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Juppé/ Sarkozy : l’édredon et le jeu de quilles

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J’ai souvent exprimé ici mon allergie à Sarkozy et j’ai encouragé son élimination en 2012. Mais j’avoue que face à la situation qui se dessine pour 2017, je suis assez perplexe.

– premier constat : la gauche est dans les choux. La probabilité que le candidat socialiste, quel qu’il soit, se qualifie pour le second tour est infime.

– deuxième constat : Le Pen est très haut dans les sondages et elle sera très probablement qualifiée pour le second tour  et très probablement en tête au premier.

– troisième constat : le candidat de la droite a de très fortes chances de l’emporter au second tour face à Marine Le Pen. Vraisemblablement par 55 à 60 % contre 45 à 40 %.

– quatrième constat : La primaire au sein de l’UMP et de la droite élargie désignera comme candidat de la droite celui qui sera très certainement le futur président de la République.

– cinquième constat : Fillon est dans les choux. Indépendamment de ses déboires récents, il n’a jamais réussi à s’imposer. C’est un velléitaire qui voulait conquérir Paris mais qui n’a pas tenté sa chance, qui voulait prendre le parti mais qui a finalement renoncé, qui avait des convictions sociales mais qui les a abandonnées pour un programme thatchérien.

Donc le futur président de la République sera soit Alain Juppé, soit Nicolas Sarkozy. Qu’en attendre ? Qu’en espérer ? Laissons de côté les hypothèques judiciaires qui frappent Sarkozy : certaines sont bénignes, d’autres sont plus graves mais incertaines. Si Sarkozy est rattrapé par les affaires, Alain Juppé deviendra président (c’est d’ailleurs son pari, parce qu’à l’applaudimètre, il ne part pas gagnant). Mais prenons l’hypothèse où Sarkozy se débarrasse de ses affaires, voire en tire parti en se posant en victime. Alors Juppé ou Sarkozy ?

Sur le plan de la personne et de ce qu’elle incarne : Alain Juppé est une tête bien pleine et bien faite : Il est à la fois le représentant de la technocratie française (ENA) et du pouvoir intellectuel (Normale-Sup). Il a une élégance et une prestance naturelles. Il s’exprime avec distinction et représente une France respectable dans les instances internationales.

Nicolas Sarkozy est relativement inculte pour sa part. Ses études de droit n’ont pas été brillantes. Il n’a pas de prestance et s’exprime parfois vulgairement et souvent avec un syntaxe approximative. Son comportement, ses tee-shirts NYPD, ses Ray-bans et ses loffers à pampille nous font souvent rire, parfois honte.

Sur le plan de la politique intérieure : Alain Juppé se positionne sur un projet plus centriste, moins identitaire et sécuritaire que Nicolas Sarkozy. Mais dans les faits, on sait aujourd’hui que Sarkozy, même s’il est fort en gueule, ne pratique pas une politique très différente de celle que prône Juppé, ni même Hollande d’ailleurs : le nombre d’immigrés entrant en France et les conditions d’accueil qui leur sont faites sont les mêmes sous Sarkozy, sous Hollande et ce qu’ils seraient probablement sous Juppé.

Sur le plan international : Juppé a amorcé sous Balladur et Chirac et parachevé sous Sarkozy la réintégration de la France dans les organes de commandement de l’Otan. Tous deux ont soutenu une plus forte intégration de nos armées désormais totalement otanisées. Tous deux ont considérablement réduit le format de nos armées. La France sous Juppé et sous Sarkozy serait certainement un allié sérieux, souvent complaisant à l’égard des USA, manifestant parfois une certaine indépendance (Sarkozy s’étant montré assez proche de Poutine). On peut prédire que Juppé comme Sarkozy seront à égalité moins atlantistes toutefois que Hollande, mais quand même assez éloignés l’un et l’autre d’une vision de la France à l’avant-garde des remises en cause de l’ordre (ou du désordre) établi par les USA.

Sur le plan économique et européen : Sur le papier, aucun deux candidats ne remet en cause la doxa de la politique de l’offre, l’adhésion à la politique déflationniste imposée par l’Euroland. Les deux candidats sont fidèles à l’Euro.

À ce stade, il est donc difficile de départager les deux candidats. Sur le papier, leurs politiques seront très peu différentes de celle de François Hollande. Après l’éteignoir de toute ambition nationale et de renouveau incarné par Hollande, il faut s’attendre à une France qui se planque au chaud et qui s’ankylose mollement avec Juppé comme avec Sarkozy.

Pourtant, les deux choix ne sont pas les mêmes.  Rien d’exaltant dans cette alternative. Nous venons de vivre une séquence de douze ans de recul pilotés par la droite et par la gauche. Avec Juppé nous sommes certains à 100% d’en reprendre pour 5 ans, rien ne bougera, rien ne se passera, sinon un lent déclin ponctué de quelques crises.

Avec Sarkozy, nous en sommes quasi-certains aussi, mais à 90% seulement. Pourquoi ? Parce que manifestement Sarkozy, au contraire de Juppé, n’est pas totalement raisonnable. Sa relative imprévisibilité, sa démagogie, son absence de convictions, peuvent le faire sortir du cadre qu’on imagine. Par le haut ou par le bas :

– par le haut : confronté à des événements majeurs, prenant soudainement conscience des contradictions de la politique qu’il prône depuis plusieurs années, il a suffisamment de folie pour renverser la table et engager une politique de remise en cause de l’euro et de sursaut national. C’est peu probable (10%), mais c’est possible.

– par le bas : confronté à une situation sans cesse aggravée et à un président (Sarkozy) toujours plus contesté, la rue s’agite fortement. Sarkozy se braque et entraîne la France dans un chaos révolutionnaire. Il peut en sortir du très mauvais, mais aussi du bon : la remise à plat de ce que la France veut être dans le monde nouveau. S’engage alors un renouveau complet de notre personnel politique.

Dans la situation politique inédite à laquelle nous sommes confrontés, il est donc quasi certain qu’avec Alain Juppé, la France prolonge encore cinq ans l’expérience du hollandisme mou par la politique de l’édredon (on se planque au chaud et on s’endort mollement). Avec Sarkozy au pouvoir, les choses sont un peu moins sûres. Mais un peu seulement. Sarkozy peut, par calcul ou par maladresse, se comporter comme un chien dans un jeu de quilles et renverser l’ordre établi. Il en est capable. Juppé, lui, est trop bien élevé pour cela.

*Photo : Thibaut Moritz-Pool/SIPA. 00698534_000004.

Hommage au général Pierre Guillain de Bénouville

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pierre de benouville

« Le bien le plus précieux de l’homme n’est pas la vie, c’est  l’honneur. »
Pierre Guillain de Bénouville

Le 5 novembre dernier était célébré, à la Grande Chancellerie de la Légion d’honneur, le centenaire de la naissance du général Pierre Guillain de Bénouville. Réunissant de nombreuses personnalités du monde politique et journalistique, cette exposition commémorative, conjoitement organisée par Laurent Dassault et par la Société Baudelaire présidée par Isée Saint-John Knowles en collaboration avec l’avocat-historien Charles Benfredj, évoque la vie d’un héros baudelairien qui vécut à l’écart des sentiers battus.

Né le 8 août 1914 à Amsterdam, Pierre Guillain de Bénouville passe sa scolarité chez les Jésuites à Angoulême. Il fait alors la connaissance d’un élève de l’école libre, son cadet de deux ans, François Mitterrand, avec qui il servira la messe. Pendant les années trente, Bénouville s’installe à Paris pour y étudier les Lettres. C’est alors qu’il projette dans sa vie les pensées et les rêves de Baudelaire auxquels il restera indéfectiblement attaché : en 1936, âgé de 22 ans, il écrit son premier ouvrage, Baudelaire, le trop chrétien. Il part également, pendant l’été 1936, combattre en Espagne dans les rangs carlistes avec son ami Michel de Camaret.

A la même époque, il vit ses premiers affrontements entre communistes et camelots du roi. Royaliste, Bénouville, qui exècre la IIIème République, se tient aux côtés de ces derniers. La montée du nazisme le heurte alors profondément. La philosophie qui sous-tend l’Allemagne hitlérienne le conduit à rédiger un ouvrage fort, Le Réveil du paganisme. Les Accords de Munich qu’il critique avec virulence l’amènent à rompre, dès 1938, avec l’Action française.

Mobilisé en 1939 après d’héroïques combats en Alsace, puis dans les Vosges, il est fait prisonnier mais parvient à s’évader. Repris, il s’évade à nouveau et gagne la zone sud où il s’embarque pour l’Algérie afin de rejoindre Londres. Dès son arrivée en février 1941, il est arrêté à Alger. Libéré le 1er avril de la même année, il est arrêté une nouvelle fois et transféré à la prison maritime de Toulon. En dépit des conditions abjectes de détention, il rédige un nouvel ouvrage : Saint Louis ou le Printemps de la France. Acquitté par le Tribunal militaire en août 1941, il renonce à son projet de gagner Londres et rejoint la Résistance, d’abord à Radio Patrie (rattachée au S.O.E britannique). Il fait alors une rencontre décisive, celle d’Henri Frenay, fondateur et chef du mouvement Combat, dont il devient le conseiller pour les affaires militaires, et un adjoint fidèle.

Dès 1942, Bénouville perçoit les manœuvres de ceux qui souhaitent ressusciter le régime des partis à la fin de la guerre. Il confira plus tard à Alain Griotteray : « Le Conseil national de la résistance fondé par Jean Moulin était une invention politique à laquelle nous n’avons donné notre accord que du bout des lèvres. De Gaulle en avait besoin pour justifier son action devant les Américains. Quant à l’Assemblée provisoire d’Alger, qui a permis la réhabilitation des partis, là encore à cause des Américains, c’était une farce. »[1. Alain Griotteray, 1940 : la droite était au rendez-vous. Qui furent les premiers résistants ?, Editions Robert Laffont, 1985.]

Sous la direction d’Henri Frenay (le Patron), Pierre Guillain de Bénouville et Claude Bourdet (Lorrain) dirigent « Combat », le plus important Mouvement de Zone Sud, fondateur des Groupes Francs, de la Résistance Fer, du « noyautage des administrations publiques », mais également de l’Armée Secrète. Inventeur du sigle MUR (Mouvements Unis de Résistance) en 1943, Bénouville fait partie de son Comité Directeur. Avec Philippe Monod, également membre de Combat, il établit et approfondit en Suisse les contacts avec les Services spéciaux américains dirigés par Allen Dulles et Max Shoop. Il franchira la frontière clandestinement plus de cinquante fois !

En avril 1944, il traverse l’Espagne puis rejoint Alger où il est reçu par le général de Gaulle dont il deviendra un fidèle. Il s’engage dans l’Armée d’Afrique commandée par le futur maréchal Juin et combat dans ses rangs de mai à juin 1944. Ayant à nouveau rejoint la Résistance française à l’été 1944, le véhicule qu’il conduisait se retourne dans un ravin pour échapper à une patrouille ennemie. Miraculeusement, il survit malgré de très graves blessures qui lui laisseront d’importantes séquelles physiques.

Au lendemain de la guerre, il est fait Grand Officier de la Légion d’honneur, Compagnon de la Libération, décoré de la Croix de guerre 1939-1945 (cinq citations), de la Médaille de la Résistance, de la Croix de guerre belge et de l’Ordre de Léopold. Il est promu général de Brigade à 30 ans par le général de Gaulle qu’il suivra dorénavant politiquement.

Elu Député gaulliste d’Ille et Vilaine de 1951 à 1955 puis de 1958 à 1962, il devient Député de Paris entre 1970 et 1983. Il est également le plus proche collaborateur de Marcel Dassault qu’il secondera pendant près d’un demi-siècle tout en menant une prestigieuse carrière dans le secteur privé : administrateur des Editions Robert Laffont et président de Jours de France. Profitant de sa position au sein du groupe militaro-industriel Dassault, il put fournir des armes à l’Etat d’Israël en contournant l’embargo décrété par le gouvernement français lors de la guerre des Six Jours en juin 1967.

De 1985 à 1990, Jacques Soustelle représente en Angleterre le général de Bénouville,  président  d’honneur  de  la  Société  Baudelaire,  à  l’occasion  d’hommages officiels rendus au peintre des Fleurs du Mal, Limouse.

C’est à Paris que Pierre Guillain de Bénouville s’éteint le 4 décembre 2001. Une cérémonie d’hommage lui a été consacrée en l’église Saint-Louis des Invalides en présence de tous les hauts personnages de la République et de ses amis qui lui ont toujours conservé respect, fidélité et affection.

Sade, le premier écrivain furieux

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sade biberstein furie

À la date du 10 mai 1606, Pierre de L’Estoile note dans son journal : « Un gentilhomme sans jambes, comme sans Dieu, eut ce jour la tête tranchée en Grève, où il ne voulut ni prêtre ni ministre, ni même invoquer Dieu une fois seulement, comme vrai athéiste qu’il était. » Sans jambes, sans Dieu, sans tête. Le préfixe privatif qui définit l’athéisme poursuit son chemin. Le libertin est celui qui s’écarte, logé dans la négation des valeurs : im/moral, im/pie, in/décent, in/tempérant, ir/réligieux, dé/voyé. La Justesse de la langue française de Gabriel Girard (1718) marque les degrés qui distinguent le libertin, le vagabond et le bandit, pour autant que « le dérèglement est le partage de tous les trois ». Le libertin est l’être du dérèglement.

Libéré de Charenton le 2 avril 1790, toujours plein d’orgueil, la tête pleine de scènes à écrire, à crever la page et pulvériser le lecteur, après la perte du manuscrit des 120 journées de Sodome, Sade fait paraître anonymement Justine ou les Malheurs de la vertu, l’année suivante. Dénonçant la peinture de « crimes révoltants », la Feuille de correspondance du libraire invite les personnes chargées de l’éducation des jeunes gens à soustraire ce roman « très dangereux » de leur vue. Les Affiches, annonces et avis divers de Ducray-Duminil – heureux auteur de Lolotte et Fanfan, de Petit Jacques et Georgette – s’inquiètent de Justine et de Juliette : « Tout ce qui est possible à l’imagination la plus déréglée d’inventer d’indécent, de sophistique, de dégoûtant même, se trouve amoncelé dans ce roman bizarre, dont le titre pourrait intéresser et tromper les âmes sensibles et honnêtes. » Les membres de la section de la place Vendôme, qui deviendra la place des Piques, savent-ils que le citoyen Sade est l’auteur de ce roman « épouvantable » ?[access capability= »lire_inedits »]

Secrétaire, commissaire, président de la section, Sade n’en est pas moins dénoncé, emprisonné, et finalement accusé par Fouquier-Tinville de correspondance avec les ennemis de la République, comme partisan du fédéralisme et « vil satellite » du tyran. Libéré le 15 octobre 1794, après la chute de Robespierre, endetté, sans ressources, il espère en 1795 le succès d’Aline et Valcour, paru sous son nom, et celui de La Philosophie dans le boudoir ou les Instituteurs immoraux, présenté comme l’« ouvrage posthume de l’auteur de Justine ». De L’École du libertinage aux Instituteurs immoraux, l’enseignement se poursuit. Comme l’explique Mme de Saint-Ange, qui, dans La Philosophie dans le boudoir, veut enseigner à Eugénie les principes du libertinage le plus effréné, « il s’agit d’une éducation ». Et puisque Robespierre a fait de la vertu un principe de gouvernement, puisque les instituteurs de l’école publique enseignent la moralité républicaine, puisque les philosophes des Lumières s’évertuent à montrer que l’athéisme n’empêche pas l’honnêteté, c’est à corrompre leur élève que se vouent les précepteurs sadiens : « Ah ! friponne, comme tu vas jouir du plaisir d’éduquer cette enfant ; quelles délices pour toi de la corrompre, d’étouffer dans ce jeune cœur toutes les semences de vertu et de religion qu’y placèrent ses institutrices ! En vérité, cela est trop roué pour moi. »

Morellet croit protéger la cause philosophique lorsqu’il évoque dans ses Mémoires (1821) les dîners du baron d’Holbach : « Or, c’est là qu’il fallait entendre la conversation la plus libre, la plus animée et la plus instructive qui fût jamais : quand je dis libre, j’entends en matière de philosophie, de religion, de gouvernement, car les plaisanteries libres dans un autre genre en étaient bannies. » C’est compter sans Sade qui estime que, s’il est question d’instruire librement, comment séparer philosophie, religion, politique, libertinage du discours et des outrances de la langue sexuelle ? Eugénie, elle, sature donc l’expression : « Me voilà donc à la fois incestueuse, adultère, sodomite, et tout cela pour une fille qui n’est dépucelée que d’aujourd’hui. » Quant à Mme de Saint-Ange, elle réduit à rien les savantes manœuvres de Mme de Merteuil chez Laclos : « J’ai peut-être été foutue par plus de dix ou douze mille individus… et on me croit sage dans mes sociétés. » Le mot « foutre » est à l’ordre du texte et la surenchère est programmée : « Doublons, triplons donc sans rien craindre ces délicieux incestes. »

À raisonner modérément, on multiplie les contradictions. Le libertin version Sade se doit de raisonner furieusement. Il invoque la Nature, qui autorise l’impudeur, l’adultère, la calomnie, le viol, l’inceste, la prostitution généralisée, la pédérastie, le massacre des nourrissons, l’écrasement des pauvres, l’exercice de la cruauté, le frisson du crime. Le battement de la langue est porté à l’extrême. Hyper-espace. Hyper-vitesse. « Sacredieu ! » « Foutredieu ! » « Tripledieu ! » Pas un libertin chez Sade qui ne se jette sur ses victimes comme un furieux. Le régime de la fureur est celui de l’écriture lorsqu’elle cède à son emportement, lorsqu’elle se jette au bout d’elle-même comme au bout de l’enfer, au-delà de l’esprit et de la raison, au-delà du tricotis des intrigues et des psychologies, pour qu’advienne dans l’entêtement, la surenchère et la saturation, l’extase libertine de la langue.

Rien de mieux pour mettre au jour la prédation des grands seigneurs féodaux qui hantent les salons habités par le souvenir des anciennes chasses, la gueule des maîtres et des chiens barbouillée du sang des bêtes éventrées. Rien de mieux pour dévoiler au lecteur tout ce qu’il a toujours voulu ignorer sur le sexe, sa violence, son vertige.

Entre le néoclassicisme, qui ramène la ligne à la raison, et le gouffre du sublime, au moment où la représentation connaît une de ses plus grandes crises, Sade « outre » le roman comme on dit que la passion outre l’amour, que la furie outre la colère. Et pourquoi s’arrêter quand on a épousé le vertige ? C’est le propre du roman, son défi et son risque. Roland Barthes disait de Voltaire qu’il est le dernier écrivain heureux. Sade est le premier écrivain furieux.[/access]

*Photo: wikicommons/Bibliothèque des Curieux

Une vie de riens

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sainte therese lisieux

Dans la crypte, Thérèse meurt devant nous. La tuberculose est l’aboutissement de deux années où elle a marché obstinément dans la nuit de la foi, ayant l’impression que Dieu l’a quittée, qu’il n’existe pas, qu’elle a vécu en vain. Mais voilà qu’elle entre dans la vie, comme disent les carmélites, c’est-à-dire que commence son incroyable postérité. « Tu le sais, ô mon Dieu, pour t’aimer sur la terre, / je n’ai rien qu’aujourd’hui. /Vivre d’amour, c’est bannir toute crainte /Tout souvenir du passé. / De mes péchés, je ne vois nulle empreinte. / En un instant, l’amour a tout brûlé. » (Michel Pascal).

L’actualité constante des saints est une évidence et un mystère. Il n’est pas certain que tous parlent à chacun en permanence, même si novembre 1914, sa fête des morts et sa Toussaint encouragent à considérer l’immense communauté de ceux qui nous ont précédés, certains aux qualités extraordinaires, d’autres emportés par les circonstances. Thérèse fait partie de la catégorie des “plats”, en quelque sorte : rien de romantique, rien d’évidemment exceptionnel, rien de glorieux. Ce sont de bons saints pour tous les jours. Ils sont là, avec leurs vies étalées, proches et discrets, certains accablés de prières et d’autres désœuvrés.

La vie de Thérèse n’a rien d’aimable : une carmélite, élevée par ses sœurs qui la précèdent au Carmel, tôt rentrée au couvent, morte jeune et peut-être pour rien au fond de la province… Et l’incroyable ferveur autour de Thérèse est peut-être encore plus déroutante, dérangeante : canonisée en 1925, docteur de l’Église en 1997, tout ça pour avoir écrit Histoire d’une âme (qui s’appelait au départ Histoire printanière d’une petite fleur blanche…), voilà qui paraît disproportionnée. Dérangeante aussi la ferveur autour de Thérèse (puis de ses parents, comme si la sainteté devenait affaire de famille), le torrent de prières déversées, le déluge de grâces reçues, cette détestable impression d’une popularité sans esprit critique, d’un engouement sans réflexion, avant-hier Thérèse, hier Mère Teresa, aujourd’hui Omar Sy ; et ces statues navrantes…

Mais Thérèse va bien au-delà de ces apparences : elle est celle qui affirme avec force que chacun peut être saint, et que pour ce faire il suffit d’être concentré. On dirait presque du développement personnel, mais sa « petite voie » ne consiste pas à outrepasser ses limites ou à prétendre à je ne sais quelle acceptation qui les abolirait au même moment. Non, Thérèse prêche pour le quotidien, le ténu, le minuscule. Son Dieu est dans la brise légère (Livre des Rois, chap. 19, v. 1-12). Son Dieu a vécu caché pendant trente ans. Son Dieu est né et a appris à marcher. Thérèse veut apprendre aux autres ce Dieu intime, cette sainteté de l’instant, cette sainteté de la concentration sur l’ordinaire.

C’est exactement ce que retranscrit Michel Pascal dans Thérèse l’universelle, dont l’affiche met en exergue une parole de Thérèse bien propre à parler aux contemporains : « Le plus petit acte d’amour est plus grand que la plus grande des cathédrales. » Thérèse est sur scène, déjà morte mais revenue le temps de nous raconter sa vie et surtout de nous apprendre à percevoir la saveur des choses, la grâce qu’elles recèlent, et d’abord la grâce d’un monologue d’une heure, « mais une vraie heure, soixante vraies minutes, toutes neuves ». Ce temps des enfants qui ne sont jamais lassés par quoi que ce soit, même de lancer soixante fois une balle, et ne comprennent pas que le jeu nous lasse vite. L’auteur a voulu une Thérèse joyeuse, comme était son modèle jusqu’à sa maladie, primesautière, décalée à proportion de sa joie simple qu’elle partage sans honte, vivant devant nous cette intensité du présent, cette paix de l’âme qui ne s’acquiert pas au travers de sévères macérations.

Le texte brave la naïveté, comme l’actrice (remarquable Justine Thibaudat, qui a joué la pièce à Fleury-Mérogis) brave le ridicule, ravie de manger une purée de navet et étendant tranquillement un linge factice sur une corde inexistante. Entre deux enseignements de la voie petite, elle raconte sa vie menue que traverse un Dieu immense, universel : amour, vie, quelque nom qu’on lui donne, lui fait dire l’auteur, pourvu que ce soit celui qui nous éveille à prendre conscience de l’instant. Le monologue se fait exhortation et jeu avec la salle, dans un équilibre délicat qui suppose qu’on s’abandonne : la jeune femme sur scène n’a pas l’air d’en douter, non plus que de l’intérêt des anecdotes si minces qu’elle nous raconte – ou de ses fulgurances mystiques. Elle avance avec volonté, cette volonté pleine et entière qui a animé son héroïne, même au creux de ses doutes. Le texte coule de source, aussi rapide que la vie de Thérèse. Et comme sa vie, il se conclue par une formidable ouverture : « Rien n’est plus concret que Dieu. » Rien de plus universel que cette espérance.

Thérèse l’universelle, de Michel Pascal, avec en alternance Justine Thibaudat et Marie Lussignol, jusqu’au 31 décembre 2014.

Crypte de l’église Notre-Dame-des-Champs, 27 rue du Montparnasse, Paris 6e.

*Photo: MARY EVANS/SIPA.51236385_000001

Frédéric Pajak sur les traces de Walter Benjamin

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manifeste incertain pajak

Un mercredi de novembre, seize heures. Peu de temps me sépare d’un dîner prévu avec Frédéric Pajak, et pour la première fois de ma très jeune vie parisienne, j’éprouve l’impérieux désir de lire un homme avant de le rencontrer. Sans doute autant par curiosité que par précaution, je me demandais quelle sensibilité masquaient cette silhouette d’explorateur du Grand Nord et ces yeux glacials entrevus un soir par le joyeux hasard qui préside aux rencontres dans le japonais de la rue des Ciseaux.

Sous un ciel gris qui rendait Paris aussi noir et blanc que l’univers dans lequel je m’apprêtais à plonger, j’ai traversé le boulevard Saint-Germain et dix minutes plus tard, devant un café noir, j’ouvrais le Manifeste Incertain 3, dernière pièce en date d’une série de dix récits écrits et dessinés, récompensée par le prix Médicis essai 2014.

D’emblée, impossible de savoir ni où l’on va, ni si l’on y arrivera, et l’on se dit qu’il serait probablement mieux de se perdre en chemin : que l’incertitude n’est pas forcément stérile, qu’elle enfante bien plus de rêveries qu’une idée fixe. C’est dans un enchevêtrement de trajectoires frénétiques que nous sommes parachutés, à travers un monde qui s’est arrêté de tourner, celui du XXème siècle, violent et inepte anthropophage, auquel tous tentent d’échapper.

Walter Benjamin dans son dernier voyage le long d’un sentier de contrebandiers entre la France occupée et l’Espagne, Ezra Pound dans l’Italie fasciste et post-fasciste, Pajak lui-même, après une nuit d’ivresse à Marseille et sous la pluie de Paris, se croisent sans se retourner. Les récits enchâssés se répondent, se frôlent sans toutefois s’épouser ni se confondre. Et dans cette course, ces derniers comme le lecteur se font rattraper par l’Histoire, surgie crûment des illustrations. Une simple bâtisse, striée de barreaux, devenant une prison oppressante, un toit de tôle, des cages alignées mais vides, des barbelés tout juste emmêlés, l’horizon bouché tantôt par une croix gammée, tantôt par la hideur des voies de chemin de fer… L’absence de toute âme qui vive, dans ces scènes concentrationnaires, en dit plus long sur ce cauchemar que n’importe quelle reconstitution en couleurs et en costumes de France Télévision.

Une lumière aveuglante est jetée sur des pans de l’histoire que nous préférons d’ordinaire camoufler, à l’ombre d’autres horreurs un peu plus lointaines, donc plus faciles à regarder. L’air de rien, mais fermement, Pajak brosse un tableau de la France de Vichy, dans lequel les noms de Gurs – camp de prisonniers d’où s’échappa en 1940 Hannah Arendt –, de Colombes – dont le stade olympique Yves-du-Manoir fut transformé en lieu de rassemblement des futurs déportés de Vernuches, parmi lesquels Walter Benjamin – et même de Marseille, étape ultime de milliers d’aspirants à l’exode, souvent en vain, résonnent d’un tout autre timbre…

Mais d’idéologies, il n’en est que d’incertaines, c’est ce que nous montre – aussi bien qu’il le dit – Frédéric Pajak. Le soir-même, il me glissait  : «  Tout n’est pas que politique. Il y a autre chose  !  ». Cette autre chose, c’est pour lui un autre monde, celui dans lequel vivent des millions de gens, se fichant des derniers toussotements de l’Histoire, ayant déjà remplacé cette mégère infirme par la vigueur légère et signifiante de la poésie. Ces gens vivent dans leur propre monde, disait-il, et j’en suis. Lui qui s’apprêtait, l’air de rien, à lever l’ancre pour l’Argentine sur les traces de Gombrowicz.

Manifeste incertain, tome 3, Frédéric Pajak – Noir sur Blanc.

Libéralisme et barbarie

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salo sodome pasolini

Le plus grand mystère qui entoure Donatien Alphonse François de Sade est peut-être la vogue persistante de celui que Michel Foucault qualifiait d’« agent comptable des culs et de leurs équivalents[1. M. Foucault, Dits et écrits, tome II, p. 822, « Quarto », Gallimard, 2001.] », en dépit de l’immense ennui que suscite la lecture de son œuvre. Il n’est pas impossible que la réponse à cette énigme se trouve chez Sainte-Beuve, qui, dès 1843, notait dans la Revue des deux mondes que le divin marquis était, sur un mode clandestin, « l’un des (…) plus grands inspirateurs de nos modernes[2. Sade, Œuvres, tome I, p. 10, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1990.] ». Sainte-Beuve songeait certes aux romanciers de son temps, mais on pourrait poursuivre la piste et se demander si, au fond, Sade ne serait pas le prophète secret de notre « meilleur des mondes » à nous – cette néo-barbarie ultralibérale où, sur les ruines des règles mortes, de grands fauves se réclament de la liberté, de l’égalité et de la fraternité pour imposer le despotisme de leur plaisir.

Le premier temps de la démarche sadienne consiste en effet à renverser, à détruire, en vue de « délivrer l’homme de toutes les formes transcendantes du pouvoir[3. H. Jallon, Sade, le corps constituant, p. 121, Michalon, 1997.] ». À supprimer les limites. Intercalée dans la (terrifiante) Philosophie dans le boudoir, sa fameuse profession de foi « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » se lit, à cet égard, comme un véritable jeu de massacre, celui de toutes les références, de tous les repères sur lesquels était fondée la civilisation occidentale : Dieu, le père, la loi.[access capability= »lire_inedits »]

« Français » débute par une attaque d’une violence inouïe contre le christianisme, absurde – « laissez les dieux de farine aux souris[4. Sade, La Philosophie dans le boudoir, p 189, Édition des chimères, s.l.n.d.] » – et liberticide : « Cette puérile religion était une des meilleures armes aux mains des tyrans[5. Ibid., p. 191.]. » De là, sa nécessaire abolition : « L’extinction totale des cultes entre (…) dans les principes que nous propagerons dans l’Europe entière. Ne nous contentons pas de briser les sceptres ; pulvérisons à jamais les idoles[6. Ibid., p. 197.]. » Dans la réglementation délirante des 120 journées de Sodome, « le plus petit acte de religion de la part de l’un des sujets, quel qu’il puisse être, sera puni de mort[7. Sade, Œuvres, op. cit., t. I, p. 64.] », et « le nom de Dieu ne sera jamais prononcé qu’accompagné d’invectives et d’imprécations ».

De Dieu au roi, il n’y a qu’un pas. Ayant condamné le principe, il verra sans sourciller tomber la tête de Louis XVI et louera Le Peletier d’avoir voté « courageusement la mort de celui qui avait osé comploter celle de tout un peuple[8. « Éloge de Marat et de Le Peletier », in Sade, Écrits politiques, textes choisis par Maurice Lever, p. 199, Bartillat, 2009.]». De Dieu au roi, puis du roi au père (et à la mère) : dans l’utopie qui achève « Français », Sade décrit « une république où tous les individus ne doivent avoir d’autre mère que la Patrie » et où, le mariage ayant disparu, « il ne naît plus d’autres fruits des plaisirs de la femme que des enfants auxquels la connaissance de leur père est absolument interdite[9. Sade, La Philosophie dans le boudoir, op.cit., pp. 233-234.]  ». Ni transcendance ni descendance, la république est un régime de frères – et, à ce propos, Sade n’hésite pas à déclarer que l’inceste devrait être « la loi de tout gouvernement dont la fraternité fait la base[10. Ibid., p. 238.]». À la toute fin de la Philosophie dans le boudoir, Eugénie, quinze ans, qui vient d’applaudir à la lecture de « Français », prouvera qu’elle a bien compris la leçon en violant sauvagement puis en torturant sa propre mère.

« N’ayez plus d’autre frein que celui de vos penchants, d’autres lois que vos seuls désirs[11. Ibid., p. 235.]» : la formule la plus célèbre de « Français » indique enfin que Sade, athée en tout sauf en libertinage, ne sacrifie même pas au culte de la loi que célèbrent alors les sans-culottes. Dans La Nouvelle Justine, l’un de ses personnages assure que « les lois sont inutiles et dangereuses ».

Ainsi, tout a été abattu, et il ne reste plus que l’individu, solitaire. Évoquant Sade, Maurice Blanchot évoquait une « philosophie de l’égoïsme intégral » : celui de l’individu souverain, au sens juridique du terme, doté d’une volonté inconditionnée, n’ayant personne au-dessus de lui et n’obéissant qu’à son propre désir.

Dans cet espace où toute frontière a disparu, les individus semblent libres et égaux, comme dans la Déclaration des droits de l’homme – ou, plutôt, comme dans l’état de nature de Hobbes, que Sade a lu attentivement[12. Cf. Sade, Œuvres, op. cit., t. III, p. 1 314.]. Égalité dans, devant et derrière le plaisir, chacun devant se soumettre aux désirs des autres qui sont eux-mêmes soumis aux siens. Et c’est ainsi qu’au « despotisme politique », qui réservait l’autorité à un seul, se substitue « le très luxurieux despotisme des passions du libertinage[13. Cité par H. Jallon, op. cit., p. 97]», où le pouvoir est à tous puisqu’est organisée sa circulation permanente.

S’institue ainsi une démocratie d’un nouveau type : une démocratie barbare, sans limites, sinon celles du désir, et où les plus forts asservissent les autres au nom même de l’égalité et de la liberté. Lorsqu’il n’y a plus de règles, lorsqu’ont été chassés les dieux, les rois, les pères et les lois, il n’y a plus en effet que le renard libre dans le poulailler libre – Dolmancé, personnage clé de la Philosophie, précisant à ses partenaires libertins que « jamais entre eux ne se mangent les loups ».

Du reste, si le Marquis éprouve quelque nostalgie, c’est manifestement celle de la féodalité : d’un temps où ses aïeux « régnaient despotiquement sur leurs terres », un temps où Gilles de Rais organisait en son noble donjon de Tiffauges les mêmes orgies meurtrières que le duc de Blangis des 120 journées dans l’inaccessible château de Silling. À cet égard, proférant avant 1789 un mépris absolu à l’égard du peuple et se flattant alors d’appartenir à « l’extrêmement bonne compagnie », Sade se rapproche à beaucoup d’égards des premiers théoriciens du libéralisme comme le comte de Boulainvilliers[14. Cf. M. Lever, op. cit., pp. 12-13, 20, 60.], féodaux déchus par la monarchie capétienne et rêvant de renouer avec la liberté barbare qui existait avant Saint Louis. Une liberté où les loups et les prédateurs pouvaient s’épanouir à leur guise. Une liberté que, sous d’autres formes mais dans le même esprit, la mondialisation contemporaine est peut-être en voie de rétablir.[/access]

Ultreïa, on y croit !

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Il n’est pas si courant que je prenne la plume pour défendre la concurrence. Exception faite de la fine équipe de Conflits, je prends un malin plaisir à ne jamais fricoter avec nos confrères. Mais l’heure est grave : une belle et grande revue sur les religions sort en kiosque sous forme de mook, avec en titre le cri de ralliement des pèlerins de Compostelle : Ultreïa ! Faisant fi des querelles de chapelles, Ultreïa prend clairement le parti de l’éclectisme, non pour nous vendre quelque camelote New Age syncrétique, mais tout simplement pour comprendre, exposer et expliquer, trois verbes qui indisposent les sectateurs de tout poil.

Ses 218 pages richement illustrées nous font donc voyager de l’ésotérisme soufi d’un René Guénon à « l’illumination italienne de Simone Weil », en passant par un entretien avec Pierre Rabhi, qui vaut définitivement mieux que son image de gentil écolo médiatique. Rabhi, l’Ardéchois d’adoption ne s’effarouche pas des géniales vociférations spirituelles de Léon Bloy, conte son amitié avec Gustave Thibon, son admiration pour l’anti-industrialisme d’Ivan Illich, et nous offre quelques aphorismes bienvenus : « Quelqu’un qui donne sa vie contre un salaire est un esclave, sauf si ce qu’il fait l’accomplit. »

Le charme d’une telle publication, c’est qu’on y passe du coq à l’âne en un clin d’œil.  Quoique, entre la sobriété enracinée d’un Rabhi et l’éveil à la foi chrétienne d’une Simone Weil, la parenté soit évidente. Ainsi Christiane Rancé, biographe de cette grande philosophe morte à 34 ans, narre-t-elle un épisode aussi méconnu qu’essentiel de sa courte vie. Déjà tuberculeuse, Simone Weil entame en 1937 un long voyage en Italie pour trouver le repos. « Jour après jour, les paysages, la douceur, la lumière opéraient une conversion de son âme à la beauté », écrit Rancé, nous racontant la révélation qu’eut Weil dans la petite chapelle d’Assise où elle entendit Dieu et s’agenouilla pour la première fois. Bouleversée par les chœurs de la chapelle Sixtine, l’auteur de La pesanteur et la grâce éprouve un sentiment de communion avec l’Eternel et ses semblables qui firent de son escapade italienne un épisode inoubliable de son existence. Comme elle l’écrit alors, « Si le Paradis ressemble à cela, ça vaut la peine d’y aller.»

Croyez-moi, Ultreïa, ça vaut le coup d’être lu et relu !

Chères lectrices…

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blog dessous chics

J’aime les écrivains de la pénombre, les crooners de province qui, chaque semaine, susurrent des mots tendres sur le ton de la confidence et de la bravade. L’exception française se niche dans cette relation fragile, essentielle, vitale entre celui qui écrit et celui qui lit. Deux solitudes éclairées par les mystères de la littérature. Depuis François Villon, la ballade est entendue ! Philippe Lacoche, hussard rouge de la lignée Roger Vailland/Jacques-Francis Rolland, tient une chronique régulière, « Les Dessous chics », dans le Courrier Picard où il exhale sa mélancolie cheminote, sa hargne rock et sa fibre aristo.

Les Editions La Thébaïde ont réuni, pour la première fois, les exquis billets d’humeur de ce marquis vagabond sur la période 2005-2010. Enfermées dans leur HLM ou leur belle demeure, ses chères lectrices de la Somme, de l’Oise et de l’Aisne comme il les appelle, attendent, lascives, sa missive pleine de larmes, pleine de charme. Elles l’implorent même de les déshabiller d’une formule, oui mais pas trop vite, avec la langueur vespérale du Cardinal de Bernis. Cet enfant triste, héritier de Vialatte et Calet ne cache pas son dépit amoureux. Il a lu jusqu’au calice les réprouvés, ceux que l’Université et les médias méprisent depuis cinquante années. Chaque jour, il s’éloigne de notre époque qui fait la part belle aux imposteurs et aux falsificateurs. Un monde où le flirt et la littérature ne suffisent plus aux honnêtes hommes, n’a pas d’avenir raisonnable.

Lacoche, pêcheur impénitent de chevesnes, se réfugie dans ses rêveries d’adolescents, se souvient de la silhouette d’une fillette à couettes, d’un roman de Kléber Haedens ou d’un film de Maurice Biraud. Il entretient la flamme d’une conversation imaginaire au fil de l’eau. Il évoque, à toutes les saisons de la vie, ses coups de cœur pour des groupes bruyants, des auteurs sensibles et des créatures évanescentes surgies de la brume picarde. Ce journaliste est un poète du quotidien qui sait extraire des terres ouvrières, des splendeurs de nostalgie. Ses émotions simples, les plus délicates à écrire, germent dans votre esprit. On ne se lasse pas de le suivre au gré de ses rencontres buissonnières, interviews dans la Capitale de quelques célébrités, virées nocturnes et expositions locales. Ce styliste élégant nous entraîne sur un chemin sentimental, improbable sentier où l’on croise aussi bien les Forbans, Yann Moix, Hervé Vilard, Jack Ralite, Patrick Eudeline que Michel Déon.

Comment résister à la fragilité de quelqu’un qui crie « la littérature me rend fou » ? Nous avons trouvé-là un frère de papier. C’est la noblesse de la presse écrite régionale que d’ouvrir (encore) ses colonnes à quelques seigneurs de la plume. Partout en France, il existe de preux chevaliers, souvent incompris et moqués, qui ferraillent dans leur rédaction pour qu’un écrivain oublié lu jusqu’au petit matin ne tombe dans l’oubli. Ces résistants courent d’immenses risques professionnels car ils ne pissent pas de la copie, ils embellissent nos week-ends par quelques traits d’esprit. A Paris, trop souvent, les journalistes manquent de jus. Ils ont la prose sèche, le verbe claudiquant et la métaphore bancale. Gérard Guégan à Sud-Ouest, Christian Laborde à La Nouvelle République des Pyrénées ou Christian Authier dans l’Opinion Indépendante de Toulouse sont les derniers défenseurs d’un art d’écrire à la française. Pour les âmes sensibles, les caractères d’imprimerie n’ont pas perdu leur mystique. Philippe Lacoche, marquis d’ascendance communarde, chaussé de Doc Martens et roulant carrosse en Peugeot 206 possède la foi des premiers croisés. Ces textes d’une ferveur touchante nous accompagnent longtemps.

Les Dessous chics de Philippe Lacoche – Editions La Thébaïde.

Mélenchon contre la légende noire de la Révolution

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melenchon tussaud robespierre creed

On pensait que la Révolution française était devenue une question historique « froide » ne suscitant plus aucune émotion ni polémiques politique, à la différence de sujets aussi sensibles que la Résistance, la colonisation, la guerre d’Algérie ou les fusillés de 14-18. On a peut-être eu tort d’aller si vite en besogne. La mise sur le marché du dernier produit de la série de jeux vidéo Assassin’s Creed dont une partie de l’intrigue se déroule en France à l’époque de la Révolution, a arraché un cri du cœur à Jean-Luc Mélenchon : « Robespierre, celui qui est notre libérateur à un moment de la Révolution, est présenté comme un monstre. C’est une propagande contre le peuple. Dans le jeu, le peuple, c’est des barbares, des sauvages sanguinaires ». Pour le leader de la gauche radicale, laquelle, contrairement aux sociaux-démocrates du PS, n’a pas renoncé à la rupture révolutionnaire comme horizon politique, le nouveau jeu de l’éditeur français Ubisoft est« une relecture de l’Histoire en faveur des perdants, pour discréditer la République […] un dénigrement de la grande Révolution […] une sale besogne pour instiller davantage de dégoût de soi aux Français. Si ça continue comme ça, il ne restera plus aucune identité commune aux Français« .

En dénonçant la légende noire de la Révolution et de Robespierre, Jean-Luc Mélenchon montre qu’il a deux siècles de retard sur la culture populaire. Car le jeu vidéo édité par la société des frères Guillemot, originaires de Carentoir (Morbihan), n’a rien à voir avec une quelconque « chouannerie digitale »[1. Les habitants des environs de Vannes, pas très « fans » de la jeune République, étaient à l’époque plus sensibles à l’appel de l’Eglise et du Roi.]. En fait, Assassin »s Creed  s’inscrit dans la longue tradition de la culture populaire anglo-saxonne, allant des statues de cire au cinéma hollywoodien.

Bien avant que les frères bretons ne colportent la version numérique de la légende noire de la Révolution, c’est une Alsacienne installé en 1802 à Londres qui diffuse cette version de l’histoire au grand public. Marie Tussaud, née Grosholtz, a vécu la Terreur de très près puisqu’elle a failli monter sur l’échafaud. Quand elle traverse la Manche avec sa collection de statues de cire et ses masques de célèbres décapités de la Terreur, elle s’associe avec un magicien spécialisé dans l’occultisme et le magnétisme – très à la mode à l’époque.

En quelques décennies, la famille Tussaud a fait connaître aux Anglais une Révolution française morbide sous la forme d’un spectacle d’horreur fait de têtes coupées. Dans la « chambre d’horreur » du musée, les victimes de la guillotine se trouvent aux côtés des plus célèbres criminels anglais, inscrivant la Révolution dans le registre des crimes sanguinaires plutôt que dans l’histoire ou la politique. Perfide Albion ? Pas tout à fait. Les Britanniques ainsi que Madame Tussaud – qui avait partagé sa cellule avec Joséphine de Beauharnais en 1793 – ont réservé un sort tout autre à Napoléon, pourtant leur ennemi juré pendant presque vingt ans. Son effigie ne fait pas partie de la « chambre d’horreur » et l’Empereur jouit d’une certaine estime qui n’est pas sans rappeler l’image positive qu’a préservée Rommel cent trente ans plus tard. En glorifiant l’ennemi battu, on se couvre de gloire.

La littérature anglaise de l’époque véhicule à peu près les mêmes stéréotypes. Dans les romans anglais du XIXe siècle, il y a deux « Révolutions françaises ». A l’égard de la première, la « bonne » des années 1789-1791, les auteurs anglais tels que Charlotte Turner Smith, Thomas Carlyle et Charles Dickens, se montrent compréhensifs, voire franchement admiratifs. Dans A tale of Two Cities (Le conte de deux cités), publié en 1859 et devenu, avec plus de 200 millions d’exemplaires vendus, l’un des plus grands best-sellers de l’histoire, une scène fameuse donne le ton. La voiture de l’odieux Marquis de Saint-Evrémont traversant les ruelles de Paris à vive allure, renverse le jeune fils d’un paysan. La voiture s’arrête le temps pour le marquis de jeter une pièce d’or en direction du père qui vient de perdre son enfant. Pour les lecteurs de Dickens, les aristos méritent bien la lanterne.

Quant à la seconde Révolution, celle de 1793-1794, outre-Manche, on la perçoit  comme un monstre. Le peuple, noble et courageux pendant l’été 1789, se métamorphose en une foule sanguinaire composée d’hommes et femmes aux cheveux gras criant leur haine à travers des bouches édentées devant la déesse Guillotine, l’odieuse trinité complétée par Robespierre, l’incarnation du Mal, moins révolutionnaire que terroriste.

Quand, en 1903, la baronne Orczy publie The Scarlet Pimpernel (Le Mouron Rouge), elle puise donc dans un imaginaire largement partagé dans le monde anglophone.  Dans cette série romanesque au succès fulgurant, Sir Percy Balkeney, un riche dandy à la ville qui se révèle être un justicier à la Zorro, part en mission en France sous la Terreur pour, au nom des nobles anglais, sauver de la guillotine leurs cousins condamnés à mort. Le fait que la France et l’Empire britannique aient signé l’Entente cordiale en 1904  n’a pas empêché les sujets d’Edouard VII de prendre d’assaut les théâtres et les  librairies pour faire de la représentation de Scarlet Pimpernel l’un de plus gros succès de la scène populaire londonienne.

Une quinzaine d’années plus tard, un fervent lecteur de Dickens adapte la légende noire à une nouvelle forme d’art. Son nom est D. W. Griffith. Dès 1920, il recycle à Hollywood les représentations de la Révolution française façonnées en Angleterre tout au long du XIXe siècle par Madame Tussaud, Turner Smith, Carlyle et Dickens. Pour la première fois, cette vision de l’épisode majeure de l’histoire française contemporaine est traduite en images à une échelle de diffusion planétaire. Avec Robespierre le diable poudré et tiré à quatre épingles, Danton le débonnaire homme du compromis, et surtout le sans-culotte, cet animal sauvage assoiffé de sang habillé en haillons et nécessitant des soins dentaires urgents : les costumiers de Hollywood s’en donnent à cœur joie !

Loin des débats d’historiens qui ont animé la scène intellectuelle et politique française pendant un siècle – dantonistes contre robespierristes, contre-révolutionnaires contre girondins… -, les masses occidentales, nourries essentiellement par la culture populaire en langue anglaise, ont intériorisé une image de la Révolution française largement inspirée de sa légende noire. Les jeux vidéo « jouent » dans cette cour-là et ne peuvent aller contre les attentes de leurs clients aux imaginaires imprégnés par deux siècles de romans, pièces de théâtre, statues de cire, films et séries. Cette vision stéréotypée de l’histoire de France fait de Robespierre un monstre responsable de la Terreur, mais véhicule également une image très négative de l’Ancien régime, décadent et incapable. Maigre lot de consolation pour Jean-Luc Mélenchon !

*Photo : Nelson Correia.

Juppé/ Sarkozy : l’édredon et le jeu de quilles

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sarkozy juppe thery

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J’ai souvent exprimé ici mon allergie à Sarkozy et j’ai encouragé son élimination en 2012. Mais j’avoue que face à la situation qui se dessine pour 2017, je suis assez perplexe.

– premier constat : la gauche est dans les choux. La probabilité que le candidat socialiste, quel qu’il soit, se qualifie pour le second tour est infime.

– deuxième constat : Le Pen est très haut dans les sondages et elle sera très probablement qualifiée pour le second tour  et très probablement en tête au premier.

– troisième constat : le candidat de la droite a de très fortes chances de l’emporter au second tour face à Marine Le Pen. Vraisemblablement par 55 à 60 % contre 45 à 40 %.

– quatrième constat : La primaire au sein de l’UMP et de la droite élargie désignera comme candidat de la droite celui qui sera très certainement le futur président de la République.

– cinquième constat : Fillon est dans les choux. Indépendamment de ses déboires récents, il n’a jamais réussi à s’imposer. C’est un velléitaire qui voulait conquérir Paris mais qui n’a pas tenté sa chance, qui voulait prendre le parti mais qui a finalement renoncé, qui avait des convictions sociales mais qui les a abandonnées pour un programme thatchérien.

Donc le futur président de la République sera soit Alain Juppé, soit Nicolas Sarkozy. Qu’en attendre ? Qu’en espérer ? Laissons de côté les hypothèques judiciaires qui frappent Sarkozy : certaines sont bénignes, d’autres sont plus graves mais incertaines. Si Sarkozy est rattrapé par les affaires, Alain Juppé deviendra président (c’est d’ailleurs son pari, parce qu’à l’applaudimètre, il ne part pas gagnant). Mais prenons l’hypothèse où Sarkozy se débarrasse de ses affaires, voire en tire parti en se posant en victime. Alors Juppé ou Sarkozy ?

Sur le plan de la personne et de ce qu’elle incarne : Alain Juppé est une tête bien pleine et bien faite : Il est à la fois le représentant de la technocratie française (ENA) et du pouvoir intellectuel (Normale-Sup). Il a une élégance et une prestance naturelles. Il s’exprime avec distinction et représente une France respectable dans les instances internationales.

Nicolas Sarkozy est relativement inculte pour sa part. Ses études de droit n’ont pas été brillantes. Il n’a pas de prestance et s’exprime parfois vulgairement et souvent avec un syntaxe approximative. Son comportement, ses tee-shirts NYPD, ses Ray-bans et ses loffers à pampille nous font souvent rire, parfois honte.

Sur le plan de la politique intérieure : Alain Juppé se positionne sur un projet plus centriste, moins identitaire et sécuritaire que Nicolas Sarkozy. Mais dans les faits, on sait aujourd’hui que Sarkozy, même s’il est fort en gueule, ne pratique pas une politique très différente de celle que prône Juppé, ni même Hollande d’ailleurs : le nombre d’immigrés entrant en France et les conditions d’accueil qui leur sont faites sont les mêmes sous Sarkozy, sous Hollande et ce qu’ils seraient probablement sous Juppé.

Sur le plan international : Juppé a amorcé sous Balladur et Chirac et parachevé sous Sarkozy la réintégration de la France dans les organes de commandement de l’Otan. Tous deux ont soutenu une plus forte intégration de nos armées désormais totalement otanisées. Tous deux ont considérablement réduit le format de nos armées. La France sous Juppé et sous Sarkozy serait certainement un allié sérieux, souvent complaisant à l’égard des USA, manifestant parfois une certaine indépendance (Sarkozy s’étant montré assez proche de Poutine). On peut prédire que Juppé comme Sarkozy seront à égalité moins atlantistes toutefois que Hollande, mais quand même assez éloignés l’un et l’autre d’une vision de la France à l’avant-garde des remises en cause de l’ordre (ou du désordre) établi par les USA.

Sur le plan économique et européen : Sur le papier, aucun deux candidats ne remet en cause la doxa de la politique de l’offre, l’adhésion à la politique déflationniste imposée par l’Euroland. Les deux candidats sont fidèles à l’Euro.

À ce stade, il est donc difficile de départager les deux candidats. Sur le papier, leurs politiques seront très peu différentes de celle de François Hollande. Après l’éteignoir de toute ambition nationale et de renouveau incarné par Hollande, il faut s’attendre à une France qui se planque au chaud et qui s’ankylose mollement avec Juppé comme avec Sarkozy.

Pourtant, les deux choix ne sont pas les mêmes.  Rien d’exaltant dans cette alternative. Nous venons de vivre une séquence de douze ans de recul pilotés par la droite et par la gauche. Avec Juppé nous sommes certains à 100% d’en reprendre pour 5 ans, rien ne bougera, rien ne se passera, sinon un lent déclin ponctué de quelques crises.

Avec Sarkozy, nous en sommes quasi-certains aussi, mais à 90% seulement. Pourquoi ? Parce que manifestement Sarkozy, au contraire de Juppé, n’est pas totalement raisonnable. Sa relative imprévisibilité, sa démagogie, son absence de convictions, peuvent le faire sortir du cadre qu’on imagine. Par le haut ou par le bas :

– par le haut : confronté à des événements majeurs, prenant soudainement conscience des contradictions de la politique qu’il prône depuis plusieurs années, il a suffisamment de folie pour renverser la table et engager une politique de remise en cause de l’euro et de sursaut national. C’est peu probable (10%), mais c’est possible.

– par le bas : confronté à une situation sans cesse aggravée et à un président (Sarkozy) toujours plus contesté, la rue s’agite fortement. Sarkozy se braque et entraîne la France dans un chaos révolutionnaire. Il peut en sortir du très mauvais, mais aussi du bon : la remise à plat de ce que la France veut être dans le monde nouveau. S’engage alors un renouveau complet de notre personnel politique.

Dans la situation politique inédite à laquelle nous sommes confrontés, il est donc quasi certain qu’avec Alain Juppé, la France prolonge encore cinq ans l’expérience du hollandisme mou par la politique de l’édredon (on se planque au chaud et on s’endort mollement). Avec Sarkozy au pouvoir, les choses sont un peu moins sûres. Mais un peu seulement. Sarkozy peut, par calcul ou par maladresse, se comporter comme un chien dans un jeu de quilles et renverser l’ordre établi. Il en est capable. Juppé, lui, est trop bien élevé pour cela.

*Photo : Thibaut Moritz-Pool/SIPA. 00698534_000004.

Hommage au général Pierre Guillain de Bénouville

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pierre de benouville

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« Le bien le plus précieux de l’homme n’est pas la vie, c’est  l’honneur. »
Pierre Guillain de Bénouville

Le 5 novembre dernier était célébré, à la Grande Chancellerie de la Légion d’honneur, le centenaire de la naissance du général Pierre Guillain de Bénouville. Réunissant de nombreuses personnalités du monde politique et journalistique, cette exposition commémorative, conjoitement organisée par Laurent Dassault et par la Société Baudelaire présidée par Isée Saint-John Knowles en collaboration avec l’avocat-historien Charles Benfredj, évoque la vie d’un héros baudelairien qui vécut à l’écart des sentiers battus.

Né le 8 août 1914 à Amsterdam, Pierre Guillain de Bénouville passe sa scolarité chez les Jésuites à Angoulême. Il fait alors la connaissance d’un élève de l’école libre, son cadet de deux ans, François Mitterrand, avec qui il servira la messe. Pendant les années trente, Bénouville s’installe à Paris pour y étudier les Lettres. C’est alors qu’il projette dans sa vie les pensées et les rêves de Baudelaire auxquels il restera indéfectiblement attaché : en 1936, âgé de 22 ans, il écrit son premier ouvrage, Baudelaire, le trop chrétien. Il part également, pendant l’été 1936, combattre en Espagne dans les rangs carlistes avec son ami Michel de Camaret.

A la même époque, il vit ses premiers affrontements entre communistes et camelots du roi. Royaliste, Bénouville, qui exècre la IIIème République, se tient aux côtés de ces derniers. La montée du nazisme le heurte alors profondément. La philosophie qui sous-tend l’Allemagne hitlérienne le conduit à rédiger un ouvrage fort, Le Réveil du paganisme. Les Accords de Munich qu’il critique avec virulence l’amènent à rompre, dès 1938, avec l’Action française.

Mobilisé en 1939 après d’héroïques combats en Alsace, puis dans les Vosges, il est fait prisonnier mais parvient à s’évader. Repris, il s’évade à nouveau et gagne la zone sud où il s’embarque pour l’Algérie afin de rejoindre Londres. Dès son arrivée en février 1941, il est arrêté à Alger. Libéré le 1er avril de la même année, il est arrêté une nouvelle fois et transféré à la prison maritime de Toulon. En dépit des conditions abjectes de détention, il rédige un nouvel ouvrage : Saint Louis ou le Printemps de la France. Acquitté par le Tribunal militaire en août 1941, il renonce à son projet de gagner Londres et rejoint la Résistance, d’abord à Radio Patrie (rattachée au S.O.E britannique). Il fait alors une rencontre décisive, celle d’Henri Frenay, fondateur et chef du mouvement Combat, dont il devient le conseiller pour les affaires militaires, et un adjoint fidèle.

Dès 1942, Bénouville perçoit les manœuvres de ceux qui souhaitent ressusciter le régime des partis à la fin de la guerre. Il confira plus tard à Alain Griotteray : « Le Conseil national de la résistance fondé par Jean Moulin était une invention politique à laquelle nous n’avons donné notre accord que du bout des lèvres. De Gaulle en avait besoin pour justifier son action devant les Américains. Quant à l’Assemblée provisoire d’Alger, qui a permis la réhabilitation des partis, là encore à cause des Américains, c’était une farce. »[1. Alain Griotteray, 1940 : la droite était au rendez-vous. Qui furent les premiers résistants ?, Editions Robert Laffont, 1985.]

Sous la direction d’Henri Frenay (le Patron), Pierre Guillain de Bénouville et Claude Bourdet (Lorrain) dirigent « Combat », le plus important Mouvement de Zone Sud, fondateur des Groupes Francs, de la Résistance Fer, du « noyautage des administrations publiques », mais également de l’Armée Secrète. Inventeur du sigle MUR (Mouvements Unis de Résistance) en 1943, Bénouville fait partie de son Comité Directeur. Avec Philippe Monod, également membre de Combat, il établit et approfondit en Suisse les contacts avec les Services spéciaux américains dirigés par Allen Dulles et Max Shoop. Il franchira la frontière clandestinement plus de cinquante fois !

En avril 1944, il traverse l’Espagne puis rejoint Alger où il est reçu par le général de Gaulle dont il deviendra un fidèle. Il s’engage dans l’Armée d’Afrique commandée par le futur maréchal Juin et combat dans ses rangs de mai à juin 1944. Ayant à nouveau rejoint la Résistance française à l’été 1944, le véhicule qu’il conduisait se retourne dans un ravin pour échapper à une patrouille ennemie. Miraculeusement, il survit malgré de très graves blessures qui lui laisseront d’importantes séquelles physiques.

Au lendemain de la guerre, il est fait Grand Officier de la Légion d’honneur, Compagnon de la Libération, décoré de la Croix de guerre 1939-1945 (cinq citations), de la Médaille de la Résistance, de la Croix de guerre belge et de l’Ordre de Léopold. Il est promu général de Brigade à 30 ans par le général de Gaulle qu’il suivra dorénavant politiquement.

Elu Député gaulliste d’Ille et Vilaine de 1951 à 1955 puis de 1958 à 1962, il devient Député de Paris entre 1970 et 1983. Il est également le plus proche collaborateur de Marcel Dassault qu’il secondera pendant près d’un demi-siècle tout en menant une prestigieuse carrière dans le secteur privé : administrateur des Editions Robert Laffont et président de Jours de France. Profitant de sa position au sein du groupe militaro-industriel Dassault, il put fournir des armes à l’Etat d’Israël en contournant l’embargo décrété par le gouvernement français lors de la guerre des Six Jours en juin 1967.

De 1985 à 1990, Jacques Soustelle représente en Angleterre le général de Bénouville,  président  d’honneur  de  la  Société  Baudelaire,  à  l’occasion  d’hommages officiels rendus au peintre des Fleurs du Mal, Limouse.

C’est à Paris que Pierre Guillain de Bénouville s’éteint le 4 décembre 2001. Une cérémonie d’hommage lui a été consacrée en l’église Saint-Louis des Invalides en présence de tous les hauts personnages de la République et de ses amis qui lui ont toujours conservé respect, fidélité et affection.

Sade, le premier écrivain furieux

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sade biberstein furie

sade biberstein furie

À la date du 10 mai 1606, Pierre de L’Estoile note dans son journal : « Un gentilhomme sans jambes, comme sans Dieu, eut ce jour la tête tranchée en Grève, où il ne voulut ni prêtre ni ministre, ni même invoquer Dieu une fois seulement, comme vrai athéiste qu’il était. » Sans jambes, sans Dieu, sans tête. Le préfixe privatif qui définit l’athéisme poursuit son chemin. Le libertin est celui qui s’écarte, logé dans la négation des valeurs : im/moral, im/pie, in/décent, in/tempérant, ir/réligieux, dé/voyé. La Justesse de la langue française de Gabriel Girard (1718) marque les degrés qui distinguent le libertin, le vagabond et le bandit, pour autant que « le dérèglement est le partage de tous les trois ». Le libertin est l’être du dérèglement.

Libéré de Charenton le 2 avril 1790, toujours plein d’orgueil, la tête pleine de scènes à écrire, à crever la page et pulvériser le lecteur, après la perte du manuscrit des 120 journées de Sodome, Sade fait paraître anonymement Justine ou les Malheurs de la vertu, l’année suivante. Dénonçant la peinture de « crimes révoltants », la Feuille de correspondance du libraire invite les personnes chargées de l’éducation des jeunes gens à soustraire ce roman « très dangereux » de leur vue. Les Affiches, annonces et avis divers de Ducray-Duminil – heureux auteur de Lolotte et Fanfan, de Petit Jacques et Georgette – s’inquiètent de Justine et de Juliette : « Tout ce qui est possible à l’imagination la plus déréglée d’inventer d’indécent, de sophistique, de dégoûtant même, se trouve amoncelé dans ce roman bizarre, dont le titre pourrait intéresser et tromper les âmes sensibles et honnêtes. » Les membres de la section de la place Vendôme, qui deviendra la place des Piques, savent-ils que le citoyen Sade est l’auteur de ce roman « épouvantable » ?[access capability= »lire_inedits »]

Secrétaire, commissaire, président de la section, Sade n’en est pas moins dénoncé, emprisonné, et finalement accusé par Fouquier-Tinville de correspondance avec les ennemis de la République, comme partisan du fédéralisme et « vil satellite » du tyran. Libéré le 15 octobre 1794, après la chute de Robespierre, endetté, sans ressources, il espère en 1795 le succès d’Aline et Valcour, paru sous son nom, et celui de La Philosophie dans le boudoir ou les Instituteurs immoraux, présenté comme l’« ouvrage posthume de l’auteur de Justine ». De L’École du libertinage aux Instituteurs immoraux, l’enseignement se poursuit. Comme l’explique Mme de Saint-Ange, qui, dans La Philosophie dans le boudoir, veut enseigner à Eugénie les principes du libertinage le plus effréné, « il s’agit d’une éducation ». Et puisque Robespierre a fait de la vertu un principe de gouvernement, puisque les instituteurs de l’école publique enseignent la moralité républicaine, puisque les philosophes des Lumières s’évertuent à montrer que l’athéisme n’empêche pas l’honnêteté, c’est à corrompre leur élève que se vouent les précepteurs sadiens : « Ah ! friponne, comme tu vas jouir du plaisir d’éduquer cette enfant ; quelles délices pour toi de la corrompre, d’étouffer dans ce jeune cœur toutes les semences de vertu et de religion qu’y placèrent ses institutrices ! En vérité, cela est trop roué pour moi. »

Morellet croit protéger la cause philosophique lorsqu’il évoque dans ses Mémoires (1821) les dîners du baron d’Holbach : « Or, c’est là qu’il fallait entendre la conversation la plus libre, la plus animée et la plus instructive qui fût jamais : quand je dis libre, j’entends en matière de philosophie, de religion, de gouvernement, car les plaisanteries libres dans un autre genre en étaient bannies. » C’est compter sans Sade qui estime que, s’il est question d’instruire librement, comment séparer philosophie, religion, politique, libertinage du discours et des outrances de la langue sexuelle ? Eugénie, elle, sature donc l’expression : « Me voilà donc à la fois incestueuse, adultère, sodomite, et tout cela pour une fille qui n’est dépucelée que d’aujourd’hui. » Quant à Mme de Saint-Ange, elle réduit à rien les savantes manœuvres de Mme de Merteuil chez Laclos : « J’ai peut-être été foutue par plus de dix ou douze mille individus… et on me croit sage dans mes sociétés. » Le mot « foutre » est à l’ordre du texte et la surenchère est programmée : « Doublons, triplons donc sans rien craindre ces délicieux incestes. »

À raisonner modérément, on multiplie les contradictions. Le libertin version Sade se doit de raisonner furieusement. Il invoque la Nature, qui autorise l’impudeur, l’adultère, la calomnie, le viol, l’inceste, la prostitution généralisée, la pédérastie, le massacre des nourrissons, l’écrasement des pauvres, l’exercice de la cruauté, le frisson du crime. Le battement de la langue est porté à l’extrême. Hyper-espace. Hyper-vitesse. « Sacredieu ! » « Foutredieu ! » « Tripledieu ! » Pas un libertin chez Sade qui ne se jette sur ses victimes comme un furieux. Le régime de la fureur est celui de l’écriture lorsqu’elle cède à son emportement, lorsqu’elle se jette au bout d’elle-même comme au bout de l’enfer, au-delà de l’esprit et de la raison, au-delà du tricotis des intrigues et des psychologies, pour qu’advienne dans l’entêtement, la surenchère et la saturation, l’extase libertine de la langue.

Rien de mieux pour mettre au jour la prédation des grands seigneurs féodaux qui hantent les salons habités par le souvenir des anciennes chasses, la gueule des maîtres et des chiens barbouillée du sang des bêtes éventrées. Rien de mieux pour dévoiler au lecteur tout ce qu’il a toujours voulu ignorer sur le sexe, sa violence, son vertige.

Entre le néoclassicisme, qui ramène la ligne à la raison, et le gouffre du sublime, au moment où la représentation connaît une de ses plus grandes crises, Sade « outre » le roman comme on dit que la passion outre l’amour, que la furie outre la colère. Et pourquoi s’arrêter quand on a épousé le vertige ? C’est le propre du roman, son défi et son risque. Roland Barthes disait de Voltaire qu’il est le dernier écrivain heureux. Sade est le premier écrivain furieux.[/access]

*Photo: wikicommons/Bibliothèque des Curieux

Une vie de riens

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sainte therese lisieux

sainte therese lisieux

Dans la crypte, Thérèse meurt devant nous. La tuberculose est l’aboutissement de deux années où elle a marché obstinément dans la nuit de la foi, ayant l’impression que Dieu l’a quittée, qu’il n’existe pas, qu’elle a vécu en vain. Mais voilà qu’elle entre dans la vie, comme disent les carmélites, c’est-à-dire que commence son incroyable postérité. « Tu le sais, ô mon Dieu, pour t’aimer sur la terre, / je n’ai rien qu’aujourd’hui. /Vivre d’amour, c’est bannir toute crainte /Tout souvenir du passé. / De mes péchés, je ne vois nulle empreinte. / En un instant, l’amour a tout brûlé. » (Michel Pascal).

L’actualité constante des saints est une évidence et un mystère. Il n’est pas certain que tous parlent à chacun en permanence, même si novembre 1914, sa fête des morts et sa Toussaint encouragent à considérer l’immense communauté de ceux qui nous ont précédés, certains aux qualités extraordinaires, d’autres emportés par les circonstances. Thérèse fait partie de la catégorie des “plats”, en quelque sorte : rien de romantique, rien d’évidemment exceptionnel, rien de glorieux. Ce sont de bons saints pour tous les jours. Ils sont là, avec leurs vies étalées, proches et discrets, certains accablés de prières et d’autres désœuvrés.

La vie de Thérèse n’a rien d’aimable : une carmélite, élevée par ses sœurs qui la précèdent au Carmel, tôt rentrée au couvent, morte jeune et peut-être pour rien au fond de la province… Et l’incroyable ferveur autour de Thérèse est peut-être encore plus déroutante, dérangeante : canonisée en 1925, docteur de l’Église en 1997, tout ça pour avoir écrit Histoire d’une âme (qui s’appelait au départ Histoire printanière d’une petite fleur blanche…), voilà qui paraît disproportionnée. Dérangeante aussi la ferveur autour de Thérèse (puis de ses parents, comme si la sainteté devenait affaire de famille), le torrent de prières déversées, le déluge de grâces reçues, cette détestable impression d’une popularité sans esprit critique, d’un engouement sans réflexion, avant-hier Thérèse, hier Mère Teresa, aujourd’hui Omar Sy ; et ces statues navrantes…

Mais Thérèse va bien au-delà de ces apparences : elle est celle qui affirme avec force que chacun peut être saint, et que pour ce faire il suffit d’être concentré. On dirait presque du développement personnel, mais sa « petite voie » ne consiste pas à outrepasser ses limites ou à prétendre à je ne sais quelle acceptation qui les abolirait au même moment. Non, Thérèse prêche pour le quotidien, le ténu, le minuscule. Son Dieu est dans la brise légère (Livre des Rois, chap. 19, v. 1-12). Son Dieu a vécu caché pendant trente ans. Son Dieu est né et a appris à marcher. Thérèse veut apprendre aux autres ce Dieu intime, cette sainteté de l’instant, cette sainteté de la concentration sur l’ordinaire.

C’est exactement ce que retranscrit Michel Pascal dans Thérèse l’universelle, dont l’affiche met en exergue une parole de Thérèse bien propre à parler aux contemporains : « Le plus petit acte d’amour est plus grand que la plus grande des cathédrales. » Thérèse est sur scène, déjà morte mais revenue le temps de nous raconter sa vie et surtout de nous apprendre à percevoir la saveur des choses, la grâce qu’elles recèlent, et d’abord la grâce d’un monologue d’une heure, « mais une vraie heure, soixante vraies minutes, toutes neuves ». Ce temps des enfants qui ne sont jamais lassés par quoi que ce soit, même de lancer soixante fois une balle, et ne comprennent pas que le jeu nous lasse vite. L’auteur a voulu une Thérèse joyeuse, comme était son modèle jusqu’à sa maladie, primesautière, décalée à proportion de sa joie simple qu’elle partage sans honte, vivant devant nous cette intensité du présent, cette paix de l’âme qui ne s’acquiert pas au travers de sévères macérations.

Le texte brave la naïveté, comme l’actrice (remarquable Justine Thibaudat, qui a joué la pièce à Fleury-Mérogis) brave le ridicule, ravie de manger une purée de navet et étendant tranquillement un linge factice sur une corde inexistante. Entre deux enseignements de la voie petite, elle raconte sa vie menue que traverse un Dieu immense, universel : amour, vie, quelque nom qu’on lui donne, lui fait dire l’auteur, pourvu que ce soit celui qui nous éveille à prendre conscience de l’instant. Le monologue se fait exhortation et jeu avec la salle, dans un équilibre délicat qui suppose qu’on s’abandonne : la jeune femme sur scène n’a pas l’air d’en douter, non plus que de l’intérêt des anecdotes si minces qu’elle nous raconte – ou de ses fulgurances mystiques. Elle avance avec volonté, cette volonté pleine et entière qui a animé son héroïne, même au creux de ses doutes. Le texte coule de source, aussi rapide que la vie de Thérèse. Et comme sa vie, il se conclue par une formidable ouverture : « Rien n’est plus concret que Dieu. » Rien de plus universel que cette espérance.

Thérèse l’universelle, de Michel Pascal, avec en alternance Justine Thibaudat et Marie Lussignol, jusqu’au 31 décembre 2014.

Crypte de l’église Notre-Dame-des-Champs, 27 rue du Montparnasse, Paris 6e.

*Photo: MARY EVANS/SIPA.51236385_000001

Frédéric Pajak sur les traces de Walter Benjamin

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manifeste incertain pajak

manifeste incertain pajak

Un mercredi de novembre, seize heures. Peu de temps me sépare d’un dîner prévu avec Frédéric Pajak, et pour la première fois de ma très jeune vie parisienne, j’éprouve l’impérieux désir de lire un homme avant de le rencontrer. Sans doute autant par curiosité que par précaution, je me demandais quelle sensibilité masquaient cette silhouette d’explorateur du Grand Nord et ces yeux glacials entrevus un soir par le joyeux hasard qui préside aux rencontres dans le japonais de la rue des Ciseaux.

Sous un ciel gris qui rendait Paris aussi noir et blanc que l’univers dans lequel je m’apprêtais à plonger, j’ai traversé le boulevard Saint-Germain et dix minutes plus tard, devant un café noir, j’ouvrais le Manifeste Incertain 3, dernière pièce en date d’une série de dix récits écrits et dessinés, récompensée par le prix Médicis essai 2014.

D’emblée, impossible de savoir ni où l’on va, ni si l’on y arrivera, et l’on se dit qu’il serait probablement mieux de se perdre en chemin : que l’incertitude n’est pas forcément stérile, qu’elle enfante bien plus de rêveries qu’une idée fixe. C’est dans un enchevêtrement de trajectoires frénétiques que nous sommes parachutés, à travers un monde qui s’est arrêté de tourner, celui du XXème siècle, violent et inepte anthropophage, auquel tous tentent d’échapper.

Walter Benjamin dans son dernier voyage le long d’un sentier de contrebandiers entre la France occupée et l’Espagne, Ezra Pound dans l’Italie fasciste et post-fasciste, Pajak lui-même, après une nuit d’ivresse à Marseille et sous la pluie de Paris, se croisent sans se retourner. Les récits enchâssés se répondent, se frôlent sans toutefois s’épouser ni se confondre. Et dans cette course, ces derniers comme le lecteur se font rattraper par l’Histoire, surgie crûment des illustrations. Une simple bâtisse, striée de barreaux, devenant une prison oppressante, un toit de tôle, des cages alignées mais vides, des barbelés tout juste emmêlés, l’horizon bouché tantôt par une croix gammée, tantôt par la hideur des voies de chemin de fer… L’absence de toute âme qui vive, dans ces scènes concentrationnaires, en dit plus long sur ce cauchemar que n’importe quelle reconstitution en couleurs et en costumes de France Télévision.

Une lumière aveuglante est jetée sur des pans de l’histoire que nous préférons d’ordinaire camoufler, à l’ombre d’autres horreurs un peu plus lointaines, donc plus faciles à regarder. L’air de rien, mais fermement, Pajak brosse un tableau de la France de Vichy, dans lequel les noms de Gurs – camp de prisonniers d’où s’échappa en 1940 Hannah Arendt –, de Colombes – dont le stade olympique Yves-du-Manoir fut transformé en lieu de rassemblement des futurs déportés de Vernuches, parmi lesquels Walter Benjamin – et même de Marseille, étape ultime de milliers d’aspirants à l’exode, souvent en vain, résonnent d’un tout autre timbre…

Mais d’idéologies, il n’en est que d’incertaines, c’est ce que nous montre – aussi bien qu’il le dit – Frédéric Pajak. Le soir-même, il me glissait  : «  Tout n’est pas que politique. Il y a autre chose  !  ». Cette autre chose, c’est pour lui un autre monde, celui dans lequel vivent des millions de gens, se fichant des derniers toussotements de l’Histoire, ayant déjà remplacé cette mégère infirme par la vigueur légère et signifiante de la poésie. Ces gens vivent dans leur propre monde, disait-il, et j’en suis. Lui qui s’apprêtait, l’air de rien, à lever l’ancre pour l’Argentine sur les traces de Gombrowicz.

Manifeste incertain, tome 3, Frédéric Pajak – Noir sur Blanc.

Libéralisme et barbarie

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salo sodome pasolini

salo sodome pasolini

Le plus grand mystère qui entoure Donatien Alphonse François de Sade est peut-être la vogue persistante de celui que Michel Foucault qualifiait d’« agent comptable des culs et de leurs équivalents[1. M. Foucault, Dits et écrits, tome II, p. 822, « Quarto », Gallimard, 2001.] », en dépit de l’immense ennui que suscite la lecture de son œuvre. Il n’est pas impossible que la réponse à cette énigme se trouve chez Sainte-Beuve, qui, dès 1843, notait dans la Revue des deux mondes que le divin marquis était, sur un mode clandestin, « l’un des (…) plus grands inspirateurs de nos modernes[2. Sade, Œuvres, tome I, p. 10, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1990.] ». Sainte-Beuve songeait certes aux romanciers de son temps, mais on pourrait poursuivre la piste et se demander si, au fond, Sade ne serait pas le prophète secret de notre « meilleur des mondes » à nous – cette néo-barbarie ultralibérale où, sur les ruines des règles mortes, de grands fauves se réclament de la liberté, de l’égalité et de la fraternité pour imposer le despotisme de leur plaisir.

Le premier temps de la démarche sadienne consiste en effet à renverser, à détruire, en vue de « délivrer l’homme de toutes les formes transcendantes du pouvoir[3. H. Jallon, Sade, le corps constituant, p. 121, Michalon, 1997.] ». À supprimer les limites. Intercalée dans la (terrifiante) Philosophie dans le boudoir, sa fameuse profession de foi « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » se lit, à cet égard, comme un véritable jeu de massacre, celui de toutes les références, de tous les repères sur lesquels était fondée la civilisation occidentale : Dieu, le père, la loi.[access capability= »lire_inedits »]

« Français » débute par une attaque d’une violence inouïe contre le christianisme, absurde – « laissez les dieux de farine aux souris[4. Sade, La Philosophie dans le boudoir, p 189, Édition des chimères, s.l.n.d.] » – et liberticide : « Cette puérile religion était une des meilleures armes aux mains des tyrans[5. Ibid., p. 191.]. » De là, sa nécessaire abolition : « L’extinction totale des cultes entre (…) dans les principes que nous propagerons dans l’Europe entière. Ne nous contentons pas de briser les sceptres ; pulvérisons à jamais les idoles[6. Ibid., p. 197.]. » Dans la réglementation délirante des 120 journées de Sodome, « le plus petit acte de religion de la part de l’un des sujets, quel qu’il puisse être, sera puni de mort[7. Sade, Œuvres, op. cit., t. I, p. 64.] », et « le nom de Dieu ne sera jamais prononcé qu’accompagné d’invectives et d’imprécations ».

De Dieu au roi, il n’y a qu’un pas. Ayant condamné le principe, il verra sans sourciller tomber la tête de Louis XVI et louera Le Peletier d’avoir voté « courageusement la mort de celui qui avait osé comploter celle de tout un peuple[8. « Éloge de Marat et de Le Peletier », in Sade, Écrits politiques, textes choisis par Maurice Lever, p. 199, Bartillat, 2009.]». De Dieu au roi, puis du roi au père (et à la mère) : dans l’utopie qui achève « Français », Sade décrit « une république où tous les individus ne doivent avoir d’autre mère que la Patrie » et où, le mariage ayant disparu, « il ne naît plus d’autres fruits des plaisirs de la femme que des enfants auxquels la connaissance de leur père est absolument interdite[9. Sade, La Philosophie dans le boudoir, op.cit., pp. 233-234.]  ». Ni transcendance ni descendance, la république est un régime de frères – et, à ce propos, Sade n’hésite pas à déclarer que l’inceste devrait être « la loi de tout gouvernement dont la fraternité fait la base[10. Ibid., p. 238.]». À la toute fin de la Philosophie dans le boudoir, Eugénie, quinze ans, qui vient d’applaudir à la lecture de « Français », prouvera qu’elle a bien compris la leçon en violant sauvagement puis en torturant sa propre mère.

« N’ayez plus d’autre frein que celui de vos penchants, d’autres lois que vos seuls désirs[11. Ibid., p. 235.]» : la formule la plus célèbre de « Français » indique enfin que Sade, athée en tout sauf en libertinage, ne sacrifie même pas au culte de la loi que célèbrent alors les sans-culottes. Dans La Nouvelle Justine, l’un de ses personnages assure que « les lois sont inutiles et dangereuses ».

Ainsi, tout a été abattu, et il ne reste plus que l’individu, solitaire. Évoquant Sade, Maurice Blanchot évoquait une « philosophie de l’égoïsme intégral » : celui de l’individu souverain, au sens juridique du terme, doté d’une volonté inconditionnée, n’ayant personne au-dessus de lui et n’obéissant qu’à son propre désir.

Dans cet espace où toute frontière a disparu, les individus semblent libres et égaux, comme dans la Déclaration des droits de l’homme – ou, plutôt, comme dans l’état de nature de Hobbes, que Sade a lu attentivement[12. Cf. Sade, Œuvres, op. cit., t. III, p. 1 314.]. Égalité dans, devant et derrière le plaisir, chacun devant se soumettre aux désirs des autres qui sont eux-mêmes soumis aux siens. Et c’est ainsi qu’au « despotisme politique », qui réservait l’autorité à un seul, se substitue « le très luxurieux despotisme des passions du libertinage[13. Cité par H. Jallon, op. cit., p. 97]», où le pouvoir est à tous puisqu’est organisée sa circulation permanente.

S’institue ainsi une démocratie d’un nouveau type : une démocratie barbare, sans limites, sinon celles du désir, et où les plus forts asservissent les autres au nom même de l’égalité et de la liberté. Lorsqu’il n’y a plus de règles, lorsqu’ont été chassés les dieux, les rois, les pères et les lois, il n’y a plus en effet que le renard libre dans le poulailler libre – Dolmancé, personnage clé de la Philosophie, précisant à ses partenaires libertins que « jamais entre eux ne se mangent les loups ».

Du reste, si le Marquis éprouve quelque nostalgie, c’est manifestement celle de la féodalité : d’un temps où ses aïeux « régnaient despotiquement sur leurs terres », un temps où Gilles de Rais organisait en son noble donjon de Tiffauges les mêmes orgies meurtrières que le duc de Blangis des 120 journées dans l’inaccessible château de Silling. À cet égard, proférant avant 1789 un mépris absolu à l’égard du peuple et se flattant alors d’appartenir à « l’extrêmement bonne compagnie », Sade se rapproche à beaucoup d’égards des premiers théoriciens du libéralisme comme le comte de Boulainvilliers[14. Cf. M. Lever, op. cit., pp. 12-13, 20, 60.], féodaux déchus par la monarchie capétienne et rêvant de renouer avec la liberté barbare qui existait avant Saint Louis. Une liberté où les loups et les prédateurs pouvaient s’épanouir à leur guise. Une liberté que, sous d’autres formes mais dans le même esprit, la mondialisation contemporaine est peut-être en voie de rétablir.[/access]

Ultreïa, on y croit !

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Il n’est pas si courant que je prenne la plume pour défendre la concurrence. Exception faite de la fine équipe de Conflits, je prends un malin plaisir à ne jamais fricoter avec nos confrères. Mais l’heure est grave : une belle et grande revue sur les religions sort en kiosque sous forme de mook, avec en titre le cri de ralliement des pèlerins de Compostelle : Ultreïa ! Faisant fi des querelles de chapelles, Ultreïa prend clairement le parti de l’éclectisme, non pour nous vendre quelque camelote New Age syncrétique, mais tout simplement pour comprendre, exposer et expliquer, trois verbes qui indisposent les sectateurs de tout poil.

Ses 218 pages richement illustrées nous font donc voyager de l’ésotérisme soufi d’un René Guénon à « l’illumination italienne de Simone Weil », en passant par un entretien avec Pierre Rabhi, qui vaut définitivement mieux que son image de gentil écolo médiatique. Rabhi, l’Ardéchois d’adoption ne s’effarouche pas des géniales vociférations spirituelles de Léon Bloy, conte son amitié avec Gustave Thibon, son admiration pour l’anti-industrialisme d’Ivan Illich, et nous offre quelques aphorismes bienvenus : « Quelqu’un qui donne sa vie contre un salaire est un esclave, sauf si ce qu’il fait l’accomplit. »

Le charme d’une telle publication, c’est qu’on y passe du coq à l’âne en un clin d’œil.  Quoique, entre la sobriété enracinée d’un Rabhi et l’éveil à la foi chrétienne d’une Simone Weil, la parenté soit évidente. Ainsi Christiane Rancé, biographe de cette grande philosophe morte à 34 ans, narre-t-elle un épisode aussi méconnu qu’essentiel de sa courte vie. Déjà tuberculeuse, Simone Weil entame en 1937 un long voyage en Italie pour trouver le repos. « Jour après jour, les paysages, la douceur, la lumière opéraient une conversion de son âme à la beauté », écrit Rancé, nous racontant la révélation qu’eut Weil dans la petite chapelle d’Assise où elle entendit Dieu et s’agenouilla pour la première fois. Bouleversée par les chœurs de la chapelle Sixtine, l’auteur de La pesanteur et la grâce éprouve un sentiment de communion avec l’Eternel et ses semblables qui firent de son escapade italienne un épisode inoubliable de son existence. Comme elle l’écrit alors, « Si le Paradis ressemble à cela, ça vaut la peine d’y aller.»

Croyez-moi, Ultreïa, ça vaut le coup d’être lu et relu !

Chères lectrices…

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blog dessous chics

blog dessous chics

J’aime les écrivains de la pénombre, les crooners de province qui, chaque semaine, susurrent des mots tendres sur le ton de la confidence et de la bravade. L’exception française se niche dans cette relation fragile, essentielle, vitale entre celui qui écrit et celui qui lit. Deux solitudes éclairées par les mystères de la littérature. Depuis François Villon, la ballade est entendue ! Philippe Lacoche, hussard rouge de la lignée Roger Vailland/Jacques-Francis Rolland, tient une chronique régulière, « Les Dessous chics », dans le Courrier Picard où il exhale sa mélancolie cheminote, sa hargne rock et sa fibre aristo.

Les Editions La Thébaïde ont réuni, pour la première fois, les exquis billets d’humeur de ce marquis vagabond sur la période 2005-2010. Enfermées dans leur HLM ou leur belle demeure, ses chères lectrices de la Somme, de l’Oise et de l’Aisne comme il les appelle, attendent, lascives, sa missive pleine de larmes, pleine de charme. Elles l’implorent même de les déshabiller d’une formule, oui mais pas trop vite, avec la langueur vespérale du Cardinal de Bernis. Cet enfant triste, héritier de Vialatte et Calet ne cache pas son dépit amoureux. Il a lu jusqu’au calice les réprouvés, ceux que l’Université et les médias méprisent depuis cinquante années. Chaque jour, il s’éloigne de notre époque qui fait la part belle aux imposteurs et aux falsificateurs. Un monde où le flirt et la littérature ne suffisent plus aux honnêtes hommes, n’a pas d’avenir raisonnable.

Lacoche, pêcheur impénitent de chevesnes, se réfugie dans ses rêveries d’adolescents, se souvient de la silhouette d’une fillette à couettes, d’un roman de Kléber Haedens ou d’un film de Maurice Biraud. Il entretient la flamme d’une conversation imaginaire au fil de l’eau. Il évoque, à toutes les saisons de la vie, ses coups de cœur pour des groupes bruyants, des auteurs sensibles et des créatures évanescentes surgies de la brume picarde. Ce journaliste est un poète du quotidien qui sait extraire des terres ouvrières, des splendeurs de nostalgie. Ses émotions simples, les plus délicates à écrire, germent dans votre esprit. On ne se lasse pas de le suivre au gré de ses rencontres buissonnières, interviews dans la Capitale de quelques célébrités, virées nocturnes et expositions locales. Ce styliste élégant nous entraîne sur un chemin sentimental, improbable sentier où l’on croise aussi bien les Forbans, Yann Moix, Hervé Vilard, Jack Ralite, Patrick Eudeline que Michel Déon.

Comment résister à la fragilité de quelqu’un qui crie « la littérature me rend fou » ? Nous avons trouvé-là un frère de papier. C’est la noblesse de la presse écrite régionale que d’ouvrir (encore) ses colonnes à quelques seigneurs de la plume. Partout en France, il existe de preux chevaliers, souvent incompris et moqués, qui ferraillent dans leur rédaction pour qu’un écrivain oublié lu jusqu’au petit matin ne tombe dans l’oubli. Ces résistants courent d’immenses risques professionnels car ils ne pissent pas de la copie, ils embellissent nos week-ends par quelques traits d’esprit. A Paris, trop souvent, les journalistes manquent de jus. Ils ont la prose sèche, le verbe claudiquant et la métaphore bancale. Gérard Guégan à Sud-Ouest, Christian Laborde à La Nouvelle République des Pyrénées ou Christian Authier dans l’Opinion Indépendante de Toulouse sont les derniers défenseurs d’un art d’écrire à la française. Pour les âmes sensibles, les caractères d’imprimerie n’ont pas perdu leur mystique. Philippe Lacoche, marquis d’ascendance communarde, chaussé de Doc Martens et roulant carrosse en Peugeot 206 possède la foi des premiers croisés. Ces textes d’une ferveur touchante nous accompagnent longtemps.

Les Dessous chics de Philippe Lacoche – Editions La Thébaïde.

Mélenchon contre la légende noire de la Révolution

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melenchon tussaud robespierre creed

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On pensait que la Révolution française était devenue une question historique « froide » ne suscitant plus aucune émotion ni polémiques politique, à la différence de sujets aussi sensibles que la Résistance, la colonisation, la guerre d’Algérie ou les fusillés de 14-18. On a peut-être eu tort d’aller si vite en besogne. La mise sur le marché du dernier produit de la série de jeux vidéo Assassin’s Creed dont une partie de l’intrigue se déroule en France à l’époque de la Révolution, a arraché un cri du cœur à Jean-Luc Mélenchon : « Robespierre, celui qui est notre libérateur à un moment de la Révolution, est présenté comme un monstre. C’est une propagande contre le peuple. Dans le jeu, le peuple, c’est des barbares, des sauvages sanguinaires ». Pour le leader de la gauche radicale, laquelle, contrairement aux sociaux-démocrates du PS, n’a pas renoncé à la rupture révolutionnaire comme horizon politique, le nouveau jeu de l’éditeur français Ubisoft est« une relecture de l’Histoire en faveur des perdants, pour discréditer la République […] un dénigrement de la grande Révolution […] une sale besogne pour instiller davantage de dégoût de soi aux Français. Si ça continue comme ça, il ne restera plus aucune identité commune aux Français« .

En dénonçant la légende noire de la Révolution et de Robespierre, Jean-Luc Mélenchon montre qu’il a deux siècles de retard sur la culture populaire. Car le jeu vidéo édité par la société des frères Guillemot, originaires de Carentoir (Morbihan), n’a rien à voir avec une quelconque « chouannerie digitale »[1. Les habitants des environs de Vannes, pas très « fans » de la jeune République, étaient à l’époque plus sensibles à l’appel de l’Eglise et du Roi.]. En fait, Assassin »s Creed  s’inscrit dans la longue tradition de la culture populaire anglo-saxonne, allant des statues de cire au cinéma hollywoodien.

Bien avant que les frères bretons ne colportent la version numérique de la légende noire de la Révolution, c’est une Alsacienne installé en 1802 à Londres qui diffuse cette version de l’histoire au grand public. Marie Tussaud, née Grosholtz, a vécu la Terreur de très près puisqu’elle a failli monter sur l’échafaud. Quand elle traverse la Manche avec sa collection de statues de cire et ses masques de célèbres décapités de la Terreur, elle s’associe avec un magicien spécialisé dans l’occultisme et le magnétisme – très à la mode à l’époque.

En quelques décennies, la famille Tussaud a fait connaître aux Anglais une Révolution française morbide sous la forme d’un spectacle d’horreur fait de têtes coupées. Dans la « chambre d’horreur » du musée, les victimes de la guillotine se trouvent aux côtés des plus célèbres criminels anglais, inscrivant la Révolution dans le registre des crimes sanguinaires plutôt que dans l’histoire ou la politique. Perfide Albion ? Pas tout à fait. Les Britanniques ainsi que Madame Tussaud – qui avait partagé sa cellule avec Joséphine de Beauharnais en 1793 – ont réservé un sort tout autre à Napoléon, pourtant leur ennemi juré pendant presque vingt ans. Son effigie ne fait pas partie de la « chambre d’horreur » et l’Empereur jouit d’une certaine estime qui n’est pas sans rappeler l’image positive qu’a préservée Rommel cent trente ans plus tard. En glorifiant l’ennemi battu, on se couvre de gloire.

La littérature anglaise de l’époque véhicule à peu près les mêmes stéréotypes. Dans les romans anglais du XIXe siècle, il y a deux « Révolutions françaises ». A l’égard de la première, la « bonne » des années 1789-1791, les auteurs anglais tels que Charlotte Turner Smith, Thomas Carlyle et Charles Dickens, se montrent compréhensifs, voire franchement admiratifs. Dans A tale of Two Cities (Le conte de deux cités), publié en 1859 et devenu, avec plus de 200 millions d’exemplaires vendus, l’un des plus grands best-sellers de l’histoire, une scène fameuse donne le ton. La voiture de l’odieux Marquis de Saint-Evrémont traversant les ruelles de Paris à vive allure, renverse le jeune fils d’un paysan. La voiture s’arrête le temps pour le marquis de jeter une pièce d’or en direction du père qui vient de perdre son enfant. Pour les lecteurs de Dickens, les aristos méritent bien la lanterne.

Quant à la seconde Révolution, celle de 1793-1794, outre-Manche, on la perçoit  comme un monstre. Le peuple, noble et courageux pendant l’été 1789, se métamorphose en une foule sanguinaire composée d’hommes et femmes aux cheveux gras criant leur haine à travers des bouches édentées devant la déesse Guillotine, l’odieuse trinité complétée par Robespierre, l’incarnation du Mal, moins révolutionnaire que terroriste.

Quand, en 1903, la baronne Orczy publie The Scarlet Pimpernel (Le Mouron Rouge), elle puise donc dans un imaginaire largement partagé dans le monde anglophone.  Dans cette série romanesque au succès fulgurant, Sir Percy Balkeney, un riche dandy à la ville qui se révèle être un justicier à la Zorro, part en mission en France sous la Terreur pour, au nom des nobles anglais, sauver de la guillotine leurs cousins condamnés à mort. Le fait que la France et l’Empire britannique aient signé l’Entente cordiale en 1904  n’a pas empêché les sujets d’Edouard VII de prendre d’assaut les théâtres et les  librairies pour faire de la représentation de Scarlet Pimpernel l’un de plus gros succès de la scène populaire londonienne.

Une quinzaine d’années plus tard, un fervent lecteur de Dickens adapte la légende noire à une nouvelle forme d’art. Son nom est D. W. Griffith. Dès 1920, il recycle à Hollywood les représentations de la Révolution française façonnées en Angleterre tout au long du XIXe siècle par Madame Tussaud, Turner Smith, Carlyle et Dickens. Pour la première fois, cette vision de l’épisode majeure de l’histoire française contemporaine est traduite en images à une échelle de diffusion planétaire. Avec Robespierre le diable poudré et tiré à quatre épingles, Danton le débonnaire homme du compromis, et surtout le sans-culotte, cet animal sauvage assoiffé de sang habillé en haillons et nécessitant des soins dentaires urgents : les costumiers de Hollywood s’en donnent à cœur joie !

Loin des débats d’historiens qui ont animé la scène intellectuelle et politique française pendant un siècle – dantonistes contre robespierristes, contre-révolutionnaires contre girondins… -, les masses occidentales, nourries essentiellement par la culture populaire en langue anglaise, ont intériorisé une image de la Révolution française largement inspirée de sa légende noire. Les jeux vidéo « jouent » dans cette cour-là et ne peuvent aller contre les attentes de leurs clients aux imaginaires imprégnés par deux siècles de romans, pièces de théâtre, statues de cire, films et séries. Cette vision stéréotypée de l’histoire de France fait de Robespierre un monstre responsable de la Terreur, mais véhicule également une image très négative de l’Ancien régime, décadent et incapable. Maigre lot de consolation pour Jean-Luc Mélenchon !

*Photo : Nelson Correia.