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Quand les Inrocks rééduquent Gainsbourg

L’hebdomadaire Les Inrockuptibles a décidé de rendre lui aussi hommage à Serge Gainsbourg… L’organe humaniste a donc édité un hors-série de très bonne facture… papier glacé, quadrichromie glaçante, photos sublimement choisies, poster « géant » et CD offert. L’hommage est dignement rendu. Les journalistes ont fait le job.

Hélas, l’hebdo fétiche des salles d’attente des dentistes de gauche, a décidé – comme à son habitude – de faire le partage entre le bon grain et l’ivraie (je n’ai pas dit l’ivresse !) à propos de Serge. Sur une double page titrée « Ces petits riens » les grands inquisiteurs à la petite semaine des Inrocks reprochent à l’auteur de La Javanaise d’avoir cramé un billet de 500 francs en direct à la télé… « On peut trouver ça super punk ou super con. Le plus triste dans l’histoire, c’est que ce geste incendiaire n’était qu’une protestation très déplacée contre le fisc ». Ben oui, le fisc… c’est le Bien. Quel chien cet artiste super blindé qui se plaint qu’on lui ponctionne plus de la moitié de ses revenus!

Mais ce n’est pas tout… Serge est aussi – selon les Inrocks – une « pub vivante pour la loi Evin »… Evidemment boire et fumer, c’est mal ! Et puis Serge ne devrait pas non plus s’adonner tant au plagiat ! Et puis, l’homme à la tête de chou n’aurait pas du proposer la botte à Mlle. Houston Whitney… ce qui constitue, selon les inrockeux, un authentique « outrage » au féminisme. Question : que restera t-il dans cent ans de la demoiselle ? Ses obscures chansons ou bien cette séquence télévisée immortelle ?

Ultime reproche – car ce magazine est une vraie rotative à produire des reproches – Serge a eu le tort, le matin de son décès, d’oublier de prendre sa pilule pour le cœur. Ben oui, nous dit-on aux Inrocks, sinon il serait peut-être encore vivant. Vivant comme, disons… Guy Béart ou Hugues Aufray ? Vivement qu’ils publient vite un hors-série sur Georges Brassens – la pipe c’est mal ! – que je meure à mon tour! Gare aux Inrooooocks!

Le protectionnisme ne protège pas

photo : VERONIQUE ROBERT

Les appels au protectionnisme continuent. Du Front National au Front de Gauche en passant par Emmanuel Todd, Arnaud Montebourg(PS), Julien Landfried (MRC) et jusqu’à mon pourtant très sympathique camarade causeur Laurent Pinsolle, tous appellent à « protéger notre industrie » en rétablissant des barrières douanières. Je ne reviendrai pas sur le caractère profondément inepte du mercantilisme et de la théorie de la balance commerciale – voir Frédéric Bastiat (1845) sur ce point – ni sur l’extrême dangerosité du nationalisme économique pour me concentrer – cette fois-ci tout du moins – sur cette fameuse « désindustrialisation » dont on nous rebat les oreilles depuis quelques années. Comme souvent, un petit détour par les faits (qui sont têtus) me semble nécessaire.

Ajustée de l’inflation, notre production industrielle a augmenté de 548% depuis 1950, de 114% depuis 1970 et de 31% depuis 1990[1. Chiffres de l’Insee. Est-il utile de préciser qu’ils sont ajustés de l’inflation ?]. En termes de valeur ajoutée, notre secteur industriel a produit 593% plus de richesse qu’en 1950, 99% de plus qu’en 1970 et 21% de plus qu’en 1990. Le très léger recul de notre production industrielle et de sa valeur ajoutée au cours de la dernière décennie (de 2% et 1% respectivement) est intégralement imputable aux années 2008 et 2009 – c’est-à-dire à la crise dite des « subprimes ». Si par « désindustrialisation » on entend une disparition des activités industrielles françaises, du point de vue de la production et de la création de richesse, ce phénomène n’existe pas.

En 1949, l’industrie représentait 32.6% de notre production totale ; cette proportion est montée jusqu’à 34% au début des années 1970 avant de décliner régulièrement pour atteindre 27.2% en 2010. En 1950, l’industrie produisant 15.5% de la valeur ajoutée française ; ce rapport atteint 20% au cours des années 1970 avant de rebaisser pour revenir à 15.7% en 2010 (soit le niveau de 1950). De ces chiffres on peut déduire que si la part de l’industrie dans notre production comme dans la création de richesse de notre économie a baissé depuis les années 70, c’est en raison d’une progression plus rapide des activités de service.

De 1949 à la fin des années 70, l’industrie représentait environ 1 emploi[2. En équivalent temps plein] sur 4. Ce chiffre a commencé à décliner au détour des années 80 pour atteindre 13% en 2009. Entre 1975 et 2009, le nombre d’emplois créés par l’industrie française s’est réduit de 2.3 millions essentiellement en raison du progrès technologique et de l’automatisation des chaînes de production. C’est ce même phénomène qui explique que la valeur ajoutée industrielle progresse plus vite que la production : nos industries sont devenues beaucoup plus efficaces et beaucoup moins intensives en main d’œuvre.

Dernier point sur ce sujet, une usine des années 50 à 70 était un lieu de production situé entre quatre murs au milieu desquels vous trouviez des ouvriers, des ingénieurs et un patron – certes – mais aussi des agents d’entretien, des commerciaux, des comptables, des chauffeurs-livreurs etc… Une des grandes évolutions de nos entreprises depuis cette époque tient en un mot : « externalisation ». Aujourd’hui, les agents d’entretien ne sont plus des salariés de l’entreprises – et ne sont donc plus comptés dans les bataillons des salariés de l’industrie – mais travaillent pour une entreprise de service qui propose ses services aux entreprises industrielles. Or, il se trouve que sur la période 1975-2009, le nombre d’emplois fournis par le secteur des « services aux entreprises » a augmenté de 2.6 millions. La réduction des « emplois industriels » doit être appréciée à cette aune.

Bref, il n’y a pas de « désindustrialisation ». Il y a une croissance plus rapide des industries de services, notamment liée à l’externalisation des fonctions annexes de l’industrie et il y a des progrès technologiques qui nous permettent de réorienter le travail autrefois utilisé pour des tâches répétitives et mécaniques vers des métiers où nous avons besoin d’êtres humains.

Nous ne connaissons pas le bilan net, en termes d’emplois, des délocalisations d’un certain nombre de métiers – et pas d’industries[3. Non, ce n’est pas la même chose] – vers des pays où les salaires sont moins élevés : pour une filature fermée en France, combien d’entreprises ont pu se créer et prospérer chez nous parce qu’elles pouvaient faire assembler les produits fabriqués à moindres coûts là bas? Quand Apple lance la production d’iPhone en 2007 et en confie l’assemblage à une entreprises située à Shenzhen, la firme de Cupertino emploie 23 700 salariés. Au 25 septembre 2010, Apple compte 46 600 employés. Combien d’emplois le simple fait de pouvoir disposer de produits électroménagers moins chers a-t-il créé en France ? Combien de vendeurs, de designers et d’ingénieurs ont trouvé un métier grâce à la hausse de la demande qui en a résulté ? Combien d’emplois les économies que nous avons réalisées en payant notre lave-linge une bouchée de pain ont-elles créé dans d’autres secteurs ? Combien d’emplois les activités d’import et d’export génèrent-elles ?

Einstein disait qu’un préjugé est plus difficile à briser qu’un atome. En voilà un qui ne déroge pas à la règle.

Egalité réelle, le laboratoire belge

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La dernière décision que vient de prendre le gouvernement de la Communauté française de Belgique, sous la forme d’un décret aussitôt surnommé « Robin des Bois » est absolument épatante. Elle oblige les écoles qui ont bien géré leur budget à participer au financement des écoles déficitaires chroniques.

Cette décision ubuesque a au moins un mérite : elle fait l’unanimité. Profs, syndicats d’enseignants, directions d’écoles, pouvoirs organisateurs, associations de parents, tous sont farouchement opposés à cette imbécillité qui sanctionne les meilleurs.

Naturellement, on entend déjà les chœurs des pleureuses et leur litanie misérabiliste, « il y a des écoles dans des quartiers défavorisés qui luttent, gnagnagna ».

Oui, il y a des quartiers défavorisés. Personne ne le nie. Mais cela n’explique pas la disparité entre les écoles. En effet, dans la commune de Saint-Gilles -une des plus pauvres de l’agglomération de Bruxelles- deux écoles, situées non seulement dans la même rue, mais dans le même pâté de maisons, se retrouvent donatrice pour l’une, bénéficiaire pour l’autre.

Il n’y a aucune raison pour que le gouvernement de la Communauté française, et particulièrement le ministère de l’enseignement, s’arrête en si bon chemin. A quand un décret pour une plus juste redistribution des points aux examens ? Elève Théo, vous avez fait un 17 sur 20 en math. Vous êtes donc prié de refiler une partie de vos points à votre camarade Antoine qui n’a récolté qu’un 2 sur 20, le malheureux ! L’égalité, ça ne se négocie pas !

Allemagne, année Zorro

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Winfried Kretschmann, futur ministre-président Vert du Bade-Wurtemberg.

Le militant écologique est aussi pitoyable que le conservateur ou le socialiste : il ne tient pas l’alcool les soirs de victoire. Les soirs de défaite, non plus. Mais là n’est pas la question. Pour mon mari Willy, qui était déjà écolo quand Dany Cohn-Bendit se contentait d’être juif allemand, dimanche fut un soir de gloire. Lundi matin, en me levant aux aurores sur les coups de 13 heures, je n’ai plus eu qu’à prier saint Alka et saint Seltzer, patrons des lendemains de cuite, pour qu’ils m’enlèvent fissa cette barre qui vous ceinture la tête et empêche de penser quand elle court du bout des orteils à la pointe des cheveux. En somme, à Stuttgart, nous avons bien bu.

Il faut dire que ce n’est pas tous les jours que les Verts battent à plate couture la CDU. Le parti d’Angela Merkel était au pouvoir dans le Bade-Wutemberg depuis un demi-siècle : il n’y est plus ! On ne sait pas encore si Winfried Kretschmann, le leader des Verts, parviendra à imposer son leadership face au SPD de Nils Schmid, qui le jugeait, jusque hier, trop conservateur. Kretschmann aime Bambi, c’est sûr. Le compostage, la lombriculture, les toilettes sèches, il kiffe un max. Autre bon point vert pour lui, il n’aime pas les centrales nucléaires surtout quand elles sont japonaises : la preuve, il n’en a pas sur lui. Mais ce catholique de 62 ans reste, aux yeux de la gauche locale, un conservateur un tantinet réac. De l’eau coulera sous les ponts avant qu’il admette que deux hommes peuvent faire autre chose que s’enculer durant leur service militaire : s’aimer, par exemple. Pour ce qui me concerne, je reste assez extérieure à tout ça, n’ayant en vue aucun homosexuel à épouser. Au cas où : faire offre à la rédaction qui transmettra.

Donc, nous voilà dans de beaux draps, comme le disait déjà Céline, excellent auteur dramatique allemand de langue française. Une chose est claire comme du cristal : c’est la révolution dans le Bade-Wurtemberg. Le printemps allemand commence – avec quelques jours de retard sur le reste de l’Europe. Sur le fond, rien ne changera : nous nous apprêtons à remplacer un conservateur par un autre conservateur. Mais c’est le propre des révolutions, comme le dit si bien Alain Delon dans Le Guépard : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »

Angela Merkel n’a jamais vu Le Guépard. Elle aurait dû. Elle nous a servi une campagne électorale calamiteuse. Un jour, elle ne s’engage pas en Libye, because Rommel et ses frères. Le lendemain, elle s’y engage, toute vexée que l’ami Miclo (il porte le nom de la meilleure marque de schnaps alsacien, il ne peut pas être tout à fait mauvais) critique sa position. Puis elle se ravise. Pareil pour le nucléaire : elle annonce un moratoire de trois mois sur les trois centrales allemandes les plus anciennes. L’électeur a beau être allemand et antinucléaire, il lui reste un peu de lumière dans le lobe frontal pour se dire : « On me prend pour un con. » Bref, Angela Merkel a voulu faire de la démagogie, mais elle n’y est pas parvenue.

Reconnaissons une chose : Winfried Kretschmann et Nils Schmid ont, tous deux, fait assaut de démagogie. Tous deux ont juré de raser gratis. Il n’aurait pas fallu les pousser très loin pour qu’ils promettent la pipe à dix balles. Un exemple : le projet de nouvelle gare à Stuttgart. Ils ont mobilisé les forces les plus conservatrices et les plus réactionnaires du Land autour de ce projet qui, pourtant, ne cassait pas trois pattes à un canard.

Enfin, ce dimanche, j’ai tout vu à la maison. Cela a commencé sur les coups de 8 heures. Willy m’a réveillée, en me disant : « Trudi, aujourd’hui je vais voter. » Que répondre à la résolution d’un poivrot qui jure de ne plus boire ? Lui rappeler qu’il n’a jamais pris, de toute sa vie, la direction d’un bureau de vote ? Je lui ai dit : « Reprends tes esprits, je te prépare un café. » Le café n’a pas eu raison de sa soudaine volonté de puissance. Et je l’ai vu, à 9 heures, quitter le domicile conjugal pour aller accomplir son devoir électoral – son devoir conjugal, je ne me rappelle pas quand il l’a rempli. Comme il n’avait jamais voté de sa vie, il a dû faire dix ou douze bureaux avant de trouver le sien.

Il est rentré à la maison exténué. Il était 15 heures. Pétri d’angoisse, il s’est servi un premier verre. « Je pense, dit-il, que le temps est venu : les Verts peuvent l’emporter. » « Et pourquoi pas, ma grand-mère », lui ai-je répondu. 

Ma réponse a ouvert les vannes de son désespoir. Il a vidé une bouteille de vodka (compatissante, je l’ai un peu aidé), deux de Jägermeister (va crever en enfer plutôt que boire ça). Puis, une fois qu’il était complètement cuit, il a appelé ses copains écologistes. Ils sont tous venus à la maison. Je me suis retrouvée la seule femme parmi une douzaine de Verts à moitié plein. Meinetwegen ! Willy est descendu à la cave, pour en remonter, les bras chargés de bouteille. Le Meursault 1992 offert par Elisabeth Lévy un jour de grand soif : liquidée en 3 minutes chrono à la santé de Stefan Mappus, le ministre-président sortant du Bade-Wurtemberg. Mappus ? Ma vache, oui ! Bourgogne, grands Bordeaux, côtes du Rhône et vins de Loire : ils ont tout liquidé jusqu’à s’en rendre malades. J’étais en train de les défendre de boire le bio-éthanol qui sert à alimenter le feu de notre cheminée qui pue l’essence quand les estimations sont tombées à la télévision : les Verts élus.

C’est là qu’ils se sont calmés. Les premiers imitant l’aboiement du chien un soir de pleine lune, les autres se prenant pour des cigognes. Ils rivalisaient dans les glapissements et caquètements infâmes, quand Willy (c’est pas pour rien que je suis mariée à un intellectuel) déclara : « Les mecs, on fait quoi ? »

Ils ont fait. Beaucoup sur eux. La plupart même. Les plus vaillants, libérés sous eux des contingences physiologiques, ont échafaudé des plans : envahir le Japon par le sud, là où les Japonais s’y attendent le moins, et remplacer les stands de sushis par des stands de currywurscht non radioactives, raser les moustaches d’Helmut Rau, le ministre d’Etat, lustrer le crâne de Peter Frankenberg[1. Ministre à je-ne-sais-plus-quoi. La calvitie, sans doute.], puis se grimer rapidement en bouteille de gewurztraminer pour s’introduire à Fessenheim et faire péter le cœur du réacteur. Quand ils en sont arrivés à se faire parachuter en deltaplane au-dessus de Tchernobyl, c’en fut trop pour moi. Je suis allée me coucher. C’est précisément le moment qu’ils ont choisi pour monter dans leurs voitures et en faire vrombir le moteur dans les rues de Stuttgart.

Qui a osé humilier Christine Ockrent ?

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photo : rsepulveda

Miracle ! Christine Ockrent s’est laissé convaincre par Benoît Hamon des bienfaits de l’égalité réelle. La voilà qui, comme n’importe quelle caissière à temps partiel imposé traquée sans relâche par un chef de rayon, porte plainte contre X pour harcèlement moral, X étant plus ou moins, tout de même, le PDG de l’audiovisuel extérieur de la France.

L’histoire est savoureuse comme une fable de La Fontaine: il est en effet intéressant de se souvenir de qui était Christine Ockrent de retrouver le sens de la lutte des classes et de la dignité au travail. Pendant des années, elle a animé une émission politique le dimanche soir pour une chaîne du Service public. On peut se demander si ces débats à sens unique servaient l’intérêt général ou plutôt ce qu’Alain Minc, d’ailleurs invité récurrent appelait, avec cette arrogance élitiste qui est l’une des explications du score de Marine Le Pen, « le cercle de la raison ». Ce « cercle de la raison » dont Christine était la reine, était celui des hommes politiques, politologues, sociologues et économistes qui estimaient que le libre-échange, l’Europe de Bruxelles, la fin de l’Etat-providence, n’étaient même pas sujet à discussion, ce qui est un comble dans une émission de débats, si on y songe cinq minutes.

Mais Christine Ockrent savait y faire et ses questions demeuraient passionnantes et ouvertes. Dans les années 1993/95, on s’empaillait sur des sujets douloureux : « Edouard Balladur est-il un bon candidat pour la droite ou le plus grand premier ministre que la France ait connu ? » ou « Le parti socialiste doit-il se moderniser ou arrêter d’être socialiste ? » Ensuite, Serge July livrait ensuite son analyse. Serge July venait ou était sur le point de quitter Libération. En même temps comme Libération avait quitté Libération depuis le milieu des années 80, ce n’était plus très grave.

Bien sûr, pour ceux qui n’avaient pas lu la Lettre à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary de Guy Hocquenghem (1986) ou Chronique d’une liquidation politique de Frédéric Fajardie(1993), deux ex-maoïstes qui l’avaient bien connu, Serge July pouvait faire illusion dans le rôle de chroniqueur de gauche. De gauche, mais dans le cercle de la raison, bien entendu. Pas de gauche avec des gros mots comme, « taxation des flux financiers », « fiscalité redistributive », voire « relance de la consommation par l’augmentation du pouvoir d’achat ».

Je crois me souvenir qu’à un moment l’émission de Christine Ockrent s’est appelée France Europe Express et se passait dans un décor de wagon. Enfin, un wagon tel que l’imaginent Christine Ockrent et ses amis du cercle de la raison : une super première classe sans « carré enfant », sans portables qui sonnent, sans le bourdonnement furieux de l’Ipod de votre voisin qui se fait exploser les oreilles, ce qui est son affaire mais qui vous empêche de lire parce que vous avez l’impression qu’une nuée de mouches vole autour de votre livre.

En tout cas, la métaphore était parlante. On était tous embarqués de gré ou de force, destination Bruxelles, sa Commission, ses déréglementations.
Dans France Europe Express, on invitait en duplex un député européen d’un autre pays pour discuter avec l’invité politique français. Qu’il fût italien, anglais, letton ou polonais, socialiste libéral ou libéral socialiste (il n’y a plus que ça ou presque au Parlement Européen), le député nous disait avec le sourire et un accent charmant à quel point nous serions un pays formidable si seulement nous comprenions que la protection sociale, le droit du travail et toutes sortes d’autres vieilles lunes étaient obsolètes et que nos syndicats nous faisaient beaucoup de mal avec leur corporatisme.
Et sous le regard aigu de Christine Ockrent, l’homme politique français faisait acte de contrition, remerciait l’ami étranger du bon exemple qu’il donnait.

Dire qu’il a fallu que je supporte cela pendant des années avant d’atteindre enfin les rivages heureux du Ciné Club, son générique avec baisers de stars hollywoodiennes se superposant en fondu enchainé et le débit si particulier de Patrick Brion m’annonçant que j’allais enfin revoir, et tant pis si c’était pour la dixième fois, Le fanfaron (1964) de Dino Risi avec la toute divine Catherine Spaak. C’est pour cela que je m’en souviens de manière un peu floue : l’heure feutrait les propos des invités qui étaient tous d’accord et il est dur de se passionner pour des robinets d’eau tiède. J’aurai néanmoins appris, avec Christine Ockrent, le mépris, voire l’agressivité froide dont peut faire preuve une « grande professionnelle » avec les politiques qui ne rentrent pas dans le moule. Elle a dû par la suite transmettre son savoir-faire à Arlette Chabot. Ces deux-là ont réussi à rendre Olivier Besancenot sympathique à force de lui rentrer dans le lard, ce qui est un exploit assez remarquable. À moins que rendre populaire un leader d’extrême gauche qui ne veut pas du pouvoir ait été une stratégie concertée pour réduire comme peau de chagrin l’espace politique d’une autre gauche de rupture prête à prendre ses responsabilités, mais ça, je n’ose le penser.

J’ai assez peu suivi par la suite la carrière de Christine Ockrent qui est devenue patronne d’un machin appelé « Audiovisuel extérieur de la France » avec une chaîne qui serait la CNN à la française[1. Sur laquelle on a au moins la chance de tomber sur Gil Mihaely qui y commente brillamment l’actualité internationale, en français ou en anglais. EL]. En même temps, elle était l’épouse du ministre des Affaires étrangères mais tout cela n’est qu’un détail dans la France de Sarkozy. On ne va tout de même pas soupçonner des consciences morales aussi élevées que celles de Bernard Kouchner et la parangonne du journalisme d’élite de vulgaires conflits d’intérêt.

Dans son nouveau job, à la tête de l’audiovisuel extérieur, loin des caméras, ça s’est très mal passé apparemment. Elle n’était pas toute seule à commander. Et elle a été victime d’une plainte pour espionnage informatique de l’autre chef. Alors voilà ce qu’elle déclare au Monde : « Depuis quatre mois, je n’ai plus accès à aucun dossier et je vis dans un climat de violence, d’humiliation et de souffrance intolérables. Je ne peux plus jouer mon rôle, surtout au moment où s’accélère le projet de fusion entre les différents médias du groupe. C’est une véritable torture morale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai décidé de réagir. »

Ces propos pourraient être tenus par des milliers de travailleurs français, ouvriers ou cadres. Ils sont parfaitement révélateurs de ce que sont devenus les rapports sociaux dans le monde du travail. Avec une petite différence : la victime lambda n’est pas invitée à s’exprimer dans un quotidien national et il y a beaucoup mais alors beaucoup moins de zéros sur ses fiches de paie.

Pour le reste, sans défendre la pédagogie par la punition, on serait tout de même tenté de lui dire : « Ça t’apprendra. » Mais ce serait stérile. Proposons plutôt à Christine Ockrent de se syndiquer pour défendre ses droits. Ca ne fait pas tellement « cercle de la raison », le syndicalisme, les prud’hommes, c’est même franchement archaïque comme disaient si souvent ses invités mais bon, quand nécessité fait loi…

Un plan Chavez pour la Libye ? Où ça ?

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Je ne sais pas si le président Hugo Chavez n’a rien compris aux actuels bouleversements géopolitiques qui secouent le monde arabe comme le dit ironiquement l’ami Gil Mihaely. Mais encore une fois, quand on parle du leader bolivarien en France, il semble bien que l’on soit davantage dans le procès d’intention que dans les faits. En effet, les media français, qui décidément ne l’aiment pas ont soit présenté de manière biaisée soit complètement passé sous silence la proposition d’une médiation faite par Chavez alors que se votait la résolution 1973 à l’ONU préconisant des frappes aériennes et dont il est manifeste qu’elle est aujourd’hui l’objet d’une OPA de l’OTAN devant le désengagement étasunien.

Que proposait le monstrueux Chavez dès le début mars ? Tout simplement de mettre rebelles et kadhafistes autour du table où se seraient également trouvés diplomates latino-américians de l’Alba (Venezuela, Equateur, Bolivie, Nicaragua) et, last but not least, des représentants de la Ligue arabe, ceux-là mêmes qui se demandent aujourd’hui si l’intervention occidentale, toujours sur le point de dépasser son mandat, est une aussi bonne idée que ça.

Le secrétaire de la Ligue arabe, Monsieur Amr Moussa avait même applaudi des deux mains à l’initiative de Chavez. Celui-ci voulait-il tenter de sauver Kadhafi ou tenter de sauver la paix ? On ne sonde pas les cœurs et les reins en diplomatie. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’il a essayé de proposer une solution alternative, appuyée par la Ligue arabe, pour sauver les insurgés de Benghazi. Et le rappeler aujourd’hui tient simplement d’un minimum d’objectivité.

Non, le FN n’a pas fait 11% !

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Disons le tout net, on s’est massivement fichu de vous hier soir, et sur toutes les chaînes: dans un scrutin cantonal ou législatif, les scores des partis au second tour n’ont aucun sens au niveau national. Les publier sans avertissement, comme l’a fait le ministère de l’Intérieur, ou les commenter ad libitum, comme nombre de confrères ainsi que la plupart des dirigeants de l’UMP ou du PS présents sur les plateaux, relève de l’escroquerie en bande organisée. Qui dit escroquerie dit victimes, ce soir c’était au tour des écologistes, du Front de Gauche et surtout du FN d’être dépouillés après les dépouillements

L’arithmétique étant moins populaire dans ce pays que l’Euromillions ou le régime Dukan, les spoliés ont eu un peu de mal à se défendre : la règle de trois, personne ne s’est aventuré à l’expliciter au peuple français et il est vrai que l’exercice était casse-gueule, surtout en deux minutes à l’oral sans rattrapage.

N’étant pas soumis aux mêmes contraintes, je vais tenter, à chaud et donc avec des informations partielles, remettre les pendules à l’heure. C’est de saison.

Pourquoi le score national de chaque parti n’a-t-il aucun sens au deuxième tour ? Tout simplement, parce qu’il n’y a pas une mais des centaines d’élections et que seuls les deux ou trois candidats arrivés en tête reviennent en deuxième semaine. Je ne vous refais pas le feuilleton du ni-ni et du front républicain, des pactes signés par les chefs sur les plateaux de télé et ignorés par la piétaille au nom de mille embrouilles locales. Pour apprécier l’entourloupe, il faut juste se rappeler que tous les partis ne sont pas en lice dans tous les cantons.

Seul le premier tour peut donner une estimation exacte des forces en présence (sauf torsion ministérielle, mais ça, nul n’ose l’imaginer). La semaine dernière, à l’issue du scrutin, on savait ce que pesaient le Front de gauche, le PS, le FN. C’était un peu plus compliqué pour l’UMP, à cause du flou induit par les divers droite et pour les Verts, qui étaient souvent co-investis par le PS. N’empêche, la photo, le « sondage grandeur nature », c’était dimanche dernier.

Les scores d’hier, à l’inverse, n’avaient aucun sens. Tout d’abord, environ un quart des cantons avaient été pourvus au premier tour, et ça change beaucoup de choses. Une séance de travaux pratiques pour vous expliquer, on se réveille au fond de la classe ! Pour plus de clarté, cet exercice sera ultra simplifié.
Imaginons qu’il y a deux cantons -d’égale population, disons 1000 votants – à pourvoir dans un département X où trois partis sont en présence.
Au premier tour dans le canton Nord, le parti A fait 600 voix (60%) le parti B, 300 voix (30% ) et le C 100 voix (10%) : le A aurait été élu dès dimanche dernier, il n’y aurait donc pas eu de second tour.

Dans le canton Sud, le rapport de forces est plus équilibré avec respectivement pour les parti A, B et C 360 , 440 et 200 voix . Au soir du premier tour, le candidat C se désiste en faveur du candidat B., et au second tour le candidat A obtient 400 voix, et le candidat B, 600 voix.
Selon la logique ministérielle en vigueur, les scores de second tour donnent donc le parti B largement majoritaire dans le département après le second tour avec 60% (600 voix) contre 40% au parti A. Le parti C, lui, a disparu de la couverture radar.

Résultat, le parti A se trouve pénalisé d’avoir fait un trop bon score dans le canton nord ! La photo finish est truquée la seule qui valait était celle du premier tour en agrégeant les cantons Nord et Sud
Au faux score façon Guéant second tour ( B= 60%, A=40%, C=0%) on préféra donc le vrai, issu du dimanche précédent A = 600 voix sur le canton Nord+ 360 sur le Sud= 48% des 2000 exprimés ; B= 300+ 440 =37% ; C = 100+ 200=15%. En tout, ça fait bien 100 %, ouf, je ne me suis pas planté ! Et de tête, s’il vous plait, mais je ne vous interdis pas de refaire ce décompte avec une calculette, les résultats risquent de coïncider. En clair, on s’est foutu de nous

Si cet exemple simplifié vous a paru rédhibitoire, allez donc vous faire une injection de Red Bull avant la suite, où on l’étendra à 2000 cantons et une huitaine de partis.

Non, non, c’était juste pour vous faire peur, et parlons plutôt immédiatement de ce qui fâche : le score du FN qu’on nous donne à 11% et des poussières donc. Foutaises ! Ce score est en fait celui du FN rapporté à l’ensemble des cantons, alors que ce dimanche, il était absent, contrairement au PS et à l’UMP, d’une grande majorité d’entre eux. En réalité dans les 400 cantons (environ un quart du total) où il restait en lice pour le second tour, le FN se situerait autour de 38 à 40% à l’heure où j’écris ces lignes. Et même si lundi on n’apprend que finalement il n’a réalisé que 35 %, c’est toujours 3 fois plus que l’estimation officielle, sur laquelle ont brodé tous les commentateurs télé ou presque (on exclura notamment du lot les implacables duettistes Zemmour et Domenach).

Le cas de figure assez standard dans ces cantons-là, c’est un candidat FN qui a fait 25 points au premier tour, et qui en gagne 10 à 15 de plus au second. Pas assez donc, pour dégager une majorité, dans la quasi-totalité des cas, et cet élément est significatif : il ne s’est trouvé pratiquement pas un coin de France pour donner une majorité à un candidat frontiste. Mais ces candidats arrivent néanmoins à séduire entre les deux tours plus d’électeurs -notamment UMP- que lors des scrutins comparables qui ont précédé ; et ça aussi, c’est significatif : le FN fait toujours peur, mais il fait moins peur que jamais

À une moindre échelle, le Front de gauche et EELV sont victimes de la même distorsion, si ce n’est qu’elle est encore un peu plus opacifiée du fait que nombre de leurs candidats s’étaient désistés après le premier tour, et que ceux qui restaient bénéficiaient le plus souvent d’un désistement du PS. Mais même si on n’aime pas les Verts, personne n’ira penser, comme on l’a laissé croire, qu’ils ne pèsent plus que 2%…

Voilà pour les correctifs arithmétiques qui s’imposaient, mais à la réflexion ça aurait pu être encore plus rigolo. Comme le FN n’a eu, semble-t-il, que deux élus sur 2000 conseillers généraux renouvelables, Claude Guéant aurait pu nous expliquer que le FN ne pesait plus que 2 divisé par 2000 soit 0,1% …

Syrie, Libye : Hugo Chavez a tout compris

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Le président vénézuélien Hugo Chavez a livré samedi dernier au monde son analyse géopolitique sur les événements en Syrie. Lors d’une cérémonie commémorant sa sortie de prison il y a 17 ans, Chavez déclarait « Voilà qu’a commencé l’attaque contre la Syrie, voilà que commencent des mouvements de manifestations prétendument pacifiques, qu’il y a des morts et voilà qu’ils accusent le président d’être en train de massacrer son peuple ».

Après l’analyse du présent, un pronostic lucide de l‘avenir : « Ensuite viendraient les Américains, qui veulent bombarder ce peuple pour le sauver. Quel cynisme que celui de l’Empire ! ». Chavez n’est pas dupe ! On a déjà essayé de lui faire le coup en Libye : « C’est la même chose. On provoque des conflits violents et sanglants dans un pays pour ensuite y intervenir, s’emparer de ses ressources naturelles et le transformer en colonie ». Décidément, rien n’échappe à la lecture bolivarienne de l’histoire !

Et pour joindre des actes à ces belles paroles le président Chavez s’est entretenu au téléphone avec M. Assad pour apporter son soutien à ce « président arabe socialiste, humaniste, frère, un homme doté d’une grande sensibilité humaine qui n’est en aucune manière un extrémiste ».

Après un siège pour la Syrie au Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, bientôt le Prix Nobel de la Paix à Bachar el-Assad ?

Françoise Cachin, l’intransigeante

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Le jour même où Françoise Cachin nous quittait, le « Livre blanc sur l’état des musées de France », rédigé par l’Association générale des conservateurs des collections publiques, qui réunit un millier de membres, était rendu public dans la presse. Il dénonce pour la première fois, à haute voix, ce qu’elle avait, dans les dernières années de son mandat, dénoncé seule, dans l’indifférence quasi générale de ses confrères, suscitant l’irritation de sa hiérarchie et très vite l’hostilité du ministère, jusqu’à ce qu’elle fût en effet remerciée du Conseil artistique des musées auquel elle appartenait de droit, et démise de la présidence de FRAME, l’association des musées franco-américains qu’elle avait cependant créée. Par la suite, elle n’a jamais cessé de batailler, toujours dans un silence embarrassé puis hostile, contre la dérive mercantile des musées qui les voit assimiler les œuvres patrimoniales qu’ils ont la charge de conserver, d’étudier et de faire connaître, à de simples marchandises que l’on peut vendre ou bien louer, comme s’il s’agissait de réserves naturelles de pétrole ou de champs de patates.

L’arrogance des nouveaux maîtres de la finance et de la communication

En écrivant ce texte, à la veille des obsèques de mon amie, je suis tombé, au hasard de Google, sur la fiche technique éditée par le ministère de la Culture décrivant la profession de conservateur de musée des collections publiques. Elle commence par ces lignes : « L’image ancienne et poussiéreuse du conservateur a volé en éclats : d’un rôle de responsable scientifique, le conservateur est devenu, avec la mutation du monde des musées, un gestionnaire, parfois un véritable chef d’entreprise. »

Quel mépris de la science et des scientifiques, ces personnages pittoresques et poussiéreux dont on aimerait se passer, mais aussi quelle arrogance des nouveaux maîtres de la finance et de la communication ! Et dans ce « véritable chef d’entreprise » tendu en modèle au futur conservateur, quelle triste ambition de remettre la direction des musées à des gens étrangers au monde de la culture, mais très proches en revanche de celui du business et des médias !

Désormais, dans les textes officiels encadrant les contrats entre musées, quand vous lirez le mot « prêter », comprenez « louer ». Hier, on prêtait, à titre gratuit par définition, dans un but éducatif et pour des expositions à caractère scientifique, des œuvres tirées des collections publiques. Aujourd’hui, on les loue, dans le cadre d’un échange commercial, pour des expositions bavardes et inutiles, parfois installées dans des lieux privés, dans le seul but de « générer des profits considérables qui vont de 1 à 3,5 millions d’euros par an », comme l’écrit ingénument, dans la novlangue du « véritable chef d’entreprise », qui a peu à voir avec celle de Focillon ou d’André Chastel, l’actuel directeur du musée Picasso[1. Anne Baldassari : « Nos expositions ne sont ni cyniques ni mercantiles », Le Monde, 8 février 2011] dans un article publié deux jours après la mort de Françoise.

J’ai parfois entendu dire de Françoise Cachin qu’elle était une femme « dure », « autoritaire », « intransigeante ». Elle l’était, en effet. Elle ne pouvait que l’être dans l’exercice de ses fonctions. Première femme directeur des Musées de France, poste auquel elle fut nommée en 1994 par Jacques Toubon, elle venait de l’Université, pas du monde des affaires ni de la haute administration. Dans un milieu où on est peu sensible à la présence féminine et dont le courage n’est pas la qualité première, il lui fallait s’imposer comme femme et comme patronne. Elle s’est imposée, en durcissant des traits qu’au naturel elle avait des plus agréables et souriants.

Françoise aura été l’honneur de cette génération qui a fait des musées ce qu’ils sont devenus.

Elle n’était pas fonctionnaire à l’origine, mais avait été reçue, en 1966, au concours national de recrutement des conservateurs des collections publiques, créé l’année précédente. Elle rappelait souvent gaiement que nous l’avions passé ensemble, ainsi qu’avec Irène Bizot. En ces temps lointains, on craignait encore l’usage excessif de l’électricité pour éclairer les musées. Ensuite, nous avons longtemps roulé nos bosses, chacun sur nos chemins, avant de revenir secouer la poussière ensemble. Car poussière il y avait. Françoise Cachin aura été l’honneur de cette génération qui en trente ans, a fait des musées ce qu’ils sont devenus.

Dure à l’occasion, mais surtout courageuse. Le fonctionnaire est là pour tenir et maintenir quand les ministres passent. J’ai compté, pendant la quarantaine d’années que Françoise a consacrée aux musées, plus de trente ministres de la Culture, les pires et les meilleurs. Je me souviens d’un épisode très significatif. Le ministre d’alors nous avait réunis pour nous annoncer la dissolution du Comité d’acquisition des musées de France. Aussi ancien que les musées, ce Comité en était le symbole. Chaque mois nous étions une cinquantaine de conservateurs à nous réunir, de la France entière, petits et grands musées de tous les temps et de tous les espaces, du musée des Eyzies au musée Picasso et de Guimet au Louvre. Nous examinions les projets d’acquisition, qui étaient alors financés par la Réunion des musées nationaux : c’était la garantie du principe que nous croyions inaliénable, de la mutualité des musées : les petits sont nourris par les gros, puisque le patrimoine, national par essence, est celui de tous, qu’il s’agisse des trésors de la Grande Galerie ou de la petite collection de céramiques d’un lointain musée de région. C’était l’occasion, pour chacun d’entre nous, de se livrer à de grands morceaux d’éloquence et d’érudition pour convaincre ses confrères de la nécessité de tel ou tel achat, une formation permanente pour tous. Surtout, c’était une opportunité de se rencontrer, de se connaître –on avait assez peu l’occasion d’aller à Pau, ou même à Fontainebleau −, d’échanger, de prendre connaissance des problèmes et éventuellement de faire front ensemble. Et voilà que cette communauté allait disparaître. Chacun mourrait de son côté, seul, abandonné et sans le sou désormais, seuls les très grands musées étant assurés de grandir jusqu’à devenir des monstres d’autosuffisance.

Interdits, stupéfaits, nul d’entre nous n’osa répondre à ce ministre. Alors Françoise se leva, monta sur l’estrade et prit le micro. De sa voix tranquille mais indignée, elle souligna le désastre que cela serait ; elle avait vu clairement la manœuvre : c’était non seulement renoncer à la mutualité des musées, donc à l’unité et à l’indivisibilité du patrimoine, mais encore diviser le corps des conservateurs, le rendre impuissant et muet, de sorte à pouvoir, entre soi, entre « véritables chefs d’entreprise », préparer les mauvais coups, dont le contrat privé passé avec un émirat fut l’exemple le plus éclatant.

J’ai beaucoup admiré Françoise ce jour-là, malgré sa dureté souriante et inflexible, ou plutôt à cause d’elle.

Un autre épisode, autrement pénible, fut celui des MNR, les « Musées nationaux récupération », l’indication que portaient les œuvres d’art spoliées par les nazis et inventoriées par les musées. Françoise avait courageusement entrepris de rouvrir le débat et de régler le problème qu’on avait enterré depuis trop longtemps. Mal lui en prit. Elle fut l’objet d’insinuations et de lâchetés indignes, adressées qu’elles étaient à la petite-fille d’un militant communiste et d’un vieux peintre anarchiste – Marcel Cachin et Paul Signac.

Une autre nouvelle a été publiée dans la presse, deux jours après sa mort, qui l’aurait autant réjouie, je crois, que l’annonce de la parution du Livre blanc des conservateurs le jour de sa disparition : la nouvelle que, grâce au combat de quelques-uns, en particulier Pierre Nora, le ministère de la Marine ne serait sans doute pas transformé, comme cela avait été prévu, en un hôtel de luxe avec galeries marchandes[2. « Le sort de l’Hôtel de la Marine », Le Monde, 8 février 2011] .

Le ministère de la Marine, pour moi, c’est la gravure de Charles Meryon, où le monument est attaqué de profil par une escadrille d’oiseaux de proie griffus et monstrueux. Meryon, ce fut le graveur du Paris de Charles Baudelaire : le Pont au Change, la Morgue, le chevet de Notre-Dame de Paris, le Pont Neuf, c’est-à-dire le Paris même que Françoise a chéri, et au centre duquel elle vivait, dans l’île Saint-Louis, derrière l’Hôtel de Lauzun.

Elle avait, au début de sa carrière, écrit un bel essai, publié dans la collection des Lieux de mémoire de Pierre Nora sur le paysage français, des miniatures de Pol de Limbourg aux vues de la Seine de Bonnard et de Jean Fouquet à Corot. Analyse érudite et sensible, dont certains passages seraient sans doute aujourd’hui soumis à la censure puisque elle ose y parler d’un « sentiment d’identité nationale » « lié structurellement à l’art du paysage »[3. « Le Paysage du peintre » in La Nation II, Gallimard, Les Lieux de mémoire, 1986 , p. 439]. Elle écrivait en conclusion que ces paysages peints qui survivent à l’art du peintre et nous aident aujourd’hui à revoir des lieux et des instants sont aussi des « memento mori implacables »[4. Ibid, p. 463].

« Les impressionnistes à Paris » : une nouvelle image de la ville

Or, cet art du paysage, paysage rural, paysage mélancolique, paysage de la mort et de la vanité dont elle devait longtemps scruter les traits de la Bretagne à la Méditerranée, elle devait l’enrichir, à la fin de sa vie, par un autre art du paysage, cette fois de la ville, dans une magnifique exposition qui s’est tenue, non à Paris mais au musée Folkwang d’Essen, dans la Ruhr, Images d’une métropole : les Impressionnistes à Paris[5. Bilder eine Metropole : Die Impressionisten in Paris, musée Folkwang , Essen , octobre 2010 – janvier 2011].

Il s’agissait de plus, bien sûr, que des Impressionnistes : elle commence, là aussi, avec Corot, pour finir avec Matisse. Mais surtout, elle montre, mêlées aux maîtres, de Manet à Caillebotte, des œuvres peu connues, de Maximilien Luce à Devambez, d’Adler à Louis Anquetin, ou d’étrangers, de Menzel à Evenepoel, qui donnent de Paris une image bien éloignée de la vision traditionnelle de la « Ville-lumière ». Cette ville industrielle et pauvre, avec les cheminées d’usines, les fumées des locomotives et les gazomètres, avec les foules en fureur, les défilés, les émeutes ouvrières, me fait penser que le conflit qui l’avait opposée, lors de la conception du musée d’Orsay, à Madeleine Rebérioux, n’avait peut-être pas été aussi définitif qu’on l’avait dit[6. Jean-François Revel a parfaitement résumé cet épisode en évoquant la « politique culturelle » inventée par les socialistes en 1981 : « L’ère de la culture comme pédagogie commence (…). L’art sera rendu à sa fonction qui est d’illustrer l’histoire du mouvement ouvrier. Par exemple, le ministre de la Culture, Jack Lang, a dépêché une historienne des mouvements sociaux auprès des historiens d’art qui se consacraient impunément depuis trois années à l’installation du futur musée d’Orsay où sera exposée la peinture française du XIXe et du début du XXe siècles. La mission de cette personne est de faire rayonner sur les conservateurs des musées nationaux une surveillance sanctifiante pour les empêcher de céder à la tentation picturale. » La Grâce de l’Etat, Grasset, 1981, pages 157-158]. La dureté ou l’intransigeance supposée de Françoise n’étaient pas aveuglement ni suffisance, mais plutôt réserve et réflexion en attendant la décision.

À mesure que le temps a coulé et que la politique culturelle en France s’est infléchie vers un ultra-libéralisme désastreux pour le patrimoine, elle n’aurait plus eu à choisir, peut-être, entre ses deux grands-pères, celui qui croyait au ciel de la réflexion politique et celui qu’elle chérissait, qui avait choisi la solution esthétique dans la lumière pure du ton décomposé. C’est, je crois, les deux, le politique et l’artiste, qu’elle aurait fini par appeler à l’aide.

Conservateur des musées de France, ancien directeur du musée Picasso, directeur de la Biennale de Venise du Centenaire, Jean Clair est l’auteur de très grandes expositions comme « Vienne, 1880-1938, naissance d’un siècle » (1986, Centre Georges-Pompidou, Paris), « L’Ame au corps, arts et sciences, 1793-1993 » (avec Jean-Pierre Changeux, Grand Palais, Paris, 1993), « Mélancolie : Génie et folie en Occident », (2005, Grand Palais, Paris), « Crime et châtiment », (avec Robert Badinter, 2010, musée d’Orsay, Paris). Il a également publié de très nombreux ouvrages, essais, pamphlets, journaux, dont certains ont suscité des polémiques féroces. Paraissent prochainement deux livres, L’Hiver de la culture, (Flammarion) et Dialogue avec les morts (Gallimard).

Taux trop bas, prix trop hauts

photo : immotoo

La chambre des notaires d’Île de France a récemment publié son estimation du prix de vente moyen du mètre carré à Paris au quatrième trimestre 2010 : 7 330 euros soit une hausse de 17,5% sur l’année. Cette nouvelle intervient alors que Benoist Apparu, le responsable social-démocrate-conservateur des problèmes de logements des Français, s’apprête à recevoir les professionnels de l’immobilier pour chercher un moyen de freiner la hausse des loyers et que Martine Aubry et ses amis sociaux-démocrates-progressistes nous promettent une « autre politique du logement » (avec plus de « care » à l’intérieur). Comme tout ce petit monde semble complètement désemparé par la hausse des prix et ne comprend visiblement pas grand-chose aux mécanismes qui la provoquent, une petite explication s’impose.

Si les prix parisiens sont si élevés et montent à une telle vitesse, c’est parce que la demande y est très forte et en augmentation constante alors que les logements à vendre y sont rares et qu’on n’en construit pas assez de nouveaux. Si l’offre ne suit pas, me direz-vous, c’est parce qu’il n’y a plus de place pour construire. Oui, vous rétorquerai-je, mais c’est aussi parce que la réglementation interdit de construire en hauteur (pas plus de 37 mètres). Bertrand Delanoë qui, bien que social-démocrate-progressiste, est capable d’une étincelle de lucidité de temps à autres, l’a bien compris est essaye depuis quelque temps déjà d’assouplir cette règlementation. Il se heurte dans cette entreprise salutaire aux sociaux-démocrates-conservateurs de l’UMP qui s’y opposent parce que Delanoë est « de gauche » et aux écologistes qui avancent l’argument surréaliste selon lequel des tours ne seraient pas « compatibles avec le plan climat » (Denis Baupin ®). En attendant, bien sûr, plus les prix grimpent, plus les franciliens s’éloignent pour acheter des pavillons de banlieue aux bilans énergétiques calamiteux et plus ils passent de temps dans les bouchons.

Voilà pour l’offre, passons à la demande. Elle est, de l’avis des professionnels, tirée par trois facteurs : une génération de retraités « baby-boomers » qui, encouragés par les promesses fiscales des lois Robien et Scellier, investissent massivement dans la pierre ; des dispositifs d’aide à l’accession à la propriété, comme le prêt à taux zéro et le Prêt Paris Logement qui bénéficient aux « primo accédants » ; enfin et surtout, des taux d’intérêt historiquement bas qui décuplent la capacité de financement des acheteurs. Rappelons à toutes fins utiles que si les taux sont bas, ce n’est pas parce que les banques sont subitement devenues des entreprises philanthropiques mais parce que la Banque Centrale Européenne a fait en sorte qu’il en soit ainsi : on appelle ça une « politique monétaire accommodante ».

Résumons donc : nos politiciens ont créé une rareté artificielle sur le marché immobilier parisien. Et cela ne leur suffit pas : voilà qu’on entend reparler d’encadrement du prix des loyers par la loi, mesure maintes fois essayée et qui a toujours fini en catastrophe.

La conclusion qui s’impose, c’est que s’il y a bien une bulle immobilière, elle n’a rien à voir avec un prétendu dysfonctionnement du marché ; au contraire, le marché fonctionne très bien et réagit tout à fait logiquement aux impulsions politiques décrites ci-dessus (c’est ce qu’on appelle des « effets inattendus ») à tel point que si la BCE devait décider de faire remonter les taux, il est plus que vraisemblable que les prix du marché parisien dégonflerait dans les mois qui suivent. C’est là qu’il y a un hic. Si nos banquiers centraux ont compris qu’une politique monétaire trop laxiste ne risque pas seulement de créer de l’inflation mais aussi des bulles, la petite expérience menée par la Fed entre 2004 et 2007 a démontré qu’essayer de dégonfler une bulle en faisant remonter les taux pouvait s’avérer plutôt acrobatique. C’est là tout le dilemme : la BCE devra, tôt ou tard durcir sa politique monétaire. Avec de fortes probabilités de provoquer une nouvelle crise immobilière. Autant dire que nous allons tous en baver.

PS/ Cher Georges, au moment d’envoyer ton texte auquel je n’aurai malheureusement pas le temps de répondre parce qu’il faudrait que je potasse durant des jours, de multiples objections qui me brûlent les lèvres. Je t’en livre deux à l’arrache.
Une ville doit-elle être le résultat d’équations marchandes et de calculs économiques rationnels ? Si je comprends bien, le crime des politiciens est de s’être ligués contre les tours qui sont selon toi la seule solution. « Puisqu’il n’y a pas de place, construisons en hauteur » : avons-nous envie de vivre dans un paysage de tours ? Dans des tours ? Peut-être, d’ailleurs, je n’ai pas de religion à ce sujet, mais je n’ai pas la moindre envie que cela soit décidé par des contrôleurs de gestion.
Quant à la politique accommodante de « nos » banquiers centraux, d’abord, nous en avons un seul et ensuite, je me demande si tu ne te fais pas un peu enfariner par la propagande des euro-technos.
Pardonne-moi d’avoir abusé de mon pouvoir en m’octroyant un droit de réponse. Disons que c’est une façon de lancer la discussion ! EL

Quand les Inrocks rééduquent Gainsbourg

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L’hebdomadaire Les Inrockuptibles a décidé de rendre lui aussi hommage à Serge Gainsbourg… L’organe humaniste a donc édité un hors-série de très bonne facture… papier glacé, quadrichromie glaçante, photos sublimement choisies, poster « géant » et CD offert. L’hommage est dignement rendu. Les journalistes ont fait le job.

Hélas, l’hebdo fétiche des salles d’attente des dentistes de gauche, a décidé – comme à son habitude – de faire le partage entre le bon grain et l’ivraie (je n’ai pas dit l’ivresse !) à propos de Serge. Sur une double page titrée « Ces petits riens » les grands inquisiteurs à la petite semaine des Inrocks reprochent à l’auteur de La Javanaise d’avoir cramé un billet de 500 francs en direct à la télé… « On peut trouver ça super punk ou super con. Le plus triste dans l’histoire, c’est que ce geste incendiaire n’était qu’une protestation très déplacée contre le fisc ». Ben oui, le fisc… c’est le Bien. Quel chien cet artiste super blindé qui se plaint qu’on lui ponctionne plus de la moitié de ses revenus!

Mais ce n’est pas tout… Serge est aussi – selon les Inrocks – une « pub vivante pour la loi Evin »… Evidemment boire et fumer, c’est mal ! Et puis Serge ne devrait pas non plus s’adonner tant au plagiat ! Et puis, l’homme à la tête de chou n’aurait pas du proposer la botte à Mlle. Houston Whitney… ce qui constitue, selon les inrockeux, un authentique « outrage » au féminisme. Question : que restera t-il dans cent ans de la demoiselle ? Ses obscures chansons ou bien cette séquence télévisée immortelle ?

Ultime reproche – car ce magazine est une vraie rotative à produire des reproches – Serge a eu le tort, le matin de son décès, d’oublier de prendre sa pilule pour le cœur. Ben oui, nous dit-on aux Inrocks, sinon il serait peut-être encore vivant. Vivant comme, disons… Guy Béart ou Hugues Aufray ? Vivement qu’ils publient vite un hors-série sur Georges Brassens – la pipe c’est mal ! – que je meure à mon tour! Gare aux Inrooooocks!

Le protectionnisme ne protège pas

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photo : VERONIQUE ROBERT

Les appels au protectionnisme continuent. Du Front National au Front de Gauche en passant par Emmanuel Todd, Arnaud Montebourg(PS), Julien Landfried (MRC) et jusqu’à mon pourtant très sympathique camarade causeur Laurent Pinsolle, tous appellent à « protéger notre industrie » en rétablissant des barrières douanières. Je ne reviendrai pas sur le caractère profondément inepte du mercantilisme et de la théorie de la balance commerciale – voir Frédéric Bastiat (1845) sur ce point – ni sur l’extrême dangerosité du nationalisme économique pour me concentrer – cette fois-ci tout du moins – sur cette fameuse « désindustrialisation » dont on nous rebat les oreilles depuis quelques années. Comme souvent, un petit détour par les faits (qui sont têtus) me semble nécessaire.

Ajustée de l’inflation, notre production industrielle a augmenté de 548% depuis 1950, de 114% depuis 1970 et de 31% depuis 1990[1. Chiffres de l’Insee. Est-il utile de préciser qu’ils sont ajustés de l’inflation ?]. En termes de valeur ajoutée, notre secteur industriel a produit 593% plus de richesse qu’en 1950, 99% de plus qu’en 1970 et 21% de plus qu’en 1990. Le très léger recul de notre production industrielle et de sa valeur ajoutée au cours de la dernière décennie (de 2% et 1% respectivement) est intégralement imputable aux années 2008 et 2009 – c’est-à-dire à la crise dite des « subprimes ». Si par « désindustrialisation » on entend une disparition des activités industrielles françaises, du point de vue de la production et de la création de richesse, ce phénomène n’existe pas.

En 1949, l’industrie représentait 32.6% de notre production totale ; cette proportion est montée jusqu’à 34% au début des années 1970 avant de décliner régulièrement pour atteindre 27.2% en 2010. En 1950, l’industrie produisant 15.5% de la valeur ajoutée française ; ce rapport atteint 20% au cours des années 1970 avant de rebaisser pour revenir à 15.7% en 2010 (soit le niveau de 1950). De ces chiffres on peut déduire que si la part de l’industrie dans notre production comme dans la création de richesse de notre économie a baissé depuis les années 70, c’est en raison d’une progression plus rapide des activités de service.

De 1949 à la fin des années 70, l’industrie représentait environ 1 emploi[2. En équivalent temps plein] sur 4. Ce chiffre a commencé à décliner au détour des années 80 pour atteindre 13% en 2009. Entre 1975 et 2009, le nombre d’emplois créés par l’industrie française s’est réduit de 2.3 millions essentiellement en raison du progrès technologique et de l’automatisation des chaînes de production. C’est ce même phénomène qui explique que la valeur ajoutée industrielle progresse plus vite que la production : nos industries sont devenues beaucoup plus efficaces et beaucoup moins intensives en main d’œuvre.

Dernier point sur ce sujet, une usine des années 50 à 70 était un lieu de production situé entre quatre murs au milieu desquels vous trouviez des ouvriers, des ingénieurs et un patron – certes – mais aussi des agents d’entretien, des commerciaux, des comptables, des chauffeurs-livreurs etc… Une des grandes évolutions de nos entreprises depuis cette époque tient en un mot : « externalisation ». Aujourd’hui, les agents d’entretien ne sont plus des salariés de l’entreprises – et ne sont donc plus comptés dans les bataillons des salariés de l’industrie – mais travaillent pour une entreprise de service qui propose ses services aux entreprises industrielles. Or, il se trouve que sur la période 1975-2009, le nombre d’emplois fournis par le secteur des « services aux entreprises » a augmenté de 2.6 millions. La réduction des « emplois industriels » doit être appréciée à cette aune.

Bref, il n’y a pas de « désindustrialisation ». Il y a une croissance plus rapide des industries de services, notamment liée à l’externalisation des fonctions annexes de l’industrie et il y a des progrès technologiques qui nous permettent de réorienter le travail autrefois utilisé pour des tâches répétitives et mécaniques vers des métiers où nous avons besoin d’êtres humains.

Nous ne connaissons pas le bilan net, en termes d’emplois, des délocalisations d’un certain nombre de métiers – et pas d’industries[3. Non, ce n’est pas la même chose] – vers des pays où les salaires sont moins élevés : pour une filature fermée en France, combien d’entreprises ont pu se créer et prospérer chez nous parce qu’elles pouvaient faire assembler les produits fabriqués à moindres coûts là bas? Quand Apple lance la production d’iPhone en 2007 et en confie l’assemblage à une entreprises située à Shenzhen, la firme de Cupertino emploie 23 700 salariés. Au 25 septembre 2010, Apple compte 46 600 employés. Combien d’emplois le simple fait de pouvoir disposer de produits électroménagers moins chers a-t-il créé en France ? Combien de vendeurs, de designers et d’ingénieurs ont trouvé un métier grâce à la hausse de la demande qui en a résulté ? Combien d’emplois les économies que nous avons réalisées en payant notre lave-linge une bouchée de pain ont-elles créé dans d’autres secteurs ? Combien d’emplois les activités d’import et d’export génèrent-elles ?

Einstein disait qu’un préjugé est plus difficile à briser qu’un atome. En voilà un qui ne déroge pas à la règle.

Egalité réelle, le laboratoire belge

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La dernière décision que vient de prendre le gouvernement de la Communauté française de Belgique, sous la forme d’un décret aussitôt surnommé « Robin des Bois » est absolument épatante. Elle oblige les écoles qui ont bien géré leur budget à participer au financement des écoles déficitaires chroniques.

Cette décision ubuesque a au moins un mérite : elle fait l’unanimité. Profs, syndicats d’enseignants, directions d’écoles, pouvoirs organisateurs, associations de parents, tous sont farouchement opposés à cette imbécillité qui sanctionne les meilleurs.

Naturellement, on entend déjà les chœurs des pleureuses et leur litanie misérabiliste, « il y a des écoles dans des quartiers défavorisés qui luttent, gnagnagna ».

Oui, il y a des quartiers défavorisés. Personne ne le nie. Mais cela n’explique pas la disparité entre les écoles. En effet, dans la commune de Saint-Gilles -une des plus pauvres de l’agglomération de Bruxelles- deux écoles, situées non seulement dans la même rue, mais dans le même pâté de maisons, se retrouvent donatrice pour l’une, bénéficiaire pour l’autre.

Il n’y a aucune raison pour que le gouvernement de la Communauté française, et particulièrement le ministère de l’enseignement, s’arrête en si bon chemin. A quand un décret pour une plus juste redistribution des points aux examens ? Elève Théo, vous avez fait un 17 sur 20 en math. Vous êtes donc prié de refiler une partie de vos points à votre camarade Antoine qui n’a récolté qu’un 2 sur 20, le malheureux ! L’égalité, ça ne se négocie pas !

Allemagne, année Zorro

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Winfried Kretschmann, futur ministre-président Vert du Bade-Wurtemberg.

Le militant écologique est aussi pitoyable que le conservateur ou le socialiste : il ne tient pas l’alcool les soirs de victoire. Les soirs de défaite, non plus. Mais là n’est pas la question. Pour mon mari Willy, qui était déjà écolo quand Dany Cohn-Bendit se contentait d’être juif allemand, dimanche fut un soir de gloire. Lundi matin, en me levant aux aurores sur les coups de 13 heures, je n’ai plus eu qu’à prier saint Alka et saint Seltzer, patrons des lendemains de cuite, pour qu’ils m’enlèvent fissa cette barre qui vous ceinture la tête et empêche de penser quand elle court du bout des orteils à la pointe des cheveux. En somme, à Stuttgart, nous avons bien bu.

Il faut dire que ce n’est pas tous les jours que les Verts battent à plate couture la CDU. Le parti d’Angela Merkel était au pouvoir dans le Bade-Wutemberg depuis un demi-siècle : il n’y est plus ! On ne sait pas encore si Winfried Kretschmann, le leader des Verts, parviendra à imposer son leadership face au SPD de Nils Schmid, qui le jugeait, jusque hier, trop conservateur. Kretschmann aime Bambi, c’est sûr. Le compostage, la lombriculture, les toilettes sèches, il kiffe un max. Autre bon point vert pour lui, il n’aime pas les centrales nucléaires surtout quand elles sont japonaises : la preuve, il n’en a pas sur lui. Mais ce catholique de 62 ans reste, aux yeux de la gauche locale, un conservateur un tantinet réac. De l’eau coulera sous les ponts avant qu’il admette que deux hommes peuvent faire autre chose que s’enculer durant leur service militaire : s’aimer, par exemple. Pour ce qui me concerne, je reste assez extérieure à tout ça, n’ayant en vue aucun homosexuel à épouser. Au cas où : faire offre à la rédaction qui transmettra.

Donc, nous voilà dans de beaux draps, comme le disait déjà Céline, excellent auteur dramatique allemand de langue française. Une chose est claire comme du cristal : c’est la révolution dans le Bade-Wurtemberg. Le printemps allemand commence – avec quelques jours de retard sur le reste de l’Europe. Sur le fond, rien ne changera : nous nous apprêtons à remplacer un conservateur par un autre conservateur. Mais c’est le propre des révolutions, comme le dit si bien Alain Delon dans Le Guépard : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »

Angela Merkel n’a jamais vu Le Guépard. Elle aurait dû. Elle nous a servi une campagne électorale calamiteuse. Un jour, elle ne s’engage pas en Libye, because Rommel et ses frères. Le lendemain, elle s’y engage, toute vexée que l’ami Miclo (il porte le nom de la meilleure marque de schnaps alsacien, il ne peut pas être tout à fait mauvais) critique sa position. Puis elle se ravise. Pareil pour le nucléaire : elle annonce un moratoire de trois mois sur les trois centrales allemandes les plus anciennes. L’électeur a beau être allemand et antinucléaire, il lui reste un peu de lumière dans le lobe frontal pour se dire : « On me prend pour un con. » Bref, Angela Merkel a voulu faire de la démagogie, mais elle n’y est pas parvenue.

Reconnaissons une chose : Winfried Kretschmann et Nils Schmid ont, tous deux, fait assaut de démagogie. Tous deux ont juré de raser gratis. Il n’aurait pas fallu les pousser très loin pour qu’ils promettent la pipe à dix balles. Un exemple : le projet de nouvelle gare à Stuttgart. Ils ont mobilisé les forces les plus conservatrices et les plus réactionnaires du Land autour de ce projet qui, pourtant, ne cassait pas trois pattes à un canard.

Enfin, ce dimanche, j’ai tout vu à la maison. Cela a commencé sur les coups de 8 heures. Willy m’a réveillée, en me disant : « Trudi, aujourd’hui je vais voter. » Que répondre à la résolution d’un poivrot qui jure de ne plus boire ? Lui rappeler qu’il n’a jamais pris, de toute sa vie, la direction d’un bureau de vote ? Je lui ai dit : « Reprends tes esprits, je te prépare un café. » Le café n’a pas eu raison de sa soudaine volonté de puissance. Et je l’ai vu, à 9 heures, quitter le domicile conjugal pour aller accomplir son devoir électoral – son devoir conjugal, je ne me rappelle pas quand il l’a rempli. Comme il n’avait jamais voté de sa vie, il a dû faire dix ou douze bureaux avant de trouver le sien.

Il est rentré à la maison exténué. Il était 15 heures. Pétri d’angoisse, il s’est servi un premier verre. « Je pense, dit-il, que le temps est venu : les Verts peuvent l’emporter. » « Et pourquoi pas, ma grand-mère », lui ai-je répondu. 

Ma réponse a ouvert les vannes de son désespoir. Il a vidé une bouteille de vodka (compatissante, je l’ai un peu aidé), deux de Jägermeister (va crever en enfer plutôt que boire ça). Puis, une fois qu’il était complètement cuit, il a appelé ses copains écologistes. Ils sont tous venus à la maison. Je me suis retrouvée la seule femme parmi une douzaine de Verts à moitié plein. Meinetwegen ! Willy est descendu à la cave, pour en remonter, les bras chargés de bouteille. Le Meursault 1992 offert par Elisabeth Lévy un jour de grand soif : liquidée en 3 minutes chrono à la santé de Stefan Mappus, le ministre-président sortant du Bade-Wurtemberg. Mappus ? Ma vache, oui ! Bourgogne, grands Bordeaux, côtes du Rhône et vins de Loire : ils ont tout liquidé jusqu’à s’en rendre malades. J’étais en train de les défendre de boire le bio-éthanol qui sert à alimenter le feu de notre cheminée qui pue l’essence quand les estimations sont tombées à la télévision : les Verts élus.

C’est là qu’ils se sont calmés. Les premiers imitant l’aboiement du chien un soir de pleine lune, les autres se prenant pour des cigognes. Ils rivalisaient dans les glapissements et caquètements infâmes, quand Willy (c’est pas pour rien que je suis mariée à un intellectuel) déclara : « Les mecs, on fait quoi ? »

Ils ont fait. Beaucoup sur eux. La plupart même. Les plus vaillants, libérés sous eux des contingences physiologiques, ont échafaudé des plans : envahir le Japon par le sud, là où les Japonais s’y attendent le moins, et remplacer les stands de sushis par des stands de currywurscht non radioactives, raser les moustaches d’Helmut Rau, le ministre d’Etat, lustrer le crâne de Peter Frankenberg[1. Ministre à je-ne-sais-plus-quoi. La calvitie, sans doute.], puis se grimer rapidement en bouteille de gewurztraminer pour s’introduire à Fessenheim et faire péter le cœur du réacteur. Quand ils en sont arrivés à se faire parachuter en deltaplane au-dessus de Tchernobyl, c’en fut trop pour moi. Je suis allée me coucher. C’est précisément le moment qu’ils ont choisi pour monter dans leurs voitures et en faire vrombir le moteur dans les rues de Stuttgart.

Qui a osé humilier Christine Ockrent ?

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photo : rsepulveda

Miracle ! Christine Ockrent s’est laissé convaincre par Benoît Hamon des bienfaits de l’égalité réelle. La voilà qui, comme n’importe quelle caissière à temps partiel imposé traquée sans relâche par un chef de rayon, porte plainte contre X pour harcèlement moral, X étant plus ou moins, tout de même, le PDG de l’audiovisuel extérieur de la France.

L’histoire est savoureuse comme une fable de La Fontaine: il est en effet intéressant de se souvenir de qui était Christine Ockrent de retrouver le sens de la lutte des classes et de la dignité au travail. Pendant des années, elle a animé une émission politique le dimanche soir pour une chaîne du Service public. On peut se demander si ces débats à sens unique servaient l’intérêt général ou plutôt ce qu’Alain Minc, d’ailleurs invité récurrent appelait, avec cette arrogance élitiste qui est l’une des explications du score de Marine Le Pen, « le cercle de la raison ». Ce « cercle de la raison » dont Christine était la reine, était celui des hommes politiques, politologues, sociologues et économistes qui estimaient que le libre-échange, l’Europe de Bruxelles, la fin de l’Etat-providence, n’étaient même pas sujet à discussion, ce qui est un comble dans une émission de débats, si on y songe cinq minutes.

Mais Christine Ockrent savait y faire et ses questions demeuraient passionnantes et ouvertes. Dans les années 1993/95, on s’empaillait sur des sujets douloureux : « Edouard Balladur est-il un bon candidat pour la droite ou le plus grand premier ministre que la France ait connu ? » ou « Le parti socialiste doit-il se moderniser ou arrêter d’être socialiste ? » Ensuite, Serge July livrait ensuite son analyse. Serge July venait ou était sur le point de quitter Libération. En même temps comme Libération avait quitté Libération depuis le milieu des années 80, ce n’était plus très grave.

Bien sûr, pour ceux qui n’avaient pas lu la Lettre à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary de Guy Hocquenghem (1986) ou Chronique d’une liquidation politique de Frédéric Fajardie(1993), deux ex-maoïstes qui l’avaient bien connu, Serge July pouvait faire illusion dans le rôle de chroniqueur de gauche. De gauche, mais dans le cercle de la raison, bien entendu. Pas de gauche avec des gros mots comme, « taxation des flux financiers », « fiscalité redistributive », voire « relance de la consommation par l’augmentation du pouvoir d’achat ».

Je crois me souvenir qu’à un moment l’émission de Christine Ockrent s’est appelée France Europe Express et se passait dans un décor de wagon. Enfin, un wagon tel que l’imaginent Christine Ockrent et ses amis du cercle de la raison : une super première classe sans « carré enfant », sans portables qui sonnent, sans le bourdonnement furieux de l’Ipod de votre voisin qui se fait exploser les oreilles, ce qui est son affaire mais qui vous empêche de lire parce que vous avez l’impression qu’une nuée de mouches vole autour de votre livre.

En tout cas, la métaphore était parlante. On était tous embarqués de gré ou de force, destination Bruxelles, sa Commission, ses déréglementations.
Dans France Europe Express, on invitait en duplex un député européen d’un autre pays pour discuter avec l’invité politique français. Qu’il fût italien, anglais, letton ou polonais, socialiste libéral ou libéral socialiste (il n’y a plus que ça ou presque au Parlement Européen), le député nous disait avec le sourire et un accent charmant à quel point nous serions un pays formidable si seulement nous comprenions que la protection sociale, le droit du travail et toutes sortes d’autres vieilles lunes étaient obsolètes et que nos syndicats nous faisaient beaucoup de mal avec leur corporatisme.
Et sous le regard aigu de Christine Ockrent, l’homme politique français faisait acte de contrition, remerciait l’ami étranger du bon exemple qu’il donnait.

Dire qu’il a fallu que je supporte cela pendant des années avant d’atteindre enfin les rivages heureux du Ciné Club, son générique avec baisers de stars hollywoodiennes se superposant en fondu enchainé et le débit si particulier de Patrick Brion m’annonçant que j’allais enfin revoir, et tant pis si c’était pour la dixième fois, Le fanfaron (1964) de Dino Risi avec la toute divine Catherine Spaak. C’est pour cela que je m’en souviens de manière un peu floue : l’heure feutrait les propos des invités qui étaient tous d’accord et il est dur de se passionner pour des robinets d’eau tiède. J’aurai néanmoins appris, avec Christine Ockrent, le mépris, voire l’agressivité froide dont peut faire preuve une « grande professionnelle » avec les politiques qui ne rentrent pas dans le moule. Elle a dû par la suite transmettre son savoir-faire à Arlette Chabot. Ces deux-là ont réussi à rendre Olivier Besancenot sympathique à force de lui rentrer dans le lard, ce qui est un exploit assez remarquable. À moins que rendre populaire un leader d’extrême gauche qui ne veut pas du pouvoir ait été une stratégie concertée pour réduire comme peau de chagrin l’espace politique d’une autre gauche de rupture prête à prendre ses responsabilités, mais ça, je n’ose le penser.

J’ai assez peu suivi par la suite la carrière de Christine Ockrent qui est devenue patronne d’un machin appelé « Audiovisuel extérieur de la France » avec une chaîne qui serait la CNN à la française[1. Sur laquelle on a au moins la chance de tomber sur Gil Mihaely qui y commente brillamment l’actualité internationale, en français ou en anglais. EL]. En même temps, elle était l’épouse du ministre des Affaires étrangères mais tout cela n’est qu’un détail dans la France de Sarkozy. On ne va tout de même pas soupçonner des consciences morales aussi élevées que celles de Bernard Kouchner et la parangonne du journalisme d’élite de vulgaires conflits d’intérêt.

Dans son nouveau job, à la tête de l’audiovisuel extérieur, loin des caméras, ça s’est très mal passé apparemment. Elle n’était pas toute seule à commander. Et elle a été victime d’une plainte pour espionnage informatique de l’autre chef. Alors voilà ce qu’elle déclare au Monde : « Depuis quatre mois, je n’ai plus accès à aucun dossier et je vis dans un climat de violence, d’humiliation et de souffrance intolérables. Je ne peux plus jouer mon rôle, surtout au moment où s’accélère le projet de fusion entre les différents médias du groupe. C’est une véritable torture morale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai décidé de réagir. »

Ces propos pourraient être tenus par des milliers de travailleurs français, ouvriers ou cadres. Ils sont parfaitement révélateurs de ce que sont devenus les rapports sociaux dans le monde du travail. Avec une petite différence : la victime lambda n’est pas invitée à s’exprimer dans un quotidien national et il y a beaucoup mais alors beaucoup moins de zéros sur ses fiches de paie.

Pour le reste, sans défendre la pédagogie par la punition, on serait tout de même tenté de lui dire : « Ça t’apprendra. » Mais ce serait stérile. Proposons plutôt à Christine Ockrent de se syndiquer pour défendre ses droits. Ca ne fait pas tellement « cercle de la raison », le syndicalisme, les prud’hommes, c’est même franchement archaïque comme disaient si souvent ses invités mais bon, quand nécessité fait loi…

Un plan Chavez pour la Libye ? Où ça ?

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Je ne sais pas si le président Hugo Chavez n’a rien compris aux actuels bouleversements géopolitiques qui secouent le monde arabe comme le dit ironiquement l’ami Gil Mihaely. Mais encore une fois, quand on parle du leader bolivarien en France, il semble bien que l’on soit davantage dans le procès d’intention que dans les faits. En effet, les media français, qui décidément ne l’aiment pas ont soit présenté de manière biaisée soit complètement passé sous silence la proposition d’une médiation faite par Chavez alors que se votait la résolution 1973 à l’ONU préconisant des frappes aériennes et dont il est manifeste qu’elle est aujourd’hui l’objet d’une OPA de l’OTAN devant le désengagement étasunien.

Que proposait le monstrueux Chavez dès le début mars ? Tout simplement de mettre rebelles et kadhafistes autour du table où se seraient également trouvés diplomates latino-américians de l’Alba (Venezuela, Equateur, Bolivie, Nicaragua) et, last but not least, des représentants de la Ligue arabe, ceux-là mêmes qui se demandent aujourd’hui si l’intervention occidentale, toujours sur le point de dépasser son mandat, est une aussi bonne idée que ça.

Le secrétaire de la Ligue arabe, Monsieur Amr Moussa avait même applaudi des deux mains à l’initiative de Chavez. Celui-ci voulait-il tenter de sauver Kadhafi ou tenter de sauver la paix ? On ne sonde pas les cœurs et les reins en diplomatie. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’il a essayé de proposer une solution alternative, appuyée par la Ligue arabe, pour sauver les insurgés de Benghazi. Et le rappeler aujourd’hui tient simplement d’un minimum d’objectivité.

Non, le FN n’a pas fait 11% !

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Disons le tout net, on s’est massivement fichu de vous hier soir, et sur toutes les chaînes: dans un scrutin cantonal ou législatif, les scores des partis au second tour n’ont aucun sens au niveau national. Les publier sans avertissement, comme l’a fait le ministère de l’Intérieur, ou les commenter ad libitum, comme nombre de confrères ainsi que la plupart des dirigeants de l’UMP ou du PS présents sur les plateaux, relève de l’escroquerie en bande organisée. Qui dit escroquerie dit victimes, ce soir c’était au tour des écologistes, du Front de Gauche et surtout du FN d’être dépouillés après les dépouillements

L’arithmétique étant moins populaire dans ce pays que l’Euromillions ou le régime Dukan, les spoliés ont eu un peu de mal à se défendre : la règle de trois, personne ne s’est aventuré à l’expliciter au peuple français et il est vrai que l’exercice était casse-gueule, surtout en deux minutes à l’oral sans rattrapage.

N’étant pas soumis aux mêmes contraintes, je vais tenter, à chaud et donc avec des informations partielles, remettre les pendules à l’heure. C’est de saison.

Pourquoi le score national de chaque parti n’a-t-il aucun sens au deuxième tour ? Tout simplement, parce qu’il n’y a pas une mais des centaines d’élections et que seuls les deux ou trois candidats arrivés en tête reviennent en deuxième semaine. Je ne vous refais pas le feuilleton du ni-ni et du front républicain, des pactes signés par les chefs sur les plateaux de télé et ignorés par la piétaille au nom de mille embrouilles locales. Pour apprécier l’entourloupe, il faut juste se rappeler que tous les partis ne sont pas en lice dans tous les cantons.

Seul le premier tour peut donner une estimation exacte des forces en présence (sauf torsion ministérielle, mais ça, nul n’ose l’imaginer). La semaine dernière, à l’issue du scrutin, on savait ce que pesaient le Front de gauche, le PS, le FN. C’était un peu plus compliqué pour l’UMP, à cause du flou induit par les divers droite et pour les Verts, qui étaient souvent co-investis par le PS. N’empêche, la photo, le « sondage grandeur nature », c’était dimanche dernier.

Les scores d’hier, à l’inverse, n’avaient aucun sens. Tout d’abord, environ un quart des cantons avaient été pourvus au premier tour, et ça change beaucoup de choses. Une séance de travaux pratiques pour vous expliquer, on se réveille au fond de la classe ! Pour plus de clarté, cet exercice sera ultra simplifié.
Imaginons qu’il y a deux cantons -d’égale population, disons 1000 votants – à pourvoir dans un département X où trois partis sont en présence.
Au premier tour dans le canton Nord, le parti A fait 600 voix (60%) le parti B, 300 voix (30% ) et le C 100 voix (10%) : le A aurait été élu dès dimanche dernier, il n’y aurait donc pas eu de second tour.

Dans le canton Sud, le rapport de forces est plus équilibré avec respectivement pour les parti A, B et C 360 , 440 et 200 voix . Au soir du premier tour, le candidat C se désiste en faveur du candidat B., et au second tour le candidat A obtient 400 voix, et le candidat B, 600 voix.
Selon la logique ministérielle en vigueur, les scores de second tour donnent donc le parti B largement majoritaire dans le département après le second tour avec 60% (600 voix) contre 40% au parti A. Le parti C, lui, a disparu de la couverture radar.

Résultat, le parti A se trouve pénalisé d’avoir fait un trop bon score dans le canton nord ! La photo finish est truquée la seule qui valait était celle du premier tour en agrégeant les cantons Nord et Sud
Au faux score façon Guéant second tour ( B= 60%, A=40%, C=0%) on préféra donc le vrai, issu du dimanche précédent A = 600 voix sur le canton Nord+ 360 sur le Sud= 48% des 2000 exprimés ; B= 300+ 440 =37% ; C = 100+ 200=15%. En tout, ça fait bien 100 %, ouf, je ne me suis pas planté ! Et de tête, s’il vous plait, mais je ne vous interdis pas de refaire ce décompte avec une calculette, les résultats risquent de coïncider. En clair, on s’est foutu de nous

Si cet exemple simplifié vous a paru rédhibitoire, allez donc vous faire une injection de Red Bull avant la suite, où on l’étendra à 2000 cantons et une huitaine de partis.

Non, non, c’était juste pour vous faire peur, et parlons plutôt immédiatement de ce qui fâche : le score du FN qu’on nous donne à 11% et des poussières donc. Foutaises ! Ce score est en fait celui du FN rapporté à l’ensemble des cantons, alors que ce dimanche, il était absent, contrairement au PS et à l’UMP, d’une grande majorité d’entre eux. En réalité dans les 400 cantons (environ un quart du total) où il restait en lice pour le second tour, le FN se situerait autour de 38 à 40% à l’heure où j’écris ces lignes. Et même si lundi on n’apprend que finalement il n’a réalisé que 35 %, c’est toujours 3 fois plus que l’estimation officielle, sur laquelle ont brodé tous les commentateurs télé ou presque (on exclura notamment du lot les implacables duettistes Zemmour et Domenach).

Le cas de figure assez standard dans ces cantons-là, c’est un candidat FN qui a fait 25 points au premier tour, et qui en gagne 10 à 15 de plus au second. Pas assez donc, pour dégager une majorité, dans la quasi-totalité des cas, et cet élément est significatif : il ne s’est trouvé pratiquement pas un coin de France pour donner une majorité à un candidat frontiste. Mais ces candidats arrivent néanmoins à séduire entre les deux tours plus d’électeurs -notamment UMP- que lors des scrutins comparables qui ont précédé ; et ça aussi, c’est significatif : le FN fait toujours peur, mais il fait moins peur que jamais

À une moindre échelle, le Front de gauche et EELV sont victimes de la même distorsion, si ce n’est qu’elle est encore un peu plus opacifiée du fait que nombre de leurs candidats s’étaient désistés après le premier tour, et que ceux qui restaient bénéficiaient le plus souvent d’un désistement du PS. Mais même si on n’aime pas les Verts, personne n’ira penser, comme on l’a laissé croire, qu’ils ne pèsent plus que 2%…

Voilà pour les correctifs arithmétiques qui s’imposaient, mais à la réflexion ça aurait pu être encore plus rigolo. Comme le FN n’a eu, semble-t-il, que deux élus sur 2000 conseillers généraux renouvelables, Claude Guéant aurait pu nous expliquer que le FN ne pesait plus que 2 divisé par 2000 soit 0,1% …

Syrie, Libye : Hugo Chavez a tout compris

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Le président vénézuélien Hugo Chavez a livré samedi dernier au monde son analyse géopolitique sur les événements en Syrie. Lors d’une cérémonie commémorant sa sortie de prison il y a 17 ans, Chavez déclarait « Voilà qu’a commencé l’attaque contre la Syrie, voilà que commencent des mouvements de manifestations prétendument pacifiques, qu’il y a des morts et voilà qu’ils accusent le président d’être en train de massacrer son peuple ».

Après l’analyse du présent, un pronostic lucide de l‘avenir : « Ensuite viendraient les Américains, qui veulent bombarder ce peuple pour le sauver. Quel cynisme que celui de l’Empire ! ». Chavez n’est pas dupe ! On a déjà essayé de lui faire le coup en Libye : « C’est la même chose. On provoque des conflits violents et sanglants dans un pays pour ensuite y intervenir, s’emparer de ses ressources naturelles et le transformer en colonie ». Décidément, rien n’échappe à la lecture bolivarienne de l’histoire !

Et pour joindre des actes à ces belles paroles le président Chavez s’est entretenu au téléphone avec M. Assad pour apporter son soutien à ce « président arabe socialiste, humaniste, frère, un homme doté d’une grande sensibilité humaine qui n’est en aucune manière un extrémiste ».

Après un siège pour la Syrie au Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, bientôt le Prix Nobel de la Paix à Bachar el-Assad ?

Françoise Cachin, l’intransigeante

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Le jour même où Françoise Cachin nous quittait, le « Livre blanc sur l’état des musées de France », rédigé par l’Association générale des conservateurs des collections publiques, qui réunit un millier de membres, était rendu public dans la presse. Il dénonce pour la première fois, à haute voix, ce qu’elle avait, dans les dernières années de son mandat, dénoncé seule, dans l’indifférence quasi générale de ses confrères, suscitant l’irritation de sa hiérarchie et très vite l’hostilité du ministère, jusqu’à ce qu’elle fût en effet remerciée du Conseil artistique des musées auquel elle appartenait de droit, et démise de la présidence de FRAME, l’association des musées franco-américains qu’elle avait cependant créée. Par la suite, elle n’a jamais cessé de batailler, toujours dans un silence embarrassé puis hostile, contre la dérive mercantile des musées qui les voit assimiler les œuvres patrimoniales qu’ils ont la charge de conserver, d’étudier et de faire connaître, à de simples marchandises que l’on peut vendre ou bien louer, comme s’il s’agissait de réserves naturelles de pétrole ou de champs de patates.

L’arrogance des nouveaux maîtres de la finance et de la communication

En écrivant ce texte, à la veille des obsèques de mon amie, je suis tombé, au hasard de Google, sur la fiche technique éditée par le ministère de la Culture décrivant la profession de conservateur de musée des collections publiques. Elle commence par ces lignes : « L’image ancienne et poussiéreuse du conservateur a volé en éclats : d’un rôle de responsable scientifique, le conservateur est devenu, avec la mutation du monde des musées, un gestionnaire, parfois un véritable chef d’entreprise. »

Quel mépris de la science et des scientifiques, ces personnages pittoresques et poussiéreux dont on aimerait se passer, mais aussi quelle arrogance des nouveaux maîtres de la finance et de la communication ! Et dans ce « véritable chef d’entreprise » tendu en modèle au futur conservateur, quelle triste ambition de remettre la direction des musées à des gens étrangers au monde de la culture, mais très proches en revanche de celui du business et des médias !

Désormais, dans les textes officiels encadrant les contrats entre musées, quand vous lirez le mot « prêter », comprenez « louer ». Hier, on prêtait, à titre gratuit par définition, dans un but éducatif et pour des expositions à caractère scientifique, des œuvres tirées des collections publiques. Aujourd’hui, on les loue, dans le cadre d’un échange commercial, pour des expositions bavardes et inutiles, parfois installées dans des lieux privés, dans le seul but de « générer des profits considérables qui vont de 1 à 3,5 millions d’euros par an », comme l’écrit ingénument, dans la novlangue du « véritable chef d’entreprise », qui a peu à voir avec celle de Focillon ou d’André Chastel, l’actuel directeur du musée Picasso[1. Anne Baldassari : « Nos expositions ne sont ni cyniques ni mercantiles », Le Monde, 8 février 2011] dans un article publié deux jours après la mort de Françoise.

J’ai parfois entendu dire de Françoise Cachin qu’elle était une femme « dure », « autoritaire », « intransigeante ». Elle l’était, en effet. Elle ne pouvait que l’être dans l’exercice de ses fonctions. Première femme directeur des Musées de France, poste auquel elle fut nommée en 1994 par Jacques Toubon, elle venait de l’Université, pas du monde des affaires ni de la haute administration. Dans un milieu où on est peu sensible à la présence féminine et dont le courage n’est pas la qualité première, il lui fallait s’imposer comme femme et comme patronne. Elle s’est imposée, en durcissant des traits qu’au naturel elle avait des plus agréables et souriants.

Françoise aura été l’honneur de cette génération qui a fait des musées ce qu’ils sont devenus.

Elle n’était pas fonctionnaire à l’origine, mais avait été reçue, en 1966, au concours national de recrutement des conservateurs des collections publiques, créé l’année précédente. Elle rappelait souvent gaiement que nous l’avions passé ensemble, ainsi qu’avec Irène Bizot. En ces temps lointains, on craignait encore l’usage excessif de l’électricité pour éclairer les musées. Ensuite, nous avons longtemps roulé nos bosses, chacun sur nos chemins, avant de revenir secouer la poussière ensemble. Car poussière il y avait. Françoise Cachin aura été l’honneur de cette génération qui en trente ans, a fait des musées ce qu’ils sont devenus.

Dure à l’occasion, mais surtout courageuse. Le fonctionnaire est là pour tenir et maintenir quand les ministres passent. J’ai compté, pendant la quarantaine d’années que Françoise a consacrée aux musées, plus de trente ministres de la Culture, les pires et les meilleurs. Je me souviens d’un épisode très significatif. Le ministre d’alors nous avait réunis pour nous annoncer la dissolution du Comité d’acquisition des musées de France. Aussi ancien que les musées, ce Comité en était le symbole. Chaque mois nous étions une cinquantaine de conservateurs à nous réunir, de la France entière, petits et grands musées de tous les temps et de tous les espaces, du musée des Eyzies au musée Picasso et de Guimet au Louvre. Nous examinions les projets d’acquisition, qui étaient alors financés par la Réunion des musées nationaux : c’était la garantie du principe que nous croyions inaliénable, de la mutualité des musées : les petits sont nourris par les gros, puisque le patrimoine, national par essence, est celui de tous, qu’il s’agisse des trésors de la Grande Galerie ou de la petite collection de céramiques d’un lointain musée de région. C’était l’occasion, pour chacun d’entre nous, de se livrer à de grands morceaux d’éloquence et d’érudition pour convaincre ses confrères de la nécessité de tel ou tel achat, une formation permanente pour tous. Surtout, c’était une opportunité de se rencontrer, de se connaître –on avait assez peu l’occasion d’aller à Pau, ou même à Fontainebleau −, d’échanger, de prendre connaissance des problèmes et éventuellement de faire front ensemble. Et voilà que cette communauté allait disparaître. Chacun mourrait de son côté, seul, abandonné et sans le sou désormais, seuls les très grands musées étant assurés de grandir jusqu’à devenir des monstres d’autosuffisance.

Interdits, stupéfaits, nul d’entre nous n’osa répondre à ce ministre. Alors Françoise se leva, monta sur l’estrade et prit le micro. De sa voix tranquille mais indignée, elle souligna le désastre que cela serait ; elle avait vu clairement la manœuvre : c’était non seulement renoncer à la mutualité des musées, donc à l’unité et à l’indivisibilité du patrimoine, mais encore diviser le corps des conservateurs, le rendre impuissant et muet, de sorte à pouvoir, entre soi, entre « véritables chefs d’entreprise », préparer les mauvais coups, dont le contrat privé passé avec un émirat fut l’exemple le plus éclatant.

J’ai beaucoup admiré Françoise ce jour-là, malgré sa dureté souriante et inflexible, ou plutôt à cause d’elle.

Un autre épisode, autrement pénible, fut celui des MNR, les « Musées nationaux récupération », l’indication que portaient les œuvres d’art spoliées par les nazis et inventoriées par les musées. Françoise avait courageusement entrepris de rouvrir le débat et de régler le problème qu’on avait enterré depuis trop longtemps. Mal lui en prit. Elle fut l’objet d’insinuations et de lâchetés indignes, adressées qu’elles étaient à la petite-fille d’un militant communiste et d’un vieux peintre anarchiste – Marcel Cachin et Paul Signac.

Une autre nouvelle a été publiée dans la presse, deux jours après sa mort, qui l’aurait autant réjouie, je crois, que l’annonce de la parution du Livre blanc des conservateurs le jour de sa disparition : la nouvelle que, grâce au combat de quelques-uns, en particulier Pierre Nora, le ministère de la Marine ne serait sans doute pas transformé, comme cela avait été prévu, en un hôtel de luxe avec galeries marchandes[2. « Le sort de l’Hôtel de la Marine », Le Monde, 8 février 2011] .

Le ministère de la Marine, pour moi, c’est la gravure de Charles Meryon, où le monument est attaqué de profil par une escadrille d’oiseaux de proie griffus et monstrueux. Meryon, ce fut le graveur du Paris de Charles Baudelaire : le Pont au Change, la Morgue, le chevet de Notre-Dame de Paris, le Pont Neuf, c’est-à-dire le Paris même que Françoise a chéri, et au centre duquel elle vivait, dans l’île Saint-Louis, derrière l’Hôtel de Lauzun.

Elle avait, au début de sa carrière, écrit un bel essai, publié dans la collection des Lieux de mémoire de Pierre Nora sur le paysage français, des miniatures de Pol de Limbourg aux vues de la Seine de Bonnard et de Jean Fouquet à Corot. Analyse érudite et sensible, dont certains passages seraient sans doute aujourd’hui soumis à la censure puisque elle ose y parler d’un « sentiment d’identité nationale » « lié structurellement à l’art du paysage »[3. « Le Paysage du peintre » in La Nation II, Gallimard, Les Lieux de mémoire, 1986 , p. 439]. Elle écrivait en conclusion que ces paysages peints qui survivent à l’art du peintre et nous aident aujourd’hui à revoir des lieux et des instants sont aussi des « memento mori implacables »[4. Ibid, p. 463].

« Les impressionnistes à Paris » : une nouvelle image de la ville

Or, cet art du paysage, paysage rural, paysage mélancolique, paysage de la mort et de la vanité dont elle devait longtemps scruter les traits de la Bretagne à la Méditerranée, elle devait l’enrichir, à la fin de sa vie, par un autre art du paysage, cette fois de la ville, dans une magnifique exposition qui s’est tenue, non à Paris mais au musée Folkwang d’Essen, dans la Ruhr, Images d’une métropole : les Impressionnistes à Paris[5. Bilder eine Metropole : Die Impressionisten in Paris, musée Folkwang , Essen , octobre 2010 – janvier 2011].

Il s’agissait de plus, bien sûr, que des Impressionnistes : elle commence, là aussi, avec Corot, pour finir avec Matisse. Mais surtout, elle montre, mêlées aux maîtres, de Manet à Caillebotte, des œuvres peu connues, de Maximilien Luce à Devambez, d’Adler à Louis Anquetin, ou d’étrangers, de Menzel à Evenepoel, qui donnent de Paris une image bien éloignée de la vision traditionnelle de la « Ville-lumière ». Cette ville industrielle et pauvre, avec les cheminées d’usines, les fumées des locomotives et les gazomètres, avec les foules en fureur, les défilés, les émeutes ouvrières, me fait penser que le conflit qui l’avait opposée, lors de la conception du musée d’Orsay, à Madeleine Rebérioux, n’avait peut-être pas été aussi définitif qu’on l’avait dit[6. Jean-François Revel a parfaitement résumé cet épisode en évoquant la « politique culturelle » inventée par les socialistes en 1981 : « L’ère de la culture comme pédagogie commence (…). L’art sera rendu à sa fonction qui est d’illustrer l’histoire du mouvement ouvrier. Par exemple, le ministre de la Culture, Jack Lang, a dépêché une historienne des mouvements sociaux auprès des historiens d’art qui se consacraient impunément depuis trois années à l’installation du futur musée d’Orsay où sera exposée la peinture française du XIXe et du début du XXe siècles. La mission de cette personne est de faire rayonner sur les conservateurs des musées nationaux une surveillance sanctifiante pour les empêcher de céder à la tentation picturale. » La Grâce de l’Etat, Grasset, 1981, pages 157-158]. La dureté ou l’intransigeance supposée de Françoise n’étaient pas aveuglement ni suffisance, mais plutôt réserve et réflexion en attendant la décision.

À mesure que le temps a coulé et que la politique culturelle en France s’est infléchie vers un ultra-libéralisme désastreux pour le patrimoine, elle n’aurait plus eu à choisir, peut-être, entre ses deux grands-pères, celui qui croyait au ciel de la réflexion politique et celui qu’elle chérissait, qui avait choisi la solution esthétique dans la lumière pure du ton décomposé. C’est, je crois, les deux, le politique et l’artiste, qu’elle aurait fini par appeler à l’aide.

Conservateur des musées de France, ancien directeur du musée Picasso, directeur de la Biennale de Venise du Centenaire, Jean Clair est l’auteur de très grandes expositions comme « Vienne, 1880-1938, naissance d’un siècle » (1986, Centre Georges-Pompidou, Paris), « L’Ame au corps, arts et sciences, 1793-1993 » (avec Jean-Pierre Changeux, Grand Palais, Paris, 1993), « Mélancolie : Génie et folie en Occident », (2005, Grand Palais, Paris), « Crime et châtiment », (avec Robert Badinter, 2010, musée d’Orsay, Paris). Il a également publié de très nombreux ouvrages, essais, pamphlets, journaux, dont certains ont suscité des polémiques féroces. Paraissent prochainement deux livres, L’Hiver de la culture, (Flammarion) et Dialogue avec les morts (Gallimard).

Taux trop bas, prix trop hauts

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photo : immotoo

La chambre des notaires d’Île de France a récemment publié son estimation du prix de vente moyen du mètre carré à Paris au quatrième trimestre 2010 : 7 330 euros soit une hausse de 17,5% sur l’année. Cette nouvelle intervient alors que Benoist Apparu, le responsable social-démocrate-conservateur des problèmes de logements des Français, s’apprête à recevoir les professionnels de l’immobilier pour chercher un moyen de freiner la hausse des loyers et que Martine Aubry et ses amis sociaux-démocrates-progressistes nous promettent une « autre politique du logement » (avec plus de « care » à l’intérieur). Comme tout ce petit monde semble complètement désemparé par la hausse des prix et ne comprend visiblement pas grand-chose aux mécanismes qui la provoquent, une petite explication s’impose.

Si les prix parisiens sont si élevés et montent à une telle vitesse, c’est parce que la demande y est très forte et en augmentation constante alors que les logements à vendre y sont rares et qu’on n’en construit pas assez de nouveaux. Si l’offre ne suit pas, me direz-vous, c’est parce qu’il n’y a plus de place pour construire. Oui, vous rétorquerai-je, mais c’est aussi parce que la réglementation interdit de construire en hauteur (pas plus de 37 mètres). Bertrand Delanoë qui, bien que social-démocrate-progressiste, est capable d’une étincelle de lucidité de temps à autres, l’a bien compris est essaye depuis quelque temps déjà d’assouplir cette règlementation. Il se heurte dans cette entreprise salutaire aux sociaux-démocrates-conservateurs de l’UMP qui s’y opposent parce que Delanoë est « de gauche » et aux écologistes qui avancent l’argument surréaliste selon lequel des tours ne seraient pas « compatibles avec le plan climat » (Denis Baupin ®). En attendant, bien sûr, plus les prix grimpent, plus les franciliens s’éloignent pour acheter des pavillons de banlieue aux bilans énergétiques calamiteux et plus ils passent de temps dans les bouchons.

Voilà pour l’offre, passons à la demande. Elle est, de l’avis des professionnels, tirée par trois facteurs : une génération de retraités « baby-boomers » qui, encouragés par les promesses fiscales des lois Robien et Scellier, investissent massivement dans la pierre ; des dispositifs d’aide à l’accession à la propriété, comme le prêt à taux zéro et le Prêt Paris Logement qui bénéficient aux « primo accédants » ; enfin et surtout, des taux d’intérêt historiquement bas qui décuplent la capacité de financement des acheteurs. Rappelons à toutes fins utiles que si les taux sont bas, ce n’est pas parce que les banques sont subitement devenues des entreprises philanthropiques mais parce que la Banque Centrale Européenne a fait en sorte qu’il en soit ainsi : on appelle ça une « politique monétaire accommodante ».

Résumons donc : nos politiciens ont créé une rareté artificielle sur le marché immobilier parisien. Et cela ne leur suffit pas : voilà qu’on entend reparler d’encadrement du prix des loyers par la loi, mesure maintes fois essayée et qui a toujours fini en catastrophe.

La conclusion qui s’impose, c’est que s’il y a bien une bulle immobilière, elle n’a rien à voir avec un prétendu dysfonctionnement du marché ; au contraire, le marché fonctionne très bien et réagit tout à fait logiquement aux impulsions politiques décrites ci-dessus (c’est ce qu’on appelle des « effets inattendus ») à tel point que si la BCE devait décider de faire remonter les taux, il est plus que vraisemblable que les prix du marché parisien dégonflerait dans les mois qui suivent. C’est là qu’il y a un hic. Si nos banquiers centraux ont compris qu’une politique monétaire trop laxiste ne risque pas seulement de créer de l’inflation mais aussi des bulles, la petite expérience menée par la Fed entre 2004 et 2007 a démontré qu’essayer de dégonfler une bulle en faisant remonter les taux pouvait s’avérer plutôt acrobatique. C’est là tout le dilemme : la BCE devra, tôt ou tard durcir sa politique monétaire. Avec de fortes probabilités de provoquer une nouvelle crise immobilière. Autant dire que nous allons tous en baver.

PS/ Cher Georges, au moment d’envoyer ton texte auquel je n’aurai malheureusement pas le temps de répondre parce qu’il faudrait que je potasse durant des jours, de multiples objections qui me brûlent les lèvres. Je t’en livre deux à l’arrache.
Une ville doit-elle être le résultat d’équations marchandes et de calculs économiques rationnels ? Si je comprends bien, le crime des politiciens est de s’être ligués contre les tours qui sont selon toi la seule solution. « Puisqu’il n’y a pas de place, construisons en hauteur » : avons-nous envie de vivre dans un paysage de tours ? Dans des tours ? Peut-être, d’ailleurs, je n’ai pas de religion à ce sujet, mais je n’ai pas la moindre envie que cela soit décidé par des contrôleurs de gestion.
Quant à la politique accommodante de « nos » banquiers centraux, d’abord, nous en avons un seul et ensuite, je me demande si tu ne te fais pas un peu enfariner par la propagande des euro-technos.
Pardonne-moi d’avoir abusé de mon pouvoir en m’octroyant un droit de réponse. Disons que c’est une façon de lancer la discussion ! EL