Mario de Sa-Carneiro: le suicidé dans un ciel en feu

La littérature portugaise eut aussi, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ses écrivains décadents, ses dandys névrosés, ses chasseurs d’idéal aux obsessions morbides, hantés par les paradis perdus. Chez nous, ils avaient pour nom Jules Laforgue, Jean de Tinan ou Huysmans. A Lisbonne, promenant sa mélancolie de « sphinx obèse » dans le Chiado, croisant parfois Pessoa, il y avait Mario de Sa-Carneiro. Ciel en feu est le dernier livre qu’il publia en 1915. L’année suivante, il se suicida à Paris et, comme pour soigner sa légende, revêtit pour cette cérémonie d’adieu un smoking avant d’avaler de la strychnine.
Quand nous avons découvert ce livre, publié pour la première fois en France à la Différence, dans les caisses des bouquinistes près de la bibliothèque Albertine à Bruxelles, il avait l’air, à le feuilleter, d’un recueil de nouvelles. En fait, à la lecture, on s’aperçoit que la narration n’a guère d’importance, que les récits prennent souvent la forme d’un journal intime et sont entrecoupés de blancs. Et quand on connaît la fin de Sa-Carneiro, cela donne à ces textes une aura de fragilité et l’impression qu’ils ont été écrits au bord d’une ombre qui n’allait pas tarder à engloutir l’auteur.
Ainsi que les écrivains qu’il aime citer en exergue, Dostoïevski ou Gérard de Nerval, Mario de Sa-Carneiro est un rôdeur des confins. Ciel en feu est plutôt un long délire onirique, un poème en prose où la surabondance lyrique masque et révèle à la fois le désir de mort consubstantiel d’une tentation homosexuelle à peine dicible. Cascades d’adjectifs, d’interrogations, d’exclamations entretiennent une tension constante, un état de veille hallucinée qui placent Mario de Sa-Carneiro quelque part entre Villiers de l’Isle-Adam et Lautréamont : l’écriture se confond avec le désir, le remplace, s’exacerbe jusqu’à l’épuisement et au silence.
On retrouve pourtant chez ce prince de la décadence des thèmes qui n’appartiennent qu’à lui et ne le résument pas à une variante lusitanienne « fin-de-siècle » : une obsession du double, de l’autre ambigu, menaçant et désirable, une vision mystique, certains diraient catholique, du corps : que ce soit celui de la femme sublimée pour mieux être refusé ou celui de l’homme, secrètement désiré.
Atmosphère étouffante, air raréfié, Sa-Carneiro donne l’impression de cultiver des fleurs maladives et somptueuses dans la serre décrite par Zola dans La Curée : ses récits sont pleins de couples assassinés, de cérémonies rituelles, de « spasmes violacés ».
Littérature d’époque, dira-t-on, littérature datée… Cela dépendra des sensibilités ou du moment de la lecture. Il n’en demeure pas moins que Sa-Carneiro nous est étonnamment proche quand il trace de lui cet autoportrait indirect qui renvoie assez bien à l’homme d’aujourd’hui, englué dans un virtuel toujours plus envahissant : « Le poète qui vivait à côté avait la folie tranquille d’un naufragés de l’irréel. » Au moins, contrairement aux naufragés du cyberautisme contemporain, l’irréel de Sa-Carneiro était sa propre création, celle d’un écrivain écorché, et pas celle des écrans qui colonisent notre imaginaire et nous regardent autant qu’on les regarde.
Ciel en feu, de Mario de Sa-Carneiro (Ed. La Différence, 1990, 5 euros, passage Albertine, Bruxelles).
Tu te souviens de la VHS?

Carlotta remet à l’honneur un cinéma des années 80 qui fleure bon les vieilles VHS et nos vidéoclubs d’antan. Pour la première salve de cette « collection de minuit », l’éditeur nous propose de l’action pure avec des thrillers urbains portant la griffe de James Glickenhaus et un film guerrier surfant sur la vague du succès de Rambo 2 avec la montagne de muscles Dolph Lundgren.
Passons assez rapidement sur Le Scorpion rouge, sans doute le film le moins intéressant du lot. Les connaisseurs n’ignorent sans doute pas que Joseph Zito n’a jamais fait dans la dentelle, signant d’abord une des nombreuses suites de la saga Vendredi 13 (le quatrième du nom) puis s’orientant vers les films d’action bourrins avec Chuck Norris (Portés disparus, Invasion USA). Tourné juste avant la chute du mur de Berlin et l’écroulement de l’empire soviétique, Le Scorpion rouge est sans doute l’un des derniers films de propagande anticommuniste sortis sur grand écran. Dolph Lundgren y incarne un soldat d’élite de l’armée soviétique chargé de se rendre en Afrique pour abattre le chef d’une rébellion anti-communiste. Sur place, il constate que les pires exactions sont perpétrées par son camp et après moult péripéties, il se rallie à la cause des insurgés soutenus par les Yankees.
Difficile de faire film plus épais et plus schématique que ce Scorpion rouge où se succède la morne routine des explosions, fusillades et bagarres en tout genre. Pour ceux qui, comme moi, ne goûtent guère la testostérone et les armes à feu, le film risque vite d’être très rébarbatif. Et ce n’est pas le jeu monolithique de l’armoire à glace Dolph Lundgren qui changera l’affaire : on a connu des bûches plus expressives !
Après, le temps joue plutôt bien en faveur du film. Si la scène finale est d’un ennui total et sombre dans le grotesque (l’homme seul qui fait exploser un hélicoptère), le film est mis en scène avec efficacité. Face aux montages épileptiques actuels et au sentiment de totale irréalité qu’a entraîné l’arrivée du numérique, on en deviendrait presque nostalgique de ces films de gros bras virils aux découpages classiques. Le côté ultra-caricatural de l’intrigue avec ces cruels soviétiques et cubains qui imaginent les pires tortures pour leurs prisonniers fait pencher le film du côté de la bande-dessinée et il arrive même que l’on se surprenne à rire face à certaines répliques qui valent les célèbres citations de Chuck Norris (« Let’s kick some ass ! » assène doctement notre machine de guerre soviétique).
De la même manière, il est assez amusant de constater que ces films qui exaltent le plus la virilité, la force et la baston témoignent également d’une forte homosexualité refoulée. A ce titre, Le Scorpion rouge étonne parfois par le caractère homo-érotique de son imagerie : le corps sculptural et huilé de Dolph Lundgren filmé sous toutes les coutures ou presque, son petit short qui le fait ressembler à un personnage dessiné par Jacques Martin (l’auteur d’Alix, pas le présentateur de L’école des fans !), notamment lorsqu’il chasse le marcassin à coup de javelot. Tous ces petits détails font que le film n’est pas si désagréable que ça en dépit de son intrinsèque bêtise.
Plus intéressant est Blue Jean Cop de James Glickenhaus, auteur de The Exterminator aussi présent dans la « Midnight collection » (voir ici). Le cinéaste renoue d’ailleurs avec l’univers interlope du New York nocturne et traite de thématiques assez similaires : la justice, la vengeance, les frontières floues entre le Bien et le Mal. On se souvient que The Exterminator dénonçait l’absence de justice et la corruption des élites pour vanter l’autodéfense et la justice individuelle. Blue Jean Cop part d’une situation inverse. Un policier en jean se fait tirer dessus par un dealer noir que tout désigne comme le coupable idéal. Peter Weller est une sorte d’avocat commis d’office chargé d’aider ce suspect qui prétend qu’il n’a agi qu’en légitime défense.
L’intérêt du film, c’est qu’il prend le parti de défendre un sale type. Plutôt que d’opter pour un scénario politiquement correct de la victime (un noir, forcément) expiatoire d’une société raciste, Glickenhaus nous dit que même le pire salopard (il vend de la drogue à des gamins, il a été condamné pour viol) a droit à la justice. Le réquisitoire est d’autant plus fort que la « victime » n’est pas un ange : même s’il mérite la prison pour d’autres méfaits, il doit être défendu dans le cas présent. On constatera néanmoins, avec un certain étonnement, que la vente de drogue (petit couplet moralisateur du cinéaste) semble être un crime plus grave que le viol dont il n’est plus guère fait mention par la suite…
L’intelligence de Glickenhaus, c’est donc de brouiller les frontières entre les notions de Bien et de Mal. Si un petit voyou peut aussi être innocent et mériter une justice impartiale, les flics peuvent aussi être corrompus et user de leurs prérogatives pour faire le Mal. On retrouve alors ce qui faisait le sel de The Exterminator : une vision pessimiste du monde et d’une ville gangrénée par la corruption et l’appât du gain. Pourtant, Blue Jean Cop se révèle aussi plus léger puisque le cinéaste mêle à ça une comédie de reconquête sentimentale entre le commis d’office (Peter – Robocop – Weller) et la juge d’instruction mais aussi un « film de potes » avec un flic viril (Sam Elliott) qui fait la paire avec le chétif Weller.
Ce qui séduit dans le film, c’est son côté « série B » sèche et sans bavure. Le découpage est précis, les scènes d’action n’empiètent pas sur la caractérisation des personnages et le cinéaste filme plutôt très bien son décor urbain
Ce sont aussi ces caractéristiques qui font l’intérêt de Maniac cop, sans doute le plus réussi des quatre films de la collection. On retrouve d’ailleurs le nom de James Glickenhaus mais, cette fois, comme producteur de l’œuvre. A la réalisation, William Lustig que les amateurs connaissent pour l’excellent Maniac. Venu du cinéma d’exploitation (il a commencé par réaliser des pornos), Lustig en a gardé la concision et l’inventivité.
Maniac cop reprend un peu le même argument que son célèbre slasher mais, cette fois, c’est un homme de loi (un flic) qui sème la terreur dans la population en assassinant aveuglément. Les soupçons commencent par se porter sur Jack Forrest (Bruce Campbell) parce que sa femme a été tuée et qu’elle le soupçonnait. Puis on réalisera – je le révèle car ce n’est finalement pas un enjeu dramatique très fort dans le film – qu’il s’agit d’un vétéran flic passé par la case prison, laissé pour mort et qui entreprend de se venger.
Le film navigue entre plusieurs eaux : le thriller urbain de série B (là encore, on est saisi par la précision du découpage), le slasher horrifique avec son psychopathe qui agit dans les recoins sombres de la ville pour faire couler le sang et le vigilante movie à la Glickenhaus puisque le tueur ne fait finalement que se venger.
A un moment donné, une complice du « flic fou » prétend qu’elle l’a aidé parce qu’elle pensait qu’il allait se venger des vrais coupables, des individus corrompus qui l’avaient envoyé au casse-pipe. En montrant les conséquences désastreuses de ces gestes, Lustig prouve l’inanité même de la question de l’auto-justice et de la vengeance.
Maniac cop fait aussi partie de ces films new-yorkais montrant la « grosse pomme » comme un foyer de corruption et de violence. La sécheresse du trait du cinéaste lui permet de dresser le panorama d’une ville où les frontières entre la légalité et l’illégalité sont entièrement poreuses et où l’uniforme de la Loi revêt les pires crimes.
Avec les deux films de Glickenhaus, Maniac cop partage cette économie de série B qui permet à Lustig de parler très précisément d’un état du monde à un moment donné sans avoir recours à de longs discours.
Sec comme un coup de trique, son film est une jolie petite réussite.
Midnight Collection (Éditions Carlotta Films). Sortie en DVD le 6 juillet 2016.
– Blue Jean Cop (1988) de James Glickenhaus avec Peter Weller.
– Maniac cop (1988) de William Lustig avec Bruce Campbell.
– Le Scorpion rouge (1989) de Joseph Zito avec Dolph Lundgren.
Toffler et « Le Choc du futur »: actualité d’une pensée

Le Choc du futur, ce livre de 500 pages écrit au début des années 70 du siècle dernier, a-t-il encore des idées-clefs à nous délivrer sur notre présent ? Alvin Toffler, qui vient de disparaître en juin dernier, y dresse un inventaire des innovations de nos sociétés et observe la rupture civilisationnelle qui a affecté l’Occident, passant du monde industriel à la société de l’information.
Sans connaître l’Ipod, ses analyses restent stimulantes. Car Toffler prend en compte un océan dans lequel nous baignons et qui, la plupart du temps, échappe à nos analyses : la surcharge des données, le bombardement d’informations et de stimuli auquel notre système nerveux est soumis… Prenant des exemples triviaux comme le choix d’une lessive ou d’une voiture, il montre bien que l’individu doit dépenser beaucoup de temps et d’énergie pour s’y retrouver face à une offre insensée. Qui le contredira à l’ère d’Internet et des 200 chaînes câblées ?
Pour Toffler, tout converge en ce point : l’individu est confronté à des choix démultipliés, à une somme de connaissances qui explosent, à des situations qui changent continuellement. Dans sa prospective, chacun devra sans cesse mettre à jour ses savoirs, changer de profession voire de région ; les entreprises ne seront plus des entités stables, car l’unité de production s’organisera autour de projets industriels ponctuels – comme le projet Apollo – et se disperseront une fois la mission accomplie. Il s’attarde sur ces Américains qui changent en moyenne de région et de vie tous les 2 ans, doivent se réadapter à un nouvel environnement pour le quitter presque aussitôt. Il s’intéresse aussi aux changements culturels, remarquant déjà le ballet incessant de nouvelles stars d’un jour, de tubes qui passent et qu’on oublie dès le lendemain…
En fait, Toffler dresse le portrait d’un monde-vortex, qui emporte tout dans un flux incessant ; un monde fluide, bigarré, qui flirte avec le chaos. Il suppose que cette accélération généralisée ne sera pas supportable pour une part des populations, auxquelles il faudra aménager des zones plus calmes, plus stables, d’existence, d’habitation et de travail.
Le « choc du futur », c’est donc cela : le choc entre une humanité qui s’adaptera à la fluidité, au monde-liquide et incertain, et une humanité en quête de repères.
Aujourd’hui, cette analyse — publiée en 1970 à partir des différentes expériences du couple Toffler entre le milieu des années 1950 et la fin de la décennie suivante — s’applique-t-elle toujours ? Peut-on y voir déjà en filigrane l’opposition entre les partisans d’un mondialisme dénué de sens (autre qu’une sorte d’exploration des expériences — le transhumanisme en somme), et les partisans de sociétés structurées, héritières d’une culture et d’un passé qu’elles souhaitent transmettre et dont elles veulent garder la cohérence (et les frontières) ?
L’éclatement plutôt que l’uniformisation
Je laisserai ces questions en suspens pour aborder un autre aspect des idées de Toffler. Pour ce dernier, la principale caractéristique de l’ère industrielle était la standardisation : chaînes d’hôtels, de restaurants, de produits et de voitures identiques. Au contraire, l’ère hyperindustrielle conduira à la différenciation ahurissante des produits : « Ce n’est qu’à son premier stade que la technologie impose la standardisation. L’automation, en revanche, ouvre la voie à une infinie diversité qui aveuglera l’homme et lui torturera même l’esprit. » (p. 303).
Ce n’est donc pas l’uniformisation qui guette nos sociétés, mais leur éclatement en niches fragmentaires (les « publics ») qui s’ignorent et vivent dans des espaces-temps différents. Sur ce point, Toffler avait-il tort ? Il est vrai qu’on assiste à deux mouvements simultanés : nos sociétés s’uniformisent (il suffit de voir les chaînes de magasins et les produits similaires dans les villes européennes) et se différencient, à tel point que l’on peut parler de « plurivers » pour caractériser les différences entre univers mentaux de personnes qui, pourtant, ont le même mode de vie, utilisent les mêmes technologies.
Il me semble que le fait central de nos sociétés est cette juxtaposition étonnante de personnes qui se côtoient dans les mêmes rues, prennent les mêmes rames de métro, et pourtant vivent dans des mondes mentaux antithétiques – voire, inconciliables. On peut prendre l’exemple des « conspirationnistes ». Ceux-ci ont leurs centaines de sites, ils croient que le 11-Septembre a été fomenté par les dirigeants machiavéliques du complexe militaro-industriel américain. Certains d’entre-eux pensent que le monde est orienté en sous-main par la secte des Illuminatis ou des Skulls and Bones. Je ne parle pas ici de 2 ou 3 illuminés, mais de millions de gens, souvent jeunes, qui répercutent ce genre d’idées — à tel point que le gouvernement s’en inquiète et cherche à créer des programmes d’éducation au sens critique pour lutter contre le « conspirationisme » ! Or, le monde dans lequel vivent ces « conspis » n’a quasiment plus de points communs avec le monde mental dans lequel vit un lecteur du Monde ou du Figaro. Toutes leurs sources d’informations diffèrent, leurs références aussi.
Mais le problème des « bulles informationnelles » n’existe pas seulement autour du conspirationnisme. Il me semble qu’aujourd’hui, l’incompréhension règne entre une multitude de bulles informationnelles, qui ne se comprennent plus et ne peuvent quasiment plus dialoguer, car elles se réfèrent à des expériences et des sources d’informations de plus en plus séparées les unes des autres. Un lecteur de Fdesouche, en voyant jour après jour des faits sélectionnés de façon à penser que « l’immigration est un péril », n’aura quasiment pas de background commun avec un lecteur du Forum des marxistes-révolutionnaires, qui sélectionnent des faits montrant que « la police réprime les jeunes », « l’islamophobie d’Etat règne », « les violences sont constamment exercées contre les immigrés »…
D’aucuns pensent que les habitants des quartiers vivent dans un « espace-temps différent » de celui des habitants des centres-villes. Il y aurait ainsi pour les uns et les autres des références et un un monde-vécu radicalement différents. On pourrait à ce stade parler d’incommensurabilité, comme si les différentes communautés vivaient effectivement dans des mondes distincts, qui ne peuvent plus se comprendre car ils ne parlent plus la même langue et ne partagent plus les mêmes expériences. Quand ils discutent, ils tendent d’ailleurs à s’accuser de mauvaise foi ou même à se psychiatriser, ne comprenant plus ce qui motive les opinions opposées ou différentes des leurs.
La fragmentation et le commun
Toffler n’avait pas analysé la fragmentation sociale du point de vue du choc des visions du monde et des « plurivers » qu’elle générerait. En revanche, il s’était intéressé aux loisirs culturels et au tourisme. Il voyait déjà la naissance d’une nouvelle industrie qui vendra non plus des produits manufacturés, mais des « expériences » — voyages inédits, trekkings dans l’Himalaya, vol en deltaplane, nous y sommes.
Toffler a bel et bien dressé un portrait très juste, dès les années 1970, de nombreux aspects de notre société de surinformation. Il a diagnostiqué certaines pathologies possibles d’un tel brouhaha. Mais s’est-il interrogé sur le sens ? La question du sens d’une telle évolution me semble quelque peu laissée en suspens par les analystes des évolutions technologiques et de leurs effets induits.
Après Toffler, on peut se poser la question profondément politique de la possibilité même d’une légitimité dans une réalité fragmentée dont les différents composants ne partagent pas assez pour pouvoir créer un « sens commun ». Cela renvoie à la question des identités et des repères. A l’époque où il la pose, Toffler pense que la religion et la nation sont dépassées. De même, s’il analyse les conséquences de la mondialisation, de la précarisation et de l’accélération du rythme des changements dans nos sociétés, l’immigration apparaît comme la grande absente de son raisonnement (ce sujet, il est vrai, ne s’imposera dans le débat qu’à partir des années 80-90).
Certes, Toffler parle bien des « migrations », mais pour lui ces mouvements d’une population mondiale devenue « nomade » ont des conséquences essentiellement psychologiques : une sorte de « bougeotte » permanente qui empêche l’approfondissement des relations d’amitiés, condamne à une superficialité des rapports sociaux et arrache régulièrement les personnes à leur environnement. Autrement dit, Toffler, brillant observateur doté d’intuitions géniales, n’a pas pu échapper au piège de l’extrapolation : le monde n’est pas devenu un énorme « suburb » à l’américaine et les mêmes causes n’ont pas eu partout et pour tous les mêmes effets. Sa science du future – cette science qui permet de saisir un phénomène aujourd’hui marginal et comprendre que c’est lui et non pas les autres qui jouera un rôle déterminant à l’avenir — est peut-être incomplète. Elle n’en demeure pas moins essentielle pour comprendre le choc… du présent.
La revanche des machines
Matéi Visniec est né en 1956 dans la Roumanie communiste et ses premiers textes y furent interdits. Réfugié en France, il est devenu depuis les années 1990 un dramaturge en vue, l’un des plus joués au Festival off d’Avignon. Ses pièces ont été créées à Paris notamment au Théâtre du Rond-Point et au Studio des Champs Élysées. Depuis la chute du régime de Ceausescu, Matéi Visniec est l’un des auteurs vivants de langue roumaine les plus célébrés dans son pays et ailleurs. Le Marchand de premières phrases : roman kaléidoscope, publié par Jacqueline Chambon chez Actes Sud début 2016 a reçu le Prix Jean-Monnet de littérature européenne.
C’est le traducteur du roman en français qui a pris soin d’ajouter le sous-titre, cette précision à la fois facile et éclairante sur la nature de l’œuvre : un roman « kaléidoscope ». Le lecteur roumain n’aurait-il donc que faire de cet avertissement ? Visniec, comme Radulescu et quelques autres, ont pris l’habitude de considérer et de dépeindre la Roumanie comme un spectacle joyeusement absurde, où les failles dans le réel se trouvent partout, où la stabilité est une illusion importée de l’Occident. Le vent qui souffle ici, l’inspiration qui guide ces auteurs, leur suggère de ne jamais se fier à la solidité du sol sur lequel leurs pieds reposent. Si ce ne sont pas les chars soviétiques qui viennent tout ficher par terre, ce sera bien autre chose.
Le marchand de premières phrases est effectivement un roman à double, triple, sextuple fond, qui tourne sur lui-même et transforme la réalité à mesure que le regard se déplace d’un cadre narratif à un autre. On croit découvrir son « fil rouge » dès les premières pages, et l’illusion tient la route pendant les trois quarts du roman : un auteur qui peine à se faire connaître rencontre, à l’occasion d’un cocktail à la Société des Gens de Lettres, un certain Guy Courtois, marchand d’incipits mythiques destinés à propulser n’importe quel romancier jusqu’au Nobel. « Ça a commencé comme ça. » c’est lui, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » aussi. « Je suis l’homme invisible. » également. Enchanté et fébrile, le narrateur envoie ses bonnes feuilles à Courtois, des débuts de romans, des nouvelles, des poèmes de styles divers, pour que celui-ci puisse lui fournir sa première phrase.
L’éclair de génie ne vient pas. Les histoires, les personnages, les lieux, les époques s’enchâssent les uns dans les autres, la graphomanie du narrateur devient inquiétante. Une certaine Mademoiselle Ri apparaît en rêve, en réalité, disparaît, se fond en lui. Un certain Bernard se noie dans la grande marée à Deauville. Le frère d’un des narrateurs travaille aux « States » sur le programme Patch, destiné à capter toutes les vibrations d’un esprit et d’un corps pour les transcrire en mots, en livres. Il n’y a plus d’écrivains, seuls les programmes de transcription se chargent d’analyser et d’organiser nos pensées, nos rêves, nos souvenirs.
Alors, en définitive ? Le narrateur principal est-il vivant ou mort ? Errant dans le désert entre Los Angeles et Las Vegas ? Un homme ou une machine ? Que le lecteur se rassure, ce roman kaléidoscope finit par livrer son secret. Des pages, les dernières, sont écrites pour de bon, ne changeront pas de sens.
Le roman de Matéi Visniec est un plaidoyer pour la littérature, pour les cafés et l’effervescence intellectuelle de la Mitteleuropa que n’égaleront jamais les raffinements les plus pervers de la biotechnologie. « La mort ne devrait pas laisser de fenêtres ouvertes derrière elle » murmure finalement Guy Courtois à l’oreille du romancier.
Le marchand de premières phrases : roman kaléidoscope, de Matéi Visniec, Jacqueline Chambon/Actes Sud, traduit du roumain par Laure Hinckel, 368 pages.
Le marchand de premières phrases: Roman kaléidoscope (EDITIONS JACQUE)
Price: 17,99 €
1 used & new available from 17,99 €
Les vertus du cinéma bis
Et si la meilleure définition d’une monographie réussie se résumait à l’envie qu’elle suscite chez le lecteur de découvrir l’œuvre qu’elle nous présente ? A cette aune-là, l’essai de David Didelot est une parfaite réussite dans la mesure où elle donne immédiatement l’envie de jeter un œil (et pas qu’un seul !) à l’œuvre protéiforme et tellement décriée de Bruno Mattei dont quelques titres culte ont fait le bonheur des amateurs comme Virus cannibale, Les Rats de Manhattan ou Scalps.
David Didelot entreprend donc de réhabiliter ce cinéaste maudit en s’éloignant à tout prix de la posture de ceux qui n’aiment la série Z que pour en rire grassement et pour se faire mousser à peu de frais en pointant ses défauts les plus visibles (cf. François Forestier). L’auteur évite aussi les travers de certains fans aveuglés par la passion et qui cherche à tout prix à ignorer les ratages évidents de leurs idoles. L’amour qu’il porte au cinéma de Mattei est sincère mais raisonné et jamais le réalisateur ne nous sera présenté comme un « génie » ignoré. Il s’agit plutôt, et c’est là tout l’intérêt de ce bel ouvrage, de se plonger dans les méandres d’une filmographie plutôt dense et d’en pointer les qualités au-delà de ses défauts évidents (budgets minuscules, pompage des succès de l’époque — principalement américains —, recours intempestifs aux stock-shots, etc.)
David Didelot nous présente donc en détail la carrière de Bruno Mattei en revenant sur sa formation initiale (le montage), ses premières armes dans le cadre du cinéma populaire européen puisqu’il travailla régulièrement pour Sergio Grieco, Nick Nostro avant de devenir monteur sur certains films de Jess Franco (les versions italiennes de Venus in furs ou des Nuits de Dracula) ou de Joe d’Amato. De manière extrêmement pointilleuse, l’auteur suit les étapes d’une filmographie ou tous les sous-genres du cinéma d’exploitation trouvèrent naturellement leur place : le film de nazisploitation, le mondo movie (ces documentaires bidouillés, sexy et sensationnalistes), des péplums érotiques, des W.I.P (pour « Women in prison ») films, des films d’horreur avec des zombies ou des cannibales, des westerns, des films d’action et de guerre dans la lignée de Rambo 2, des thrillers érotiques dans la lignée de Basic instinct et j’en passe… Cette exploration des tréfonds du cinéma bis est passionnante et menée de main de maître par un guide dont l’érudition impressionne à chaque page.
S’il fallait absolument faire une petite réserve, nous dirions que la construction du livre peut éventuellement se discuter. En consacrant une longue première partie à la carrière de Bruno Mattei avant de proposer une analyse de chaque film, David Didelot prend le risque, parfois, de la redite. L’essai aurait donc peut-être gagné à intégrer l’analyse des films directement dans le corps du texte principal, en passant plus rapidement sur les titres ne méritant pas une analyse détaillée. D’autant plus que l’admirable épilogue de l’essai où l’auteur extrait les grandes caractéristiques de l’œuvre « mattéienne », aurait très bien pu servir d’armature à sa démonstration globale.
Mais encore une fois, je chipote et cette construction n’a pas que des défauts puisqu’elle permet aussi de faire entendre d’autres voix de spécialistes du cinéaste pour analyser certains titres (les excellents Didier Lefevre, Jérôme Ballay et Jean-Sébastien Gaboury).
Et face à cette somme impressionnante d’informations et de synthèse, il ne nous reste plus qu’à tirer notre chapeau : Bruno Mattei : itinéraire bis est un livre de « fan » qui ne se laisse pas aveugler mais dont la passion est diablement communicative…
Bruno Mattei : itinéraires bis, de David Didelot, Ed. Artus films, 2016.
Les 101 nanars: Une anthologie du cinéma affligeant (mais hilarant)
Price: 21,00 €
20 used & new available from 12,85 €
La droite islamophile existe, je l’ai rencontrée

On a beaucoup glosé ces derniers temps sur la fascination, voire la complaisance de toute une frange idéologique de la gauche avec l’islamisme radical. Ce qu’on a moins souligné pour l’instant, c’est que le phénomène n’est pas limité à la gauche mais se retrouve dans certains milieux se rattachant à ce qu’on pourrait appeler la droite « métapolitique », tentés à leur manière par la perspective d’une alliance conservatrice avec l’Islam (ou dans un registre plus laïque avec l’ancien « Tiers-Monde » anti-impérialiste).
On se focalisera ici sur le cas de René Guénon. Né à Blois en 1886 et mort au Caire en 1951 sous le nom de Abd al-Wahid Yahya, René Guénon est l’auteur d’une œuvre abondante touchant à la métaphysique, l’ésotérisme et le symbolisme traditionnel. Il est peut-être surtout connu aujourd’hui pour sa critique radicale de la sécularisation. A ses yeux, la civilisation occidentale représente une véritable anomalie à l’échelle historique. Notre civilisation aurait graduellement perdu tout contact avec le Sacré, opérant finalement une réduction systématique de l’horizon de l’homme moderne à celui de l’individualité. La démocratie et les droits de l’homme seraient les signes les plus manifestes de cette décadence. Dans Le règne de la quantité[1. René Guénon, Le règne de la quantité et les signes des temps, Gallimard, 1945.], son ouvrage théorique majeur, Guénon distingue deux étapes dans le développement du monde moderne : un processus de solidification caractérisé par le développement du matérialisme, du scientisme ou encore de l’Etatisme. La seconde étape serait marquée par un processus de dissolution culminant dans une grande parodie, une forme de spiritualité à rebours. Guénon voyait dans la psychanalyse et dans les précurseurs de ce qu’on appellerait aujourd’hui le New Age, les premiers signes de cette dissolution. On ne peut qu’imaginer ce qu’il aurait pu écrire devant le développement de l’économie globalisée et néolibérale, l’invasion de l’internet ou encore les diverses formes de parodie identitaire dont le monde occidental nous offre un spectacle toujours plus affligeant.
Face à cette subversion généralisée, Guénon, qui avait vu avec incrédulité l’Eglise catholique se rallier progressivement au monde moderne, a cherché dans un « Orient » en partie imaginaire, un antidote à la maladie spirituelle du monde moderne, Orient que dans le sillage des romantiques et des occultistes du 19ème siècle il concevait comme héritier d’une sorte de révélation primordiale. Guénon a joué un rôle souvent discret mais non négligeable dans la diffusion des religions orientales en Occident. Alors que la plupart des orientalistes de son temps voyaient essentiellement l’Islam, l’hindouisme ou le bouddhisme comme un simple objet d’étude, Guénon a contribué à un changement de regard. Il les a présentés comme des voies possibles de transformation intérieure, en même temps que comme le moyen de reformer peut-être une élite intellectuelle et spirituelle en Occident.
Guénon connaissait étrangement mal le catholicisme et n’a pas anticipé l’implantation du bouddhisme en Occident. Il ne croyait pas non plus en la possibilité pour des occidentaux de se rattacher à l’hindouisme. C’est donc finalement vers l’Islam (sous la forme de l’ésotérisme soufi) qu’il s’est orienté, entrainant avec lui une grande partie de ses lecteurs. Rattaché au soufisme aux alentours de 1912, il s’est installé au Caire à partir de 1930, se moulant de plus en plus dans l’ambiance musulmane. Guénon a largement contribué au développement en France d’une forme de soufisme d’orientation à la fois intellectuelle et mystique, surtout présent dans le champ académique et para-académique.
Ce rattachement à l’Islam n’est pas allé sans résistances en particulier de la part des lecteurs de Guénon fermement enracinés dans la tradition catholique. Avec le temps, l’écart, voire l’abime, entre le soufisme d’inspiration guénonienne et la réalité de l’Islam moyen-oriental ou même européen n’a cessé d’apparaitre de plus en plus criant, donnant lieu à des phénomènes contradictoires : chez certains une islamisation du discours guénonien, chez d’autres une dé-islamisation de la pratique du soufisme.
Si on ne peut guère reprocher à Guénon de ne pas avoir anticipé la montée de l’islamisme djihadiste (encore qu’il ait vécu en Egypte qui était aussi le berceau des Frères musulmans), on ne peut manquer de s’interroger sur le mythe qu’il a contribué à forger, celui d’un renouveau de l’Occident par l’Orient, ce renouveau pouvant passer selon les termes de Guénon lui-même par une véritable « absorption ». On peut s’interroger aujourd’hui avec inquiétude des modalités qu’une telle absorption pourrait prendre. Michel Houellebecq, qui semble avoir lu Guénon, nous décrit d’ailleurs dans Soumission un scénario de ce genre, non sans démonter par avance les complicités intellectuelles et politiques qui le rendraient possible. Ce qui nous interpelle surtout c’est que Guénon, comme d’ailleurs beaucoup d’intellectuels de gauche actuels mais dans une optique très différente, n’a pas hésité à diaboliser le monde occidental et à projeter sur son « autre » oriental toutes les qualités qui lui manqueraient ou qu’il aurait perdues. L’ironie de l’histoire a voulu pourtant que la forme d’islam qui s’impose aujourd’hui soit aux antipodes de l’intellectualisme ésotérisant que promouvait Guénon (tout comme aux antipodes des fantasmes libertaires et égalitaires de la gauche). On soulignera en particulier le fait que le djihadisme se caractérise par une confusion généralisée du psychique et du spirituel. Guénon, anticipant ainsi les travaux de certains sociologues, avait déjà diagnostiqué ce phénomène en Occident à la racine de ce qu’on appellerait de nos jours « les nouveaux mouvements religieux. » Mais il n’avait pas prévu qu’il pourrait aussi se propager en Orient. Dans l’islam djihadiste, le Dieu transcendant devient une simple métaphore renvoyant à l’expérience d’une communauté largement fantasmée et la figure du saint est remplacée par celle du kamikaze, cette psychologisation du sacré allant de pair comme on le sait avec un phénomène de politisation.
Tout lecteur lucide de Guénon se doit de tirer les conséquences qui s’imposent. À l’époque contemporaine, ce qui menace l’Islam, c’est beaucoup moins « l’envahissement occidental » (ce qui ne veut pas dire qu’on doive nier la part de responsabilité des Etats-Unis et de l’Europe dans le chaos moyen-oriental) que la montée d’une idéologie millénariste et totalitaire d’origine autochtone et qui sous couvert de réaction contre le nihilisme et le relativisme occidental, est en train d’achever de détruire totalement ce qui pouvait rester de la spiritualité musulmane traditionnelle. Dans la situation actuelle, le monde musulman est loin de pouvoir apporter un remède quelconque à la maladie spirituelle qui ronge l’Occident. Bien au contraire, il est en train de devenir le vecteur principal des forces de « dissolution » à l’œuvre dans la postmodernité. Le déni de réalité tant parmi les intellectuels occidentaux que dans les sociétés à majorité musulmane ne fait que différer un réveil douloureux. Espérons qu’il n’est pas déjà trop tard …
Mourir en bonne santé

Le sens de la révolte n’attend point le nombre des années mais il ne se laisse pas non plus oublier par le grand âge. On apprend ainsi par mLyon.fr que la révolte gronde dans une maison de retraite de la Croix-Rousse. On sait, depuis les révoltes des canuts et autres Voraces, que le quartier est réputé pour sa mauvaise tête et sa capacité à s’insurger quand on vient d’un peu trop près lui expliquer comment il faut vivre et comment il faut se taire.
S’inscrivant dans cette aimable tradition historique, les vieux de cet établissement (oui, nous disons les vieux car l’euphémisation « personnes âgées » ou pire, « troisième âge », a quelque chose de glaçant), ont écrit une pétition qu’ils ont envoyé à l’adjointe au maire chargé des vieux, justement, ce qui prouve qu’ils ont toute leur tête. La raison de leur colère : depuis le 1er avril, leurs menus ont changé. On savait les socialistes capables de tout, même le très macronien rose délavé Gérard Collomb, mais tout de même pas d’affamer nos anciens.
Auparavant, le restaurant Hénon, un établissement associatif pour vieux du quartier fournissait des repas merveilleusement caloriques, de vrais et délicieux attentats diététiques dans la plus pure des traditions lyonnaises. Après tout, ce n’est déjà pas drôle d’être vieux, encore moins vieux dans une maison de retraite, alors autant profiter jusqu’au bout des plaisirs de l’existence. On partage pleinement la colère unanime des pétitionnaires dont une dizaine boycottent la nouvelle dictature alimentaire de la maison de retraite : les cochonnailles, les tabliers de sapeur, les gras-doubles sont autant de moyens de tutoyer la Camarde et de la narguer. Elle vient assez souvent avec sa faux dans ce genre d’endroit pour ne pas l’accueillir en rigolant en lui demandant cinq minutes pour terminer son verre de Côtes-du-Rhône et sa cervelle de canut.
Mais voilà, ça ne pouvait pas durer. Il a été décidé que ce n’était pas sain, de manger comme ça. Qui sait ce qui peut arriver à 95 ans si on abuse de la bonne chère : une hypercholestérolémie, un infarctus, de l’hypertension voire un AVC prématuré ? Un pays moderne et civilisé, avec un système de santé encore (un peu) performant, se doit de travailler dans la prévention. Du coup, on leur a servi, depuis avril, des menus équilibrés, c’est-à-dire ennuyeux comme la pluie.
Imaginons donc, un instant, la détresse du vieux qui voit le quinoa se substituer à la rosette, le blanc de poulet en papillote au saucisson chaud et la compote à l’île flottante. On peut aussi se demander quel démon hygiéniste pousse ainsi notre société à traquer le moindre des plaisirs sous le prétexte d’un axiome paradoxal : ce qui est bon serait mauvais. Néopuritanisme mal refoulé, tyrannie de la santé ou tout simplement désir des autorités, quelles qu’elles soient, d’intervenir dans le moindre des détails de notre vie quotidienne pour montrer qu’elles ont encore du pouvoir alors qu’il est de plus en plus manifeste qu’elles n’en ont aucun pour changer l’essentiel ?
On décide qu’il est interdit de fumer dans les bars le jour où l’on s’aperçoit qu’on ne peut rien contre le chômage, on interdit aux vieilles voitures de rouler dans les centres-villes sans trop se demander pourquoi des gens n’ont pas les moyens de s’en acheter une neuve moins polluante ou de vivre près de leur travail, on décrète des couvre-feux pour les mineurs dans certains quartiers parce que c’est plus commode et moins cher de surveiller un ghetto que de favoriser la mixité sociale.
Et pour finir, on explique aux vieux qu’il faut mourir, mais qu’il en va, pour leur bien, qu’ils meurent en bonne santé, le nez dans un yaourt 0 %.
Comment Airbus a cessé d’être français

En ce mois de juillet, un nouveau directeur technique a pris ses fonctions au sein d’Airbus Group. C’est un Américain de 36 ans, Paul Eremenko, qui a fait jusqu’ici l’essentiel de sa carrière dans une annexe du Pentagone, la DARPA (Defense advanced research program agency ), chargée des techniques de pointe en matière d’armement : robotique, drones, satellites. Cette nomination appelle plusieurs questions :
– N’y a-t-il en Europe aucun ingénieur qualifié pour occuper ce poste ?
– La réciproque est-elle concevable : Boeing nommant un directeur technique ayant travaillé dans son pays dans le domaine de la défense ? Rappelons que l’armement est dans le périmètre du groupe Airbus, comme de Boeing.
On peut douter de cette réciprocité au vu d’une récente loi américaine qui prescrit qu’en cas de prise de contrôle d’une entreprise stratégique par un groupe étranger (même venu d’un pays de l’OTAN, bien évidemment), le gouvernement américain se réserve de nommer l’ensemble des membres du conseil d’administration et de la direction, les nouveaux actionnaires n’ayant d’autre droit que de connaître les comptes et de percevoir des dividendes.
Voilà un pays où l’« intelligence économique » est un vrai souci, pas un sujet de colloques ! Mais le fait le plus remarquable est qu’avec cette nomination, aucun Français n’occupera désormais une des cinq fonctions majeures de la direction du groupe Airbus. Direction générale : un Allemand (Tom Enders). Finances : un autre Allemand. Affaires juridiques : un Britannique. Marketing : un Américain. Technique : désormais un autre Américain.
Les postes de directeur de la stratégie et de président d’Airbus Industrie, encore détenus par des Français, ont perdu beaucoup de leur contenu depuis la réorganisation du groupe opérée par Tom Enders en 2014.
Cette réorganisation comprenant la fusion de la direction générale d’EADS et de celle d’Airbus industrie au sein d’Airbus Group, s’est accompagnée du transfert du siège à Toulouse, ce qui a fait illusion aux Français , toujours plus sensibles aux symboles qu’aux réalités et qui n’ont pas vu que les deux postes évoqués passaient désormais sous le contrôle étroit du PDG.
Dans la foulée, le même Enders a créé Airbus Defense & Space (ADS), réunion d’Astrium et Cassidian dont le siège a été installé à Munich avec un management presque 100% allemand. Décision d’autant plus étonnante, elle aussi, que les poids lourds dans le domaine considéré sont la France et la Grande-Bretagne. La partie électronique de cette entité vient d’être cédée, sans que personne en France ait eu son mot à dire et alors même que Thalès était candidat, au fonds KKR. Un fonds dont on sait qu’il a recruté en 2013 l’ex-directeur de la CIA David Petraeus.
Une telle situation est d’autant plus paradoxale que l’Etat français est encore actionnaire du groupe à hauteur de 11 % et surtout qu’Airbus est historiquement une création française qui doit son essor, au sortir de la guerre et pratiquement jusqu’à la privatisation, à des investissements publics très importants, payés par le contribuable français. Rien non plus pour l’Espagne actionnaire à 4 %. Ne nous étonnons pas qu’aujourd’hui en Chine, on tienne l’Airbus, créé en France par des ingénieurs français pour un avion allemand !
Il est aujourd’hui politiquement incorrect dans les sphères dirigeantes françaises et au sein du groupe, « à l’heure de la mondialisation », d’entrer dans ce genre de considérations jugées chauvines et reflétant un nationalisme dépassé. Pourtant, savoir qui a le pouvoir dans le groupe Airbus intéresse au premier chef notre pays : la désindustrialisation aidant, l’aéronautique représente aujourd’hui, avec ses sous-traitants, le tiers de l’emploi industriel civil.
Par ailleurs les opérations d’internationalisation du groupe semblent s’être traduites par une diminution continue de la part de l’emploi français (à périmètre constant, c’est-à-dire sans compter les apports initiaux allemands ou autres) dans l’emploi total du groupe. Une voix syndicale autorisée nous dit que depuis quinze ans les plans sociaux touchent principalement la France et le Royaume-Uni, très peu l’Allemagne.
On aimerait que ces considérations, jugées donc chauvines et déplacées dans la classe dirigeante française, soient jugées aussi dépassées à Washington et à Berlin. Mais, entre le nationalisme implacable de l’un et celui, plus rampant de l’autre, on en doute. Peut-être serait-il temps que la France fasse valoir ses intérêts au sein d’Airbus Group ?
Hongrie: Orban joue la carte de l’immigration

Le 2 octobre prochain, le gouvernement hongrois proposera par référendum le rejet de la politique de quotas imposée par Bruxelles (« Approuvez-vous que l’Union européenne puisse imposer l’établissement en Hongrie de ressortissants non Hongrois sans l’accord de l’Assemblée nationale ? »). Référendum dont l’issue en faveur du rejet ne fait pas de doute, mais dont il n’est pas certain qu’il puisse être validé, nécessitant pour ce faire 50 % + 1 voix de participation, ce qui n’est pas acquis. A 18 mois des prochaines législatives.
Quelle que soit l’opinion que l’on aura sur le sujet, il est évident que le thème de l’immigration, cheval de bataille de Viktor Orbán, vient à point pour faire oublier les affaires de corruption qui entachent des proches du gouvernement. A un moment aussi où les grands syndicats et certaines professions se mobilisent (enseignement, santé). C’est de bonne guerre, dira-t-on. Sauf que le combat se déroule à armes inégales. En effet, le gouvernement vient de lancer une impressionnante campagne d’affichage sur la voie publique, d’encarts et de spots dans les médias. Campagne qui coûte une fortune, et ce aux frais du contribuable. Ce que ne peut s’offrir l’opposition.
Une campagne dont les slogans hostiles au migrants grossissent quelque peu la réalité, sur le leitmotiv du « Le saviez-vous ? » Ce qui est habile, mais sournois, est qu’ils reposent sur un fond plus ou moins réel, mais habilement déformé. Quelques exemples : « Le saviez-vous ? L’attentat de Paris a été perpétré par des migrants », « Le saviez-vous ? Depuis le début de la crise migratoire, le nombre des agressions contre les femmes augmente en flèche » ou encore « Le saviez-vous ? Bruxelles entend implanter chez nous des immigrants illégaux équivalant à la population d’une ville. »
Dans ce dernier cas, l’assertion ne traduit pas la réalité, le nombre avancé par Bruxelles étant de 1 900 (sur une population de 10 millions d’habitants), qui plus est non pas des « illégaux », mais des demandeurs d’asile. Quant aux attentats de Paris, les auteurs du slogan jouent habilement sur les mots car, si deux des terroristes du 13 novembre étaient effectivement irakiens, tous les autres assaillants étaient des ressortissants français ou des Belgo-Marocains nés en Belgique…
Mais bon, on peut donner à parier que la campagne va faire mouche. Dans une population hongroise où 72 % des personnes interrogées déclarent avoir une mauvaise opinion des musulmans, dont le nombre ne dépasse pas en Hongrie les 50 000. Par comparaison, en France, qui dénombre une population d’au moins 5 millions de musulmans, 29 % des personnes interrogées déclarent avoir une mauvaise opinion d’eux, le reste établissant un distinguo entre musulmans et islamistes[1. Sondage réalisé par l’institut américain Pew Research Center.].
Face à cela, l’opposition est divisée entre partis prônant d’aller voter pour contrecarrer l’initiative et d’autres de s’abstenir pour la rendre caduque. Sans parler des écologistes du LMP qui viennent de soutenir le référendum.. Une fois de plus, l’opposition montre sa faiblesse et la tactique de Viktor Orbán — « diviser pour mieux régner » — porte ses fruits. Encore qu’il n’ait nul besoin d’intervenir pour ce faire, l’opposition sachant fort bien se diviser toute seule comme une grande, sport dans lequel elle est passée maîtresse.
97 % des investissements hongrois grâce à des subventions européennes !
On peut pratiquement parler d’une campagne de désinformation, mais ce qui choque le plus est qu’elle utilise des fonds publics pour influer sur l’issue du scrutin. Quant au scrutin lui-même, il remet en cause la décision d’une instance européenne dans laquelle avait siégé Viktor Orbán lui-même…
L’immigration, un thème également bienvenu pour descendre une fois de plus en flèche les institutions européennes, voire remettre en cause l’Union européenne. Certes, Viktor Orbán n’est pas le seul et force est de reconnaître que sa critique n’est pas tout à fait infondée. Il est en cela soutenu par deux de ses partenaires du Groupe de Visegrád (le « V4 ») : la Pologne et la Slovaquie, le quatrième, la République tchèque, se tenant prudemment à l’écart.
Il est vrai que les critiques ne sont pas totalement injustifiées, et l’on observe partout ailleurs aussi, à commencer par chez nous en France, des mouvements souverainistes de plus en plus de plus en plus soutenus. Là où le bât blesse est que la Hongrie figure parmi les premiers bénéficiaires des subventions de Bruxelles qui financent 97 % (chiffre officiel) de ses investissements. Pour résumer de façon un peu simpliste et prosaïque cette attitude on croirait entendre un ado dire : « Papa, laisse moi tranquille, mais donne moi mon argent de poche ! »
Mais de là à parler de « Hungexit », on en est loin et il n’en est pour l’instant nullement question. Un récent sondage donne d’ailleurs une majorité de Hongrois en faveur du maintien. Voilà au moins une bonne nouvelle…
Mario de Sa-Carneiro: le suicidé dans un ciel en feu

La littérature portugaise eut aussi, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ses écrivains décadents, ses dandys névrosés, ses chasseurs d’idéal aux obsessions morbides, hantés par les paradis perdus. Chez nous, ils avaient pour nom Jules Laforgue, Jean de Tinan ou Huysmans. A Lisbonne, promenant sa mélancolie de « sphinx obèse » dans le Chiado, croisant parfois Pessoa, il y avait Mario de Sa-Carneiro. Ciel en feu est le dernier livre qu’il publia en 1915. L’année suivante, il se suicida à Paris et, comme pour soigner sa légende, revêtit pour cette cérémonie d’adieu un smoking avant d’avaler de la strychnine.
Quand nous avons découvert ce livre, publié pour la première fois en France à la Différence, dans les caisses des bouquinistes près de la bibliothèque Albertine à Bruxelles, il avait l’air, à le feuilleter, d’un recueil de nouvelles. En fait, à la lecture, on s’aperçoit que la narration n’a guère d’importance, que les récits prennent souvent la forme d’un journal intime et sont entrecoupés de blancs. Et quand on connaît la fin de Sa-Carneiro, cela donne à ces textes une aura de fragilité et l’impression qu’ils ont été écrits au bord d’une ombre qui n’allait pas tarder à engloutir l’auteur.
Ainsi que les écrivains qu’il aime citer en exergue, Dostoïevski ou Gérard de Nerval, Mario de Sa-Carneiro est un rôdeur des confins. Ciel en feu est plutôt un long délire onirique, un poème en prose où la surabondance lyrique masque et révèle à la fois le désir de mort consubstantiel d’une tentation homosexuelle à peine dicible. Cascades d’adjectifs, d’interrogations, d’exclamations entretiennent une tension constante, un état de veille hallucinée qui placent Mario de Sa-Carneiro quelque part entre Villiers de l’Isle-Adam et Lautréamont : l’écriture se confond avec le désir, le remplace, s’exacerbe jusqu’à l’épuisement et au silence.
On retrouve pourtant chez ce prince de la décadence des thèmes qui n’appartiennent qu’à lui et ne le résument pas à une variante lusitanienne « fin-de-siècle » : une obsession du double, de l’autre ambigu, menaçant et désirable, une vision mystique, certains diraient catholique, du corps : que ce soit celui de la femme sublimée pour mieux être refusé ou celui de l’homme, secrètement désiré.
Atmosphère étouffante, air raréfié, Sa-Carneiro donne l’impression de cultiver des fleurs maladives et somptueuses dans la serre décrite par Zola dans La Curée : ses récits sont pleins de couples assassinés, de cérémonies rituelles, de « spasmes violacés ».
Littérature d’époque, dira-t-on, littérature datée… Cela dépendra des sensibilités ou du moment de la lecture. Il n’en demeure pas moins que Sa-Carneiro nous est étonnamment proche quand il trace de lui cet autoportrait indirect qui renvoie assez bien à l’homme d’aujourd’hui, englué dans un virtuel toujours plus envahissant : « Le poète qui vivait à côté avait la folie tranquille d’un naufragés de l’irréel. » Au moins, contrairement aux naufragés du cyberautisme contemporain, l’irréel de Sa-Carneiro était sa propre création, celle d’un écrivain écorché, et pas celle des écrans qui colonisent notre imaginaire et nous regardent autant qu’on les regarde.
Ciel en feu, de Mario de Sa-Carneiro (Ed. La Différence, 1990, 5 euros, passage Albertine, Bruxelles).
Tu te souviens de la VHS?

Carlotta remet à l’honneur un cinéma des années 80 qui fleure bon les vieilles VHS et nos vidéoclubs d’antan. Pour la première salve de cette « collection de minuit », l’éditeur nous propose de l’action pure avec des thrillers urbains portant la griffe de James Glickenhaus et un film guerrier surfant sur la vague du succès de Rambo 2 avec la montagne de muscles Dolph Lundgren.
Passons assez rapidement sur Le Scorpion rouge, sans doute le film le moins intéressant du lot. Les connaisseurs n’ignorent sans doute pas que Joseph Zito n’a jamais fait dans la dentelle, signant d’abord une des nombreuses suites de la saga Vendredi 13 (le quatrième du nom) puis s’orientant vers les films d’action bourrins avec Chuck Norris (Portés disparus, Invasion USA). Tourné juste avant la chute du mur de Berlin et l’écroulement de l’empire soviétique, Le Scorpion rouge est sans doute l’un des derniers films de propagande anticommuniste sortis sur grand écran. Dolph Lundgren y incarne un soldat d’élite de l’armée soviétique chargé de se rendre en Afrique pour abattre le chef d’une rébellion anti-communiste. Sur place, il constate que les pires exactions sont perpétrées par son camp et après moult péripéties, il se rallie à la cause des insurgés soutenus par les Yankees.
Difficile de faire film plus épais et plus schématique que ce Scorpion rouge où se succède la morne routine des explosions, fusillades et bagarres en tout genre. Pour ceux qui, comme moi, ne goûtent guère la testostérone et les armes à feu, le film risque vite d’être très rébarbatif. Et ce n’est pas le jeu monolithique de l’armoire à glace Dolph Lundgren qui changera l’affaire : on a connu des bûches plus expressives !
Après, le temps joue plutôt bien en faveur du film. Si la scène finale est d’un ennui total et sombre dans le grotesque (l’homme seul qui fait exploser un hélicoptère), le film est mis en scène avec efficacité. Face aux montages épileptiques actuels et au sentiment de totale irréalité qu’a entraîné l’arrivée du numérique, on en deviendrait presque nostalgique de ces films de gros bras virils aux découpages classiques. Le côté ultra-caricatural de l’intrigue avec ces cruels soviétiques et cubains qui imaginent les pires tortures pour leurs prisonniers fait pencher le film du côté de la bande-dessinée et il arrive même que l’on se surprenne à rire face à certaines répliques qui valent les célèbres citations de Chuck Norris (« Let’s kick some ass ! » assène doctement notre machine de guerre soviétique).
De la même manière, il est assez amusant de constater que ces films qui exaltent le plus la virilité, la force et la baston témoignent également d’une forte homosexualité refoulée. A ce titre, Le Scorpion rouge étonne parfois par le caractère homo-érotique de son imagerie : le corps sculptural et huilé de Dolph Lundgren filmé sous toutes les coutures ou presque, son petit short qui le fait ressembler à un personnage dessiné par Jacques Martin (l’auteur d’Alix, pas le présentateur de L’école des fans !), notamment lorsqu’il chasse le marcassin à coup de javelot. Tous ces petits détails font que le film n’est pas si désagréable que ça en dépit de son intrinsèque bêtise.
Plus intéressant est Blue Jean Cop de James Glickenhaus, auteur de The Exterminator aussi présent dans la « Midnight collection » (voir ici). Le cinéaste renoue d’ailleurs avec l’univers interlope du New York nocturne et traite de thématiques assez similaires : la justice, la vengeance, les frontières floues entre le Bien et le Mal. On se souvient que The Exterminator dénonçait l’absence de justice et la corruption des élites pour vanter l’autodéfense et la justice individuelle. Blue Jean Cop part d’une situation inverse. Un policier en jean se fait tirer dessus par un dealer noir que tout désigne comme le coupable idéal. Peter Weller est une sorte d’avocat commis d’office chargé d’aider ce suspect qui prétend qu’il n’a agi qu’en légitime défense.
L’intérêt du film, c’est qu’il prend le parti de défendre un sale type. Plutôt que d’opter pour un scénario politiquement correct de la victime (un noir, forcément) expiatoire d’une société raciste, Glickenhaus nous dit que même le pire salopard (il vend de la drogue à des gamins, il a été condamné pour viol) a droit à la justice. Le réquisitoire est d’autant plus fort que la « victime » n’est pas un ange : même s’il mérite la prison pour d’autres méfaits, il doit être défendu dans le cas présent. On constatera néanmoins, avec un certain étonnement, que la vente de drogue (petit couplet moralisateur du cinéaste) semble être un crime plus grave que le viol dont il n’est plus guère fait mention par la suite…
L’intelligence de Glickenhaus, c’est donc de brouiller les frontières entre les notions de Bien et de Mal. Si un petit voyou peut aussi être innocent et mériter une justice impartiale, les flics peuvent aussi être corrompus et user de leurs prérogatives pour faire le Mal. On retrouve alors ce qui faisait le sel de The Exterminator : une vision pessimiste du monde et d’une ville gangrénée par la corruption et l’appât du gain. Pourtant, Blue Jean Cop se révèle aussi plus léger puisque le cinéaste mêle à ça une comédie de reconquête sentimentale entre le commis d’office (Peter – Robocop – Weller) et la juge d’instruction mais aussi un « film de potes » avec un flic viril (Sam Elliott) qui fait la paire avec le chétif Weller.
Ce qui séduit dans le film, c’est son côté « série B » sèche et sans bavure. Le découpage est précis, les scènes d’action n’empiètent pas sur la caractérisation des personnages et le cinéaste filme plutôt très bien son décor urbain
Ce sont aussi ces caractéristiques qui font l’intérêt de Maniac cop, sans doute le plus réussi des quatre films de la collection. On retrouve d’ailleurs le nom de James Glickenhaus mais, cette fois, comme producteur de l’œuvre. A la réalisation, William Lustig que les amateurs connaissent pour l’excellent Maniac. Venu du cinéma d’exploitation (il a commencé par réaliser des pornos), Lustig en a gardé la concision et l’inventivité.
Maniac cop reprend un peu le même argument que son célèbre slasher mais, cette fois, c’est un homme de loi (un flic) qui sème la terreur dans la population en assassinant aveuglément. Les soupçons commencent par se porter sur Jack Forrest (Bruce Campbell) parce que sa femme a été tuée et qu’elle le soupçonnait. Puis on réalisera – je le révèle car ce n’est finalement pas un enjeu dramatique très fort dans le film – qu’il s’agit d’un vétéran flic passé par la case prison, laissé pour mort et qui entreprend de se venger.
Le film navigue entre plusieurs eaux : le thriller urbain de série B (là encore, on est saisi par la précision du découpage), le slasher horrifique avec son psychopathe qui agit dans les recoins sombres de la ville pour faire couler le sang et le vigilante movie à la Glickenhaus puisque le tueur ne fait finalement que se venger.
A un moment donné, une complice du « flic fou » prétend qu’elle l’a aidé parce qu’elle pensait qu’il allait se venger des vrais coupables, des individus corrompus qui l’avaient envoyé au casse-pipe. En montrant les conséquences désastreuses de ces gestes, Lustig prouve l’inanité même de la question de l’auto-justice et de la vengeance.
Maniac cop fait aussi partie de ces films new-yorkais montrant la « grosse pomme » comme un foyer de corruption et de violence. La sécheresse du trait du cinéaste lui permet de dresser le panorama d’une ville où les frontières entre la légalité et l’illégalité sont entièrement poreuses et où l’uniforme de la Loi revêt les pires crimes.
Avec les deux films de Glickenhaus, Maniac cop partage cette économie de série B qui permet à Lustig de parler très précisément d’un état du monde à un moment donné sans avoir recours à de longs discours.
Sec comme un coup de trique, son film est une jolie petite réussite.
Midnight Collection (Éditions Carlotta Films). Sortie en DVD le 6 juillet 2016.
– Blue Jean Cop (1988) de James Glickenhaus avec Peter Weller.
– Maniac cop (1988) de William Lustig avec Bruce Campbell.
– Le Scorpion rouge (1989) de Joseph Zito avec Dolph Lundgren.
Toffler et « Le Choc du futur »: actualité d’une pensée

Le Choc du futur, ce livre de 500 pages écrit au début des années 70 du siècle dernier, a-t-il encore des idées-clefs à nous délivrer sur notre présent ? Alvin Toffler, qui vient de disparaître en juin dernier, y dresse un inventaire des innovations de nos sociétés et observe la rupture civilisationnelle qui a affecté l’Occident, passant du monde industriel à la société de l’information.
Sans connaître l’Ipod, ses analyses restent stimulantes. Car Toffler prend en compte un océan dans lequel nous baignons et qui, la plupart du temps, échappe à nos analyses : la surcharge des données, le bombardement d’informations et de stimuli auquel notre système nerveux est soumis… Prenant des exemples triviaux comme le choix d’une lessive ou d’une voiture, il montre bien que l’individu doit dépenser beaucoup de temps et d’énergie pour s’y retrouver face à une offre insensée. Qui le contredira à l’ère d’Internet et des 200 chaînes câblées ?
Pour Toffler, tout converge en ce point : l’individu est confronté à des choix démultipliés, à une somme de connaissances qui explosent, à des situations qui changent continuellement. Dans sa prospective, chacun devra sans cesse mettre à jour ses savoirs, changer de profession voire de région ; les entreprises ne seront plus des entités stables, car l’unité de production s’organisera autour de projets industriels ponctuels – comme le projet Apollo – et se disperseront une fois la mission accomplie. Il s’attarde sur ces Américains qui changent en moyenne de région et de vie tous les 2 ans, doivent se réadapter à un nouvel environnement pour le quitter presque aussitôt. Il s’intéresse aussi aux changements culturels, remarquant déjà le ballet incessant de nouvelles stars d’un jour, de tubes qui passent et qu’on oublie dès le lendemain…
En fait, Toffler dresse le portrait d’un monde-vortex, qui emporte tout dans un flux incessant ; un monde fluide, bigarré, qui flirte avec le chaos. Il suppose que cette accélération généralisée ne sera pas supportable pour une part des populations, auxquelles il faudra aménager des zones plus calmes, plus stables, d’existence, d’habitation et de travail.
Le « choc du futur », c’est donc cela : le choc entre une humanité qui s’adaptera à la fluidité, au monde-liquide et incertain, et une humanité en quête de repères.
Aujourd’hui, cette analyse — publiée en 1970 à partir des différentes expériences du couple Toffler entre le milieu des années 1950 et la fin de la décennie suivante — s’applique-t-elle toujours ? Peut-on y voir déjà en filigrane l’opposition entre les partisans d’un mondialisme dénué de sens (autre qu’une sorte d’exploration des expériences — le transhumanisme en somme), et les partisans de sociétés structurées, héritières d’une culture et d’un passé qu’elles souhaitent transmettre et dont elles veulent garder la cohérence (et les frontières) ?
L’éclatement plutôt que l’uniformisation
Je laisserai ces questions en suspens pour aborder un autre aspect des idées de Toffler. Pour ce dernier, la principale caractéristique de l’ère industrielle était la standardisation : chaînes d’hôtels, de restaurants, de produits et de voitures identiques. Au contraire, l’ère hyperindustrielle conduira à la différenciation ahurissante des produits : « Ce n’est qu’à son premier stade que la technologie impose la standardisation. L’automation, en revanche, ouvre la voie à une infinie diversité qui aveuglera l’homme et lui torturera même l’esprit. » (p. 303).
Ce n’est donc pas l’uniformisation qui guette nos sociétés, mais leur éclatement en niches fragmentaires (les « publics ») qui s’ignorent et vivent dans des espaces-temps différents. Sur ce point, Toffler avait-il tort ? Il est vrai qu’on assiste à deux mouvements simultanés : nos sociétés s’uniformisent (il suffit de voir les chaînes de magasins et les produits similaires dans les villes européennes) et se différencient, à tel point que l’on peut parler de « plurivers » pour caractériser les différences entre univers mentaux de personnes qui, pourtant, ont le même mode de vie, utilisent les mêmes technologies.
Il me semble que le fait central de nos sociétés est cette juxtaposition étonnante de personnes qui se côtoient dans les mêmes rues, prennent les mêmes rames de métro, et pourtant vivent dans des mondes mentaux antithétiques – voire, inconciliables. On peut prendre l’exemple des « conspirationnistes ». Ceux-ci ont leurs centaines de sites, ils croient que le 11-Septembre a été fomenté par les dirigeants machiavéliques du complexe militaro-industriel américain. Certains d’entre-eux pensent que le monde est orienté en sous-main par la secte des Illuminatis ou des Skulls and Bones. Je ne parle pas ici de 2 ou 3 illuminés, mais de millions de gens, souvent jeunes, qui répercutent ce genre d’idées — à tel point que le gouvernement s’en inquiète et cherche à créer des programmes d’éducation au sens critique pour lutter contre le « conspirationisme » ! Or, le monde dans lequel vivent ces « conspis » n’a quasiment plus de points communs avec le monde mental dans lequel vit un lecteur du Monde ou du Figaro. Toutes leurs sources d’informations diffèrent, leurs références aussi.
Mais le problème des « bulles informationnelles » n’existe pas seulement autour du conspirationnisme. Il me semble qu’aujourd’hui, l’incompréhension règne entre une multitude de bulles informationnelles, qui ne se comprennent plus et ne peuvent quasiment plus dialoguer, car elles se réfèrent à des expériences et des sources d’informations de plus en plus séparées les unes des autres. Un lecteur de Fdesouche, en voyant jour après jour des faits sélectionnés de façon à penser que « l’immigration est un péril », n’aura quasiment pas de background commun avec un lecteur du Forum des marxistes-révolutionnaires, qui sélectionnent des faits montrant que « la police réprime les jeunes », « l’islamophobie d’Etat règne », « les violences sont constamment exercées contre les immigrés »…
D’aucuns pensent que les habitants des quartiers vivent dans un « espace-temps différent » de celui des habitants des centres-villes. Il y aurait ainsi pour les uns et les autres des références et un un monde-vécu radicalement différents. On pourrait à ce stade parler d’incommensurabilité, comme si les différentes communautés vivaient effectivement dans des mondes distincts, qui ne peuvent plus se comprendre car ils ne parlent plus la même langue et ne partagent plus les mêmes expériences. Quand ils discutent, ils tendent d’ailleurs à s’accuser de mauvaise foi ou même à se psychiatriser, ne comprenant plus ce qui motive les opinions opposées ou différentes des leurs.
La fragmentation et le commun
Toffler n’avait pas analysé la fragmentation sociale du point de vue du choc des visions du monde et des « plurivers » qu’elle générerait. En revanche, il s’était intéressé aux loisirs culturels et au tourisme. Il voyait déjà la naissance d’une nouvelle industrie qui vendra non plus des produits manufacturés, mais des « expériences » — voyages inédits, trekkings dans l’Himalaya, vol en deltaplane, nous y sommes.
Toffler a bel et bien dressé un portrait très juste, dès les années 1970, de nombreux aspects de notre société de surinformation. Il a diagnostiqué certaines pathologies possibles d’un tel brouhaha. Mais s’est-il interrogé sur le sens ? La question du sens d’une telle évolution me semble quelque peu laissée en suspens par les analystes des évolutions technologiques et de leurs effets induits.
Après Toffler, on peut se poser la question profondément politique de la possibilité même d’une légitimité dans une réalité fragmentée dont les différents composants ne partagent pas assez pour pouvoir créer un « sens commun ». Cela renvoie à la question des identités et des repères. A l’époque où il la pose, Toffler pense que la religion et la nation sont dépassées. De même, s’il analyse les conséquences de la mondialisation, de la précarisation et de l’accélération du rythme des changements dans nos sociétés, l’immigration apparaît comme la grande absente de son raisonnement (ce sujet, il est vrai, ne s’imposera dans le débat qu’à partir des années 80-90).
Certes, Toffler parle bien des « migrations », mais pour lui ces mouvements d’une population mondiale devenue « nomade » ont des conséquences essentiellement psychologiques : une sorte de « bougeotte » permanente qui empêche l’approfondissement des relations d’amitiés, condamne à une superficialité des rapports sociaux et arrache régulièrement les personnes à leur environnement. Autrement dit, Toffler, brillant observateur doté d’intuitions géniales, n’a pas pu échapper au piège de l’extrapolation : le monde n’est pas devenu un énorme « suburb » à l’américaine et les mêmes causes n’ont pas eu partout et pour tous les mêmes effets. Sa science du future – cette science qui permet de saisir un phénomène aujourd’hui marginal et comprendre que c’est lui et non pas les autres qui jouera un rôle déterminant à l’avenir — est peut-être incomplète. Elle n’en demeure pas moins essentielle pour comprendre le choc… du présent.
La revanche des machines
Matéi Visniec est né en 1956 dans la Roumanie communiste et ses premiers textes y furent interdits. Réfugié en France, il est devenu depuis les années 1990 un dramaturge en vue, l’un des plus joués au Festival off d’Avignon. Ses pièces ont été créées à Paris notamment au Théâtre du Rond-Point et au Studio des Champs Élysées. Depuis la chute du régime de Ceausescu, Matéi Visniec est l’un des auteurs vivants de langue roumaine les plus célébrés dans son pays et ailleurs. Le Marchand de premières phrases : roman kaléidoscope, publié par Jacqueline Chambon chez Actes Sud début 2016 a reçu le Prix Jean-Monnet de littérature européenne.
C’est le traducteur du roman en français qui a pris soin d’ajouter le sous-titre, cette précision à la fois facile et éclairante sur la nature de l’œuvre : un roman « kaléidoscope ». Le lecteur roumain n’aurait-il donc que faire de cet avertissement ? Visniec, comme Radulescu et quelques autres, ont pris l’habitude de considérer et de dépeindre la Roumanie comme un spectacle joyeusement absurde, où les failles dans le réel se trouvent partout, où la stabilité est une illusion importée de l’Occident. Le vent qui souffle ici, l’inspiration qui guide ces auteurs, leur suggère de ne jamais se fier à la solidité du sol sur lequel leurs pieds reposent. Si ce ne sont pas les chars soviétiques qui viennent tout ficher par terre, ce sera bien autre chose.
Le marchand de premières phrases est effectivement un roman à double, triple, sextuple fond, qui tourne sur lui-même et transforme la réalité à mesure que le regard se déplace d’un cadre narratif à un autre. On croit découvrir son « fil rouge » dès les premières pages, et l’illusion tient la route pendant les trois quarts du roman : un auteur qui peine à se faire connaître rencontre, à l’occasion d’un cocktail à la Société des Gens de Lettres, un certain Guy Courtois, marchand d’incipits mythiques destinés à propulser n’importe quel romancier jusqu’au Nobel. « Ça a commencé comme ça. » c’est lui, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » aussi. « Je suis l’homme invisible. » également. Enchanté et fébrile, le narrateur envoie ses bonnes feuilles à Courtois, des débuts de romans, des nouvelles, des poèmes de styles divers, pour que celui-ci puisse lui fournir sa première phrase.
L’éclair de génie ne vient pas. Les histoires, les personnages, les lieux, les époques s’enchâssent les uns dans les autres, la graphomanie du narrateur devient inquiétante. Une certaine Mademoiselle Ri apparaît en rêve, en réalité, disparaît, se fond en lui. Un certain Bernard se noie dans la grande marée à Deauville. Le frère d’un des narrateurs travaille aux « States » sur le programme Patch, destiné à capter toutes les vibrations d’un esprit et d’un corps pour les transcrire en mots, en livres. Il n’y a plus d’écrivains, seuls les programmes de transcription se chargent d’analyser et d’organiser nos pensées, nos rêves, nos souvenirs.
Alors, en définitive ? Le narrateur principal est-il vivant ou mort ? Errant dans le désert entre Los Angeles et Las Vegas ? Un homme ou une machine ? Que le lecteur se rassure, ce roman kaléidoscope finit par livrer son secret. Des pages, les dernières, sont écrites pour de bon, ne changeront pas de sens.
Le roman de Matéi Visniec est un plaidoyer pour la littérature, pour les cafés et l’effervescence intellectuelle de la Mitteleuropa que n’égaleront jamais les raffinements les plus pervers de la biotechnologie. « La mort ne devrait pas laisser de fenêtres ouvertes derrière elle » murmure finalement Guy Courtois à l’oreille du romancier.
Le marchand de premières phrases : roman kaléidoscope, de Matéi Visniec, Jacqueline Chambon/Actes Sud, traduit du roumain par Laure Hinckel, 368 pages.
Le marchand de premières phrases: Roman kaléidoscope (EDITIONS JACQUE)
Price: 17,99 €
1 used & new available from 17,99 €
Les vertus du cinéma bis
Et si la meilleure définition d’une monographie réussie se résumait à l’envie qu’elle suscite chez le lecteur de découvrir l’œuvre qu’elle nous présente ? A cette aune-là, l’essai de David Didelot est une parfaite réussite dans la mesure où elle donne immédiatement l’envie de jeter un œil (et pas qu’un seul !) à l’œuvre protéiforme et tellement décriée de Bruno Mattei dont quelques titres culte ont fait le bonheur des amateurs comme Virus cannibale, Les Rats de Manhattan ou Scalps.
David Didelot entreprend donc de réhabiliter ce cinéaste maudit en s’éloignant à tout prix de la posture de ceux qui n’aiment la série Z que pour en rire grassement et pour se faire mousser à peu de frais en pointant ses défauts les plus visibles (cf. François Forestier). L’auteur évite aussi les travers de certains fans aveuglés par la passion et qui cherche à tout prix à ignorer les ratages évidents de leurs idoles. L’amour qu’il porte au cinéma de Mattei est sincère mais raisonné et jamais le réalisateur ne nous sera présenté comme un « génie » ignoré. Il s’agit plutôt, et c’est là tout l’intérêt de ce bel ouvrage, de se plonger dans les méandres d’une filmographie plutôt dense et d’en pointer les qualités au-delà de ses défauts évidents (budgets minuscules, pompage des succès de l’époque — principalement américains —, recours intempestifs aux stock-shots, etc.)
David Didelot nous présente donc en détail la carrière de Bruno Mattei en revenant sur sa formation initiale (le montage), ses premières armes dans le cadre du cinéma populaire européen puisqu’il travailla régulièrement pour Sergio Grieco, Nick Nostro avant de devenir monteur sur certains films de Jess Franco (les versions italiennes de Venus in furs ou des Nuits de Dracula) ou de Joe d’Amato. De manière extrêmement pointilleuse, l’auteur suit les étapes d’une filmographie ou tous les sous-genres du cinéma d’exploitation trouvèrent naturellement leur place : le film de nazisploitation, le mondo movie (ces documentaires bidouillés, sexy et sensationnalistes), des péplums érotiques, des W.I.P (pour « Women in prison ») films, des films d’horreur avec des zombies ou des cannibales, des westerns, des films d’action et de guerre dans la lignée de Rambo 2, des thrillers érotiques dans la lignée de Basic instinct et j’en passe… Cette exploration des tréfonds du cinéma bis est passionnante et menée de main de maître par un guide dont l’érudition impressionne à chaque page.
S’il fallait absolument faire une petite réserve, nous dirions que la construction du livre peut éventuellement se discuter. En consacrant une longue première partie à la carrière de Bruno Mattei avant de proposer une analyse de chaque film, David Didelot prend le risque, parfois, de la redite. L’essai aurait donc peut-être gagné à intégrer l’analyse des films directement dans le corps du texte principal, en passant plus rapidement sur les titres ne méritant pas une analyse détaillée. D’autant plus que l’admirable épilogue de l’essai où l’auteur extrait les grandes caractéristiques de l’œuvre « mattéienne », aurait très bien pu servir d’armature à sa démonstration globale.
Mais encore une fois, je chipote et cette construction n’a pas que des défauts puisqu’elle permet aussi de faire entendre d’autres voix de spécialistes du cinéaste pour analyser certains titres (les excellents Didier Lefevre, Jérôme Ballay et Jean-Sébastien Gaboury).
Et face à cette somme impressionnante d’informations et de synthèse, il ne nous reste plus qu’à tirer notre chapeau : Bruno Mattei : itinéraire bis est un livre de « fan » qui ne se laisse pas aveugler mais dont la passion est diablement communicative…
Bruno Mattei : itinéraires bis, de David Didelot, Ed. Artus films, 2016.
Les 101 nanars: Une anthologie du cinéma affligeant (mais hilarant)
Price: 21,00 €
20 used & new available from 12,85 €
La droite islamophile existe, je l’ai rencontrée

On a beaucoup glosé ces derniers temps sur la fascination, voire la complaisance de toute une frange idéologique de la gauche avec l’islamisme radical. Ce qu’on a moins souligné pour l’instant, c’est que le phénomène n’est pas limité à la gauche mais se retrouve dans certains milieux se rattachant à ce qu’on pourrait appeler la droite « métapolitique », tentés à leur manière par la perspective d’une alliance conservatrice avec l’Islam (ou dans un registre plus laïque avec l’ancien « Tiers-Monde » anti-impérialiste).
On se focalisera ici sur le cas de René Guénon. Né à Blois en 1886 et mort au Caire en 1951 sous le nom de Abd al-Wahid Yahya, René Guénon est l’auteur d’une œuvre abondante touchant à la métaphysique, l’ésotérisme et le symbolisme traditionnel. Il est peut-être surtout connu aujourd’hui pour sa critique radicale de la sécularisation. A ses yeux, la civilisation occidentale représente une véritable anomalie à l’échelle historique. Notre civilisation aurait graduellement perdu tout contact avec le Sacré, opérant finalement une réduction systématique de l’horizon de l’homme moderne à celui de l’individualité. La démocratie et les droits de l’homme seraient les signes les plus manifestes de cette décadence. Dans Le règne de la quantité[1. René Guénon, Le règne de la quantité et les signes des temps, Gallimard, 1945.], son ouvrage théorique majeur, Guénon distingue deux étapes dans le développement du monde moderne : un processus de solidification caractérisé par le développement du matérialisme, du scientisme ou encore de l’Etatisme. La seconde étape serait marquée par un processus de dissolution culminant dans une grande parodie, une forme de spiritualité à rebours. Guénon voyait dans la psychanalyse et dans les précurseurs de ce qu’on appellerait aujourd’hui le New Age, les premiers signes de cette dissolution. On ne peut qu’imaginer ce qu’il aurait pu écrire devant le développement de l’économie globalisée et néolibérale, l’invasion de l’internet ou encore les diverses formes de parodie identitaire dont le monde occidental nous offre un spectacle toujours plus affligeant.
Face à cette subversion généralisée, Guénon, qui avait vu avec incrédulité l’Eglise catholique se rallier progressivement au monde moderne, a cherché dans un « Orient » en partie imaginaire, un antidote à la maladie spirituelle du monde moderne, Orient que dans le sillage des romantiques et des occultistes du 19ème siècle il concevait comme héritier d’une sorte de révélation primordiale. Guénon a joué un rôle souvent discret mais non négligeable dans la diffusion des religions orientales en Occident. Alors que la plupart des orientalistes de son temps voyaient essentiellement l’Islam, l’hindouisme ou le bouddhisme comme un simple objet d’étude, Guénon a contribué à un changement de regard. Il les a présentés comme des voies possibles de transformation intérieure, en même temps que comme le moyen de reformer peut-être une élite intellectuelle et spirituelle en Occident.
Guénon connaissait étrangement mal le catholicisme et n’a pas anticipé l’implantation du bouddhisme en Occident. Il ne croyait pas non plus en la possibilité pour des occidentaux de se rattacher à l’hindouisme. C’est donc finalement vers l’Islam (sous la forme de l’ésotérisme soufi) qu’il s’est orienté, entrainant avec lui une grande partie de ses lecteurs. Rattaché au soufisme aux alentours de 1912, il s’est installé au Caire à partir de 1930, se moulant de plus en plus dans l’ambiance musulmane. Guénon a largement contribué au développement en France d’une forme de soufisme d’orientation à la fois intellectuelle et mystique, surtout présent dans le champ académique et para-académique.
Ce rattachement à l’Islam n’est pas allé sans résistances en particulier de la part des lecteurs de Guénon fermement enracinés dans la tradition catholique. Avec le temps, l’écart, voire l’abime, entre le soufisme d’inspiration guénonienne et la réalité de l’Islam moyen-oriental ou même européen n’a cessé d’apparaitre de plus en plus criant, donnant lieu à des phénomènes contradictoires : chez certains une islamisation du discours guénonien, chez d’autres une dé-islamisation de la pratique du soufisme.
Si on ne peut guère reprocher à Guénon de ne pas avoir anticipé la montée de l’islamisme djihadiste (encore qu’il ait vécu en Egypte qui était aussi le berceau des Frères musulmans), on ne peut manquer de s’interroger sur le mythe qu’il a contribué à forger, celui d’un renouveau de l’Occident par l’Orient, ce renouveau pouvant passer selon les termes de Guénon lui-même par une véritable « absorption ». On peut s’interroger aujourd’hui avec inquiétude des modalités qu’une telle absorption pourrait prendre. Michel Houellebecq, qui semble avoir lu Guénon, nous décrit d’ailleurs dans Soumission un scénario de ce genre, non sans démonter par avance les complicités intellectuelles et politiques qui le rendraient possible. Ce qui nous interpelle surtout c’est que Guénon, comme d’ailleurs beaucoup d’intellectuels de gauche actuels mais dans une optique très différente, n’a pas hésité à diaboliser le monde occidental et à projeter sur son « autre » oriental toutes les qualités qui lui manqueraient ou qu’il aurait perdues. L’ironie de l’histoire a voulu pourtant que la forme d’islam qui s’impose aujourd’hui soit aux antipodes de l’intellectualisme ésotérisant que promouvait Guénon (tout comme aux antipodes des fantasmes libertaires et égalitaires de la gauche). On soulignera en particulier le fait que le djihadisme se caractérise par une confusion généralisée du psychique et du spirituel. Guénon, anticipant ainsi les travaux de certains sociologues, avait déjà diagnostiqué ce phénomène en Occident à la racine de ce qu’on appellerait de nos jours « les nouveaux mouvements religieux. » Mais il n’avait pas prévu qu’il pourrait aussi se propager en Orient. Dans l’islam djihadiste, le Dieu transcendant devient une simple métaphore renvoyant à l’expérience d’une communauté largement fantasmée et la figure du saint est remplacée par celle du kamikaze, cette psychologisation du sacré allant de pair comme on le sait avec un phénomène de politisation.
Tout lecteur lucide de Guénon se doit de tirer les conséquences qui s’imposent. À l’époque contemporaine, ce qui menace l’Islam, c’est beaucoup moins « l’envahissement occidental » (ce qui ne veut pas dire qu’on doive nier la part de responsabilité des Etats-Unis et de l’Europe dans le chaos moyen-oriental) que la montée d’une idéologie millénariste et totalitaire d’origine autochtone et qui sous couvert de réaction contre le nihilisme et le relativisme occidental, est en train d’achever de détruire totalement ce qui pouvait rester de la spiritualité musulmane traditionnelle. Dans la situation actuelle, le monde musulman est loin de pouvoir apporter un remède quelconque à la maladie spirituelle qui ronge l’Occident. Bien au contraire, il est en train de devenir le vecteur principal des forces de « dissolution » à l’œuvre dans la postmodernité. Le déni de réalité tant parmi les intellectuels occidentaux que dans les sociétés à majorité musulmane ne fait que différer un réveil douloureux. Espérons qu’il n’est pas déjà trop tard …
Mourir en bonne santé

Le sens de la révolte n’attend point le nombre des années mais il ne se laisse pas non plus oublier par le grand âge. On apprend ainsi par mLyon.fr que la révolte gronde dans une maison de retraite de la Croix-Rousse. On sait, depuis les révoltes des canuts et autres Voraces, que le quartier est réputé pour sa mauvaise tête et sa capacité à s’insurger quand on vient d’un peu trop près lui expliquer comment il faut vivre et comment il faut se taire.
S’inscrivant dans cette aimable tradition historique, les vieux de cet établissement (oui, nous disons les vieux car l’euphémisation « personnes âgées » ou pire, « troisième âge », a quelque chose de glaçant), ont écrit une pétition qu’ils ont envoyé à l’adjointe au maire chargé des vieux, justement, ce qui prouve qu’ils ont toute leur tête. La raison de leur colère : depuis le 1er avril, leurs menus ont changé. On savait les socialistes capables de tout, même le très macronien rose délavé Gérard Collomb, mais tout de même pas d’affamer nos anciens.
Auparavant, le restaurant Hénon, un établissement associatif pour vieux du quartier fournissait des repas merveilleusement caloriques, de vrais et délicieux attentats diététiques dans la plus pure des traditions lyonnaises. Après tout, ce n’est déjà pas drôle d’être vieux, encore moins vieux dans une maison de retraite, alors autant profiter jusqu’au bout des plaisirs de l’existence. On partage pleinement la colère unanime des pétitionnaires dont une dizaine boycottent la nouvelle dictature alimentaire de la maison de retraite : les cochonnailles, les tabliers de sapeur, les gras-doubles sont autant de moyens de tutoyer la Camarde et de la narguer. Elle vient assez souvent avec sa faux dans ce genre d’endroit pour ne pas l’accueillir en rigolant en lui demandant cinq minutes pour terminer son verre de Côtes-du-Rhône et sa cervelle de canut.
Mais voilà, ça ne pouvait pas durer. Il a été décidé que ce n’était pas sain, de manger comme ça. Qui sait ce qui peut arriver à 95 ans si on abuse de la bonne chère : une hypercholestérolémie, un infarctus, de l’hypertension voire un AVC prématuré ? Un pays moderne et civilisé, avec un système de santé encore (un peu) performant, se doit de travailler dans la prévention. Du coup, on leur a servi, depuis avril, des menus équilibrés, c’est-à-dire ennuyeux comme la pluie.
Imaginons donc, un instant, la détresse du vieux qui voit le quinoa se substituer à la rosette, le blanc de poulet en papillote au saucisson chaud et la compote à l’île flottante. On peut aussi se demander quel démon hygiéniste pousse ainsi notre société à traquer le moindre des plaisirs sous le prétexte d’un axiome paradoxal : ce qui est bon serait mauvais. Néopuritanisme mal refoulé, tyrannie de la santé ou tout simplement désir des autorités, quelles qu’elles soient, d’intervenir dans le moindre des détails de notre vie quotidienne pour montrer qu’elles ont encore du pouvoir alors qu’il est de plus en plus manifeste qu’elles n’en ont aucun pour changer l’essentiel ?
On décide qu’il est interdit de fumer dans les bars le jour où l’on s’aperçoit qu’on ne peut rien contre le chômage, on interdit aux vieilles voitures de rouler dans les centres-villes sans trop se demander pourquoi des gens n’ont pas les moyens de s’en acheter une neuve moins polluante ou de vivre près de leur travail, on décrète des couvre-feux pour les mineurs dans certains quartiers parce que c’est plus commode et moins cher de surveiller un ghetto que de favoriser la mixité sociale.
Et pour finir, on explique aux vieux qu’il faut mourir, mais qu’il en va, pour leur bien, qu’ils meurent en bonne santé, le nez dans un yaourt 0 %.
Comment Airbus a cessé d’être français

En ce mois de juillet, un nouveau directeur technique a pris ses fonctions au sein d’Airbus Group. C’est un Américain de 36 ans, Paul Eremenko, qui a fait jusqu’ici l’essentiel de sa carrière dans une annexe du Pentagone, la DARPA (Defense advanced research program agency ), chargée des techniques de pointe en matière d’armement : robotique, drones, satellites. Cette nomination appelle plusieurs questions :
– N’y a-t-il en Europe aucun ingénieur qualifié pour occuper ce poste ?
– La réciproque est-elle concevable : Boeing nommant un directeur technique ayant travaillé dans son pays dans le domaine de la défense ? Rappelons que l’armement est dans le périmètre du groupe Airbus, comme de Boeing.
On peut douter de cette réciprocité au vu d’une récente loi américaine qui prescrit qu’en cas de prise de contrôle d’une entreprise stratégique par un groupe étranger (même venu d’un pays de l’OTAN, bien évidemment), le gouvernement américain se réserve de nommer l’ensemble des membres du conseil d’administration et de la direction, les nouveaux actionnaires n’ayant d’autre droit que de connaître les comptes et de percevoir des dividendes.
Voilà un pays où l’« intelligence économique » est un vrai souci, pas un sujet de colloques ! Mais le fait le plus remarquable est qu’avec cette nomination, aucun Français n’occupera désormais une des cinq fonctions majeures de la direction du groupe Airbus. Direction générale : un Allemand (Tom Enders). Finances : un autre Allemand. Affaires juridiques : un Britannique. Marketing : un Américain. Technique : désormais un autre Américain.
Les postes de directeur de la stratégie et de président d’Airbus Industrie, encore détenus par des Français, ont perdu beaucoup de leur contenu depuis la réorganisation du groupe opérée par Tom Enders en 2014.
Cette réorganisation comprenant la fusion de la direction générale d’EADS et de celle d’Airbus industrie au sein d’Airbus Group, s’est accompagnée du transfert du siège à Toulouse, ce qui a fait illusion aux Français , toujours plus sensibles aux symboles qu’aux réalités et qui n’ont pas vu que les deux postes évoqués passaient désormais sous le contrôle étroit du PDG.
Dans la foulée, le même Enders a créé Airbus Defense & Space (ADS), réunion d’Astrium et Cassidian dont le siège a été installé à Munich avec un management presque 100% allemand. Décision d’autant plus étonnante, elle aussi, que les poids lourds dans le domaine considéré sont la France et la Grande-Bretagne. La partie électronique de cette entité vient d’être cédée, sans que personne en France ait eu son mot à dire et alors même que Thalès était candidat, au fonds KKR. Un fonds dont on sait qu’il a recruté en 2013 l’ex-directeur de la CIA David Petraeus.
Une telle situation est d’autant plus paradoxale que l’Etat français est encore actionnaire du groupe à hauteur de 11 % et surtout qu’Airbus est historiquement une création française qui doit son essor, au sortir de la guerre et pratiquement jusqu’à la privatisation, à des investissements publics très importants, payés par le contribuable français. Rien non plus pour l’Espagne actionnaire à 4 %. Ne nous étonnons pas qu’aujourd’hui en Chine, on tienne l’Airbus, créé en France par des ingénieurs français pour un avion allemand !
Il est aujourd’hui politiquement incorrect dans les sphères dirigeantes françaises et au sein du groupe, « à l’heure de la mondialisation », d’entrer dans ce genre de considérations jugées chauvines et reflétant un nationalisme dépassé. Pourtant, savoir qui a le pouvoir dans le groupe Airbus intéresse au premier chef notre pays : la désindustrialisation aidant, l’aéronautique représente aujourd’hui, avec ses sous-traitants, le tiers de l’emploi industriel civil.
Par ailleurs les opérations d’internationalisation du groupe semblent s’être traduites par une diminution continue de la part de l’emploi français (à périmètre constant, c’est-à-dire sans compter les apports initiaux allemands ou autres) dans l’emploi total du groupe. Une voix syndicale autorisée nous dit que depuis quinze ans les plans sociaux touchent principalement la France et le Royaume-Uni, très peu l’Allemagne.
On aimerait que ces considérations, jugées donc chauvines et déplacées dans la classe dirigeante française, soient jugées aussi dépassées à Washington et à Berlin. Mais, entre le nationalisme implacable de l’un et celui, plus rampant de l’autre, on en doute. Peut-être serait-il temps que la France fasse valoir ses intérêts au sein d’Airbus Group ?
Hongrie: Orban joue la carte de l’immigration

Le 2 octobre prochain, le gouvernement hongrois proposera par référendum le rejet de la politique de quotas imposée par Bruxelles (« Approuvez-vous que l’Union européenne puisse imposer l’établissement en Hongrie de ressortissants non Hongrois sans l’accord de l’Assemblée nationale ? »). Référendum dont l’issue en faveur du rejet ne fait pas de doute, mais dont il n’est pas certain qu’il puisse être validé, nécessitant pour ce faire 50 % + 1 voix de participation, ce qui n’est pas acquis. A 18 mois des prochaines législatives.
Quelle que soit l’opinion que l’on aura sur le sujet, il est évident que le thème de l’immigration, cheval de bataille de Viktor Orbán, vient à point pour faire oublier les affaires de corruption qui entachent des proches du gouvernement. A un moment aussi où les grands syndicats et certaines professions se mobilisent (enseignement, santé). C’est de bonne guerre, dira-t-on. Sauf que le combat se déroule à armes inégales. En effet, le gouvernement vient de lancer une impressionnante campagne d’affichage sur la voie publique, d’encarts et de spots dans les médias. Campagne qui coûte une fortune, et ce aux frais du contribuable. Ce que ne peut s’offrir l’opposition.
Une campagne dont les slogans hostiles au migrants grossissent quelque peu la réalité, sur le leitmotiv du « Le saviez-vous ? » Ce qui est habile, mais sournois, est qu’ils reposent sur un fond plus ou moins réel, mais habilement déformé. Quelques exemples : « Le saviez-vous ? L’attentat de Paris a été perpétré par des migrants », « Le saviez-vous ? Depuis le début de la crise migratoire, le nombre des agressions contre les femmes augmente en flèche » ou encore « Le saviez-vous ? Bruxelles entend implanter chez nous des immigrants illégaux équivalant à la population d’une ville. »
Dans ce dernier cas, l’assertion ne traduit pas la réalité, le nombre avancé par Bruxelles étant de 1 900 (sur une population de 10 millions d’habitants), qui plus est non pas des « illégaux », mais des demandeurs d’asile. Quant aux attentats de Paris, les auteurs du slogan jouent habilement sur les mots car, si deux des terroristes du 13 novembre étaient effectivement irakiens, tous les autres assaillants étaient des ressortissants français ou des Belgo-Marocains nés en Belgique…
Mais bon, on peut donner à parier que la campagne va faire mouche. Dans une population hongroise où 72 % des personnes interrogées déclarent avoir une mauvaise opinion des musulmans, dont le nombre ne dépasse pas en Hongrie les 50 000. Par comparaison, en France, qui dénombre une population d’au moins 5 millions de musulmans, 29 % des personnes interrogées déclarent avoir une mauvaise opinion d’eux, le reste établissant un distinguo entre musulmans et islamistes[1. Sondage réalisé par l’institut américain Pew Research Center.].
Face à cela, l’opposition est divisée entre partis prônant d’aller voter pour contrecarrer l’initiative et d’autres de s’abstenir pour la rendre caduque. Sans parler des écologistes du LMP qui viennent de soutenir le référendum.. Une fois de plus, l’opposition montre sa faiblesse et la tactique de Viktor Orbán — « diviser pour mieux régner » — porte ses fruits. Encore qu’il n’ait nul besoin d’intervenir pour ce faire, l’opposition sachant fort bien se diviser toute seule comme une grande, sport dans lequel elle est passée maîtresse.
97 % des investissements hongrois grâce à des subventions européennes !
On peut pratiquement parler d’une campagne de désinformation, mais ce qui choque le plus est qu’elle utilise des fonds publics pour influer sur l’issue du scrutin. Quant au scrutin lui-même, il remet en cause la décision d’une instance européenne dans laquelle avait siégé Viktor Orbán lui-même…
L’immigration, un thème également bienvenu pour descendre une fois de plus en flèche les institutions européennes, voire remettre en cause l’Union européenne. Certes, Viktor Orbán n’est pas le seul et force est de reconnaître que sa critique n’est pas tout à fait infondée. Il est en cela soutenu par deux de ses partenaires du Groupe de Visegrád (le « V4 ») : la Pologne et la Slovaquie, le quatrième, la République tchèque, se tenant prudemment à l’écart.
Il est vrai que les critiques ne sont pas totalement injustifiées, et l’on observe partout ailleurs aussi, à commencer par chez nous en France, des mouvements souverainistes de plus en plus de plus en plus soutenus. Là où le bât blesse est que la Hongrie figure parmi les premiers bénéficiaires des subventions de Bruxelles qui financent 97 % (chiffre officiel) de ses investissements. Pour résumer de façon un peu simpliste et prosaïque cette attitude on croirait entendre un ado dire : « Papa, laisse moi tranquille, mais donne moi mon argent de poche ! »
Mais de là à parler de « Hungexit », on en est loin et il n’en est pour l’instant nullement question. Un récent sondage donne d’ailleurs une majorité de Hongrois en faveur du maintien. Voilà au moins une bonne nouvelle…



