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Tinto Brass, le vénitien cul…te

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tinto brass la cle cinemaLa silhouette rondouillarde de Tinto Brass est aussi célèbre en Italie que les frasques de Berlusconi ou les facéties de Beppe Grillo. Lunettes noires, cigare égrillard, cheveux plaqués, le verbe haut, la main baladeuse, Tinto aime choquer les bien-pensants, la morale bourgeoise et les cul-bénits. Subversif et sensuel comme tous les vénitiens qui se respectent, il est un visage familier de la télé transalpine depuis une quarantaine d’années. Il ne rate pas une occasion de provoquer, de transgresser, d’apporter sa petite note grivoise sur les plateaux : une hygiène de vie respectable, voire salutaire, dans un pays englué dans les affaires de calotte et de parlotte.

Massimiliano Zanin lui rend hommage dans un documentaire projeté à la Mostra de Venise (du 28 août au 7 septembre) qui retrace sa carrière. Ses manières bouffonnes, cette lippe goulue, cette faconde de bonimenteur ont toujours été sa façon à lui de promouvoir un cinéma érotique original et de braver la censure. Ne vous fiez pas aux apparences, si le cinéaste filme ostensiblement les fesses (les pleines et entières ont sa préférence), les poitrines généreuses et le sexe des femmes, il n’appartient pas à la catégorie infâmante des pornocrates de bas étage. Tinto Brass est l’inventeur d’un cinéma joyeux où le désir est au centre des ébats, mais aussi d’un cinéma politique, éminemment révolutionnaire, où le machisme méditerranéen est mis à mal. C’est aussi et surtout un cinéma nostalgique : celui de l’enfance, de la montée du fascisme, de l’attrait des bordels et du secret des alcôves. Tinto Brass est déroutant à plus d’un titre. Inclassable. À la fois héritier de la comédie italienne et de la Nouvelle Vague. Populaire et érudit. D’une grande culture, il poursuit ses obsessions (le voyeurisme en fait partie) et plaque sur les bobines ses pulsions, troublant le spectateur qui s’attendait seulement à voir des filles à poil.

Avec Tinto, vous en verrez, rassurez-vous : il ne trompe pas sur la marchandise. Mais il a le don de brouiller les pistes, de vous acculer dans votre fauteuil. Vous n’êtes pas prêts d’oublier certaines scènes de « Salon Kitty » (1975) où le cinéaste mêle prostitution et espionnage dans la reconstitution historique d’une maison close berlinoise durant la Seconde guerre mondiale. Âmes sensibles s’abstenir. Tinto Brass va très loin. Peu de cinéastes ont aussi bien retranscrit à l’écran, ces années noires, son réquisitoire contre Hitler et Mussolini vaut toutes les leçons de morale. L’abjection nazie y est probante. On est loin des gentilles potacheries érotiques de Max Pécas et Philippe Clair. Diplômé en droit, Tinto Brass travailla trois ans à la fin des années 50 comme archiviste à la Cinémathèque Française qui lui a consacré une rétrospective en 2002 intitulée « Eloge de la chair ». Son séjour à Paris le marqua durablement. Ce francophile de cœur qui ose tout, Stendhal et gros tétons, Chateaubriand et touffes foisonnantes, garde un attachement à notre culture. « En France, le sexe est considéré comme un grand spectacle et on me reconnaît la qualité d’auteur » se réjouit-il. Avant de se lancer dans le cinéma cochon, Brass a été assistant réalisateur chez Rossellini, et au début des années 60, il a même dirigé Alberto Sordi, Silvana Mangano ou encore Jean-Louis Trintignant (La mia signora, Il disco volante, Col cuore in gola, etc…) dans des longs métrages salués par la critique.

Après le succès de Caligula en 1979, film à gros budget dans lequel il réussit deux exploits : renier totalement cette œuvre car son producteur y avait inséré des scènes « porno » sans son accord et dénuder « The Queen », l’actrice Helen Mirren qui y apparaissait en tenue d’Eve, Tinto s’est donné pour mission de mettre à nu de plantureuses actrices. Les sylphides peuvent passer leur chemin, elles n’intéressent pas le réalisateur. Ses faits d’armes paraissent impensables à notre époque où les actrices gèrent leur carrière comme des expertes-comptables. En 1983, il convainc Stefania Sandrelli de jouer nue dans La Clé. Stefania a tourné avec Ettore Scola, Melville, Chabrol, Bertolucci, Comencini, etc…Elle est une figure du cinéma italien pas une strip-teaseuse qui cachetonne. Elle accepte pourtant de se montrer sans artifice, corps mature, peau laiteuse, rondeurs charnelles, nous donnant rendez-vous alors avec Renoir et Rubens. Frank Finlay, acteur de théâtre britannique, nommé aux Oscars accepte de l’accompagner dans le Venise des années 40. L’Italie pudibonde la conspue, la presse dite sérieuse l’insulte, mais Stefania prouve qu’elle est une immense actrice. Tinto ne s’était pas trompé en la choisissant. La Clé ouvre la porte à un cinéma érotique italien audacieux, irrévérencieux et glandilleux à souhait. En 1985, Tinto Brass récidivera avec Serena Grandi, brune charpentée, danseuse de Mambo italiano, impudique et perverse qui exaltera une puissance érotique peu commune. Et beaucoup d’autres actrices suivront ce chemin coquin : Deborah Caprioglio dans Paprika, Claudia Koll dans All ladies do it ou l’inoubliable Anna Galiena dans Senso 45. Depuis la mort en 2004 de Russ Meyer et la disparition en fin d’année dernière de Bénazéraf, Tinto Brass est le dernier survivant d’un cinéma cul-te.

*Photo: La clé, Tinto Brass avec Stefania Sandrelli

Gandolfini, contrat rempli

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james gandolfini soprano

Il est toujours troublant d’être dévasté par la disparition d’un homme qu’on n’a jamais rencontré. Je me souviens parfaitement du jour où j’ai vu Les Soprano pour la première fois.  Je travaillais à Télérama à l’époque, et nous avions reçu les premiers épisodes en version non sous-titrée, un tas de cassettes VHS reliées par un élastique. Je m’y étais collé, car personne d’autre ne pipait un mot d’anglais dans la rédaction. J’avais regardé les six premiers épisodes d’une traite dans un bocal de visionnage de la rue de Naples. Un choc majeur. J’en étais ressorti sidéré par la qualité des dialogues, du casting, de la réalisation, la beauté subjuguante des images du directeur photo Alik Sakharov, et la présence animale, inquiétante et douce à la fois de l’ours Gandolfini. Personne n’avait jamais filmé le New Jersey et ses habitants avec un tel réalisme. On était chez Bruce Springsteen période Nebraska, un truc gris et triste, où chacun survit comme il peut, y compris les petites mains de Cosa Nostra et leur famille. La série était une grande claque dans la figure, une révolution dans la manière de raconter des histoires à la télévision.  Il s’agissait à l’évidence d’un chef-d’œuvre, tourné en 35mm, avec les moyens du cinéma, et la volonté de redonner toute sa noblesse au concept de série, en ignorant les grosses ficelles qui plaisent aux annonceurs et aux ménagères. David Lynch avait tenté le coup avec son formidable Twin Peaks, mais n’avait pas tenu la distance.  Les Soprano était armé pour réussir l’improbable grand chelem : plaire à la fois aux cinéphiles et au grand public.[access capability= »lire_inedits »] La série était tellement géniale et si bien documentée que même les vrais mafieux sont rapidement devenus accros, comme en ont témoigné des écoutes du FBI.

J’avais immédiatement pris le premier avion pour Los Angeles pour rencontrer David Chase, le créateur et showrunner[[1].  D’après Wikipedia, le showrunner,  ou auteur-producteur est, dans l’univers du cinéma et de la télévision, la personne responsable du travail quotidien sur une émission ou une série télévisée.] de la série. Chase est un intello italo-américain, modeste et raisonnablement dépressif (comme beaucoup de gens intéressants), un amoureux du cinéma européen, qui se sentait mal à l’aise devant ce succès improbable au royaume de l’entertainment. Il n’en revenait pas qu’on vienne de France pour le faire parler de son travail. Il n’avait qu’une crainte : celle que le buzz retombe comme un soufflé, et que la chaîne HBO (le Canal Plus américain) ne signe pas pour une saison supplémentaire. De retour à Paris, une interview-fleuve sous le bras, je réclamais le minimum : la couverture du journal. Les Soprano ne méritait rien de moins. Je me souviens, pour l’anecdote, d’un débat improbable avec la rédac’ chef, l’inénarrable Fabienne Pascaud, qui ne comprenait pas l’intérêt de gâcher des pages pour ce machin amerloque. À sa décharge, sa série préférée était Derrick, ce qui résume bien ses critères esthétiques et explique ses choix éditoriaux parfois hasardeux. Bref, adieu la « une ».

Non seulement HBO a signé pour une deuxième saison, mais la série est devenue un phénomène grandissant tout au long de ses six saisons d’existence. Et ce, uniquement pour de bonnes raisons : aucune autre série n’arrive à la cheville de cette saga addictive, drôle et cruelle, et James Gandolfini réalise quatre-vingt-six heures durant — mention spéciale aux séquences récurrentes chez sa psy — une performance d’acteur unique dans les annales du cinéma et de la télévision. Tony Soprano est gros, vulgaire, violent, inculte, mais il est aussi doux comme un agneau, proche de sa famille, et se sent coupable à chaque fois qu’il rentre à la maison après avoir baisé une pute ou exécuté un concurrent. C’est tout le talent de James Gandolfini, acteur au charisme unique, que de susciter une empathie universelle pour son personnage. Les mecs rêvent d’être Tony Soprano pour inspirer le respect et vivre une vie de gangster (cigare, sexe, alcool, pas d’horaires de bureau). Et toutes les femmes aiment Tony car c’est un bon père de famille, une bête de sexe, un ours en peluche puissant et rassurant – et en prime il gagne bien sa vie.

En faisant d’un mauvais garçon le héros d’une saga de cette ampleur, Chase et Gandolfini ont réinventé la série américaine, et singulièrement ringardisé le cinéma traditionnel. Comment raconter quoi que ce soit de nuancé et détaillé en 90 minutes quand on peut suivre des personnages pendant 86 heures ? Depuis Les Soprano, le « format série » a prouvé qu’il pouvait être au cinéma ce que le roman russe est à la brève de comptoir : une ambition supérieure. Depuis le clap de fin, les héritiers de David Chase se sont enfoncés dans la brèche avec talent : il y a plus de créativité et d’intelligence dans un épisode de Mad Men ou de Breaking Bad que dans l’immense majorité des films qui sortent en salle.

Gandolfini est mort foudroyé par une crise cardiaque en Italie. Pour les amoureux des Soprano, l’info n’est pas anecdotique. Le parrain de la mafia du New Jersey était en vacances « in the old country », comme disent les Italo-Américains, « le pays des origines », qui faisait l’objet d’un culte dans la série (et d’un épisode d’anthologie, « Commendatori », saison 2, épisode 4). C’est idiot mais cela me réchauffe un peu le cœur de savoir que Gandolfini a terminé sa vie en Italie, en mangeant ses plats favoris, les célèbres « gabagool », « scharole » et autres « canolli », dont il s’empiffrait goulûment à chaque épisode.[/access]

So long, Tony.

 

 

Quand les espagnols libéraient Paris

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Tu t’appelais Fermín, Manuel, Germán, Faustino, Luis, Daniel, Victor, Rafael,…

Tu étais « rouge », « anar », « syndicaliste », épris de liberté, généreux et désintéressé

Tu venais d’Aragon, d’Estrémadure, de Galice, d’Andalousie, des Asturies, …

Avec tes cheveux en pagaille et ton œil noir, tu avais pleuré un soir devant Saragosse

Le sang espagnol avait beaucoup coulé cette année-là

Tu avais fui ta République chérie, ton Pays aimé, ta colonne Durutti, tu avais tout perdu jusqu’à ton honneur, ton dernier éclair d’humanité

On avait confisqué ta victoire, sali ta mémoire, souillé tes espérances

Tu avais le cœur en miettes, la rage intacte et la farouche envie d’en découdre,

Tu avais vu la bête immonde au plus près, tu l’avais vue t’encercler, t’anéantir dans son dessein funeste

Dans l’infamie des camps, dans ces baraquements de fortune transpercés par le froid des Pyrénées-Orientales, tu avais souffert de ces indignes officiers français, de leurs coups et de leur haine

À Dachau, les autres avaient le même regard froid et satisfait

Pour eux, toi et les tiens n’étiez qu’une engeance à éradiquer

Puis un jour, le grand Antonio Machado est mort à Collioure, c’était un peu de ton âme qu’on arrachait

Toi, le combattant déchu, tu n’avais qu’un désir ardent, repartir au combat, mourir pour tes idées

Tu avais fini par rejoindre la France Libre, ces autres officiers avaient la même flamme que toi dans leurs yeux, vous apparteniez à cette race d’Hommes qui n’abdique jamais

En Angleterre, avant de le Débarquement, on t’avait encore regardé comme une curiosité, certains doutaient même de ta discipline, on disait que tu étais antimilitariste, c’était vrai, tu étais libre, terriblement libre

Mais, tu avais reçu en partage la confiance de Dronne et de Leclerc, ils avaient reconnu en toi, ce guerrier noble, ce chevalier qui ne recule jamais, cet Homme debout

Alors, tu as libéré Paris au son de Guadalajara, Ebro, Belchite, Guernica, Madrid,…

Jusqu’au nid d’aigle, tu as été l’honneur d’une Nation, d’un Continent

Tu pensais retrouver ton Espagne, la libérer elle aussi, mais les vainqueurs de l’Histoire en avaient décidé autrement

Blessé une seconde foi, un immense chagrin a fini par t’emporter

Bien longtemps après, personne ne connaissait tes exploits, ta droiture, ton courage, ta bonté, ta folie aussi,

On faisait comme si tu n’avais pas existé, on pillait même ta mémoire

Soldat de la Nueve, nous ne t’oublions pas, ton désespoir, ta nature tempétueuse, tes élans de générosité, nous les chérissons.

À lire sur ce sujet : La Nueve 24 août 1944 – Ces républicains espagnols qui ont libéré Paris – de Evelyn Mesquida – Le Cherche Midi

Axel le bienheureux

axel kahn france

Le généticien engagé en politique Axel Kahn a traversé la France entre le 8 mai et le 1er août. Il a rencontré les Français de l’autre côté du péage, et il se confie, encore horrifié, à Rue89. « Alors moi je trouve que les gens ne font pas d’efforts ! », « les gens ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, moi si j’étais à leur place je… », « les gens ne s’intéressent à rien », les gens sont vraiment trop cons, moi je… », « décidément les gens ne comprennent rien à rien. »
Des phrases comme celles-ci, on a l’habitude d’en entendre à tous les mariages, à toutes les réunions de famille, à tous les pots de départ ou de fin d’année ou les repas de Noël, à chaque fois, en somme, que les incidences de la vie familiale ou de la vie professionnelle nous mettent en contact avec un de ces insupportables donneurs de leçons que l’existence semble avoir doté d’un ego surdimensionné et d’une suffisance à la mesure de cette vilaine excroissance. Souvent, il s’agit d’un individu d’âge mûr s’estimant « arrivé » dans la vie par les moyens les plus nobles et les voies les plus respectables, caractéristique qui l’autorise à pontifier interminablement sur le manque de courage des jeunes d’aujourd’hui, sur le manque de lucidité de ses contemporains, sur le manque d’intelligence et d’initiative de ses pairs, bref sur tout ce qui peut lui permettre de mettre en valeur sa propre réussite et sa propre intelligence. Peu d’écrivains ont su avec autant de justesse que Henry David Thoreau, intimer le silence à ces terribles vieillards auxquels les années n’ont même pas pu enseigner les vertus de l’humilité :

« L’âge n’est pas mieux qualifié, à peine l’est-il autant, pour donner des leçons, que la jeunesse, car il n’a pas autant profité qu’il a perdu. On peut à la rigueur se demander si l’homme le plus sage a appris quelque chose de réelle valeur au cours de sa vie. Pratiquement les vieux n’ont pas de conseil important à donner aux jeunes, tant a été partiale leur propre expérience, tant leur existence a été une triste erreur, pour de particulier motifs, suivant ce qu’ils doivent croire (…). »
Bien sûr,  on dira que la sagesse des aînés est précieuse mais les années qui s’accumulent apprennent finalement que cette sagesse est toujours trop lointaine pour ne pas savoir que le silence est d’or. François Mauriac a souffleté cent moralistes en écrivant simplement que le seul défaut qu’il ne pouvait pardonner chez un homme, c’est d’être content de soi.
Axel Kahn a toutes les raisons d’être content de lui. C’est un jeune retraité « monté sur ressort », comme le décrit Rue89, qui reçoit avec simplicité les journalistes venus l’interviewer « sur ses terres familiales » en Champagne. C’est un  scientifique renommé, médecin généticien, essayiste, directeur de recherche à l’INSERM, ancien directeur de l’Institut Cochin, ancien président de l’université Paris Descartes, bref, c’est un homme comblé qui parle de politique en rigolant et en bichonnant ses juments sur ses terres de bord de Seine. Axel Kahn a toutes les raisons de faire profiter le monde de sa sagesse.
Ainsi, quand le jeune retraité dynamique s’est lassé de murmurer à l’oreille des juments sur les terres de ses ancêtres, il a pris son bâton de pèlerin pour partir à pied à la rencontre des Français, dans un périple qui l’a conduit de la frontière belge à la frontière espagnole, 2160 km précise à Rue89, le « penseur-marcheur » qui s’avère donc être le membre le plus endurant du quarteron de philosophes à la retraite constitué par lui et ses pairs : Jean-Christophe Ruffin, Jean-Paul Kauffmann et Jean Lassale.
La « longue marche » d’Axel Kahn l’a mené à la découverte des Français, un peu comme Edouard Balladur avait découvert le métro en 1993. Ce n’est pas parce que l’on est tout en haut de l’échelle qu’il ne faut pas, de temps à autre, jeter un coup d’oeil en contrebas. Des Ardennes au pays basque, Axel Kahn a donc « chaque soir rencontré ses fans, publié sur son blog, échangé sur les réseaux sociaux, et créé l’événement dans la presse locale » mais il a surtout alimenté sa réflexion sur l’état du pays en rencontrant les agriculteurs qui tiennent les chambre d’hôtes dans lesquelles il a fait halte au cours de son voyage, les commerçants, les bistrotiers, les artisans, bref, le peuple, humble, modeste et, si l’on en croit Axel Kahn, complètement arriéré.
Des gens qu’il a rencontrés au cours de son périple, Axel Kahn a retenu un certain nombre de traits qu’il condense en un portrait synthétique : « cela correspond à cette France qui considère que le monde tel qu’il va n’est que menaces, et que ça n’ira qu’en s’aggravant demain. Les valeurs auxquelles ces gens étaient attachés sont dénoncées, comme la chasse par exemple, ils sont de moins en moins maîtres de leur avenir qui se décide à Bruxelles, et pensent que leurs enfants le seront encore moins. » Des inquiets, donc, des rétrogrades et des passéistes, des perdants que l’on observe un peu comme les espèces en voie de disparition derrière les grilles des zoos, des idiots bornés qui, évidemment, votent beaucoup pour le Front National, éprouvent un sentiment de crainte vulgaire en entendant parler des émeutes de Trappes, qui critiquent l’euro et l’Europe et qui ne sont même pas fichus de se tenir au courant pour recevoir comme il se doit la sommité qui leur fait l’honneur de leur rendre visite :
Un jour, il pleuvait sur le chemin de halage du canal de la Marne au Rhin. Frigorifié, je m’arrête dans le seul bistrot de marinier. L’Union de Reims avait fait ses cinq colonnes à la une sur moi. Le tenancier m’accueille et me demande qui je suis, où je vais, et je me rends compte qu’il ne regardait de la presse locale que ce qui l’intéressait, rien du reste, alors qu’il avait un journal sous les yeux.
Eberlué, Axel Kahn, savant, généticien, chimiste, ancien directeur d’université et peut-être un jour, qui sait, directeur de cabinet (ah si seulement Martine Aubry avait été premier ministre !), découvre que tous ces reclus ne lisent pas régulièrement le journal et se préoccupent surtout de leurs soucis quotidiens, c’est tout bonnement incroyable. « Je me suis rendu compte que cette population était uniquement centrée sur sa quotidienneté. C’est une réaction un peu autistique », conclut, un peu dépité, le bon professeur Kahn. Heureusement que ces sauvages ont le bon goût de ne pas élever le ton : « ils ne vocifèrent pas, mais s’éloignent de la rationalité et de la modernité. » Qu’ils restent polis, c’est la moindre des choses.
Mais Axel Kahn n’est pas là seulement pour tracer avec subtilité le portrait psychologique de cette France de l’envers qu’il découvre avec l’émerveillement du docteur Livingstone parcourant la vallée du Zambèze en 1860. Il fait aussi œuvre de géographe, classant les régions qu’il a parcourues dans différentes catégories, « région sinistrée », « région rurale désertifiée », « région rurale en renouveau », « région proche d’un bassin d’emploi »…C’est beau comme une mission ministérielle et on attend avec impatience le manuel de géographie qui va suivre, d’autant qu’Axel Kahn livre au journaliste qui l’interroge quelques fulgurances : « A contrario, les pays qui n’ont jamais été industrialisés ont échappé à la crise industrielle. » Si son prochain brûlot, L’homme, le libéralisme et le bien commun, est du même tonneau, les émules de Ronald Reagan et les tristes séides du FMI peuvent commencer à trembler…
Heureusement pour Axel Kahn, cette traversée déprimante de la France arriérée, raciste, sinistrée et qui ne lit pas les journaux n’a pas pu entamer le moral ou les convictions de cet incorruptible qui avoue avoir su rester suffisamment insensible à tous les paysages et terroirs traversés pour puiser en lui-même la matière de sa réflexion sur l’état du pays. Voilà qui est tout à fait louable et comme le confie, admiratif, le journaliste de Rue89 : « Il y a des gens chez qui la marche bouscule les certitudes. Il n’en fait pas partie. » C’est bien. Rien donc, en 2160 kilomètres, n’a pu faire que cet humaniste moderne, cet aristocrate de la pensée, ne se départisse de la condescendance qui imprègne chacune des lignes de l’entretien accordé à Rue89. Aucune rencontre, aucune conversation ne lui auront fait quitter son Olympe, elles l’auront, comme c’est le cas chez tous ces inénarrables donneurs de leçons, conforté dans la certitude de sa supériorité.
Il est très incorrect de parler au nom de ceux qui ne vous ont rien demandé, cependant je voudrais faire ici une exception et faire savoir à M. Kahn, qui ne lira sans doute jamais ceci, qu’au nom de tous les ploucs et les bouseux qui n’ont pas la chance de songer à briguer la mairie du Ve, au nom de tous ceux qui ont occupé leur enfance de pécores à parcourir mille fois en vélo les rues désertes de leur bled merdique, au nom des pézoufs qui ne lisent pas le journal, tes convictions et ta condescendance Axel, tu peux te les rouler en cône et te les insérer là où le soleil ne brille jamais.
*Photo : Parti socialiste.

Plutôt la NSA qu’Al-Qaïda!

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snowden prism nsaJulian Assange, fondateur de Wikileaks, a récemment jugé utile de rappeler son existence dans l’ambassade d’Équateur à Londres − réclusion destinée à lui éviter une extradition vers la Suède et, potentiellement, vers les États-Unis. Cette initiative a sans doute quelque chose à voir avec l’indignation bruyante suscitée par la divulgation d’informations secrètes sur Prism, système de collecte mondiale de données informatiques de la National Security Agency (NSA). Assange craint que le nouveau « lanceur d’alerte » planétaire, Edward Snowden, ancien employé d’un sous-traitant des services de sécurité des États-Unis, lui ravisse le statut d’ennemi n°1 de Big Brother, et la notoriété afférente. Il a raison : Snowden est un rival sérieux, dont il s’est fait le protecteur en organisant sa fuite et en le faisant savoir.

Autant on pouvait légitimement débattre des aspects positifs ou négatifs de la mise à la disposition de tout un chacun, par Wikileaks, de millions de télégrammes diplomatiques envoyés par les ambassades américaines à travers le monde, autant le scandale provoqué dans une partie de l’opinion par les révélations de Snowden nous paraît relever d’une paranoïa galopante au sein des élites « progressistes » autoproclamées.

L’État le plus puissant de la planète est, par définition, la cible de tous ceux qui contestent son hégémonie, ses valeurs, son mode de vie. Logiquement, il mobilise des moyens modernes pour se protéger d’agresseurs potentiels qui ont démontré, ces dernières années, que leurs nuisances n’étaient pas seulement verbales. Alors, où est le scandale ? Depuis un bon paquet de siècles, tous les États de la Terre s’efforcent d’acquérir les renseignements les plus précis et les plus fiables possibles sur leurs ennemis, intérieurs et extérieurs. L’espionnage n’est pas en soi un acte immoral, pour autant qu’il soit encadré par de strictes lois limitant son utilisation aux nécessités de la protection d’une collectivité ayant confié à des gouvernants démocratiquement élus la charge de sa sécurité.

Il s’agit là d’une forme de consentement des individus à une intrusion de l’État dans leur sphère privée, désagréable certes, mais hélas nécessaire à la tranquillité publique et à la protection de la vie de tous les civils innocents visés par les attentats terroristes perpétrés par les fanatiques du moment. Dans le même registre, le consentement à l’impôt explique que le citoyen d’un pays démocratique accepte le désagrément de voir l’État scruter ses revenus et son patrimoine pour en prélever une partie afin de remplir des missions d’intérêt public.[access capability= »lire_inedits »]

On peut contester le principe même de ces contraintes au nom d’une conception radicale du primat de la liberté des individus, et refuser dans la foulée d’accorder à un gouvernement, aussi démocratique soit-il les pouvoirs régaliens nécessaires pour faire respecter la loi, à commencer par le monopole de l’usage de la violence – c’est par exemple le point de vue des « libertariens », mouvance de la droite américaine dont est issu Snowden. Mais si l’on croit que l’État doit protéger les citoyens, il faut bien admettre qu’on ne riposte pas à des attentats commis par des entités non étatiques par la guerre ou par des sanctions diplomatiques.

Le programme Prism, qui orchestre la collecte d’une gigantesque masse d’informations à partir d’une surveillance des communications téléphoniques, de l’Internet et des réseaux sociaux, pour repérer l’aiguille terroriste dans la botte de foin des échanges interpersonnels, constitue-t-il une atteinte intolérable aux libertés publiques ? Cela  serait le cas si la mission qui lui est assignée par le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA), la loi qui encadre l’espionnage de personnes à l’étranger et la recherche d’informations relatives au terrorisme et au trafic d’armes, était, par exemple, détournée vers l’espionnage économique ou la déstabilisation de personnalités politiques, nationales ou étrangères, déplaisant au gouvernement en place. Parmi les cas révélés par Snowden au Guardian, le seul pouvant entrer dans cette catégorie ne concerne pas la NSA, mais son équivalent britannique, le CGHQ, dont les agents ont espionné les communications des délégations présentes lors de deux sommets du G20, en 2009 à Londres. Cela n’est pas très fair play !

La multiplication des attentats-suicides commis par des membres d’entités terroristes non étatiques exige une riposte appropriée, excluant l’arme diplomatique ou le conflit armé conventionnel. Les opposants à Prism brandissent deux séries d’arguments.

Selon eux, Prism est inefficace puisqu’il n’a pas, par exemple, empêché l’attentat de Boston commis par les frères Tsarnaev, deux « loups solitaires » d’origine tchétchène convertis à l’islamisme radical. Il est vrai que les services de renseignement peuvent difficilement présenter un bilan des attentats évités par la surveillance technologique. Quelques cas de terroristes arrêtés avant d’avoir pu agir, comme en Belgique en 2008, ne suffisent pas à convaincre les détracteurs de ces méthodes.

L’objectif de la sécurité absolue est par nature inatteignable, sauf à placer un flic au domicile de chaque individu – encore faut-il être sûr que le flic en question ne se laisse pas tenter par le djihadisme… En revanche, le recours à des moyens sophistiqués réduit considérablement les risques, permettant ainsi d’atteindre un niveau relatif de sécurité. Tout d’abord, ces technologies ont une vertu dissuasive, car elles compliquent la vie des aspirants-terroristes, les obligeant à déployer plus d’énergie et d’astuce, et à imaginer des contre-mesures. On a observé le même phénomène avec les caméras de surveillance, vilipendées comme « liberticides » par les bonnes âmes progressistes. Elles n’ont pas supprimé les vols à la tire et les agressions dans l’espace public, mais elles ont rendu ces délits plus compliqués à commettre pour ceux dont ce n’est pas le métier principal.

De même, les contrôles draconiens effectués sur les passagers aériens depuis le 11 septembre 2001 ont rendu quasi impossibles les détournements d’avion. On pourra remarquer, à ce sujet, que le refus du  « profilage », qui permettrait d’éviter aux groupes de retraités de Conflans-Sainte-Honorine à destination de Majorque de se voir appliquer le même traitement sécuritaire que l’étudiant yéménite en partance pour Islamabad, témoigne  du souci de nos démocraties de ne pas « stigmatiser » collectivement les musulmans.

C’est à ce stade qu’intervient la seconde série d’arguments des détracteurs de Prism : le prix de ces méthodes, en termes d’entorses aux valeurs démocratiques, est bien trop lourd au regard des résultats obtenus. Ce serait même, à les entendre, la vraie victoire des terroristes : incapables de vaincre leurs ennemis par la force, ils y parviendraient en les obligeant à renier leurs principes et en transformant leurs dirigeants en tyrans. Les ennemis du peuple ne seraient pas Ben Laden et ses émules, mais George W. Bush hier, Barack Obama aujourd’hui. C’est ainsi que, par un tour de passe-passe rhétorique, la conséquence devient une cause et la victime de l’agression, le coupable désigné.

Qu’ai-je à craindre de gouvernants qui disposent maintenant d’informations d’une précision stupéfiante sur mes amis, mes petites manies de vieillard et mes habitudes de consommateur de produits culinaires, culturels et récréatifs ? Pour l’instant, hormis la pensée fugitive et désagréable qu’un être invisible est peut-être en train de lire par dessus mon épaule pendant que je rédige cet article, rien ne vient me prouver que Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, Bernard Bajolet, directeur de la DGSE, ou le général Alexander, chef de la NSA, sont plus nuisibles à ma liberté et à ma sécurité que les humanistes d’AQMI ou les émules de Mohamed Merah.

L’entreprise de délégitimation éthique des moyens employés par les démocraties occidentales pour assurer la sécurité de leurs citoyens est loin d’être nouvelle : j’ai souvenir qu’au moment de la guerre de Corée, en 1950-1953, la propagande soviétique accusait les États-Unis et leurs alliés d’utiliser des armes chimiques et bactériologiques.  C’était une pure invention, qui fut relayée sans états d’âme par les communistes occidentaux et leurs « compagnons de route ». Cette calomnie a même provoqué, le 28 mai 1952 à Paris, une manifestation d’une extrême violence (un mort et plusieurs dizaines de blessés), organisée par le PCF contre la visite à Paris du général américain Matthew Ridgway, surnommé « Ridgway-la-peste » pour cette  raison.

Les plus exaltés des admirateurs d’Edward Snowden ont même comparé la NSA à la Stasi, la police secrète est-allemande de sinistre mémoire. Il se trouve que la Stasi, je l’ai bien connue, ou plutôt c’est elle qui me connaissait trop bien lorsque j’enquêtais sur les dissidents de la  RDA. Elle ne disposait pas des moyens sophistiqués de surveillance des individus des grandes puissances d’aujourd’hui. Mais elle était parvenue à un résultat remarquable : maintenir au pouvoir des tyrans honnis par le peuple en transformant une partie non négligeable de ce peuple en mouchards consentants ou contraints. Alors, chers amis de la NSA, continuez de fouiner dans mon ordinateur si c’est pour mon bien, mais, de grâce, n’y mettez pas le souk, j’ai déjà beaucoup de mal à retrouver mes petites affaires ![/access]

 

Le RSA Jeune, une mesure contre l’emploi

Dans la torpeur de l’été, Matignon a annoncé un nouveau dispositif redistributif et ciblé : le RSA « jeune » ou, pour reprendre la terminologie officielle, la «garantie jeune ».

En clair, 100 000 jeunes « précaires » (entendre par précaire : moins de 25 ans et sans emploi depuis deux ans) recevront l’équivalent d’un RSA, sous réserve de la « signature d’un contrat d’engagements réciproques avec une mission locale et un accompagnement pour s’insérer dans la vie professionnelle ». Défense de rire !

Cette mesure « généreuse » met spectaculairement en lumière virage idéologique à 180 degrés opéré par la gauche modernisée.

À l’origine, le socialisme glorifiait le travail et le travailleur, méprisant les oisifs et les rentiers. Confrontée à son impossibilité d’agir sur le niveau du chômage, la gauche a choisi de l’aménager en fonction de ses intérêts immédiats: puisque toutes les solutions ont échoué, alors finançons l’oisiveté !

Les petits boulots ne sont certes pas une panacée ou un idéal de vie. Mal payés, mal considérés, souvent pénibles, ils trouveront encore moins de candidats. Pourquoi aller se faire suer dans la cambuse du McDo quand le RSA jeune est là ?

Pourtant, depuis des générations, y compris durant les Trente glorieuses, les plus jeunes ont fait leur entrée dans la vie en étant les plus exploités. Oui, pour s’intégrer au monde salarié, il faut apprendre à travailler en équipe, à respecter des horaires, à faire des compromis avec une hiérarchie. Avec en point de mire, pour les plus volontaires ou les plus visionnaires, la perspective de dépasser sa propre condition pour gravir des échelons.

Eh bien non, se schéma sans doute ringard n’intéresse pas le gouvernement. Après tout, un jeune subventionné votera plus correctement qu’un jeune entrepreneur ou un jeune travailleur, ces derniers acceptant moins facilement d’être sans cesse ponctionnés d’impôts toujours plus massifs. De quoi faire monter l’exaspération de ceux qui ont le sentiment de se lever tôt pour financer ceux qui se lèvent tard.

 

 

Drôle de démocratie à la Ligue de football

football thiriez qatar

En 1999, des joueurs de football serbes du championnat de France, afin de protester contre les bombardements de l’OTAN dans leur pays, portaient sous leur maillot un tee-shirt siglé « NO BOMB ». Lorsqu’il leur arrivait de marquer un but, ils se précipitaient alors vers une caméra pour montrer ce slogan et exprimer ainsi leur opposition à l’opération otanienne, à laquelle la France participait. Les autorités du football, en accord avec l’Etat, n’ont pas toléré longtemps ce genre de manifestation politique. La menace s’est précisée : ceux qui se prêteraient à de telles pratiques seraient immédiatement sanctionnés d’un avertissement.

Depuis, la jurisprudence « NO BOMB » reste en vigueur dans les championnats professionnels de football. Des joueurs, elle s’est ensuite étendue aux tribunes. Après quelques déploiements de banderoles de mauvais goût, comme celles des supporteurs parisiens accueillant un club du Nord (« Pédophiles, chômeurs, consanguins, bienvenue chez les Ch’tis »), les clubs ont très vite été encouragés à faire la police dans les travées, allant même au-delà des mesures prévues par le règlement de la Ligue (article 520[1. Toute expression orale, visuelle pouvant provoquer haine ou violence à l’égard de toute personne ou groupe de personnes est prohibée. L’introduction et la détention dans l’enceinte du stade de tous les objets qui pourraient y concourir sont placées sous la responsabilité du club visité.]). Dans un article du Huffington post, le directeur de communication du club de Troyes explique : « Les choses n’ont guère évolué. Il y a peut-être plus de dialogue entre clubs de supporteurs et dirigeants de clubs, mais on voit toujours des banderoles limites dans les stades. Quitte à exercer une forme de censure, les clubs préfèrent désormais contrôler les banderoles avant de les laisser passer en tribunes. C’est mieux que d’avoir à sanctionner quand il est trop tard. »

Le 6 août dernier, le président de la Ligue professionnelle de football Frédéric Thiriez est allé encore plus loin. Dans une lettre adressée aux présidents de clubs, que notre confrère So Foot s’est procurée, il s’est plaint du fait que « des banderoles de revendication émanant du collectif SOS Ligue 2 ont été déployées et ce, dans la plupart des stades. Des slogans hostiles à beIN Sport ont été également relevés dans de nombreuses enceintes. » En conclusion, il menace : «  J’attends donc désormais des clubs de Ligue 2 qu’ils en fassent de même et veillent scrupuleusement à ce qu’aucune banderole hostile aux horaires de programmation ne soit déployée dans leur stade.
Faute de quoi, la Commission de discipline appréciera les suites qu’il conviendra de réserver aux infractions constatées. »
 Précisons qu’un conflit oppose depuis l’an dernier les supporteurs des clubs évoluant en Ligue 2 à propos de la tenue le vendredi soir à 18h45 des matches de leurs équipes, à une heure où la plupart d’entre eux travaillent.

Grâce à la mobilisation de leurs supporteurs, souvent soutenus par des édiles, ils avaient obtenu un petit geste de la part de la Ligue en janvier, l’horaire du match étant repoussé à 20h, mais maintenu  le vendredi. En réparation, la Ligue professionnelle de football avait dû indemniser le diffuseur BeIn Sport, propriété de l’émir du Qatar, titulaire des droits de retransmission. Que la ligue préfère donner priorité à la rémunération des droits télé et continue de mépriser le supporteur qui se rend au stade, nous l’avions déjà déploré en compagnie du camarade Leroy. Mais que Frédéric Thiriez méconnaisse à ce point le droit, lui qui est pourtant avocat au conseil d’Etat, et piétine le règlement de l’instance qu’il préside, cela devient beaucoup plus préoccupant. Car comme indiqué dans l’article 520 susnommé, seules les expressions incitant à la haine ou à la violence sont prohibées dans les stades. Le droit de critiquer les décisions du président de la LFP n’est pas davantage mentionné que les attaques contre une chaîne de télévision.

Un tel règlement, d’ailleurs, serait très vite censuré par le juge administratif. Il n’est pas indifférent, d’ailleurs, que ce soit ce magistrat et non le juge judiciaire qui ait à connaître des conflits concernant les fédérations et ligues sportives. Le Conseil d’Etat, dans un arrêt de 1991 sur la descente en deuxième division du club des Girondins de Bordeaux, avait expressément expliqué que ces dernières exerçaient par délégation une mission de service public.

Il serait bon que Maître Thiriez s’en souvienne, plutôt que de se muer en ministre chargé de la police des travées et des banderoles, auprès de l’émir du Qatar.

 

 

Mourir à Marseille

marseille insecurité valls

En France, l’été est meurtrier, particulièrement à Marseille. Trois jeunes hommes sont morts de mort violente en quelques semaines. Le 9 août, un étudiant est égorgé, probablement pour un téléphone portable. Le 18 août, c’est un petit voyou qui meurt de ses blessures après une « rixe », comme on dit dans les journaux, l’opposant à d’autres petits voyous à la sortie d’une boîte de nuit. Agresseurs qui avaient d’ailleurs continué d’agresser en allant se faire soigner à l’hôpital où ils ont blessé, toujours à l’arme blanche, un infirmier des urgences. Pour finir, le lendemain, 19 août, c’est un jeune homme de 25 ans qui est abattu de plusieurs balles de 9mm dans le quartier de l’Estaque pourtant plus connu pour sa douceur de vivre ouvrière façon Marius et Jeannette que comme annexe du Chicago. Lui aussi n’était pas un « inconnu des services de police », comme on dit encore dans les journaux, puisqu’il s’agissait d’un règlement de comptes.

L’émotion est vive, bien entendu. On envoie des excellences et quelques moyens. On débattra de la nécessité du tout-répressif, du tout-préventif ou d’un mélange intelligent des deux. La droite – qui sait par infusion de la Grâce ce qu’est la sécurité, même quand elle supprimait des postes de policiers à la pelle au nom de la RGPP – attaquera la gauche pour angélisme quand bien même Valls et sa rhétorique sarkozyste font plus penser à Jules Moch qu’à Saint François d’Assise[1. Je me souviens d’un temps pas si lointain où la droite fustigeait « l’angélisme » de Jospin. Aujourd’hui, Valls critique reprend les mêmes mots pour critiquer l’inefficacité du maire UMP de Marseille. Ce dernier se dit « stupéfait » de ces procès en laxisme, dont la droite est d’habitude si friande. Bref, le scénario est écrit d’avance…].

Mais j’ai l’impression que d’autres choses, plus profondément enfouies dans ces faits divers, interrogent de manière différente qui veut s’en donner la peine.

La jeunesse des victimes, la concentration dans la même ville, et sans doute plus diffuse mais prégnante, l’impression d’absurdité de voir la mort honorer de tels  rendez-vous alors que c’est l’été radieux, que la grande bleue est là et que tout devrait inciter, au contraire, à une sorte d’utopie balnéaire. On pourra relire à ce propos les pages d’Albert Camus sur L’été à Alger dans Noces : « à Alger, pour qui est jeune et vivant, tout est refuge et prétextes à triomphes : la baie, le soleil, les jeux en rouge et blanc des terrasses vers la mer, les fleurs et les stades, les filles aux jambes fraîches. » Ce n’était pas il y a mille ans, c’est en 1950, dans une ville où la Casbah de Pépé le Moko valait bien les Quartiers Nord de Marseille.

Et puis, en plus, on se tue et on tue pour des motifs dérisoires. On dirait que la hiérarchie des sanctions mises en place par la société qui d’ailleurs refuse désormais d’appliquer la peine de mort n’a plus cours chez les délinquants et les criminels qui forment une contre-société, un double en négatif de la nôtre. Il y eut un temps où elle avait aussi, cette contre-société, des règles et des lois à elle, des gradations dans les sanctions. Il ne s’agit pas de mythifier un quelconque âge d’or de la truanderie, spécialité bien française, qui aurait eu son code de l’honneur et autre billevesées. Un maquereau, un dealer ou un braqueur même idéalisés sous les traits de Bernard Blier, Lino Ventura ou Jean Gabin dans un film de Jacques Becker restaient des maquereaux, des dealers et des braqueurs. Mais, tout de même, ils ne défouraillaient pas pour un rien.

Il faut croire que le crime qui sera toujours présent dans la plus idéale des sociétés ressemble en fait à cette société. Une société en bonne santé a un crime en bonne santé. Entendons-nous bien, un crime en bonne santé reste criminel mais ne sombre pas dans la sauvagerie dérégulée. Et une société en mauvaise santé, sans repère, dévastée par des plaies économiques de plus en plus suppurantes aura un crime en mauvaise santé qui lui renverra un reflet d’elle-même particulièrement désagréable.

Motifs dérisoires à ces crimes, disions-nous. Oui, mais il y a encore des motifs. Ce n’est déjà plus le cas aux USA qu’il ne faut jamais regarder comme un voisin dans l’espace mais comme notre futur de plus en plus immédiat. Dans la ville de Duncan, en Oklahoma (là on n’est plus chez Albert Simonin, mais chez Jim Thompson, le Céline américain), deux adolescents de 15 et 16 ans, dans une voiture conduite par un troisième de 17 ans ont tué un jogger australien de 22 ans en vacances chez sa petite amie en lui tirant dans le dos.

La déclaration du chef de la police de Duncan, après cette mort, nous promet de beaux jours qui feront paraître Marseille presque aimable : « Ils s’ennuyaient et voulaient simplement tuer quelqu’un. »

*Photo : Banlieue 13.

Merci Marion, mais ne reviens pas !

Marion Bartoli s’en est allée, elle a quitté le monde du tennis professionnel. C’est fini. Elle arrête sur un titre à Wimbledon, lieu sacré du tennis. Quoi de mieux pour tirer sa révérence ? Nothing. Aujourd’hui, Bartoli est encensée dans tous les médias, mêmes généralistes, qui ne s’intéressent à la petite balle jaune que quelques jours par an, à l’occasion de Roland-Garros, ou de victoires françaises à l’étranger. Oui, ce fut elle la star des petits écrans, l’espace de quelques jours, zappant la morosité ambiante de l’information au creux de l’été. Mais Marion, ce n’est pas que Wimbledon et ses Louboutins sur ses photos Twitter, non, c’est du travail depuis son plus jeune âge, de la sueur, des larmes (beaucoup), des railleries (trop) et un amour pour sa famille et les gens qui l’entourent.

Oui, tout ne fut pas aussi rose tout au long de ces années, Marion a été raillée, moquée, presque enterrée quand les résultats ne suivaient pas. Non, elle n’a pas le physique d’une Sharapova ou assimilée. Marion, c’est une silhouette loin des standards et un charisme quasi nul, mais c’est une fille, une vraie. À 28 ans, on la découvre. Enfin ! Fini la pression du résultat, son grand Chelem, elle l’a ! Ouf ! Merci les dieux du tennis, elle le méritait tellement. Adieu donc les raccourcis faciles sur son surpoids ou le chemin de croix pour trouver un sponsor pendant des années – Lotto, qui l’a rejoint depuis quelques mois, se frotte d’ailleurs les mains – alors qu’elle achetait ses tenues elles-mêmes, un comble pour une joueuse dans le Top 10 mondial. Adieu aussi les entraînements sans fin, adieu le circuit WTA qui ne laisse que trop peu de répit entre les saisons… Bonjour la nouvelle vie, sa nouvelle vie, qui va la rendre heureuse auprès de ses proches et de ceux que sa carrière lui a fait trop souvent quitter.

Mais un conseil Marion, surtout, ne reviens pas, ta décision, tu l’as prise avec ton coeur et ton corps qui t’ont dit stop. Pas de come-back, tu aurais trop à y perdre, d’autres avant toi s’y sont brulé les ailes. Alors bravo, et bon vent !

L’UMP obsédée par sa déringardisation

ump cope fillon

« Dans la suite des événements de 68 on voyait s’opérer une rencontre contre nature entre une droite qui, ne jurant que par la modernité internationale, s’apprêtait à bâtir le Centre Pompidou et une nouvelle gauche prompte à dénoncer le vieux discours patriotique.» Cette passion de la droite française pour la modernité américano-mondialiste, ici dépeinte par Jean Clair[1. La responsabilité de l’artiste. Les avant-gardes entre terreur et raison, 1997, Gallimard.], ne s’est guère amenuisée avec le temps. En effet, malgré un vote quasi-unanime contre le mariage homosexuel au Parlement, malgré un programme présidentiel prévoyant de réduire de moitié les flux d’immigration, l’UMP n’a de cesse de vouloir apparaître « moderne ». Partant, les références au conservatisme sont bannies du discours des hommes politiques de droite, tandis que celles à la modernité ou au Progrès abondent.

NKM, bien sûr, considère que « sa » droite n’est pas conservatrice, et laisse « le conservatisme à la gauche, qui en a à revendre ». Elle est loin d’être seule à tenir ce type de langage à l’UMP. Le gaulliste Alain Juppé, par exemple, accuse Eric Zemmour d’être « un peu conservateur » (ce à quoi l’intéressé, insensible à la pique, lui rétorque qu’il est même carrément réactionnaire). Xavier Bertrand juge que «  toute l’histoire des peuples, toute l’histoire du monde va vers le progrès », et préfère la « civilisation du progrès » à celle de la « régression ». Plus fort : François Fillon s’est mis en tête de faire du Progrès l’instrument du renouveau de la France – lequel Progrès ne s’oppose pas seulement à l’archaïsme technologique, mais également au « repli sur soi » et au « nationalisme », ce qui lui confère une dimension politique. Jean-François Copé et Laurent Wauquiez ont chacun, fin 2011, cherché à auréoler de modernité leur point de vue sur le protectionnisme européen. L’actuel président de l’UMP, dont les prises de position sont jugées si réacs par ses adversaires, trouve dérisoire « le regret du passé » et abhorre la « fausse modernité » – pour mieux réhabiliter la vraie.

Pire, le mot « conservatisme » n’est employé dans le discours UMP que dans sa définition simpliste, péjorative, synonyme de frilosité ou de sclérose. Le conservatisme en tant que référence idéologique n’est jamais mobilisé, par peur certainement de confusion avec cette définition vulgaire du terme. Mais par crainte, aussi, de prêter le flanc aux critiques morales des médias et de la gauche, du type : « conservateur = réactionnaire = vichyste/maurassien/fasciste = méchant ». De sorte que, lorsqu’il est accusé de conservatisme, de goût pour le passé, de sympathie pour l’immuable, l’homme de droite se sent obligé de se justifier, puis s’efforce de renvoyer le stigmate à son adversaire, plutôt que d’assumer ses couleurs et d’en démontrer la valeur.

Pour des hommes politiques de droite en quête désespérée d’une image djeune et cool, toute référence porteuse de relents passéistes, d’exhalaisons surannées, s’avère détestable. Les ministres de l’ère Sarkozy, dans l’espoir de paraître dans le vent, n’ont-ils pas été jusqu’à faire les zouaves pour le lipdub des jeunes UMP ? Ces derniers n’ont-ils pas récidivé en cédant à la mode du Harlem shake qui polluait les pages d’accueil facebook l’hiver dernier ? Nadine Morano n’a-t-elle pas adoubé, en 2009, des jeunes militants qui s’étaient présentés à elle avec des T-shirts frappés du minable slogan « I think, I work, I dance » ? Raffarin, en son temps, ne parlait-il pas avec gourmandise de la « positive attitude » de Lorie ? L’UMP toutefois est loin de régner en maître sur ce continent honteux.

Cette stratégie de communication, visant à revêtir toutes les idées de droite de modernité, à embaumer tous les projets conservateurs de senteurs progressistes, à donner, enfin, à l’appareil politique un air « stylé » – avec toute la hideur à laquelle ce terme renvoie dans la bouche des jeunes fans de Steve Jobs et du Petit Journal – semble périlleuse. La droite ne pourra que difficilement user des concepts de modernité et de Progrès avec autant de crédibilité et de légitimité que le PS[1. Citons « le changement c’est maintenant » de 2012, le « H for Hope » des goodies François Hollande, le « What would Jaurès do ? » ou encore le « laisse pas crier ton fils » d’une Martine Aubry s’improvisant amatrice de rap…]   – ni surpasser ce dernier dans l’art de la niaiserie jeuniste.

*Photo: Lipdub de l’UMP

Tinto Brass, le vénitien cul…te

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tinto brass la cle cinema

tinto brass la cle cinemaLa silhouette rondouillarde de Tinto Brass est aussi célèbre en Italie que les frasques de Berlusconi ou les facéties de Beppe Grillo. Lunettes noires, cigare égrillard, cheveux plaqués, le verbe haut, la main baladeuse, Tinto aime choquer les bien-pensants, la morale bourgeoise et les cul-bénits. Subversif et sensuel comme tous les vénitiens qui se respectent, il est un visage familier de la télé transalpine depuis une quarantaine d’années. Il ne rate pas une occasion de provoquer, de transgresser, d’apporter sa petite note grivoise sur les plateaux : une hygiène de vie respectable, voire salutaire, dans un pays englué dans les affaires de calotte et de parlotte.

Massimiliano Zanin lui rend hommage dans un documentaire projeté à la Mostra de Venise (du 28 août au 7 septembre) qui retrace sa carrière. Ses manières bouffonnes, cette lippe goulue, cette faconde de bonimenteur ont toujours été sa façon à lui de promouvoir un cinéma érotique original et de braver la censure. Ne vous fiez pas aux apparences, si le cinéaste filme ostensiblement les fesses (les pleines et entières ont sa préférence), les poitrines généreuses et le sexe des femmes, il n’appartient pas à la catégorie infâmante des pornocrates de bas étage. Tinto Brass est l’inventeur d’un cinéma joyeux où le désir est au centre des ébats, mais aussi d’un cinéma politique, éminemment révolutionnaire, où le machisme méditerranéen est mis à mal. C’est aussi et surtout un cinéma nostalgique : celui de l’enfance, de la montée du fascisme, de l’attrait des bordels et du secret des alcôves. Tinto Brass est déroutant à plus d’un titre. Inclassable. À la fois héritier de la comédie italienne et de la Nouvelle Vague. Populaire et érudit. D’une grande culture, il poursuit ses obsessions (le voyeurisme en fait partie) et plaque sur les bobines ses pulsions, troublant le spectateur qui s’attendait seulement à voir des filles à poil.

Avec Tinto, vous en verrez, rassurez-vous : il ne trompe pas sur la marchandise. Mais il a le don de brouiller les pistes, de vous acculer dans votre fauteuil. Vous n’êtes pas prêts d’oublier certaines scènes de « Salon Kitty » (1975) où le cinéaste mêle prostitution et espionnage dans la reconstitution historique d’une maison close berlinoise durant la Seconde guerre mondiale. Âmes sensibles s’abstenir. Tinto Brass va très loin. Peu de cinéastes ont aussi bien retranscrit à l’écran, ces années noires, son réquisitoire contre Hitler et Mussolini vaut toutes les leçons de morale. L’abjection nazie y est probante. On est loin des gentilles potacheries érotiques de Max Pécas et Philippe Clair. Diplômé en droit, Tinto Brass travailla trois ans à la fin des années 50 comme archiviste à la Cinémathèque Française qui lui a consacré une rétrospective en 2002 intitulée « Eloge de la chair ». Son séjour à Paris le marqua durablement. Ce francophile de cœur qui ose tout, Stendhal et gros tétons, Chateaubriand et touffes foisonnantes, garde un attachement à notre culture. « En France, le sexe est considéré comme un grand spectacle et on me reconnaît la qualité d’auteur » se réjouit-il. Avant de se lancer dans le cinéma cochon, Brass a été assistant réalisateur chez Rossellini, et au début des années 60, il a même dirigé Alberto Sordi, Silvana Mangano ou encore Jean-Louis Trintignant (La mia signora, Il disco volante, Col cuore in gola, etc…) dans des longs métrages salués par la critique.

Après le succès de Caligula en 1979, film à gros budget dans lequel il réussit deux exploits : renier totalement cette œuvre car son producteur y avait inséré des scènes « porno » sans son accord et dénuder « The Queen », l’actrice Helen Mirren qui y apparaissait en tenue d’Eve, Tinto s’est donné pour mission de mettre à nu de plantureuses actrices. Les sylphides peuvent passer leur chemin, elles n’intéressent pas le réalisateur. Ses faits d’armes paraissent impensables à notre époque où les actrices gèrent leur carrière comme des expertes-comptables. En 1983, il convainc Stefania Sandrelli de jouer nue dans La Clé. Stefania a tourné avec Ettore Scola, Melville, Chabrol, Bertolucci, Comencini, etc…Elle est une figure du cinéma italien pas une strip-teaseuse qui cachetonne. Elle accepte pourtant de se montrer sans artifice, corps mature, peau laiteuse, rondeurs charnelles, nous donnant rendez-vous alors avec Renoir et Rubens. Frank Finlay, acteur de théâtre britannique, nommé aux Oscars accepte de l’accompagner dans le Venise des années 40. L’Italie pudibonde la conspue, la presse dite sérieuse l’insulte, mais Stefania prouve qu’elle est une immense actrice. Tinto ne s’était pas trompé en la choisissant. La Clé ouvre la porte à un cinéma érotique italien audacieux, irrévérencieux et glandilleux à souhait. En 1985, Tinto Brass récidivera avec Serena Grandi, brune charpentée, danseuse de Mambo italiano, impudique et perverse qui exaltera une puissance érotique peu commune. Et beaucoup d’autres actrices suivront ce chemin coquin : Deborah Caprioglio dans Paprika, Claudia Koll dans All ladies do it ou l’inoubliable Anna Galiena dans Senso 45. Depuis la mort en 2004 de Russ Meyer et la disparition en fin d’année dernière de Bénazéraf, Tinto Brass est le dernier survivant d’un cinéma cul-te.

*Photo: La clé, Tinto Brass avec Stefania Sandrelli

Gandolfini, contrat rempli

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james gandolfini soprano

james gandolfini soprano

Il est toujours troublant d’être dévasté par la disparition d’un homme qu’on n’a jamais rencontré. Je me souviens parfaitement du jour où j’ai vu Les Soprano pour la première fois.  Je travaillais à Télérama à l’époque, et nous avions reçu les premiers épisodes en version non sous-titrée, un tas de cassettes VHS reliées par un élastique. Je m’y étais collé, car personne d’autre ne pipait un mot d’anglais dans la rédaction. J’avais regardé les six premiers épisodes d’une traite dans un bocal de visionnage de la rue de Naples. Un choc majeur. J’en étais ressorti sidéré par la qualité des dialogues, du casting, de la réalisation, la beauté subjuguante des images du directeur photo Alik Sakharov, et la présence animale, inquiétante et douce à la fois de l’ours Gandolfini. Personne n’avait jamais filmé le New Jersey et ses habitants avec un tel réalisme. On était chez Bruce Springsteen période Nebraska, un truc gris et triste, où chacun survit comme il peut, y compris les petites mains de Cosa Nostra et leur famille. La série était une grande claque dans la figure, une révolution dans la manière de raconter des histoires à la télévision.  Il s’agissait à l’évidence d’un chef-d’œuvre, tourné en 35mm, avec les moyens du cinéma, et la volonté de redonner toute sa noblesse au concept de série, en ignorant les grosses ficelles qui plaisent aux annonceurs et aux ménagères. David Lynch avait tenté le coup avec son formidable Twin Peaks, mais n’avait pas tenu la distance.  Les Soprano était armé pour réussir l’improbable grand chelem : plaire à la fois aux cinéphiles et au grand public.[access capability= »lire_inedits »] La série était tellement géniale et si bien documentée que même les vrais mafieux sont rapidement devenus accros, comme en ont témoigné des écoutes du FBI.

J’avais immédiatement pris le premier avion pour Los Angeles pour rencontrer David Chase, le créateur et showrunner[[1].  D’après Wikipedia, le showrunner,  ou auteur-producteur est, dans l’univers du cinéma et de la télévision, la personne responsable du travail quotidien sur une émission ou une série télévisée.] de la série. Chase est un intello italo-américain, modeste et raisonnablement dépressif (comme beaucoup de gens intéressants), un amoureux du cinéma européen, qui se sentait mal à l’aise devant ce succès improbable au royaume de l’entertainment. Il n’en revenait pas qu’on vienne de France pour le faire parler de son travail. Il n’avait qu’une crainte : celle que le buzz retombe comme un soufflé, et que la chaîne HBO (le Canal Plus américain) ne signe pas pour une saison supplémentaire. De retour à Paris, une interview-fleuve sous le bras, je réclamais le minimum : la couverture du journal. Les Soprano ne méritait rien de moins. Je me souviens, pour l’anecdote, d’un débat improbable avec la rédac’ chef, l’inénarrable Fabienne Pascaud, qui ne comprenait pas l’intérêt de gâcher des pages pour ce machin amerloque. À sa décharge, sa série préférée était Derrick, ce qui résume bien ses critères esthétiques et explique ses choix éditoriaux parfois hasardeux. Bref, adieu la « une ».

Non seulement HBO a signé pour une deuxième saison, mais la série est devenue un phénomène grandissant tout au long de ses six saisons d’existence. Et ce, uniquement pour de bonnes raisons : aucune autre série n’arrive à la cheville de cette saga addictive, drôle et cruelle, et James Gandolfini réalise quatre-vingt-six heures durant — mention spéciale aux séquences récurrentes chez sa psy — une performance d’acteur unique dans les annales du cinéma et de la télévision. Tony Soprano est gros, vulgaire, violent, inculte, mais il est aussi doux comme un agneau, proche de sa famille, et se sent coupable à chaque fois qu’il rentre à la maison après avoir baisé une pute ou exécuté un concurrent. C’est tout le talent de James Gandolfini, acteur au charisme unique, que de susciter une empathie universelle pour son personnage. Les mecs rêvent d’être Tony Soprano pour inspirer le respect et vivre une vie de gangster (cigare, sexe, alcool, pas d’horaires de bureau). Et toutes les femmes aiment Tony car c’est un bon père de famille, une bête de sexe, un ours en peluche puissant et rassurant – et en prime il gagne bien sa vie.

En faisant d’un mauvais garçon le héros d’une saga de cette ampleur, Chase et Gandolfini ont réinventé la série américaine, et singulièrement ringardisé le cinéma traditionnel. Comment raconter quoi que ce soit de nuancé et détaillé en 90 minutes quand on peut suivre des personnages pendant 86 heures ? Depuis Les Soprano, le « format série » a prouvé qu’il pouvait être au cinéma ce que le roman russe est à la brève de comptoir : une ambition supérieure. Depuis le clap de fin, les héritiers de David Chase se sont enfoncés dans la brèche avec talent : il y a plus de créativité et d’intelligence dans un épisode de Mad Men ou de Breaking Bad que dans l’immense majorité des films qui sortent en salle.

Gandolfini est mort foudroyé par une crise cardiaque en Italie. Pour les amoureux des Soprano, l’info n’est pas anecdotique. Le parrain de la mafia du New Jersey était en vacances « in the old country », comme disent les Italo-Américains, « le pays des origines », qui faisait l’objet d’un culte dans la série (et d’un épisode d’anthologie, « Commendatori », saison 2, épisode 4). C’est idiot mais cela me réchauffe un peu le cœur de savoir que Gandolfini a terminé sa vie en Italie, en mangeant ses plats favoris, les célèbres « gabagool », « scharole » et autres « canolli », dont il s’empiffrait goulûment à chaque épisode.[/access]

So long, Tony.

 

 

Quand les espagnols libéraient Paris

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Tu t’appelais Fermín, Manuel, Germán, Faustino, Luis, Daniel, Victor, Rafael,…

Tu étais « rouge », « anar », « syndicaliste », épris de liberté, généreux et désintéressé

Tu venais d’Aragon, d’Estrémadure, de Galice, d’Andalousie, des Asturies, …

Avec tes cheveux en pagaille et ton œil noir, tu avais pleuré un soir devant Saragosse

Le sang espagnol avait beaucoup coulé cette année-là

Tu avais fui ta République chérie, ton Pays aimé, ta colonne Durutti, tu avais tout perdu jusqu’à ton honneur, ton dernier éclair d’humanité

On avait confisqué ta victoire, sali ta mémoire, souillé tes espérances

Tu avais le cœur en miettes, la rage intacte et la farouche envie d’en découdre,

Tu avais vu la bête immonde au plus près, tu l’avais vue t’encercler, t’anéantir dans son dessein funeste

Dans l’infamie des camps, dans ces baraquements de fortune transpercés par le froid des Pyrénées-Orientales, tu avais souffert de ces indignes officiers français, de leurs coups et de leur haine

À Dachau, les autres avaient le même regard froid et satisfait

Pour eux, toi et les tiens n’étiez qu’une engeance à éradiquer

Puis un jour, le grand Antonio Machado est mort à Collioure, c’était un peu de ton âme qu’on arrachait

Toi, le combattant déchu, tu n’avais qu’un désir ardent, repartir au combat, mourir pour tes idées

Tu avais fini par rejoindre la France Libre, ces autres officiers avaient la même flamme que toi dans leurs yeux, vous apparteniez à cette race d’Hommes qui n’abdique jamais

En Angleterre, avant de le Débarquement, on t’avait encore regardé comme une curiosité, certains doutaient même de ta discipline, on disait que tu étais antimilitariste, c’était vrai, tu étais libre, terriblement libre

Mais, tu avais reçu en partage la confiance de Dronne et de Leclerc, ils avaient reconnu en toi, ce guerrier noble, ce chevalier qui ne recule jamais, cet Homme debout

Alors, tu as libéré Paris au son de Guadalajara, Ebro, Belchite, Guernica, Madrid,…

Jusqu’au nid d’aigle, tu as été l’honneur d’une Nation, d’un Continent

Tu pensais retrouver ton Espagne, la libérer elle aussi, mais les vainqueurs de l’Histoire en avaient décidé autrement

Blessé une seconde foi, un immense chagrin a fini par t’emporter

Bien longtemps après, personne ne connaissait tes exploits, ta droiture, ton courage, ta bonté, ta folie aussi,

On faisait comme si tu n’avais pas existé, on pillait même ta mémoire

Soldat de la Nueve, nous ne t’oublions pas, ton désespoir, ta nature tempétueuse, tes élans de générosité, nous les chérissons.

À lire sur ce sujet : La Nueve 24 août 1944 – Ces républicains espagnols qui ont libéré Paris – de Evelyn Mesquida – Le Cherche Midi

Axel le bienheureux

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axel kahn france

axel kahn france

Le généticien engagé en politique Axel Kahn a traversé la France entre le 8 mai et le 1er août. Il a rencontré les Français de l’autre côté du péage, et il se confie, encore horrifié, à Rue89. « Alors moi je trouve que les gens ne font pas d’efforts ! », « les gens ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, moi si j’étais à leur place je… », « les gens ne s’intéressent à rien », les gens sont vraiment trop cons, moi je… », « décidément les gens ne comprennent rien à rien. »
Des phrases comme celles-ci, on a l’habitude d’en entendre à tous les mariages, à toutes les réunions de famille, à tous les pots de départ ou de fin d’année ou les repas de Noël, à chaque fois, en somme, que les incidences de la vie familiale ou de la vie professionnelle nous mettent en contact avec un de ces insupportables donneurs de leçons que l’existence semble avoir doté d’un ego surdimensionné et d’une suffisance à la mesure de cette vilaine excroissance. Souvent, il s’agit d’un individu d’âge mûr s’estimant « arrivé » dans la vie par les moyens les plus nobles et les voies les plus respectables, caractéristique qui l’autorise à pontifier interminablement sur le manque de courage des jeunes d’aujourd’hui, sur le manque de lucidité de ses contemporains, sur le manque d’intelligence et d’initiative de ses pairs, bref sur tout ce qui peut lui permettre de mettre en valeur sa propre réussite et sa propre intelligence. Peu d’écrivains ont su avec autant de justesse que Henry David Thoreau, intimer le silence à ces terribles vieillards auxquels les années n’ont même pas pu enseigner les vertus de l’humilité :

« L’âge n’est pas mieux qualifié, à peine l’est-il autant, pour donner des leçons, que la jeunesse, car il n’a pas autant profité qu’il a perdu. On peut à la rigueur se demander si l’homme le plus sage a appris quelque chose de réelle valeur au cours de sa vie. Pratiquement les vieux n’ont pas de conseil important à donner aux jeunes, tant a été partiale leur propre expérience, tant leur existence a été une triste erreur, pour de particulier motifs, suivant ce qu’ils doivent croire (…). »
Bien sûr,  on dira que la sagesse des aînés est précieuse mais les années qui s’accumulent apprennent finalement que cette sagesse est toujours trop lointaine pour ne pas savoir que le silence est d’or. François Mauriac a souffleté cent moralistes en écrivant simplement que le seul défaut qu’il ne pouvait pardonner chez un homme, c’est d’être content de soi.
Axel Kahn a toutes les raisons d’être content de lui. C’est un jeune retraité « monté sur ressort », comme le décrit Rue89, qui reçoit avec simplicité les journalistes venus l’interviewer « sur ses terres familiales » en Champagne. C’est un  scientifique renommé, médecin généticien, essayiste, directeur de recherche à l’INSERM, ancien directeur de l’Institut Cochin, ancien président de l’université Paris Descartes, bref, c’est un homme comblé qui parle de politique en rigolant et en bichonnant ses juments sur ses terres de bord de Seine. Axel Kahn a toutes les raisons de faire profiter le monde de sa sagesse.
Ainsi, quand le jeune retraité dynamique s’est lassé de murmurer à l’oreille des juments sur les terres de ses ancêtres, il a pris son bâton de pèlerin pour partir à pied à la rencontre des Français, dans un périple qui l’a conduit de la frontière belge à la frontière espagnole, 2160 km précise à Rue89, le « penseur-marcheur » qui s’avère donc être le membre le plus endurant du quarteron de philosophes à la retraite constitué par lui et ses pairs : Jean-Christophe Ruffin, Jean-Paul Kauffmann et Jean Lassale.
La « longue marche » d’Axel Kahn l’a mené à la découverte des Français, un peu comme Edouard Balladur avait découvert le métro en 1993. Ce n’est pas parce que l’on est tout en haut de l’échelle qu’il ne faut pas, de temps à autre, jeter un coup d’oeil en contrebas. Des Ardennes au pays basque, Axel Kahn a donc « chaque soir rencontré ses fans, publié sur son blog, échangé sur les réseaux sociaux, et créé l’événement dans la presse locale » mais il a surtout alimenté sa réflexion sur l’état du pays en rencontrant les agriculteurs qui tiennent les chambre d’hôtes dans lesquelles il a fait halte au cours de son voyage, les commerçants, les bistrotiers, les artisans, bref, le peuple, humble, modeste et, si l’on en croit Axel Kahn, complètement arriéré.
Des gens qu’il a rencontrés au cours de son périple, Axel Kahn a retenu un certain nombre de traits qu’il condense en un portrait synthétique : « cela correspond à cette France qui considère que le monde tel qu’il va n’est que menaces, et que ça n’ira qu’en s’aggravant demain. Les valeurs auxquelles ces gens étaient attachés sont dénoncées, comme la chasse par exemple, ils sont de moins en moins maîtres de leur avenir qui se décide à Bruxelles, et pensent que leurs enfants le seront encore moins. » Des inquiets, donc, des rétrogrades et des passéistes, des perdants que l’on observe un peu comme les espèces en voie de disparition derrière les grilles des zoos, des idiots bornés qui, évidemment, votent beaucoup pour le Front National, éprouvent un sentiment de crainte vulgaire en entendant parler des émeutes de Trappes, qui critiquent l’euro et l’Europe et qui ne sont même pas fichus de se tenir au courant pour recevoir comme il se doit la sommité qui leur fait l’honneur de leur rendre visite :
Un jour, il pleuvait sur le chemin de halage du canal de la Marne au Rhin. Frigorifié, je m’arrête dans le seul bistrot de marinier. L’Union de Reims avait fait ses cinq colonnes à la une sur moi. Le tenancier m’accueille et me demande qui je suis, où je vais, et je me rends compte qu’il ne regardait de la presse locale que ce qui l’intéressait, rien du reste, alors qu’il avait un journal sous les yeux.
Eberlué, Axel Kahn, savant, généticien, chimiste, ancien directeur d’université et peut-être un jour, qui sait, directeur de cabinet (ah si seulement Martine Aubry avait été premier ministre !), découvre que tous ces reclus ne lisent pas régulièrement le journal et se préoccupent surtout de leurs soucis quotidiens, c’est tout bonnement incroyable. « Je me suis rendu compte que cette population était uniquement centrée sur sa quotidienneté. C’est une réaction un peu autistique », conclut, un peu dépité, le bon professeur Kahn. Heureusement que ces sauvages ont le bon goût de ne pas élever le ton : « ils ne vocifèrent pas, mais s’éloignent de la rationalité et de la modernité. » Qu’ils restent polis, c’est la moindre des choses.
Mais Axel Kahn n’est pas là seulement pour tracer avec subtilité le portrait psychologique de cette France de l’envers qu’il découvre avec l’émerveillement du docteur Livingstone parcourant la vallée du Zambèze en 1860. Il fait aussi œuvre de géographe, classant les régions qu’il a parcourues dans différentes catégories, « région sinistrée », « région rurale désertifiée », « région rurale en renouveau », « région proche d’un bassin d’emploi »…C’est beau comme une mission ministérielle et on attend avec impatience le manuel de géographie qui va suivre, d’autant qu’Axel Kahn livre au journaliste qui l’interroge quelques fulgurances : « A contrario, les pays qui n’ont jamais été industrialisés ont échappé à la crise industrielle. » Si son prochain brûlot, L’homme, le libéralisme et le bien commun, est du même tonneau, les émules de Ronald Reagan et les tristes séides du FMI peuvent commencer à trembler…
Heureusement pour Axel Kahn, cette traversée déprimante de la France arriérée, raciste, sinistrée et qui ne lit pas les journaux n’a pas pu entamer le moral ou les convictions de cet incorruptible qui avoue avoir su rester suffisamment insensible à tous les paysages et terroirs traversés pour puiser en lui-même la matière de sa réflexion sur l’état du pays. Voilà qui est tout à fait louable et comme le confie, admiratif, le journaliste de Rue89 : « Il y a des gens chez qui la marche bouscule les certitudes. Il n’en fait pas partie. » C’est bien. Rien donc, en 2160 kilomètres, n’a pu faire que cet humaniste moderne, cet aristocrate de la pensée, ne se départisse de la condescendance qui imprègne chacune des lignes de l’entretien accordé à Rue89. Aucune rencontre, aucune conversation ne lui auront fait quitter son Olympe, elles l’auront, comme c’est le cas chez tous ces inénarrables donneurs de leçons, conforté dans la certitude de sa supériorité.
Il est très incorrect de parler au nom de ceux qui ne vous ont rien demandé, cependant je voudrais faire ici une exception et faire savoir à M. Kahn, qui ne lira sans doute jamais ceci, qu’au nom de tous les ploucs et les bouseux qui n’ont pas la chance de songer à briguer la mairie du Ve, au nom de tous ceux qui ont occupé leur enfance de pécores à parcourir mille fois en vélo les rues désertes de leur bled merdique, au nom des pézoufs qui ne lisent pas le journal, tes convictions et ta condescendance Axel, tu peux te les rouler en cône et te les insérer là où le soleil ne brille jamais.
*Photo : Parti socialiste.

Plutôt la NSA qu’Al-Qaïda!

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snowden prism nsa

snowden prism nsaJulian Assange, fondateur de Wikileaks, a récemment jugé utile de rappeler son existence dans l’ambassade d’Équateur à Londres − réclusion destinée à lui éviter une extradition vers la Suède et, potentiellement, vers les États-Unis. Cette initiative a sans doute quelque chose à voir avec l’indignation bruyante suscitée par la divulgation d’informations secrètes sur Prism, système de collecte mondiale de données informatiques de la National Security Agency (NSA). Assange craint que le nouveau « lanceur d’alerte » planétaire, Edward Snowden, ancien employé d’un sous-traitant des services de sécurité des États-Unis, lui ravisse le statut d’ennemi n°1 de Big Brother, et la notoriété afférente. Il a raison : Snowden est un rival sérieux, dont il s’est fait le protecteur en organisant sa fuite et en le faisant savoir.

Autant on pouvait légitimement débattre des aspects positifs ou négatifs de la mise à la disposition de tout un chacun, par Wikileaks, de millions de télégrammes diplomatiques envoyés par les ambassades américaines à travers le monde, autant le scandale provoqué dans une partie de l’opinion par les révélations de Snowden nous paraît relever d’une paranoïa galopante au sein des élites « progressistes » autoproclamées.

L’État le plus puissant de la planète est, par définition, la cible de tous ceux qui contestent son hégémonie, ses valeurs, son mode de vie. Logiquement, il mobilise des moyens modernes pour se protéger d’agresseurs potentiels qui ont démontré, ces dernières années, que leurs nuisances n’étaient pas seulement verbales. Alors, où est le scandale ? Depuis un bon paquet de siècles, tous les États de la Terre s’efforcent d’acquérir les renseignements les plus précis et les plus fiables possibles sur leurs ennemis, intérieurs et extérieurs. L’espionnage n’est pas en soi un acte immoral, pour autant qu’il soit encadré par de strictes lois limitant son utilisation aux nécessités de la protection d’une collectivité ayant confié à des gouvernants démocratiquement élus la charge de sa sécurité.

Il s’agit là d’une forme de consentement des individus à une intrusion de l’État dans leur sphère privée, désagréable certes, mais hélas nécessaire à la tranquillité publique et à la protection de la vie de tous les civils innocents visés par les attentats terroristes perpétrés par les fanatiques du moment. Dans le même registre, le consentement à l’impôt explique que le citoyen d’un pays démocratique accepte le désagrément de voir l’État scruter ses revenus et son patrimoine pour en prélever une partie afin de remplir des missions d’intérêt public.[access capability= »lire_inedits »]

On peut contester le principe même de ces contraintes au nom d’une conception radicale du primat de la liberté des individus, et refuser dans la foulée d’accorder à un gouvernement, aussi démocratique soit-il les pouvoirs régaliens nécessaires pour faire respecter la loi, à commencer par le monopole de l’usage de la violence – c’est par exemple le point de vue des « libertariens », mouvance de la droite américaine dont est issu Snowden. Mais si l’on croit que l’État doit protéger les citoyens, il faut bien admettre qu’on ne riposte pas à des attentats commis par des entités non étatiques par la guerre ou par des sanctions diplomatiques.

Le programme Prism, qui orchestre la collecte d’une gigantesque masse d’informations à partir d’une surveillance des communications téléphoniques, de l’Internet et des réseaux sociaux, pour repérer l’aiguille terroriste dans la botte de foin des échanges interpersonnels, constitue-t-il une atteinte intolérable aux libertés publiques ? Cela  serait le cas si la mission qui lui est assignée par le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA), la loi qui encadre l’espionnage de personnes à l’étranger et la recherche d’informations relatives au terrorisme et au trafic d’armes, était, par exemple, détournée vers l’espionnage économique ou la déstabilisation de personnalités politiques, nationales ou étrangères, déplaisant au gouvernement en place. Parmi les cas révélés par Snowden au Guardian, le seul pouvant entrer dans cette catégorie ne concerne pas la NSA, mais son équivalent britannique, le CGHQ, dont les agents ont espionné les communications des délégations présentes lors de deux sommets du G20, en 2009 à Londres. Cela n’est pas très fair play !

La multiplication des attentats-suicides commis par des membres d’entités terroristes non étatiques exige une riposte appropriée, excluant l’arme diplomatique ou le conflit armé conventionnel. Les opposants à Prism brandissent deux séries d’arguments.

Selon eux, Prism est inefficace puisqu’il n’a pas, par exemple, empêché l’attentat de Boston commis par les frères Tsarnaev, deux « loups solitaires » d’origine tchétchène convertis à l’islamisme radical. Il est vrai que les services de renseignement peuvent difficilement présenter un bilan des attentats évités par la surveillance technologique. Quelques cas de terroristes arrêtés avant d’avoir pu agir, comme en Belgique en 2008, ne suffisent pas à convaincre les détracteurs de ces méthodes.

L’objectif de la sécurité absolue est par nature inatteignable, sauf à placer un flic au domicile de chaque individu – encore faut-il être sûr que le flic en question ne se laisse pas tenter par le djihadisme… En revanche, le recours à des moyens sophistiqués réduit considérablement les risques, permettant ainsi d’atteindre un niveau relatif de sécurité. Tout d’abord, ces technologies ont une vertu dissuasive, car elles compliquent la vie des aspirants-terroristes, les obligeant à déployer plus d’énergie et d’astuce, et à imaginer des contre-mesures. On a observé le même phénomène avec les caméras de surveillance, vilipendées comme « liberticides » par les bonnes âmes progressistes. Elles n’ont pas supprimé les vols à la tire et les agressions dans l’espace public, mais elles ont rendu ces délits plus compliqués à commettre pour ceux dont ce n’est pas le métier principal.

De même, les contrôles draconiens effectués sur les passagers aériens depuis le 11 septembre 2001 ont rendu quasi impossibles les détournements d’avion. On pourra remarquer, à ce sujet, que le refus du  « profilage », qui permettrait d’éviter aux groupes de retraités de Conflans-Sainte-Honorine à destination de Majorque de se voir appliquer le même traitement sécuritaire que l’étudiant yéménite en partance pour Islamabad, témoigne  du souci de nos démocraties de ne pas « stigmatiser » collectivement les musulmans.

C’est à ce stade qu’intervient la seconde série d’arguments des détracteurs de Prism : le prix de ces méthodes, en termes d’entorses aux valeurs démocratiques, est bien trop lourd au regard des résultats obtenus. Ce serait même, à les entendre, la vraie victoire des terroristes : incapables de vaincre leurs ennemis par la force, ils y parviendraient en les obligeant à renier leurs principes et en transformant leurs dirigeants en tyrans. Les ennemis du peuple ne seraient pas Ben Laden et ses émules, mais George W. Bush hier, Barack Obama aujourd’hui. C’est ainsi que, par un tour de passe-passe rhétorique, la conséquence devient une cause et la victime de l’agression, le coupable désigné.

Qu’ai-je à craindre de gouvernants qui disposent maintenant d’informations d’une précision stupéfiante sur mes amis, mes petites manies de vieillard et mes habitudes de consommateur de produits culinaires, culturels et récréatifs ? Pour l’instant, hormis la pensée fugitive et désagréable qu’un être invisible est peut-être en train de lire par dessus mon épaule pendant que je rédige cet article, rien ne vient me prouver que Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, Bernard Bajolet, directeur de la DGSE, ou le général Alexander, chef de la NSA, sont plus nuisibles à ma liberté et à ma sécurité que les humanistes d’AQMI ou les émules de Mohamed Merah.

L’entreprise de délégitimation éthique des moyens employés par les démocraties occidentales pour assurer la sécurité de leurs citoyens est loin d’être nouvelle : j’ai souvenir qu’au moment de la guerre de Corée, en 1950-1953, la propagande soviétique accusait les États-Unis et leurs alliés d’utiliser des armes chimiques et bactériologiques.  C’était une pure invention, qui fut relayée sans états d’âme par les communistes occidentaux et leurs « compagnons de route ». Cette calomnie a même provoqué, le 28 mai 1952 à Paris, une manifestation d’une extrême violence (un mort et plusieurs dizaines de blessés), organisée par le PCF contre la visite à Paris du général américain Matthew Ridgway, surnommé « Ridgway-la-peste » pour cette  raison.

Les plus exaltés des admirateurs d’Edward Snowden ont même comparé la NSA à la Stasi, la police secrète est-allemande de sinistre mémoire. Il se trouve que la Stasi, je l’ai bien connue, ou plutôt c’est elle qui me connaissait trop bien lorsque j’enquêtais sur les dissidents de la  RDA. Elle ne disposait pas des moyens sophistiqués de surveillance des individus des grandes puissances d’aujourd’hui. Mais elle était parvenue à un résultat remarquable : maintenir au pouvoir des tyrans honnis par le peuple en transformant une partie non négligeable de ce peuple en mouchards consentants ou contraints. Alors, chers amis de la NSA, continuez de fouiner dans mon ordinateur si c’est pour mon bien, mais, de grâce, n’y mettez pas le souk, j’ai déjà beaucoup de mal à retrouver mes petites affaires ![/access]

 

Le RSA Jeune, une mesure contre l’emploi

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Dans la torpeur de l’été, Matignon a annoncé un nouveau dispositif redistributif et ciblé : le RSA « jeune » ou, pour reprendre la terminologie officielle, la «garantie jeune ».

En clair, 100 000 jeunes « précaires » (entendre par précaire : moins de 25 ans et sans emploi depuis deux ans) recevront l’équivalent d’un RSA, sous réserve de la « signature d’un contrat d’engagements réciproques avec une mission locale et un accompagnement pour s’insérer dans la vie professionnelle ». Défense de rire !

Cette mesure « généreuse » met spectaculairement en lumière virage idéologique à 180 degrés opéré par la gauche modernisée.

À l’origine, le socialisme glorifiait le travail et le travailleur, méprisant les oisifs et les rentiers. Confrontée à son impossibilité d’agir sur le niveau du chômage, la gauche a choisi de l’aménager en fonction de ses intérêts immédiats: puisque toutes les solutions ont échoué, alors finançons l’oisiveté !

Les petits boulots ne sont certes pas une panacée ou un idéal de vie. Mal payés, mal considérés, souvent pénibles, ils trouveront encore moins de candidats. Pourquoi aller se faire suer dans la cambuse du McDo quand le RSA jeune est là ?

Pourtant, depuis des générations, y compris durant les Trente glorieuses, les plus jeunes ont fait leur entrée dans la vie en étant les plus exploités. Oui, pour s’intégrer au monde salarié, il faut apprendre à travailler en équipe, à respecter des horaires, à faire des compromis avec une hiérarchie. Avec en point de mire, pour les plus volontaires ou les plus visionnaires, la perspective de dépasser sa propre condition pour gravir des échelons.

Eh bien non, se schéma sans doute ringard n’intéresse pas le gouvernement. Après tout, un jeune subventionné votera plus correctement qu’un jeune entrepreneur ou un jeune travailleur, ces derniers acceptant moins facilement d’être sans cesse ponctionnés d’impôts toujours plus massifs. De quoi faire monter l’exaspération de ceux qui ont le sentiment de se lever tôt pour financer ceux qui se lèvent tard.

 

 

Drôle de démocratie à la Ligue de football

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football thiriez qatar

football thiriez qatar

En 1999, des joueurs de football serbes du championnat de France, afin de protester contre les bombardements de l’OTAN dans leur pays, portaient sous leur maillot un tee-shirt siglé « NO BOMB ». Lorsqu’il leur arrivait de marquer un but, ils se précipitaient alors vers une caméra pour montrer ce slogan et exprimer ainsi leur opposition à l’opération otanienne, à laquelle la France participait. Les autorités du football, en accord avec l’Etat, n’ont pas toléré longtemps ce genre de manifestation politique. La menace s’est précisée : ceux qui se prêteraient à de telles pratiques seraient immédiatement sanctionnés d’un avertissement.

Depuis, la jurisprudence « NO BOMB » reste en vigueur dans les championnats professionnels de football. Des joueurs, elle s’est ensuite étendue aux tribunes. Après quelques déploiements de banderoles de mauvais goût, comme celles des supporteurs parisiens accueillant un club du Nord (« Pédophiles, chômeurs, consanguins, bienvenue chez les Ch’tis »), les clubs ont très vite été encouragés à faire la police dans les travées, allant même au-delà des mesures prévues par le règlement de la Ligue (article 520[1. Toute expression orale, visuelle pouvant provoquer haine ou violence à l’égard de toute personne ou groupe de personnes est prohibée. L’introduction et la détention dans l’enceinte du stade de tous les objets qui pourraient y concourir sont placées sous la responsabilité du club visité.]). Dans un article du Huffington post, le directeur de communication du club de Troyes explique : « Les choses n’ont guère évolué. Il y a peut-être plus de dialogue entre clubs de supporteurs et dirigeants de clubs, mais on voit toujours des banderoles limites dans les stades. Quitte à exercer une forme de censure, les clubs préfèrent désormais contrôler les banderoles avant de les laisser passer en tribunes. C’est mieux que d’avoir à sanctionner quand il est trop tard. »

Le 6 août dernier, le président de la Ligue professionnelle de football Frédéric Thiriez est allé encore plus loin. Dans une lettre adressée aux présidents de clubs, que notre confrère So Foot s’est procurée, il s’est plaint du fait que « des banderoles de revendication émanant du collectif SOS Ligue 2 ont été déployées et ce, dans la plupart des stades. Des slogans hostiles à beIN Sport ont été également relevés dans de nombreuses enceintes. » En conclusion, il menace : «  J’attends donc désormais des clubs de Ligue 2 qu’ils en fassent de même et veillent scrupuleusement à ce qu’aucune banderole hostile aux horaires de programmation ne soit déployée dans leur stade.
Faute de quoi, la Commission de discipline appréciera les suites qu’il conviendra de réserver aux infractions constatées. »
 Précisons qu’un conflit oppose depuis l’an dernier les supporteurs des clubs évoluant en Ligue 2 à propos de la tenue le vendredi soir à 18h45 des matches de leurs équipes, à une heure où la plupart d’entre eux travaillent.

Grâce à la mobilisation de leurs supporteurs, souvent soutenus par des édiles, ils avaient obtenu un petit geste de la part de la Ligue en janvier, l’horaire du match étant repoussé à 20h, mais maintenu  le vendredi. En réparation, la Ligue professionnelle de football avait dû indemniser le diffuseur BeIn Sport, propriété de l’émir du Qatar, titulaire des droits de retransmission. Que la ligue préfère donner priorité à la rémunération des droits télé et continue de mépriser le supporteur qui se rend au stade, nous l’avions déjà déploré en compagnie du camarade Leroy. Mais que Frédéric Thiriez méconnaisse à ce point le droit, lui qui est pourtant avocat au conseil d’Etat, et piétine le règlement de l’instance qu’il préside, cela devient beaucoup plus préoccupant. Car comme indiqué dans l’article 520 susnommé, seules les expressions incitant à la haine ou à la violence sont prohibées dans les stades. Le droit de critiquer les décisions du président de la LFP n’est pas davantage mentionné que les attaques contre une chaîne de télévision.

Un tel règlement, d’ailleurs, serait très vite censuré par le juge administratif. Il n’est pas indifférent, d’ailleurs, que ce soit ce magistrat et non le juge judiciaire qui ait à connaître des conflits concernant les fédérations et ligues sportives. Le Conseil d’Etat, dans un arrêt de 1991 sur la descente en deuxième division du club des Girondins de Bordeaux, avait expressément expliqué que ces dernières exerçaient par délégation une mission de service public.

Il serait bon que Maître Thiriez s’en souvienne, plutôt que de se muer en ministre chargé de la police des travées et des banderoles, auprès de l’émir du Qatar.

 

 

Mourir à Marseille

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marseille insecurité valls

marseille insecurité valls

En France, l’été est meurtrier, particulièrement à Marseille. Trois jeunes hommes sont morts de mort violente en quelques semaines. Le 9 août, un étudiant est égorgé, probablement pour un téléphone portable. Le 18 août, c’est un petit voyou qui meurt de ses blessures après une « rixe », comme on dit dans les journaux, l’opposant à d’autres petits voyous à la sortie d’une boîte de nuit. Agresseurs qui avaient d’ailleurs continué d’agresser en allant se faire soigner à l’hôpital où ils ont blessé, toujours à l’arme blanche, un infirmier des urgences. Pour finir, le lendemain, 19 août, c’est un jeune homme de 25 ans qui est abattu de plusieurs balles de 9mm dans le quartier de l’Estaque pourtant plus connu pour sa douceur de vivre ouvrière façon Marius et Jeannette que comme annexe du Chicago. Lui aussi n’était pas un « inconnu des services de police », comme on dit encore dans les journaux, puisqu’il s’agissait d’un règlement de comptes.

L’émotion est vive, bien entendu. On envoie des excellences et quelques moyens. On débattra de la nécessité du tout-répressif, du tout-préventif ou d’un mélange intelligent des deux. La droite – qui sait par infusion de la Grâce ce qu’est la sécurité, même quand elle supprimait des postes de policiers à la pelle au nom de la RGPP – attaquera la gauche pour angélisme quand bien même Valls et sa rhétorique sarkozyste font plus penser à Jules Moch qu’à Saint François d’Assise[1. Je me souviens d’un temps pas si lointain où la droite fustigeait « l’angélisme » de Jospin. Aujourd’hui, Valls critique reprend les mêmes mots pour critiquer l’inefficacité du maire UMP de Marseille. Ce dernier se dit « stupéfait » de ces procès en laxisme, dont la droite est d’habitude si friande. Bref, le scénario est écrit d’avance…].

Mais j’ai l’impression que d’autres choses, plus profondément enfouies dans ces faits divers, interrogent de manière différente qui veut s’en donner la peine.

La jeunesse des victimes, la concentration dans la même ville, et sans doute plus diffuse mais prégnante, l’impression d’absurdité de voir la mort honorer de tels  rendez-vous alors que c’est l’été radieux, que la grande bleue est là et que tout devrait inciter, au contraire, à une sorte d’utopie balnéaire. On pourra relire à ce propos les pages d’Albert Camus sur L’été à Alger dans Noces : « à Alger, pour qui est jeune et vivant, tout est refuge et prétextes à triomphes : la baie, le soleil, les jeux en rouge et blanc des terrasses vers la mer, les fleurs et les stades, les filles aux jambes fraîches. » Ce n’était pas il y a mille ans, c’est en 1950, dans une ville où la Casbah de Pépé le Moko valait bien les Quartiers Nord de Marseille.

Et puis, en plus, on se tue et on tue pour des motifs dérisoires. On dirait que la hiérarchie des sanctions mises en place par la société qui d’ailleurs refuse désormais d’appliquer la peine de mort n’a plus cours chez les délinquants et les criminels qui forment une contre-société, un double en négatif de la nôtre. Il y eut un temps où elle avait aussi, cette contre-société, des règles et des lois à elle, des gradations dans les sanctions. Il ne s’agit pas de mythifier un quelconque âge d’or de la truanderie, spécialité bien française, qui aurait eu son code de l’honneur et autre billevesées. Un maquereau, un dealer ou un braqueur même idéalisés sous les traits de Bernard Blier, Lino Ventura ou Jean Gabin dans un film de Jacques Becker restaient des maquereaux, des dealers et des braqueurs. Mais, tout de même, ils ne défouraillaient pas pour un rien.

Il faut croire que le crime qui sera toujours présent dans la plus idéale des sociétés ressemble en fait à cette société. Une société en bonne santé a un crime en bonne santé. Entendons-nous bien, un crime en bonne santé reste criminel mais ne sombre pas dans la sauvagerie dérégulée. Et une société en mauvaise santé, sans repère, dévastée par des plaies économiques de plus en plus suppurantes aura un crime en mauvaise santé qui lui renverra un reflet d’elle-même particulièrement désagréable.

Motifs dérisoires à ces crimes, disions-nous. Oui, mais il y a encore des motifs. Ce n’est déjà plus le cas aux USA qu’il ne faut jamais regarder comme un voisin dans l’espace mais comme notre futur de plus en plus immédiat. Dans la ville de Duncan, en Oklahoma (là on n’est plus chez Albert Simonin, mais chez Jim Thompson, le Céline américain), deux adolescents de 15 et 16 ans, dans une voiture conduite par un troisième de 17 ans ont tué un jogger australien de 22 ans en vacances chez sa petite amie en lui tirant dans le dos.

La déclaration du chef de la police de Duncan, après cette mort, nous promet de beaux jours qui feront paraître Marseille presque aimable : « Ils s’ennuyaient et voulaient simplement tuer quelqu’un. »

*Photo : Banlieue 13.

Merci Marion, mais ne reviens pas !

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Marion Bartoli s’en est allée, elle a quitté le monde du tennis professionnel. C’est fini. Elle arrête sur un titre à Wimbledon, lieu sacré du tennis. Quoi de mieux pour tirer sa révérence ? Nothing. Aujourd’hui, Bartoli est encensée dans tous les médias, mêmes généralistes, qui ne s’intéressent à la petite balle jaune que quelques jours par an, à l’occasion de Roland-Garros, ou de victoires françaises à l’étranger. Oui, ce fut elle la star des petits écrans, l’espace de quelques jours, zappant la morosité ambiante de l’information au creux de l’été. Mais Marion, ce n’est pas que Wimbledon et ses Louboutins sur ses photos Twitter, non, c’est du travail depuis son plus jeune âge, de la sueur, des larmes (beaucoup), des railleries (trop) et un amour pour sa famille et les gens qui l’entourent.

Oui, tout ne fut pas aussi rose tout au long de ces années, Marion a été raillée, moquée, presque enterrée quand les résultats ne suivaient pas. Non, elle n’a pas le physique d’une Sharapova ou assimilée. Marion, c’est une silhouette loin des standards et un charisme quasi nul, mais c’est une fille, une vraie. À 28 ans, on la découvre. Enfin ! Fini la pression du résultat, son grand Chelem, elle l’a ! Ouf ! Merci les dieux du tennis, elle le méritait tellement. Adieu donc les raccourcis faciles sur son surpoids ou le chemin de croix pour trouver un sponsor pendant des années – Lotto, qui l’a rejoint depuis quelques mois, se frotte d’ailleurs les mains – alors qu’elle achetait ses tenues elles-mêmes, un comble pour une joueuse dans le Top 10 mondial. Adieu aussi les entraînements sans fin, adieu le circuit WTA qui ne laisse que trop peu de répit entre les saisons… Bonjour la nouvelle vie, sa nouvelle vie, qui va la rendre heureuse auprès de ses proches et de ceux que sa carrière lui a fait trop souvent quitter.

Mais un conseil Marion, surtout, ne reviens pas, ta décision, tu l’as prise avec ton coeur et ton corps qui t’ont dit stop. Pas de come-back, tu aurais trop à y perdre, d’autres avant toi s’y sont brulé les ailes. Alors bravo, et bon vent !

L’UMP obsédée par sa déringardisation

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ump cope fillon

ump cope fillon

« Dans la suite des événements de 68 on voyait s’opérer une rencontre contre nature entre une droite qui, ne jurant que par la modernité internationale, s’apprêtait à bâtir le Centre Pompidou et une nouvelle gauche prompte à dénoncer le vieux discours patriotique.» Cette passion de la droite française pour la modernité américano-mondialiste, ici dépeinte par Jean Clair[1. La responsabilité de l’artiste. Les avant-gardes entre terreur et raison, 1997, Gallimard.], ne s’est guère amenuisée avec le temps. En effet, malgré un vote quasi-unanime contre le mariage homosexuel au Parlement, malgré un programme présidentiel prévoyant de réduire de moitié les flux d’immigration, l’UMP n’a de cesse de vouloir apparaître « moderne ». Partant, les références au conservatisme sont bannies du discours des hommes politiques de droite, tandis que celles à la modernité ou au Progrès abondent.

NKM, bien sûr, considère que « sa » droite n’est pas conservatrice, et laisse « le conservatisme à la gauche, qui en a à revendre ». Elle est loin d’être seule à tenir ce type de langage à l’UMP. Le gaulliste Alain Juppé, par exemple, accuse Eric Zemmour d’être « un peu conservateur » (ce à quoi l’intéressé, insensible à la pique, lui rétorque qu’il est même carrément réactionnaire). Xavier Bertrand juge que «  toute l’histoire des peuples, toute l’histoire du monde va vers le progrès », et préfère la « civilisation du progrès » à celle de la « régression ». Plus fort : François Fillon s’est mis en tête de faire du Progrès l’instrument du renouveau de la France – lequel Progrès ne s’oppose pas seulement à l’archaïsme technologique, mais également au « repli sur soi » et au « nationalisme », ce qui lui confère une dimension politique. Jean-François Copé et Laurent Wauquiez ont chacun, fin 2011, cherché à auréoler de modernité leur point de vue sur le protectionnisme européen. L’actuel président de l’UMP, dont les prises de position sont jugées si réacs par ses adversaires, trouve dérisoire « le regret du passé » et abhorre la « fausse modernité » – pour mieux réhabiliter la vraie.

Pire, le mot « conservatisme » n’est employé dans le discours UMP que dans sa définition simpliste, péjorative, synonyme de frilosité ou de sclérose. Le conservatisme en tant que référence idéologique n’est jamais mobilisé, par peur certainement de confusion avec cette définition vulgaire du terme. Mais par crainte, aussi, de prêter le flanc aux critiques morales des médias et de la gauche, du type : « conservateur = réactionnaire = vichyste/maurassien/fasciste = méchant ». De sorte que, lorsqu’il est accusé de conservatisme, de goût pour le passé, de sympathie pour l’immuable, l’homme de droite se sent obligé de se justifier, puis s’efforce de renvoyer le stigmate à son adversaire, plutôt que d’assumer ses couleurs et d’en démontrer la valeur.

Pour des hommes politiques de droite en quête désespérée d’une image djeune et cool, toute référence porteuse de relents passéistes, d’exhalaisons surannées, s’avère détestable. Les ministres de l’ère Sarkozy, dans l’espoir de paraître dans le vent, n’ont-ils pas été jusqu’à faire les zouaves pour le lipdub des jeunes UMP ? Ces derniers n’ont-ils pas récidivé en cédant à la mode du Harlem shake qui polluait les pages d’accueil facebook l’hiver dernier ? Nadine Morano n’a-t-elle pas adoubé, en 2009, des jeunes militants qui s’étaient présentés à elle avec des T-shirts frappés du minable slogan « I think, I work, I dance » ? Raffarin, en son temps, ne parlait-il pas avec gourmandise de la « positive attitude » de Lorie ? L’UMP toutefois est loin de régner en maître sur ce continent honteux.

Cette stratégie de communication, visant à revêtir toutes les idées de droite de modernité, à embaumer tous les projets conservateurs de senteurs progressistes, à donner, enfin, à l’appareil politique un air « stylé » – avec toute la hideur à laquelle ce terme renvoie dans la bouche des jeunes fans de Steve Jobs et du Petit Journal – semble périlleuse. La droite ne pourra que difficilement user des concepts de modernité et de Progrès avec autant de crédibilité et de légitimité que le PS[1. Citons « le changement c’est maintenant » de 2012, le « H for Hope » des goodies François Hollande, le « What would Jaurès do ? » ou encore le « laisse pas crier ton fils » d’une Martine Aubry s’improvisant amatrice de rap…]   – ni surpasser ce dernier dans l’art de la niaiserie jeuniste.

*Photo: Lipdub de l’UMP