, l’affaire des historiens et des muséographes à qui il appartiendrait de veiller au grain. Et quelle singulière inconsistance que de se plaindre de la communautarisation de la société française, tout en refusant de la dépasser par la création d’un lieu de mémoire collectif », écrit-il dans une de ses récentes chroniques dans Marianne.

S’ils avaient un peu de mémoire, ou de curiosité extra-hexagonale, nos pétitionnaires offusqués auraient pu constater que chez nos plus proches voisins, on ne s’embarrasse pas de tels scrupules pour donner à l’histoire nationale un lieu susceptible de la rendre visible et compréhensible à leurs citoyens et aux visiteurs étrangers.

Ainsi, en 1987, le chancelier Helmut Kohl, lui-même historien de formation, s’était ému de la faiblesse de la culture historique des nouvelles générations allemandes. Les réformes post-soixante-huitardes des programmes avaient, dans certains Länder[1. En Allemagne ce sont les régions (Länder) qui sont en charge de l’établissement des programmes scolaires.] supprimé toute approche chronologique dans cette discipline au profit d’une pédagogie dite thématique.

C’était deux ans avant la chute du mur de Berlin, alors que dans l’autre Allemagne, la RDA, on inculquait aux écoliers, lycéens et étudiants la bonne vieille histoire de la nation relue avec les lunettes rouges du marxisme-léninisme. C’était évidemment regrettable, mais au moins les petits Prussiens et Saxons étaient-ils capables de placer Charlemagne, Frédéric II ou Otto von Bismarck dans leurs siècles respectifs.

L’Allemagne est un pays où l’histoire récente est douloureuse, où les mémoires sont à vif. La fameuse « querelle des historiens » des années 1980, sur la nature de l’entreprise nazie, qui mit aux prises les « conservateurs » et les « progressistes », montre que les controverses sur le passé récent ne sont pas, là-bas, moins vives que de ce côté-ci du Rhin. Et pourtant personne, à l’exception de l’ultra-gauche de Hans-Christian Ströbele, ancien avocat de la Fraction armée rouge, n’a battu tambour pour appeler le peuple à se lever contre ce projet de musée.
Les choses se sont passées à l’allemande, c’est-à-dire avec une sage lenteur, en mettant toute les parties concernées autour d’une table, pour qu’elles établissent un consensus sur le contenu et la forme de cette « Maison de l’histoire de l’Allemagne » souhaitée par le chancelier. Les historiens étaient là, bien sûr, dans leur diversité incarnée par la présence du « conservateur » Michael Stürmer à côté du « progressiste » Eberhard Jäckel, mais il y avait aussi des représentants de la société civile (partis politiques, syndicats de salariés et d’employeurs, églises) dont les préoccupations ont été prises en compte dans la construction du récit muséographique.

L’Histoire s’est invitée à cette table, car la réunification du pays est intervenue sans prévenir en plein milieu des palabres sur le contenu et la localisation de ce musée. Au bout du compte, on se mit d’accord pour installer un Museum der deutschen Geschichte à Berlin, dans les locaux de l’Arsenal qui abritaient, avant 1989, la version communiste du récit national, et une Maison de l’Histoire de la République fédérale à Bonn, qui en fut pendant quatre décennies la capitale. Le premier couvre la période de la préhistoire à 1945, la seconde celle de la fin de la seconde guerre mondiale à nos jours. Et tout le monde est content. Les visiteurs des expositions permanentes et temporaires sont très nombreux, et cette mise en majesté de l’histoire d’un grand pays européen n’a pas provoqué de prurit nationaliste notable dans la population. Je prie donc instamment Mmes et MM. les historiens patentés de notre beau pays de France de me permettre d’emmener mes petits-enfants dans un lieu où il pourront, à l’instar de leurs petits camarades d’outre-Rhin, savoir d’où ils viennent et peut-être avoir quelques idées sur l’avenir du pays qu’ils ont reçu en héritage.

Viva Suarez !

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Luis Suarez
Luis Suarez.
Luis Suarez
Luis Suarez.

Le football subit depuis une vingtaine d’années la même cure d’amaigrissement que les autres domaines de la vie. Les tribunes sont vidées de leurs supporteurs et l’apparition inévitable de l’arbitrage vidéo tendra à exclure toute incertitude sur le terrain.

Or, si le football a un quelconque intérêt, c’est justement le mauvais esprit qui lui est consubstantiel. D’où vient le fait que le tennis, par exemple, soit si pénible à regarder à la longue ? C’est que l’antijeu y est impossible. De ce fait, il ne se passe rien, il ne peut rien s’y passer. On peut simplement admirer le port de tête aristocratique de Federer et ses jolis polos. Ce qui ne permet pas d’alimenter durablement une honnête discussion de comptoir, laquelle s’orientera naturellement vers le match de foot de la veille.[access capability= »lire_inedits »]

S’il y a des erreurs d’arbitrage, c’est encore mieux : elles font partie des anthologies. Le simple fait de les éradiquer tuera le jeu. Les dirigeants et commentateurs qui plébiscitent la vidéo montrent en outre leur ignorance crasse des fondements du football. L’un d’entre eux est que l’arbitre fait partie du jeu : il peut marquer un but si ça lui chante, le but sera valable. Ses erreurs, aussi, en font partie et alimenteront nos fantasmes pendant des dizaines d’années. Etait-il corrompu ? Incompétent ? Apeuré ? Pro-allemand ? Anti-messin ?

Sous prétexte d’éradiquer le hooliganisme, on a éteint toute vie dans les stades

Avant d’éradiquer le jeu lui-même, l’époque a fait disparaître toute vie des tribunes. Il est plaisant d’entendre les plumitifs du sport gloser sur l’ « enfer d’Anfield Road » ou toute autre enceinte prestigieuse. Soit ils mentent, soit ils n’y sont pas allés récemment. Car cela fait belle lurette que, dans ces grands stades, il y a beaucoup moins d’ambiance que dans les bars qui diffusent le match. Sous le prétexte d’éradiquer le hooliganisme, on y a détruit toute forme de vie. Il suffit d’ailleurs, aujourd’hui, d’être simplement debout dans un stade pour être considéré comme un hooligan. La fin des supporteurs ne semble pas plus gêner les joueurs que la disparition des fumeurs n’a contrarié les patrons de bistrots : le PSG n’a jamais aussi bien joué que depuis que ses tribunes sont vides.

Peut-être la vie reprendra-t-elle le dessus quand même. J’en veux pour preuve le geste magnifique de l’Uruguayen Suarez, le 2 juillet en Afrique du Sud, arrêtant de la main, à la dernière minute du quart de finale de Coupe du monde opposant l’Uruguay au Ghana, un ballon qui allait franchir sa ligne de but. Et ce alors qu’il était attaquant, et non gardien de but. Il y a une justice : l’Uruguay s’est qualifié aux tirs au but, magistralement. On peut expulser Suarez a posteriori, ce genre de geste, on ne pourra jamais l’empêcher : c’est ce qui nous fait aimer le football. Et c’est ce qui nous fait aimer la vie et ses incertitudes, malgré les « prophètes de bonheur » et les fanatiques de la transparence moralisée. [/access]