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Bienveillant comme un juppéiste en campagne

Chatou le 27 août (Photo : SIPA.00769471_000026)

Un sentier bordé d’une végétation sauvage et qui longe la Seine, l’église Notre-Dame de l’Assomption qui domine tranquillement le fleuve, quelques villas élégantes du début du vingtième siècle… Chemin faisant, entre la gare RER de Chatou et l’île des impressionnistes où se tient le meeting de rentrée d’Alain Juppé, je pense au si beau film d’Olivier Assayas, L’Heure d’été, et à sa tendre mélancolie. Il ne manque que quelques notes d’Eric Satie et j’achèverais, dans un soupir caniculaire, mon cinéma intérieur.

Ici ou là, à mesure qu’on se rapproche du lieu de l’événement, je croise quelques militants en bermuda, polo de marques et mocassins souples. Pas de doute, nous sommes à droite. Un premier panneau, format A4 indique enfin, et avec timidité, le rassemblement. Aucun bruit au loin, aucune sono furieuse. Quand j’arrive enfin dans le parc qui accueille la réunion, je découvre une pelouse jaunie et déserte, des tables non débarrassées où traînent des assiettes en plastique et quelques restes de paella diversement appréciée.

J’arrive sans doute au pire moment, vers 14h. Le soleil est agressif, il n’y a pas un souffle d’air, les discours n’ont pas commencé, les militants – pour lesquels la journée a commencé tôt – ont trouvé refuge sous des arbres, donnant involontairement à leur rassemblement une allure de fête achevée – avant même d’avoir commencé. Je me dis que c’est un fiasco, et en sentant mon dos noyé de sueur, me revient l’expression désuète : c’est un four ! Je mettrai du temps à corriger cette impression étrange, à découvrir que de bosquets en coins d’ombre, un bon petit millier de militants font une pause au milieu d’un meeting que la météo a transformé en épreuve physique. Un Perrier frais à la main, je vais des uns aux autres, observant de loin le coin presse où, délaissant leurs hôtes, une vingtaine de journalistes semblent transcrire fiévreusement toutes ces propositions pour la France que les ateliers du matin ont dû exprimer, comme il est d’usage dans ces réunions pré-électorales.

Un discours qui n’écorche pas, ne blesse pas, n’électrise pas

J’aborde un couple venu spécialement de Châteauroux. La dame a l’élégance un peu affirmée, revendiquée de qui a fait son chemin dans l’existence et me fait penser au personnage de Marlène, interprété par Nathalie Baye, dans le film de Frédéric Mermoud, Moka. Elle témoigne de sa joie d’être ici « où tout commence enfin ». Persifleur, je propose l’adverbe « timidement » et face à ses beaux yeux étonnés, je précise : « Tout commence timidement, non ? » Elle me rassure d’un bel éclat de rire : « Oh non, vous allez voir ! Il y a les J.A.J. [prononcer comme les J.M.J., et non comme jaja…, ndlr], les Jeunes avec Juppé. Et puis Jean-Pierre Raffarin… »

Une demie-heure après, l’ancien Premier ministre de Jacques Chirac est effectivement annoncé. Dans un gentil sarcasme, le speaker évoque l’homme de la formule virile « la pente est raide mais la route est droite ». Ma voisine pose sa main, à plat, entre gorge et poitrine, puis applaudit frénétiquement. Tel est le charme des réunions de famille où l’ironie des uns n’abolit pas la tendre gratitude des autres, et où tout cela se mêle, instinctivement, superbe, tribal façon « nous nous sommes tant aimés ».

Les fâmeux J.A.J. viendront après en la personne de Marine Cazard, bachelière de 19 ans venue, au micro, déclarer sa flamme au candidat en nous rappelant avec fierté son âge. Elle a la bonne idée de ne pas insister et l’assemblée la remercie de chaleureux applaudissements. Dommage qu’aucun candidat n’ait l’audace d’un « les vieilles avec Juppé » ce qui aurait, à l’évidence, un autre panache, et qui sait ? Une autre vérité.

Vient enfin l’homme du jour, le candidat, celui autour duquel sont réunies toutes ces personnes venues des quatre coins de France. Alain Juppé fait un discours sobre et sérieux, modéré, dont il n’y a pas grand-chose à retenir sinon qu’il n’écorche pas, ne blesse pas, n’électrise pas. Rien de nouveau sous le soleil écrasant de cette fin août. L’affirmation, peut-être un peu trop revendiquée, un chouïa plus communicante que communicative, d’une force tranquille face aux coups bas à venir et aux débats enflammés qui traversent une société française meurtrie.

Tout le monde est le bienvenu… dans la maison du Seigneur

On applaudit fort au message d’apaisement à l’égard de nos compatriotes musulmans, dont – comme chacun sait.. on vous le dit et on vous le répète – l’immense majorité, etc. Pas un mot sur l’angoissant silence de cette majorité silencieuse, à vue de nez peu présente à la réunion, et qui ne demande, nous dit-on, qu’à vivre en paix. Les militants que j’interrogerais après, m’ont semblé plus pressés d’affirmer ce postulat haut et fort, de leur propre place, depuis ce sentiment, très intériorisé, d’incarner l’autorité légitime et qui caractérise la droite et le centre – et quels que soient les démentis que la démocratie et la démographie leur opposent… – que de l’entendre des intéressés eux-mêmes, peuple vivant, réel. De ce point de vue, il y a ceux qui croient, avec Juppé, et ceux qui voudraient bien, ne demandent qu’à croire, mais ne sauraient s’en remettre à la seule espérance. Avec des militants de tous âges (mais pas tout à fait de toutes conditions), nous échangeons là-dessus, dans des discussions serrées. Je comprends à quel point ces primaires de la droite épousent les vrais débats et les clivages du pays.

Mais chez Juppé, on accueille bien les mécréants et les sceptiques. De ce point de vue, les militants sont vrais. Ils ne jouent pas un rôle. Paisibles et tolérants, ils le sont pour de bon. Viendrait-on de Causeur, mensuel qui titra « Juppé, le pire d’entre nous ? », on est tout de même le bienvenu… dans la maison du Seigneur. L’un d’entre eux me demandera même, en guise d’au-revoir, que nous continuions « à décaper ». Les asticoterait-on sur leur irénisme qu’ils ne se démonteraient pas, désireux moins de convaincre que d’accueillir, de maintenir ouverte la porte du dialogue, comme on dit chez nous. Au catholique que je suis, ce message parle, pénétrant. Il m’incommode et me ravit comme une main sur l’épaule non sollicitée. Il sera leur force, et peut-être leur faiblesse, dans cette campagne.

Après avoir discuté avec une vingtaine d’entre eux, je quitte ces lieux comme enveloppé, serein, léger, apaisé – presque malgré moi. Telle est la puissance du groupe qui ne mobilise pas que sur un programme, mais aussi autour d’un inconscient culturel, voire religieux. J’ai cinquante ans et, sur le chemin du retour qui longe la Seine, dans la végétation sauvage, l’ex-scout que je suis a des souvenirs de feux de camp, de serments et de serrements fraternels. Je souris de ces souvenirs, de leur pertinence têtue, subjective.

Je les aime bien ces juppéistes. Ils incarnent cette part généreuse, bienveillante, d’une droite française dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas toujours été indigne. Ils sont cette France qui n’a pas mérité ce qu’on dit d’elle dans les journaux d’ici ou d’ailleurs. Ils sont les miens. Les nôtres. Mais dans le RER qui me ramène à Paris, un bref échange d’amabilités entre voyageurs – dont certains n’entendaient peut-être pas faire partie de cette majorité qui voudrait tant vivre en paix – me rappelle au réel. Adieu feux de camp, bonjour Taser. C’est le propre des dimanches à la campagne (eussent-ils lieu un samedi) et ce qui fait leur enchantement – n’être qu’une parenthèse.

Burkini: pourquoi Vallaud-Belkacem trahit Valls

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Najat Vallaud-Belkacem et Manuel Valls. Sipa. Numéro de reportage : 00754761_000001 .

Jamais, jusque-là, on n’avait entendu la ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem se livrer au moindre écart de langage pouvant donner à penser qu’elle éprouvait le plus petit doute relatif à la politique menée par ses patrons, François Hollande à l’Elysée et Manuel Valls à Matignon. Sage comme une image au premier rang de la classe ministérielle, elle sait pratiquer à merveille la langue de bois version souriante pour vendre au public les mesures, lois et décrets, qu’elle est censée incarner dans les diverses fonctions ministérielles qui lui furent confiées. Son passage comme porte-parole du gouvernement Ayrault a laissé un souvenir mitigé aux journalistes accrédités, qui n’appréciaient que moyennement son style qui ne se permettait pas la moindre variation par rapport au script établi en haut lieu…

Cela donne d’autant plus de relief à sa prise de distance, formulée au micro d’Elkabbach sur Europe 1, avec les déclarations de Manuel Valls soutenant les maires ayant pris des arrêtés anti-burkini sur les plages de leur commune. Pour Najat Vallaud-Belkacem, il s’agirait là d’une « dérive »  attentatoire aux libertés publiques.

La diversité tranquille

Najat, jusque-là, c’est la « diversité » tranquille, bien élevée, loin de la flamboyance d’une Christine Taubira, ou du culot politique et mondain sulfureux d’une Rachida Dati. Depuis quelques années, le courant passait plutôt bien avec Manuel Valls, qui avait appris à la connaître dans le « clan Royal » de l’élection présidentielle de 2007, puis dans les affrontements internes du PS entre Ségolène Royal et Martine Aubry consécutifs à la défaite contre Nicolas Sarkozy. Peu importait alors au Premier ministre que sa pensée politique ne manifeste ni originalité, ni la moindre once d’autonomie dans les domaines de sa compétence  ministérielle, il suffisait qu’elle vende au mieux les idées concoctées dans les cabinets et les administrations. Des «ABCD de l’égalité» à la désastreuse réforme du collège, elle s’applique avec zèle à vendre de la marchandise quelque peu avariée, toujours avec un sourire enjôleur…

Tant de loyauté fayotte se devait d’être récompensée, sous la forme d’un parachute politique de qualité, pour le cas où la présidentielle, puis les législatives de 2017, se révèlent catastrophiques pour la gauche, une hypothèse que le plus optimiste des socialistes ne se permet plus d’écarter. Ayant commencé sa vie politique à Lyon comme petite main de Gérard Collomb, sénateur-maire de cette ville, elle visait, pour atterrir en douceur et rebondir, la circonscription de Villeurbanne, fief socialiste quasi inexpugnable de la métropole lyonnaise. Accordé ! À l’Elysée (où son époux Boris Vallaud exerce les fonctions de secrétaire général adjoint), à Matignon et à Solférino, on trouve l’idée géniale. L’incommode Gérard Collomb, porte drapeau de la « droite » du PS et potentat local depuis des lustres prenant de l’âge, Najat, de son bastion villeurbannais, deuxième ville en population de la métropole, était ainsi positionnée pour reprendre le leadership de la gauche régionale…

Un scrutin très communautarisé

Il est inutile d’ajouter que ledit Gérard Collomb n’apprécia que modérément ce dispositif, le fit savoir, et se déclara soutien indéfectible d’Emmanuel Macron, au point même de caresser l’idée de faire de ce dernier son éventuel successeur ! Au regard du dernier scrutin législatif dans cette circonscription de Villeurbanne, celui de 2012, où la candidate PS Pascale Crozon obtenait 43% des voix au premier tour et 62% au second, l’affaire semblerait bien engagée pour la ministre, en dépit des bâtons que son ex-mentor Collomb ne devrait pas manquer de lui mettre dans les roues.

Sauf que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts du Rhône et de la Saône depuis cette élection de maréchal acquise dans la foulée de l’accession de François Hollande à l’Elysée. La mémoire politique villeurbannaise se souvient de quelques raclées subies par les socialistes lorsque, sur le plan national, le PS est au fond du trou, comme ce fut le cas en 1958, avec la vague gaulliste, et en 1993, lorsque le PS se retrouva réduit à 70 députés sur les bancs de l’Assemblée, et que Villeurbanne envoya le RPR Marc Fraysse siéger au Palais Bourbon. La sociologie politique de la circonscription est particulière : un mélange de vieux fond ouvrier, aujourd’hui majoritairement retraité votant sans défaillir PS ou PS, de bobos attirés par le campus universitaire de La Doua, le plus important de la région, et des quartiers anciennement ouvriers de HLM où dominent les populations issues de l’immigration. A cela il faut ajouter la principale communauté juive de l’agglomération lyonnaise, dont les membres sont bien représentés au sein de la municipalité de gauche (PS, PC et PRG), mais dont le vote lors des scrutins nationaux penche de plus en plus vers la droite pour des raisons liées à la politique ambiguë du PS dans le conflit israélo-palestinien. L’extrême gauche et les Verts, exclus de la majorité municipale, ne feront aucun cadeau à Najat, trop hollandienne à leurs yeux.

Pour compliquer encore l’enjeu de ce scrutin, la candidate LR de la circonscription est l’avocate Emmanuelle Haziza, 32 ans, ancienne collaboratrice de Jean-François Copé, bien implantée à Villeurbanne dont elle est originaire, ce qui va « communautariser » le scrutin à l’excès, vu que Mme Haziza ne cache pas ses attaches avec la communauté juive. Si elle veut sortir de la nasse qui lui est tendue, Najat Vallaud-Belkacem doit absolument mobiliser l’électorat de culture et de tradition musulmane, traditionnellement abstentionniste, ce qui promet une campagne pleine de sous-entendus et de coups tordus. Avec une inconnue, celle de la possibilité ou non du maintien au second tour du candidat FN, en constante progression dans les scrutins locaux depuis 2012, et qui séduit principalement les « petits blancs » demeurés dans les quartiers à majorité immigrés, qui votaient naguère à gauche…

Ce contexte explique, en grande partie, la transgression de Najat, que sa non-élection à Villeurbanne renverrait, pour longtemps, au néant politique. Cela n’exclut pas, bien entendu, qu’elle soit sincèrement persuadée d’avoir raison contre Manuel Valls dans l’affaire du burkini, mais on eût aimé qu’elle manifeste sa différence en d’autres circonstances… Lorsque que l’on accuse les auteurs d’arrêtés anti-burkini de visées électoralistes, il est préférable d’avoir, au préalable, balayé devant sa porte ! Tout cela vaut, naturellement pour la « trahison » d’un autre vallsiste de premier rang, le sénateur Luc Carvounas, qui a tenu des propos similaires à ceux de la ministre de l’Education.

Or, d’après nos confrères du Parisien, l’élu du Val-de-Marne souhaite échanger l’an prochain son siège de sénateur contre celui de député de la circonscription d’Alfortville-Vitry, où le poids des électeurs de culture musulmane est loin d’être négligeable. Dans la débâcle annoncée, c’est chacun pour soi.

Burkini, par magazinecauseur

Grand-Guignol dans la 42e rue

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Bien connu des amateurs de cinéma fantastique et horrifique, Frank Henenlotter n’a pourtant pas été, à ce jour, adoubé par la majorité des cinéphiles comme certains maîtres du genre (Craven, Carpenter, Hooper…). Pourtant, à l’instar de Joe Dante ou de John Landis, il fait partie de ces réalisateurs cinéphiles, biberonnés aux séries B et Z des années 50/60 qui ont cherché, par la suite, à perpétuer cet esprit du cinéma d’exploitation.

En 1982, le cinéaste n’a que 32 ans et signe avec Basket case un beau fleuron du cinéma gore et grand-guignolesque. Henenlotter narre les aventures de frères siamois séparés dans leur enfance. L’un a un visage tout à fait normal tandis que l’autre est une sorte d’entité monstrueuse, homme tronc pourvu de mains griffus et de dents particulièrement tranchantes. Duane traîne donc son frère siamois dans une malle en osier et les deux élaborent un plan pour se venger des médecins qui les ont, autrefois, séparés…

Le film s’inscrit dans la lignée du cinéma d’exploitation gore d’Hershell Gordon Lewis (Blood feast) avec des scènes sanglantes assez marquantes : doctoresse au visage ravagé par des bistouris, corps coupé en deux à la scie circulaire sans oublier la scène assez hallucinante où le monstre tue la petite amie de son frère et la « viole ». Henenlotter en rajoute dans les jets d’hémoglobine et les apparitions de la créature. Avouons d’ailleurs que les effets de « stop-motion » utilisés pour faire bouger le monstre ont un peu vieilli et que la bestiole est plus risible qu’effrayante. Mais l’humour noir est une dimension essentielle du film, à l’image de ce moment où le frère siamois se cache… dans la cuvette des toilettes. Quand il en ressort, on songe d’ailleurs à une scène que l’on retrouvera dans Street Trash puisque la créature a un peu la même tête que le clochard qui « fond » sur son trône. Anecdote amusante : on trouve au générique de Basket case (assistant au son) un certain… Jimmy Muro, le futur réalisateur de Street Trash.

L’aspect horrifique du film, aussi amusant soit-il, n’est cependant pas ce qu’il y a de plus intéressant dans Basket case. Ce qui fait toujours sa force, 35 ans après sa réalisation, c’est l’ancrage réaliste du récit. Henenlotter, à l’instar de Lustig et Ferrara, est un cinéaste new-yorkais adepte des bas-fonds et de la 42e rue. Il nous plonge donc dans l’univers interlope d’un hôtel borgne où l’on croise des prostituées et toute sorte de marginaux.

Ce décor, c’est également celui de Frankenhooker, hilarante variation autour du thème de Frankenstein. Parce qu’il voit un beau jour sa fiancée se faire découper en morceau par une tondeuse qu’elle venait d’offrir à son père, le jeune Jeffrey Franken décide de réfléchir à un moyen de recomposer le cadavre et de lui redonner vie.

Le film débute comme une satire à la Tim Burton de l’existence dans les petites banlieues pavillonnaires. Jeffrey, à l’instar des héros de Basket case et de Brain damage, nourrit une sorte de créature monstrueuse (un cerveau avec un œil) sans que cela ne semble choquer quiconque. De la même manière, sa fiancée prétend qu’elle va épouser… son frère, inscrivant une nouvelle fois le film dans la thématique des liens compliqués du sang.

Mais très vite, le film retrouve l’univers sordide des bas-fonds new-yorkais lorsque le petit provincial décide, pour reconstituer sa bien-aimée, de récolter des morceaux de prostituées. On ne s’étonnera pas, entre parenthèses, que Frank Henenlotter ait intégré la « galaxie Glickhenhaus » (producteur du film) puisqu’on retrouve cet ancrage réaliste dans les rues de la grosse pomme.

Mais contrairement aux thrillers urbains de l’auteur de Blue jean cop, Frankenhooker est un film d’horreur complètement délirant, alliant les caractéristiques criardes du cinéma d’exploitation (érotisme agressif, horreur sanglante…) et l’hommage sincère au grand classique de James Whale La Fiancée de Frankenstein.

Pour récupérer des pièces de choix, Jeffrey invente une nouvelle sorte de crack qui fait littéralement exploser ceux qui en consomment. Comme dans Brain damage, Henelotter file la métaphore sur les effets ravageurs de la drogue pour en proposer une version grand-guignolesque.

Suite aux multiples démembrements des filles de joie, Jeffrey joue les apprentis sorciers et tente d’assembler les morceaux. Là encore, Henenlotter ne recule jamais devant l’humour le plus noir, notamment lorsque son héros lime un pied garni d’oignons ! La résurrection d’Elizabeth donne lieu à des scènes très drôles puisque la comédienne, Patty Mullen, s’en donne à cœur joie dans les mimiques grotesques, quelque part entre la (fameuse) fiancée de Frankenstein et Nina Hagen. L’une des scènes les plus représentatives du cinéma d’Henenlotter est celle où elle se retrouve dans le métro new-yorkais au milieu d’une faune abasourdie. Dans ce court moment, le cinéaste prouve à la fois son penchant coupable pour le Grand-Guignol et l’horreur carnavalesque (sa galerie de prostituées hystériques est vraiment très drôle) mais aussi pour un ancrage réaliste dans les bas-fonds sordides de New-York.

D’une certaine manière, ses créatures monstrueuses sont de la même famille que tous les freaks qui peuplent les rues de la ville : prostituées, drogués, pervers, marginaux, doux rêveurs… Et c’est cet attachement à cette petite communauté de dingues qui fait le prix de l’œuvre délirante de Frank Henenlotter…

Basket case (1982) et Frankenhooker (1990) de Frank Henenlotter, Éditions Carlotta Films, sortie en DVD le 24 août 2016.

Basket Case-The Trilogy [Import]

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Made in USA

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Orage sur Jacksonville en Floride (Photo : SIPA.AP21738120_000002)

Il y a deux manières de lire Sans retour de Matthew Klein, roman noir de facture parfaite qui a déjà le mérite de nous reposer un peu de la mode envahissante du « nature writing » qui gagne aussi la France et qui veut que la moindre histoire policière se déroule dans des décors grandioses et cruels, forcément cruels où des rednecks se massacrent à coup de pelle autour d’un mobile home entre deux lampées de ouisquie plus ou moins frelaté.

La première manière est de le lire comme la chute méthodique d’un homme ordinaire confronté à ses démons et la seconde de voir une critique au scalpel d’un certain capitalisme, l’auteur sachant de quoi il parle puisque Matthew Klein a longtemps été un de ces petits surdoués de la Silicon Valley qui ont créé quelques start-up aussi ingénieuses qu’inutiles où l’on invente des applis pour des smartphones et que l’on revend le tout à un géant de l’économie numérique avant qu’elles ne deviennent obsolètes.

Sans retour raconte l’histoire de Jimmy Thane, ancien cadre dirigeant qui a beaucoup trop bu, beaucoup trop joué et à l’occasion a tâté de la came, passant de son bureau climatisé où il bossait quinze heures par jours aux piaules sordides où on se pique à l’héro et où on fume du crack avec des prostituées maigres aux bras aussi troués que la mémoire. Un soir où sa femme n’était pas là, Jimmy, encore dans les vapes, a finalement laissé son fils de quatre ans se noyer dans la baignoire au lieu de le surveiller. Devenu tricard sur le marché de l’emploi, dévasté par le drame et enfin désintoxiqué, il retrouve une dernière chance en devenant une espèce de redresseur de boites en difficulté pour le compte d’un ancien copain de fac qui s’occupe des investissements d’un fond de capital risque.

Quand il arrive un lundi matin très tôt, sur un parking de Floride devant les locaux de Tao Software LLC, il ne va pas mettre longtemps à comprendre qu’il est face à une mission impossible. Il a sept semaines pour redresser cette entreprise où personne ne bosse plus vraiment, où les projets comme celui d’un logiciel de reconnaissance faciale, s’enlisent  faute de volonté et de compétence. Heureusement, sa femme l’a suivi. Elle est restée avec lui après la mort de leur enfant, ce que Jimmy trouve miraculeux mais ne comprend pas, d’autant plus qu’elle est étrangement distante.

Dans la plus pure tradition du roman noir, Jimmy, homme ordinaire va se retrouver assez vite confronté à des catastrophes en cascades et va peu à peu comprendre qu’on ne lui demande pas de sauver la boite mais plutôt de couvrir du blanchiment d’argent pour la compte de la maffia russe. On craint le pire pour lui d’autant plus que le roman s’est ouvert en prologue sur une scène de torture insoutenable dont on ne connaît pas les protagonistes.

Dans Sans retour si personne n’a l’air de ce qu’il est, y compris Jimmy, et que le lecteur, même habitué au polar, sera complètement surpris par le retournement final, il y a aussi un vrai plaisir à voir comment Matthew Klein peint la vie en entreprise aux Etats-Unis. Il faut lire la scène où se prépare entre Jimmy et un avocat spécialisé le plan de licenciement d’une partie du personnel. On apprendra ainsi, contrairement aux idées reçues, qu’il est plus compliqué de licencier aux USA qu’en France, et encore plus depuis la loi El Khomri. S’il n’y a pas de syndicats et de salariés protégés, il faudra par exemple éviter de licencier trop de Noirs, ou de quinquas, ou de femmes pour éviter les procès systématiques de recours collectif pour discrimination. Et on verra aussi que Jimmy Thane, malgré tout ses problèmes, y compris d’identité, a une certaine lucidité sur le système qu’il sert puisqu’il donne la meilleure définition qui soit des rapports sociaux dans une économie de marché : « S’il existait une bombe à neutrons capitaliste, une arme susceptible de désintégrer les salariés tout en préservant les brevets, les investisseurs n’hésiteraient pas à s’en servir maintenant, au milieu de cette sale de repos. »

La race des seigneurs

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Photo de couverture de "Poupe" de François Cérésa.

Les pères d’avant, ceux des Trente Glorieuses, avaient une allure, une ampleur, un parfum d’insolence et de solennité, quelque chose d’inaccessible. Leur classe naturelle nous intimidait autant qu’elle nous fascinait. Leur vocation première n’était pas encore de se substituer aux mères, de les imiter maladroitement ou de respecter les normes (f)rigides de la parité. Le politiquement correct ne régissait pas les rapports dans l’intimité des familles. Tous les caractères pouvaient s’exprimer librement sans susciter l’opprobre et l’indignation. Nous vivions à l’ère des individualités fortes, l’insignifiance était considérée comme un crime impardonnable.

A la sortie de l’école, nous n’aurions pas supporté la vision d’un paternel faussement jeune et singeant une proximité impudique, voire pathétique. Nos pères savaient se tenir dans leurs costumes en flanelle et leurs cravates en tricot. La mode du « papa-copain » forcément irresponsable n’avait pas déferlé sur notre pays. Un bon père, c’était une figure, une légende, un mythe, une muraille dont les failles apparentes nous émouvaient. Ils étaient fermes et enjoués, charmeurs et injustes, on butait, sans cesse, contre eux. Ils étaient notre Eldorado et notre armure. Sans leur protection et leur rigueur, nous aurions lamentablement sombré. Notre destin passerait donc par leur éducation quitte à en baver durant l’adolescence. Cette lutte nous faisait grandir en dépit de ce que pensent les psychologues du compromis et du refoulement. Comment tricher avec des hommes qui liftaient la balle aussi perfidement que Guillermo Vilas, filaient à 200 km/h sur les routes de campagne à la manière de Jean Ragnotti et que dire de leurs silences à la Lino Ventura. Ils nous tétanisaient surtout les jours où le facteur déposait un bulletin dans la boîte aux lettres. Ces pères-là avaient des audaces d’enfants qui ont connu le dénuement. Leurs splendides défauts donnaient du mordant, du cachet, de la flamboyance à leur immense qualité d’âme. Ils ne se comportaient pourtant pas en citoyens modèles, loin de là.

Tant mieux, ils ne nous bassinaient pas avec des théories apprises sur les bancs de la faculté. Leurs gestes étaient sûrs ; leurs paroles rares et leur aura immense. « Poupe », le père de François Cérésa faisait partie de cette génération d’Italiens qui, à force de travail, s’était taillé une place au soleil dans une société française pourtant si inégalitaire. Comme tant d’autres enfants d’immigrés, il avait redonné du lustre à la France d’après-Guerre sans pleurnicher. « Mon père adorait les travaux » martèle Cérésa pour montrer cette force inébranlable, cette foi dans la construction. Ces Italiens ont réussi à monter des boîtes à faire pâlir d’envie une promotion d’HEC pétrie de technicité et de mollesse d’action. Ils n’ont pas compté leurs heures et ne se sont jamais pris pour des victimes. Ils avaient le sens de l’honneur et du devoir, une époque décidément révolue. On se demande parfois de quelle planète ils venaient. En quittant l’école juste après le certif’, ils écrivaient sans faute, calculaient au centième près et leur niveau de culture générale donnerait aujourd’hui des complexes aux palanquées de BAC + 6, 7 ou 8 ! Face à ces géants, « nous sommes des avortons » déplore Cérésa, fils à jamais inconsolable. Poupe aux Editions du Rocher est une splendide stèle littéraire à ce héros anonyme disparu à un âge respectable. La douleur se moque du nombre des années. Un récit plein de larmes et d’allégresse à l’image de son auteur, indomptable combattant, journaliste ombrageux et nostalgique.

On aime le style fulgurant de Cérésa. Il cogne sans relâche. Son désespoir, il ne le susurre pas, il le crie avec une virtuosité sans égal. Comme souvent dans ses livres, il ne se donne pas le beau rôle, il charge sa barque pour faire briller celle de « Poupe », vedette hors-concours. « Il existe plusieurs vies. La première, c’est l’enfance. On ne s’en remet jamais » écrit-il dans un élan de tendresse. En cette rentrée littéraire, il faut absolument lire ce témoignage poignant, une façon de nager au-dessus du cloaque ambiant. Qui refuserait de jouer au tennis avec son père, d’apprendre à skier, de partager sa passion pour les ténébreuses Lancia, de manger, de boire, de rire, d’apercevoir l’ombre de Boudard, Nucéra et même celle de Jean Daniel ? Nous sommes tous des enfants tristes.

Poupe, François Cérésa, Editions du Rocher (sortie le 1er septembre).

L’Europe des damnations

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Philippe Curval (Photo : Jean-Luc Vallet)

En France, contrairement à ce qui se passe dans le monde anglo-saxon, la SF n’a jamais baigné dans l’optimisme prométhéen de pères fondateurs tels que van Vogt ou Asimov. Au contraire, la technologie a toujours été considérée avec méfiance comme dans Ravage de Barjavel qui, en 1943, imaginait notre monde plongé dans une immense catastrophe après la disparition de l’électricité. Dans les années 1960 et 1970, la SF française se distingue même par une véritable acuité politique qui transforme le genre, comme le néo-polar de Manchette à la même époque, en une littérature de critique sociale tirant avec insistance des sonnettes d’alarme sur des cauchemars possibles, voire probables. Que l’on songe à Jean-Pierre Andrevon par exemple, Michel Jeury ou encore Gérard Klein. Philippe Curval appartient à cette mouvance : on réédite aujourd’hui en un seul volume, sous le titre L’Europe après la pluie, trois romans – Cette chère humanité, Le dormeur s’éveillera-t-il ? et En souvenir du futur – qu’il consacra entre 1979 et 1983 à l’avenir de notre cher vieux continent.[access capability= »lire_inedits »]

C’est une très bonne idée de la part des éditions La Volte que de remettre à notre disposition, à plus de trente ans d’écart, cette vision éminemment prophétique, sous ce beau titre emprunté à une toile de Max Ernst. Il est vrai que Curval se sent, comme beaucoup d’auteurs de SF, l’héritier d’un surréalisme qui colore son écriture et fait de son récit dense et complexe un mauvais rêve auquel on est obligé de croire, envoûté par la multiplicité de détails saisissants ou amusants : armes neurologiques invisibles qui transforment le réel en kaléidoscope mental pour protéger nos frontières ou manie des élites de collectionner les objets les plus dérisoires du monde d’avant, quitte à dépenser des fortunes pour une conserve de petits pois particulièrement rare.

On pourra trouver un peu moins judicieuse l’initiative d’avoir confié la préface à Jean Quatremer qui tire le travail de Curval vers ses propres obsessions européistes. C’est oublier que Philippe Curval, à 86 ans, continue de se définir comme un libertaire, et que dans son « Marcom », il critique une société fermée, certes, mais surtout inégalitaire où certains peuvent vivre, penser, aimer, lire sept fois plus longtemps grâce à des cabines de « temps ralenti » qui équipent de luxueux logements hypersécurisés.

L’Europe du Marcom, selon Curval, au début d’un XXIe siècle qui n’a donc pas connu la chute du Mur ou la fin de l’URSS, est limitée à 13 États. Elle a chassé de son territoire tous les étrangers et vit repliée sur elle-même, économiquement et physiquement coupée du reste du monde. « Le fait était intervenu brutalement : toutes communications par voies aériennes, maritimes ou terrestres avaient été interrompues sans avertissement préalable ; un réseau de défense automatisé d’une sophistication extrême avait été mis en place ; le système en était si perfectionné qu’il n’y avait pas d’exemple connu d’un homme qui l’ait déjoué totalement. Le Marcom était, depuis vingt ans, un monde clos, secret, mystérieux : un grisé sur la carte de la Terre. » Autant dire la Corée du Nord mais version high-tech et avec un marché intérieur florissant…

Cela empêche, en principe, toute intrusion sur son sol, notamment celles des habitants de la ligue des « payvoides », les anciens pays en voie de développement. À l’intérieur de cet espace orwellien, tout et tout le monde est sous contrôle. Les enfants sont enlevés à leurs parents pour être élevés loin d’eux, les aléas météorologiques sont contrôlés, « une coupole invisible protégeait la station balnéaire de Royan des incertitudes du climat », la circulation a lieu sous terre dans de longs tunnels, de sorte que les villes ressemblent désormais à « d’étranges déserts urbains » où rôdent en bandes quelques marginaux sur « le réseau des autoroutes abandonnées, le dangereux domaine des parias, des fous et des révoltés de tous bords » et notamment des Nocturnes qui recherchent avant tout à communiquer comme avant, sans l’intermédiaire de machines.

On sera pour notre part davantage sensible à l’intuition de Curval qui décrit la vie européenne sous le signe d’un cyberautisme généralisé, assez visible aujourd’hui pour qui demande un renseignement à quelqu’un dans la rue et voit d’abord son interlocuteur retirer une oreillette avant de commencer une éventuelle conversation. Les habitants du Marcom, si proches en cela de l’UE, vivent de façon toujours plus solitaire. Leurs appartements aveugles sont le microcosme de tout le territoire européen, lui-même devenu hermétique.

Autre intuition de Curval, c’est la manière dont l’État, faute d’intervenir sur un plan collectif pour assurer la cohésion sociale, s’immisce dans l’intimité et impose des règles de vie toujours plus strictes où toutes les situations de l’existence sont réglées par des permis, jusqu’à l’hygiène corporelle contrôlée par la police ! Si au Marcom « l’inviolabilité des frontières était un dogme essentiel », l’État quant à lui pénètre d’autant plus violemment la vie individuelle qu’une technologie de pointe, sous couvert d’assurer le confort et la sécurité, en permet le contrôle. Des déplacements à la procréation, tout est soumis à autorisation préalable. Votre inconscient lui-même ne vous appartient plus et l’empreinte biologique de votre cerveau doit être vérifiable à tout moment.

Ceux qui contestent le système sont envoyés au Camp, une vaste zone-prison interne au Marcom. C’est, au sein de l’Europe, l’insertion géographique délibérée d’une région où en l’absence de la moindre règle, la liberté individuelle est absolue. Le chaos et la violence qui y règnent doivent convaincre les détenus du bien-fondé du système et les conduire à demander eux-mêmes leur réintégration. D’autres peuvent consulter des « oniromanciens » ou montreurs de rêves, seul groupe pseudo-religieux autorisé au Marcom, qui dans les cryptes des anciennes mosquées explorent l’inconscient pour permettre de visualiser les rêves comme au cinéma, et ce dans une société qui a calibré et colonisé l’imaginaire lui-même.

Dans la grande tradition du roman d’aventures mâtiné de conte philosophique, des personnages vont tenter de passer les frontières, toutes les frontières. Tout le mérite de Curval, dans L’Europe après la pluie, est de montrer qu’il n’est pas de sauveur suprême. Même l’écologie, dont les auteurs de SF de cette époque furent les pionniers, est montrée comme une dictature impitoyable où l’énergie solaire provoque des ravages qui valent bien ceux du nucléaire. Dystopie poétique et désespérée, voilà un grand livre miroir pour les Européens d’aujourd’hui. Le reflet qu’ils y apercevront n’est peut-être pas aussi déformé qu’ils pourraient le penser.[/access]

L’Europe après la pluie, Philippe Curval, La Volte, 2016.

SOS terriens en détresse

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Dans certains milieux, on trouve que décidément le millésime 1981 ne passe pas. « Annus horribilis » aurait soufflé la Reine Elisabeth II au Prince Philip à l’issue de la cérémonie de mariage du petit Charles. Cette Diana Spencer, était-ce vraiment le bon choix pour un rejeton royal ? Une fille de la campagne, de surcroît native du comté de Norfolk et pourquoi pas des péquenots au Palais de Buckingham. En France, ce n’était guère mieux à la même époque, La danse des canards avait envahi depuis 1980 toutes les ondes et les parquets des bals populaires. L’étiquette n’était plus respectée même sur la planète Oxo ! La droite ne se remettait toujours pas de la vague rose : un florentin à l’Elysée et des cocos dans les ministères. Ça va forcément péter ! Cette série de catastrophes naturelles avait commencé par l’arrivée de JR sur le petit écran. « Dallas et son univers impitoyable » allaient galvaniser les audiences de TF1 et les rêves secrets des entrepreneurs. La concurrence libre, c’est comme une partie de rodéo, disait-on dans les couloirs du CNPF avec des dollars pleins les yeux. Il suffit seulement d’être du bon côté de la corde, précisait-on ironiquement. Et puis, en décembre, dans les salles, le coup de massue : la sortie de « La soupe aux choux » de Jean Girault avec Louis de Funès, Jean Carmet et Jacques Villeret.

Ce Girault n’était, à l’évidence, pas sérieux, un anarcho-cinéaste en puissance qui avait ridiculisé jadis la Gendarmerie et le joli port de Saint-Tropez. Après le képi, il s’attaquait à salir nos belles campagnes à coups de flatulences et d’extraterrestres gloutons. A cette époque-là, on ne parlait pas encore de ruralité ou de choc des mobilités. Les technocrates étaient pourtant à la manœuvre, ils ripolinaient le pays, gommant toutes ses aspérités rétrogrades. L’Europe nous épiait. Il fallait chanter l’hymne de l’expansion économique plutôt que « Douce France ». En adaptant le roman de René Fallet publié en 1980 chez Denoël, Girault a manié des gaz hilarants qui ont fait Pschitt sur grand écran, tout de même trois millions de spectateurs au box-office ! Chiffre respectable qui peut se multiplier par dix avec les innombrables retransmissions télévisées, toujours au cœur de l’été, depuis trente-cinq ans.

La comédie impose un dosage délicat pour exhaler tout son fumet. Le film souffre, à l’évidence, de quelques lourdeurs stylistiques. De Funès, au plus mal dans son masque de cire, manque de souffle et le costume interstellaire de « La Denrée » dans lequel Villeret est boudiné façon Bibendum, n’arrache pas automatiquement les rires. Ça sent le nanar à plein nez et pourtant la présence d’un Carmet cosmique (Le Bombé), à la limite du réel, relève le niveau olfactif de l’ensemble. L’aplomb phénoménal de Marco Perrin enfilant l’habit de ce maire, fou de modernité, déclenche à chaque visionnage un plaisir immense. Sans oublier la partition très subtile de la trop méconnue Christine Dejoux, que les réalisateurs actuels feraient bien de (re)découvrir. Cette actrice ressuscitait Francine, l’épouse du « Glaude » (de Funès) avec une force tranquille et une finesse de jeu que le temps n’a pas altérées. Relire le roman, c’est se plonger dans l’œuvre du seul révolutionnaire pinardier que compte notre pays, originaire de Villeneuve-Saint-Georges en banlieue parisienne mais rattaché viscéralement au département de l’Allier. René Fallet (1927-1983) avait fait du Bourbonnais, l’épicentre du Monde, et de la Besbre, cet affluent de la Loire, la source de son imagination champêtre. Sa « soupe aux choux » a obtenu le Prix Rabelais et, comme presque toute sa production littéraire (Paris au mois d’août, Les vieux de la vieille, le Triporteur, Un idiot à Paris, etc.) a atterri au cinéma.

Le premier chapitre du livre est un constat sans appel sur la désolation de ces provinces abandonnées, Zemmour et Tillinac ont dû s’en inspirer pour écrire leurs essais, trois décennies plus tard : « Au village, donc, il n’y avait plus rien », c’est-à-dire plus de lavoir, plus de curé, plus de facteur à pied ou à bicyclette, plus d’idiot, plus de crottin sur les routes, plus de batteuses, plus de coiffeur, plus de bistrot, plus de petits commerces et modestes professions. Ce village « serait un jour rayé du cadastre et du globe. On le raserait, si nécessaire, pour édifier sur l’emplacement un hyper-supermarché, sous condition que l’idée en paraisse rentable à quelque promoteur » écrivait Fallet, visionnaire devant l’éternel.

>>> Série d’été “Un film, un livre” (1) : Là-bas au Connemara
>>> Série d’été “Un film, un livre” (2) : La cover-girl et le député
>>> Série d’été “Un film, un livre” (13) : Tout est bon dans Marcel Aymé
>>> Série d’été “Un film, un livre” (14) : Le Club des 7 en Auvergne
>>> Série d’été “Un film, un livre” (15) : Tiens, voilà du Boudard!
>>> Série d’été « Un film, un livre » (6) : La cave se rebiffe à Pantruche


Burkini: pourquoi la bataille juridique ne fait que commencer

Le Conseil d'Etat à la veille du rendu de sa décision sur l'arrêté de Villeneuve-Loubet (Photo : SIPA.SIPAUSA30157065_000005)

Jean-Christophe Cambadélis, armé de son esprit d’à-propos nous a bien expliqué le but du débat passablement hystérique autour des « arrêtés anti-burkinis » : une opération de diversion pour ne pas « évoquer la réussite gouvernementale sur le chômage » ! On pouvait ne pas avoir vu les choses exactement comme ça et même considérer que ce débat n’était pas inutile. Et estimer aussi que l’hystérisation indiscutable était au départ plutôt du côté des opposants à ces arrêtés, tombant une fois de plus dans le piège qui consiste à traiter par-dessous la jambe les 70 % de Français qui sont opposés au burkini qu’ils voient comme un emblème de cet islamisme radical qui gangrène les cités sous leurs yeux. Un islamisme radical qu’ils estiment, à tort ou à raison, qu’il alimente le djihadisme, mais surtout qu’il propose une France communautarisée dont ils ne veulent pas. C’est un piège, parce que ces gens-là — qui comme chacun sait sont d’horribles beaufs et Dupont Lajoie, même si, comme c’est de plus en plus souvent le cas, ils se prénomment Ahmed, Aïcha ou Rachida — eh bien ces gens-là, ils votent. Et ils ne supportent plus d’être traités de cette façon. Il est probable qu’au mois de mai prochain, cela risque de leur faire tout drôle, aux belles âmes.

L’ordonnance rendue par le Conseil d’État (voir ci-dessous) suspendant le caractère exécutoire d’un arrêté anti-burkini pris par la commune de Villeneuve-Loubet a évidemment été immédiatement instrumentalisée, par les pro-burkini comme une éclatante victoire contre « les heures les plus sombres », et par les opposants malins comme la preuve qu’il n’y avait rien à attendre de la juridiction administrative colonisée par la bien-pensance, et qu’il fallait changer la loi. De cette cacophonie ont émergé comme d’habitude nombre d’énormités qu’il est tout à fait inutile, dans un débat aussi passionnel, d’essayer de réfuter.

Tentons cependant, en répondant à quelques questions et en restant sur le terrain juridique d’apporter des éclaircissements sur le sens de cette décision et sur sa portée. On pourra aussi trouver quelques informations sur le contexte dans un article précédent.

 

  • De quelle procédure était saisi le Conseil d’État, et pourquoi celle-ci a été examinée aussi rapidement alors même que l’arrêté de Villeneuve-Loubet était postérieur à celui de Cannes, qui a mis le feu aux poudres ?

Le recours formé par la Ligue des droits de l’homme était ce qu’on appelle un « référé liberté ». Dès lors que l’on considère qu’une liberté fondamentale a été violée par l’administration, on peut saisir le juge administratif d’une procédure d’urgence à l’occasion de laquelle les délais d’examen sont très courts. Ce n’est pas cette voie qui a été utilisée par les opposants à l’arrêté du maire de Cannes. Le juge des référés du Tribunal administratif de Nice a considéré que l’arrêté, s’il portait atteinte à une liberté publique, était justifié par un risque de troubles à l’ordre public. C’est sur cette interprétation que le Conseil d’État est revenu.

 

  • Le quotidien de référence a immédiatement dit qu’il s’agissait d’un « arrêt de principe » et que par conséquent les 25 autres arrêtés anti-burkini devaient être retirés par les maires qui les avaient pris. Qu’en est-il ?

Ce n’est absolument pas ce que l’on appelle un « arrêt de principe », c’est ce que l’on nomme une « décision d’espèce », la décision prise ne concerne que l’arrêté du maire de Villeneuve-Loubet. Les 25 autres (à ma connaissance) sont toujours exécutoires et produisent leurs effets. Et prétendre que les maires concernés devraient les retirer compte tenu de l’ordonnance Villeneuve-Loubet n’est simplement pas sérieux. Il y a là d’abord l’application du principe du privilège d’exécution d’office attaché aux décisions publiques, tant qu’elles n’ont pas été suspendues ou annulées par le juge, si celles-ci lui sont soumises. Et surtout, le Conseil d’État dans une décision assez banale, a clairement indiqué, en l’accompagnant d’un rappel concis des principes et des textes applicables, que sa décision était prise sur la base d’une appréciation de la situation à Villeneuve-Loubet. Et il résulte de sa méthode que le résultat pourrait être différent s’agissant d’un autre arrêté dans une autre commune. J’ajouterai encore qu’il s’agit d’une « ordonnance de référé », et que celle-ci ne dispose pas de ce que l’on appelle « l’autorité de la chose jugée ». Elle a simplement « force exécutoire » dans sa suspension du caractère exécutoire de l’arrêté. Vous me suivez ? Parce que là on est quand même au cœur de la cuisine judiciaire, et les recettes ne sont pas toujours claires pour le profane. Cela veut dire que si le Tribunal administratif de Nice, lorsqu’il va juger au fond la légalité de l’arrêté de Villeneuve-Loubet, a la même opinion que son propre juge de référé il peut très bien ne pas l’annuler. En appel, la Cour administrative de Marseille peut être du même avis, et le Conseil d’État nouvellement saisi en cassation de l’arrêt aussi, ne suivant pas ainsi son propre juge des référés. Ce n’est pas que cela arrive souvent, mais c’est possible. Alors, moi je veux bien que la messe soit dite, mais il ne faudrait quand même pas exagérer. Nous sommes au début d’une bataille politique et juridique qui risque d’être acharnée.

 

  • Mais alors, qu’est-ce qu’il a raconté le Conseil d’État ?

Il a bien fait son travail. En commençant par rappeler dans ses considérants 4 et 5 quelles étaient les pouvoirs du maire en matière de police municipale, spécialement en matière de « police des baignades ». Et par conséquent sur quelles considérations réglementaires le maire pouvait s’appuyer pour prendre des mesures. Puis que « si le maire est chargé du maintien de l’ordre dans la commune, il doit concilier l’accomplissement de sa mission avec le respect des libertés garanties par les lois ». Et s’il restreint des libertés, il ne peut le faire qu’en considération de « risques avérés d’atteinte à l’ordre public ».
Et imparablement, le Conseil d’État constate « qu’il ne résulte pas de l’instruction (de l’affaire) que des risques de troubles à l’ordre public aient résulté sur les plages de la commune de Villeneuve-Loubet de la tenue adoptée en vue de la baignade par certaines personnes. »
Deux conséquences de cette rédaction, tout d’abord le port du burkini n’est pas en lui-même un trouble à l’ordre public, ce qui ne saurait constituer une surprise ! Ensuite on peut interdire cette tenue, au travers d’un arrêté de portée géographique et de durée limitée, mais dès lors qu’on établit et que l’on rapporte la preuve que le port de celle-ci engendrerait des troubles à l’ordre public. Il est clair que la commune de Villeneuve-Loubet, comme les débats l’ont montré, est montée à l’assaut en « petite tenue »…
On ajoutera une troisième chose c’est que la question de la laïcité n’a strictement rien à faire dans cette histoire. On peut considérer comme c’est mon cas que le burkini est le support d’une conviction religieuse intégriste à combattre, mais savoir que la liberté de conscience, d’opinions et d’expression autorise les militants de cette cause à l’afficher, dès lors que ce n’est pas dans l’espace institutionnel de la puissance publique qui doit, lui, impérativement rester neutre. Ce que n’est pas une plage.

 

  • On peut donc faire n’importe quoi et se livrer à des provocations comme celles de Sisco ou se promener revêtu d’un uniforme SS appelé par dérision nazikini, sur les réseaux ?

Eh bien non justement, ce que rappelle cette ordonnance, c’est que le maintien de l’ordre public permet de limiter les libertés dès lors que cet ordre risque d’être troublé par l’exercice de ces libertés. On peut le faire soit directement par la loi, soit par des décisions prises par ceux qui ont en charge l’ordre public de proximité comme les maires. Les fameuses soupes populaires aux cochons pour SDF ou les apéros saucisson organisés par des identitaires ont été à juste titre interdites car ces actions induisaient des discriminations interdites par la loi et risquaient ensuite de provoquer des troubles. Le Premier ministre, en instrumentalisant les exactions des casseurs dans les manifestations anti loi travail, était déterminé à porter atteinte à la liberté constitutionnelle de manifestation. Ce qui n’a d’ailleurs, pas ému grand monde.
Dans l’affaire de Sisco, ce n’est pas le burkini qui était en cause mais l’étape suivante. D’après les informations disponibles, une famille maghrébine avait « privatisé » une plage pour permettre aux femmes de se baigner (en burqa ?) et agressait ceux qui s’approchaient ou prenaient des photos de l’endroit. Le moins que l’on puisse dire est que l’ordre public en a pris un sacré coup puisqu’il a fallu 70 policiers pour ramener un calme précaire. Je ne sais pas si l’arrêté du maire de Sisco a fait l’objet d’un recours, mais je pense que les débats devant la juridiction administrative ne seraient pas tout à fait de même nature que pour Villeneuve-Loubet.
Quant au nazikini, justement non. Être nazi, négationniste ou antisémite dans sa tête est une liberté de conscience. Ce qui est interdit par la loi c’est l’expression de ces convictions. Et précisément, pour interdire et sanctionner leur affichage par les vêtements, le législateur — en l’occurrence l’exécutif — est intervenu. L’article R 645-1 de la partie réglementaire du code pénal considère comme contravention de 5è classe, c’est-à-dire susceptible d’une peine d’amende, le fait « de porter ou d’exhiber en public un uniforme, un insigne ou un emblème (…) qui ont été portés (…) par les membres d’une organisation déclarée criminelle  en application de l’article 9 du statut du tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 aôut 1945 » (c’est-à-dire le Tribunal de Nuremberg).

 

  • Donc, pour lutter contre le burkini, il faut une loi ?

Bonne question puisque d’ores et déjà, dans la campagne présidentielle qui a commencé, certains nous promettent un texte de cette nature. D’abord, ce n’est pas contre le burkini qu’il faut lutter, mais contre la progression de cet islam intégriste et anti-républicain. Et traiter son rejet clairement affirmé par le peuple français qui tient à l’unité nationale et mesure bien le côté séparatiste de la démarche intégriste. Donc ce combat est beaucoup plus large : il passe par l’intégration, l’éducation, la pédagogie, mais aussi le refus net du communautarisme et du relativisme culturel. Pour cela, ceux qui ont en charge l’ordre public de proximité, c’est-à-dire les maires, sont bien placés pour en apprécier les enjeux politiques. Et il vaut mieux qu’ils prennent cette question en charge plutôt que de faire comme beaucoup d’entre eux, un clientélisme à base d’accommodements raisonnables.

Burkini, par magazinecauseur

Marcel Aymé, spectateur engagé

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(Photo : Agence de presse Meurisse - Bibliothèque nationale de France - Wikimedia commons - cc)

Marcel Aymé détestait les vainqueurs, la peine de mort et la bêtise. Marcel Aymé adorait l’enfance, les blouses grises de la laïque et les belles nymphes païennes qui séduisent les jeunes paysans. Marcel Aymé avait un tempérament de droite et des idées de gauche à moins que ce ne soit le contraire. En tout cas, Marcel Aymé a toujours embêté le monde : être inclassable est un crime inexpiable dans un pays cartésien comme le nôtre.

Entre 1933 et 1937, il écrivit des chroniques pour l’hebdomadaire Marianne, lancé par Gaston Gallimard. On parlerait aujourd’hui d’une tendance gauche républicaine. Marianne avait pour ambition de concurrencer deux fleurons de la presse d’extrême droite, Gringoire et Candide et pour Gallimard, c’était le moyen de concilier habilement une niche commerciale et une bonne conscience politique. En 1989, l’éditeur avait eu la bonne idée de demander à Michel Lécureur de réunir les chroniques d’Aymé en un volume et le spécialiste avait choisi un joli titre proustien : Du côté de chez Marianne.

Effectivement, c’est bien un temps perdu qui est au rendez-vous, surtout dans ces petits détails datés qui émaillent les articles de Marcel Aymé  comme dans une chronique consacrée aux sous-vêtements féminins. Pour le reste, ces années-là ne sont pas vraiment drôles. Marcel Aymé comment l’actualité avec son habituel et inimitable sourire crispé et fait affleurer un humour désespéré. On suit ainsi par exemple, semaine après semaine, la montée du nazisme férocement caricaturé dans une chronique de 3 mai 1933, intitulée « Vive la Race ! »

Ce surréalisme discret est le ton dominant de ces chroniques qui ressemblent souvent à des nouvelles, et l’on comprend pourquoi Marcel Aymé fut, dans son œuvre, l’inventeur d’un certain fantastique social assez unique dans notre littérature. Décrivez le quotidien tel qu’il est, l’actualité telle qu’elle se déroule et vous nagerez tout naturellement en pleine absurdité. C’est ce qui donne également à Marcel Aymé journaliste son étonnante clairvoyance. Il n’est certes pas dans Du côté de Marianne un prophète mais il a oublié d’être myope. Il dénonce l’injustice sociale, sans oublier que les pauvres peuvent être aussi des salauds comme dans la formule célèbre de la Traversée de Paris.

L’erreur serait de considérer ces cent huit chroniques comme une banlieue de l’œuvre de Marcel Aymé. Son style, sa désinvolture soignée, son cynisme tempéré par un humanisme ironique sont intacts. On a l’impression, aussi, de regarder un formidable film d’archives : le procès de Violette Nozières, égérie involontaire des surréalistes, le 6 février 1934, l’invasion de l’Ethiopie par les troupes de Mussolini. Des images en noir et blanc un peu accélérées, des silhouettes fragiles, tressautantes, émouvantes.

Du côté de chez Marianne (Gallimard, 1989),  marché Georges Brassens, Paris.

Du côté de chez Marianne

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Bienveillant comme un juppéiste en campagne

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Chatou le 27 août (Photo : SIPA.00769471_000026)

Un sentier bordé d’une végétation sauvage et qui longe la Seine, l’église Notre-Dame de l’Assomption qui domine tranquillement le fleuve, quelques villas élégantes du début du vingtième siècle… Chemin faisant, entre la gare RER de Chatou et l’île des impressionnistes où se tient le meeting de rentrée d’Alain Juppé, je pense au si beau film d’Olivier Assayas, L’Heure d’été, et à sa tendre mélancolie. Il ne manque que quelques notes d’Eric Satie et j’achèverais, dans un soupir caniculaire, mon cinéma intérieur.

Ici ou là, à mesure qu’on se rapproche du lieu de l’événement, je croise quelques militants en bermuda, polo de marques et mocassins souples. Pas de doute, nous sommes à droite. Un premier panneau, format A4 indique enfin, et avec timidité, le rassemblement. Aucun bruit au loin, aucune sono furieuse. Quand j’arrive enfin dans le parc qui accueille la réunion, je découvre une pelouse jaunie et déserte, des tables non débarrassées où traînent des assiettes en plastique et quelques restes de paella diversement appréciée.

J’arrive sans doute au pire moment, vers 14h. Le soleil est agressif, il n’y a pas un souffle d’air, les discours n’ont pas commencé, les militants – pour lesquels la journée a commencé tôt – ont trouvé refuge sous des arbres, donnant involontairement à leur rassemblement une allure de fête achevée – avant même d’avoir commencé. Je me dis que c’est un fiasco, et en sentant mon dos noyé de sueur, me revient l’expression désuète : c’est un four ! Je mettrai du temps à corriger cette impression étrange, à découvrir que de bosquets en coins d’ombre, un bon petit millier de militants font une pause au milieu d’un meeting que la météo a transformé en épreuve physique. Un Perrier frais à la main, je vais des uns aux autres, observant de loin le coin presse où, délaissant leurs hôtes, une vingtaine de journalistes semblent transcrire fiévreusement toutes ces propositions pour la France que les ateliers du matin ont dû exprimer, comme il est d’usage dans ces réunions pré-électorales.

Un discours qui n’écorche pas, ne blesse pas, n’électrise pas

J’aborde un couple venu spécialement de Châteauroux. La dame a l’élégance un peu affirmée, revendiquée de qui a fait son chemin dans l’existence et me fait penser au personnage de Marlène, interprété par Nathalie Baye, dans le film de Frédéric Mermoud, Moka. Elle témoigne de sa joie d’être ici « où tout commence enfin ». Persifleur, je propose l’adverbe « timidement » et face à ses beaux yeux étonnés, je précise : « Tout commence timidement, non ? » Elle me rassure d’un bel éclat de rire : « Oh non, vous allez voir ! Il y a les J.A.J. [prononcer comme les J.M.J., et non comme jaja…, ndlr], les Jeunes avec Juppé. Et puis Jean-Pierre Raffarin… »

Une demie-heure après, l’ancien Premier ministre de Jacques Chirac est effectivement annoncé. Dans un gentil sarcasme, le speaker évoque l’homme de la formule virile « la pente est raide mais la route est droite ». Ma voisine pose sa main, à plat, entre gorge et poitrine, puis applaudit frénétiquement. Tel est le charme des réunions de famille où l’ironie des uns n’abolit pas la tendre gratitude des autres, et où tout cela se mêle, instinctivement, superbe, tribal façon « nous nous sommes tant aimés ».

Les fâmeux J.A.J. viendront après en la personne de Marine Cazard, bachelière de 19 ans venue, au micro, déclarer sa flamme au candidat en nous rappelant avec fierté son âge. Elle a la bonne idée de ne pas insister et l’assemblée la remercie de chaleureux applaudissements. Dommage qu’aucun candidat n’ait l’audace d’un « les vieilles avec Juppé » ce qui aurait, à l’évidence, un autre panache, et qui sait ? Une autre vérité.

Vient enfin l’homme du jour, le candidat, celui autour duquel sont réunies toutes ces personnes venues des quatre coins de France. Alain Juppé fait un discours sobre et sérieux, modéré, dont il n’y a pas grand-chose à retenir sinon qu’il n’écorche pas, ne blesse pas, n’électrise pas. Rien de nouveau sous le soleil écrasant de cette fin août. L’affirmation, peut-être un peu trop revendiquée, un chouïa plus communicante que communicative, d’une force tranquille face aux coups bas à venir et aux débats enflammés qui traversent une société française meurtrie.

Tout le monde est le bienvenu… dans la maison du Seigneur

On applaudit fort au message d’apaisement à l’égard de nos compatriotes musulmans, dont – comme chacun sait.. on vous le dit et on vous le répète – l’immense majorité, etc. Pas un mot sur l’angoissant silence de cette majorité silencieuse, à vue de nez peu présente à la réunion, et qui ne demande, nous dit-on, qu’à vivre en paix. Les militants que j’interrogerais après, m’ont semblé plus pressés d’affirmer ce postulat haut et fort, de leur propre place, depuis ce sentiment, très intériorisé, d’incarner l’autorité légitime et qui caractérise la droite et le centre – et quels que soient les démentis que la démocratie et la démographie leur opposent… – que de l’entendre des intéressés eux-mêmes, peuple vivant, réel. De ce point de vue, il y a ceux qui croient, avec Juppé, et ceux qui voudraient bien, ne demandent qu’à croire, mais ne sauraient s’en remettre à la seule espérance. Avec des militants de tous âges (mais pas tout à fait de toutes conditions), nous échangeons là-dessus, dans des discussions serrées. Je comprends à quel point ces primaires de la droite épousent les vrais débats et les clivages du pays.

Mais chez Juppé, on accueille bien les mécréants et les sceptiques. De ce point de vue, les militants sont vrais. Ils ne jouent pas un rôle. Paisibles et tolérants, ils le sont pour de bon. Viendrait-on de Causeur, mensuel qui titra « Juppé, le pire d’entre nous ? », on est tout de même le bienvenu… dans la maison du Seigneur. L’un d’entre eux me demandera même, en guise d’au-revoir, que nous continuions « à décaper ». Les asticoterait-on sur leur irénisme qu’ils ne se démonteraient pas, désireux moins de convaincre que d’accueillir, de maintenir ouverte la porte du dialogue, comme on dit chez nous. Au catholique que je suis, ce message parle, pénétrant. Il m’incommode et me ravit comme une main sur l’épaule non sollicitée. Il sera leur force, et peut-être leur faiblesse, dans cette campagne.

Après avoir discuté avec une vingtaine d’entre eux, je quitte ces lieux comme enveloppé, serein, léger, apaisé – presque malgré moi. Telle est la puissance du groupe qui ne mobilise pas que sur un programme, mais aussi autour d’un inconscient culturel, voire religieux. J’ai cinquante ans et, sur le chemin du retour qui longe la Seine, dans la végétation sauvage, l’ex-scout que je suis a des souvenirs de feux de camp, de serments et de serrements fraternels. Je souris de ces souvenirs, de leur pertinence têtue, subjective.

Je les aime bien ces juppéistes. Ils incarnent cette part généreuse, bienveillante, d’une droite française dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas toujours été indigne. Ils sont cette France qui n’a pas mérité ce qu’on dit d’elle dans les journaux d’ici ou d’ailleurs. Ils sont les miens. Les nôtres. Mais dans le RER qui me ramène à Paris, un bref échange d’amabilités entre voyageurs – dont certains n’entendaient peut-être pas faire partie de cette majorité qui voudrait tant vivre en paix – me rappelle au réel. Adieu feux de camp, bonjour Taser. C’est le propre des dimanches à la campagne (eussent-ils lieu un samedi) et ce qui fait leur enchantement – n’être qu’une parenthèse.

Burkini: pourquoi Vallaud-Belkacem trahit Valls

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Najat Vallaud-Belkacem et Manuel Valls. Sipa. Numéro de reportage : 00754761_000001 .
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Najat Vallaud-Belkacem et Manuel Valls. Sipa. Numéro de reportage : 00754761_000001 .

Jamais, jusque-là, on n’avait entendu la ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem se livrer au moindre écart de langage pouvant donner à penser qu’elle éprouvait le plus petit doute relatif à la politique menée par ses patrons, François Hollande à l’Elysée et Manuel Valls à Matignon. Sage comme une image au premier rang de la classe ministérielle, elle sait pratiquer à merveille la langue de bois version souriante pour vendre au public les mesures, lois et décrets, qu’elle est censée incarner dans les diverses fonctions ministérielles qui lui furent confiées. Son passage comme porte-parole du gouvernement Ayrault a laissé un souvenir mitigé aux journalistes accrédités, qui n’appréciaient que moyennement son style qui ne se permettait pas la moindre variation par rapport au script établi en haut lieu…

Cela donne d’autant plus de relief à sa prise de distance, formulée au micro d’Elkabbach sur Europe 1, avec les déclarations de Manuel Valls soutenant les maires ayant pris des arrêtés anti-burkini sur les plages de leur commune. Pour Najat Vallaud-Belkacem, il s’agirait là d’une « dérive »  attentatoire aux libertés publiques.

La diversité tranquille

Najat, jusque-là, c’est la « diversité » tranquille, bien élevée, loin de la flamboyance d’une Christine Taubira, ou du culot politique et mondain sulfureux d’une Rachida Dati. Depuis quelques années, le courant passait plutôt bien avec Manuel Valls, qui avait appris à la connaître dans le « clan Royal » de l’élection présidentielle de 2007, puis dans les affrontements internes du PS entre Ségolène Royal et Martine Aubry consécutifs à la défaite contre Nicolas Sarkozy. Peu importait alors au Premier ministre que sa pensée politique ne manifeste ni originalité, ni la moindre once d’autonomie dans les domaines de sa compétence  ministérielle, il suffisait qu’elle vende au mieux les idées concoctées dans les cabinets et les administrations. Des «ABCD de l’égalité» à la désastreuse réforme du collège, elle s’applique avec zèle à vendre de la marchandise quelque peu avariée, toujours avec un sourire enjôleur…

Tant de loyauté fayotte se devait d’être récompensée, sous la forme d’un parachute politique de qualité, pour le cas où la présidentielle, puis les législatives de 2017, se révèlent catastrophiques pour la gauche, une hypothèse que le plus optimiste des socialistes ne se permet plus d’écarter. Ayant commencé sa vie politique à Lyon comme petite main de Gérard Collomb, sénateur-maire de cette ville, elle visait, pour atterrir en douceur et rebondir, la circonscription de Villeurbanne, fief socialiste quasi inexpugnable de la métropole lyonnaise. Accordé ! À l’Elysée (où son époux Boris Vallaud exerce les fonctions de secrétaire général adjoint), à Matignon et à Solférino, on trouve l’idée géniale. L’incommode Gérard Collomb, porte drapeau de la « droite » du PS et potentat local depuis des lustres prenant de l’âge, Najat, de son bastion villeurbannais, deuxième ville en population de la métropole, était ainsi positionnée pour reprendre le leadership de la gauche régionale…

Un scrutin très communautarisé

Il est inutile d’ajouter que ledit Gérard Collomb n’apprécia que modérément ce dispositif, le fit savoir, et se déclara soutien indéfectible d’Emmanuel Macron, au point même de caresser l’idée de faire de ce dernier son éventuel successeur ! Au regard du dernier scrutin législatif dans cette circonscription de Villeurbanne, celui de 2012, où la candidate PS Pascale Crozon obtenait 43% des voix au premier tour et 62% au second, l’affaire semblerait bien engagée pour la ministre, en dépit des bâtons que son ex-mentor Collomb ne devrait pas manquer de lui mettre dans les roues.

Sauf que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts du Rhône et de la Saône depuis cette élection de maréchal acquise dans la foulée de l’accession de François Hollande à l’Elysée. La mémoire politique villeurbannaise se souvient de quelques raclées subies par les socialistes lorsque, sur le plan national, le PS est au fond du trou, comme ce fut le cas en 1958, avec la vague gaulliste, et en 1993, lorsque le PS se retrouva réduit à 70 députés sur les bancs de l’Assemblée, et que Villeurbanne envoya le RPR Marc Fraysse siéger au Palais Bourbon. La sociologie politique de la circonscription est particulière : un mélange de vieux fond ouvrier, aujourd’hui majoritairement retraité votant sans défaillir PS ou PS, de bobos attirés par le campus universitaire de La Doua, le plus important de la région, et des quartiers anciennement ouvriers de HLM où dominent les populations issues de l’immigration. A cela il faut ajouter la principale communauté juive de l’agglomération lyonnaise, dont les membres sont bien représentés au sein de la municipalité de gauche (PS, PC et PRG), mais dont le vote lors des scrutins nationaux penche de plus en plus vers la droite pour des raisons liées à la politique ambiguë du PS dans le conflit israélo-palestinien. L’extrême gauche et les Verts, exclus de la majorité municipale, ne feront aucun cadeau à Najat, trop hollandienne à leurs yeux.

Pour compliquer encore l’enjeu de ce scrutin, la candidate LR de la circonscription est l’avocate Emmanuelle Haziza, 32 ans, ancienne collaboratrice de Jean-François Copé, bien implantée à Villeurbanne dont elle est originaire, ce qui va « communautariser » le scrutin à l’excès, vu que Mme Haziza ne cache pas ses attaches avec la communauté juive. Si elle veut sortir de la nasse qui lui est tendue, Najat Vallaud-Belkacem doit absolument mobiliser l’électorat de culture et de tradition musulmane, traditionnellement abstentionniste, ce qui promet une campagne pleine de sous-entendus et de coups tordus. Avec une inconnue, celle de la possibilité ou non du maintien au second tour du candidat FN, en constante progression dans les scrutins locaux depuis 2012, et qui séduit principalement les « petits blancs » demeurés dans les quartiers à majorité immigrés, qui votaient naguère à gauche…

Ce contexte explique, en grande partie, la transgression de Najat, que sa non-élection à Villeurbanne renverrait, pour longtemps, au néant politique. Cela n’exclut pas, bien entendu, qu’elle soit sincèrement persuadée d’avoir raison contre Manuel Valls dans l’affaire du burkini, mais on eût aimé qu’elle manifeste sa différence en d’autres circonstances… Lorsque que l’on accuse les auteurs d’arrêtés anti-burkini de visées électoralistes, il est préférable d’avoir, au préalable, balayé devant sa porte ! Tout cela vaut, naturellement pour la « trahison » d’un autre vallsiste de premier rang, le sénateur Luc Carvounas, qui a tenu des propos similaires à ceux de la ministre de l’Education.

Or, d’après nos confrères du Parisien, l’élu du Val-de-Marne souhaite échanger l’an prochain son siège de sénateur contre celui de député de la circonscription d’Alfortville-Vitry, où le poids des électeurs de culture musulmane est loin d’être négligeable. Dans la débâcle annoncée, c’est chacun pour soi.

Burkini, par magazinecauseur

Grand-Guignol dans la 42e rue

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Bien connu des amateurs de cinéma fantastique et horrifique, Frank Henenlotter n’a pourtant pas été, à ce jour, adoubé par la majorité des cinéphiles comme certains maîtres du genre (Craven, Carpenter, Hooper…). Pourtant, à l’instar de Joe Dante ou de John Landis, il fait partie de ces réalisateurs cinéphiles, biberonnés aux séries B et Z des années 50/60 qui ont cherché, par la suite, à perpétuer cet esprit du cinéma d’exploitation.

En 1982, le cinéaste n’a que 32 ans et signe avec Basket case un beau fleuron du cinéma gore et grand-guignolesque. Henenlotter narre les aventures de frères siamois séparés dans leur enfance. L’un a un visage tout à fait normal tandis que l’autre est une sorte d’entité monstrueuse, homme tronc pourvu de mains griffus et de dents particulièrement tranchantes. Duane traîne donc son frère siamois dans une malle en osier et les deux élaborent un plan pour se venger des médecins qui les ont, autrefois, séparés…

Le film s’inscrit dans la lignée du cinéma d’exploitation gore d’Hershell Gordon Lewis (Blood feast) avec des scènes sanglantes assez marquantes : doctoresse au visage ravagé par des bistouris, corps coupé en deux à la scie circulaire sans oublier la scène assez hallucinante où le monstre tue la petite amie de son frère et la « viole ». Henenlotter en rajoute dans les jets d’hémoglobine et les apparitions de la créature. Avouons d’ailleurs que les effets de « stop-motion » utilisés pour faire bouger le monstre ont un peu vieilli et que la bestiole est plus risible qu’effrayante. Mais l’humour noir est une dimension essentielle du film, à l’image de ce moment où le frère siamois se cache… dans la cuvette des toilettes. Quand il en ressort, on songe d’ailleurs à une scène que l’on retrouvera dans Street Trash puisque la créature a un peu la même tête que le clochard qui « fond » sur son trône. Anecdote amusante : on trouve au générique de Basket case (assistant au son) un certain… Jimmy Muro, le futur réalisateur de Street Trash.

L’aspect horrifique du film, aussi amusant soit-il, n’est cependant pas ce qu’il y a de plus intéressant dans Basket case. Ce qui fait toujours sa force, 35 ans après sa réalisation, c’est l’ancrage réaliste du récit. Henenlotter, à l’instar de Lustig et Ferrara, est un cinéaste new-yorkais adepte des bas-fonds et de la 42e rue. Il nous plonge donc dans l’univers interlope d’un hôtel borgne où l’on croise des prostituées et toute sorte de marginaux.

Ce décor, c’est également celui de Frankenhooker, hilarante variation autour du thème de Frankenstein. Parce qu’il voit un beau jour sa fiancée se faire découper en morceau par une tondeuse qu’elle venait d’offrir à son père, le jeune Jeffrey Franken décide de réfléchir à un moyen de recomposer le cadavre et de lui redonner vie.

Le film débute comme une satire à la Tim Burton de l’existence dans les petites banlieues pavillonnaires. Jeffrey, à l’instar des héros de Basket case et de Brain damage, nourrit une sorte de créature monstrueuse (un cerveau avec un œil) sans que cela ne semble choquer quiconque. De la même manière, sa fiancée prétend qu’elle va épouser… son frère, inscrivant une nouvelle fois le film dans la thématique des liens compliqués du sang.

Mais très vite, le film retrouve l’univers sordide des bas-fonds new-yorkais lorsque le petit provincial décide, pour reconstituer sa bien-aimée, de récolter des morceaux de prostituées. On ne s’étonnera pas, entre parenthèses, que Frank Henenlotter ait intégré la « galaxie Glickhenhaus » (producteur du film) puisqu’on retrouve cet ancrage réaliste dans les rues de la grosse pomme.

Mais contrairement aux thrillers urbains de l’auteur de Blue jean cop, Frankenhooker est un film d’horreur complètement délirant, alliant les caractéristiques criardes du cinéma d’exploitation (érotisme agressif, horreur sanglante…) et l’hommage sincère au grand classique de James Whale La Fiancée de Frankenstein.

Pour récupérer des pièces de choix, Jeffrey invente une nouvelle sorte de crack qui fait littéralement exploser ceux qui en consomment. Comme dans Brain damage, Henelotter file la métaphore sur les effets ravageurs de la drogue pour en proposer une version grand-guignolesque.

Suite aux multiples démembrements des filles de joie, Jeffrey joue les apprentis sorciers et tente d’assembler les morceaux. Là encore, Henenlotter ne recule jamais devant l’humour le plus noir, notamment lorsque son héros lime un pied garni d’oignons ! La résurrection d’Elizabeth donne lieu à des scènes très drôles puisque la comédienne, Patty Mullen, s’en donne à cœur joie dans les mimiques grotesques, quelque part entre la (fameuse) fiancée de Frankenstein et Nina Hagen. L’une des scènes les plus représentatives du cinéma d’Henenlotter est celle où elle se retrouve dans le métro new-yorkais au milieu d’une faune abasourdie. Dans ce court moment, le cinéaste prouve à la fois son penchant coupable pour le Grand-Guignol et l’horreur carnavalesque (sa galerie de prostituées hystériques est vraiment très drôle) mais aussi pour un ancrage réaliste dans les bas-fonds sordides de New-York.

D’une certaine manière, ses créatures monstrueuses sont de la même famille que tous les freaks qui peuplent les rues de la ville : prostituées, drogués, pervers, marginaux, doux rêveurs… Et c’est cet attachement à cette petite communauté de dingues qui fait le prix de l’œuvre délirante de Frank Henenlotter…

Basket case (1982) et Frankenhooker (1990) de Frank Henenlotter, Éditions Carlotta Films, sortie en DVD le 24 août 2016.

Basket Case-The Trilogy [Import]

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Orage sur Jacksonville en Floride (Photo : SIPA.AP21738120_000002)

Il y a deux manières de lire Sans retour de Matthew Klein, roman noir de facture parfaite qui a déjà le mérite de nous reposer un peu de la mode envahissante du « nature writing » qui gagne aussi la France et qui veut que la moindre histoire policière se déroule dans des décors grandioses et cruels, forcément cruels où des rednecks se massacrent à coup de pelle autour d’un mobile home entre deux lampées de ouisquie plus ou moins frelaté.

La première manière est de le lire comme la chute méthodique d’un homme ordinaire confronté à ses démons et la seconde de voir une critique au scalpel d’un certain capitalisme, l’auteur sachant de quoi il parle puisque Matthew Klein a longtemps été un de ces petits surdoués de la Silicon Valley qui ont créé quelques start-up aussi ingénieuses qu’inutiles où l’on invente des applis pour des smartphones et que l’on revend le tout à un géant de l’économie numérique avant qu’elles ne deviennent obsolètes.

Sans retour raconte l’histoire de Jimmy Thane, ancien cadre dirigeant qui a beaucoup trop bu, beaucoup trop joué et à l’occasion a tâté de la came, passant de son bureau climatisé où il bossait quinze heures par jours aux piaules sordides où on se pique à l’héro et où on fume du crack avec des prostituées maigres aux bras aussi troués que la mémoire. Un soir où sa femme n’était pas là, Jimmy, encore dans les vapes, a finalement laissé son fils de quatre ans se noyer dans la baignoire au lieu de le surveiller. Devenu tricard sur le marché de l’emploi, dévasté par le drame et enfin désintoxiqué, il retrouve une dernière chance en devenant une espèce de redresseur de boites en difficulté pour le compte d’un ancien copain de fac qui s’occupe des investissements d’un fond de capital risque.

Quand il arrive un lundi matin très tôt, sur un parking de Floride devant les locaux de Tao Software LLC, il ne va pas mettre longtemps à comprendre qu’il est face à une mission impossible. Il a sept semaines pour redresser cette entreprise où personne ne bosse plus vraiment, où les projets comme celui d’un logiciel de reconnaissance faciale, s’enlisent  faute de volonté et de compétence. Heureusement, sa femme l’a suivi. Elle est restée avec lui après la mort de leur enfant, ce que Jimmy trouve miraculeux mais ne comprend pas, d’autant plus qu’elle est étrangement distante.

Dans la plus pure tradition du roman noir, Jimmy, homme ordinaire va se retrouver assez vite confronté à des catastrophes en cascades et va peu à peu comprendre qu’on ne lui demande pas de sauver la boite mais plutôt de couvrir du blanchiment d’argent pour la compte de la maffia russe. On craint le pire pour lui d’autant plus que le roman s’est ouvert en prologue sur une scène de torture insoutenable dont on ne connaît pas les protagonistes.

Dans Sans retour si personne n’a l’air de ce qu’il est, y compris Jimmy, et que le lecteur, même habitué au polar, sera complètement surpris par le retournement final, il y a aussi un vrai plaisir à voir comment Matthew Klein peint la vie en entreprise aux Etats-Unis. Il faut lire la scène où se prépare entre Jimmy et un avocat spécialisé le plan de licenciement d’une partie du personnel. On apprendra ainsi, contrairement aux idées reçues, qu’il est plus compliqué de licencier aux USA qu’en France, et encore plus depuis la loi El Khomri. S’il n’y a pas de syndicats et de salariés protégés, il faudra par exemple éviter de licencier trop de Noirs, ou de quinquas, ou de femmes pour éviter les procès systématiques de recours collectif pour discrimination. Et on verra aussi que Jimmy Thane, malgré tout ses problèmes, y compris d’identité, a une certaine lucidité sur le système qu’il sert puisqu’il donne la meilleure définition qui soit des rapports sociaux dans une économie de marché : « S’il existait une bombe à neutrons capitaliste, une arme susceptible de désintégrer les salariés tout en préservant les brevets, les investisseurs n’hésiteraient pas à s’en servir maintenant, au milieu de cette sale de repos. »

La race des seigneurs

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Photo de couverture de "Poupe" de François Cérésa.
Photo de couverture de "Poupe" de François Cérésa.

Les pères d’avant, ceux des Trente Glorieuses, avaient une allure, une ampleur, un parfum d’insolence et de solennité, quelque chose d’inaccessible. Leur classe naturelle nous intimidait autant qu’elle nous fascinait. Leur vocation première n’était pas encore de se substituer aux mères, de les imiter maladroitement ou de respecter les normes (f)rigides de la parité. Le politiquement correct ne régissait pas les rapports dans l’intimité des familles. Tous les caractères pouvaient s’exprimer librement sans susciter l’opprobre et l’indignation. Nous vivions à l’ère des individualités fortes, l’insignifiance était considérée comme un crime impardonnable.

A la sortie de l’école, nous n’aurions pas supporté la vision d’un paternel faussement jeune et singeant une proximité impudique, voire pathétique. Nos pères savaient se tenir dans leurs costumes en flanelle et leurs cravates en tricot. La mode du « papa-copain » forcément irresponsable n’avait pas déferlé sur notre pays. Un bon père, c’était une figure, une légende, un mythe, une muraille dont les failles apparentes nous émouvaient. Ils étaient fermes et enjoués, charmeurs et injustes, on butait, sans cesse, contre eux. Ils étaient notre Eldorado et notre armure. Sans leur protection et leur rigueur, nous aurions lamentablement sombré. Notre destin passerait donc par leur éducation quitte à en baver durant l’adolescence. Cette lutte nous faisait grandir en dépit de ce que pensent les psychologues du compromis et du refoulement. Comment tricher avec des hommes qui liftaient la balle aussi perfidement que Guillermo Vilas, filaient à 200 km/h sur les routes de campagne à la manière de Jean Ragnotti et que dire de leurs silences à la Lino Ventura. Ils nous tétanisaient surtout les jours où le facteur déposait un bulletin dans la boîte aux lettres. Ces pères-là avaient des audaces d’enfants qui ont connu le dénuement. Leurs splendides défauts donnaient du mordant, du cachet, de la flamboyance à leur immense qualité d’âme. Ils ne se comportaient pourtant pas en citoyens modèles, loin de là.

Tant mieux, ils ne nous bassinaient pas avec des théories apprises sur les bancs de la faculté. Leurs gestes étaient sûrs ; leurs paroles rares et leur aura immense. « Poupe », le père de François Cérésa faisait partie de cette génération d’Italiens qui, à force de travail, s’était taillé une place au soleil dans une société française pourtant si inégalitaire. Comme tant d’autres enfants d’immigrés, il avait redonné du lustre à la France d’après-Guerre sans pleurnicher. « Mon père adorait les travaux » martèle Cérésa pour montrer cette force inébranlable, cette foi dans la construction. Ces Italiens ont réussi à monter des boîtes à faire pâlir d’envie une promotion d’HEC pétrie de technicité et de mollesse d’action. Ils n’ont pas compté leurs heures et ne se sont jamais pris pour des victimes. Ils avaient le sens de l’honneur et du devoir, une époque décidément révolue. On se demande parfois de quelle planète ils venaient. En quittant l’école juste après le certif’, ils écrivaient sans faute, calculaient au centième près et leur niveau de culture générale donnerait aujourd’hui des complexes aux palanquées de BAC + 6, 7 ou 8 ! Face à ces géants, « nous sommes des avortons » déplore Cérésa, fils à jamais inconsolable. Poupe aux Editions du Rocher est une splendide stèle littéraire à ce héros anonyme disparu à un âge respectable. La douleur se moque du nombre des années. Un récit plein de larmes et d’allégresse à l’image de son auteur, indomptable combattant, journaliste ombrageux et nostalgique.

On aime le style fulgurant de Cérésa. Il cogne sans relâche. Son désespoir, il ne le susurre pas, il le crie avec une virtuosité sans égal. Comme souvent dans ses livres, il ne se donne pas le beau rôle, il charge sa barque pour faire briller celle de « Poupe », vedette hors-concours. « Il existe plusieurs vies. La première, c’est l’enfance. On ne s’en remet jamais » écrit-il dans un élan de tendresse. En cette rentrée littéraire, il faut absolument lire ce témoignage poignant, une façon de nager au-dessus du cloaque ambiant. Qui refuserait de jouer au tennis avec son père, d’apprendre à skier, de partager sa passion pour les ténébreuses Lancia, de manger, de boire, de rire, d’apercevoir l’ombre de Boudard, Nucéra et même celle de Jean Daniel ? Nous sommes tous des enfants tristes.

Poupe, François Cérésa, Editions du Rocher (sortie le 1er septembre).

L’Europe des damnations

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Philippe Curval (Photo : Jean-Luc Vallet)
Philippe Curval (Photo : Jean-Luc Vallet)

En France, contrairement à ce qui se passe dans le monde anglo-saxon, la SF n’a jamais baigné dans l’optimisme prométhéen de pères fondateurs tels que van Vogt ou Asimov. Au contraire, la technologie a toujours été considérée avec méfiance comme dans Ravage de Barjavel qui, en 1943, imaginait notre monde plongé dans une immense catastrophe après la disparition de l’électricité. Dans les années 1960 et 1970, la SF française se distingue même par une véritable acuité politique qui transforme le genre, comme le néo-polar de Manchette à la même époque, en une littérature de critique sociale tirant avec insistance des sonnettes d’alarme sur des cauchemars possibles, voire probables. Que l’on songe à Jean-Pierre Andrevon par exemple, Michel Jeury ou encore Gérard Klein. Philippe Curval appartient à cette mouvance : on réédite aujourd’hui en un seul volume, sous le titre L’Europe après la pluie, trois romans – Cette chère humanité, Le dormeur s’éveillera-t-il ? et En souvenir du futur – qu’il consacra entre 1979 et 1983 à l’avenir de notre cher vieux continent.[access capability= »lire_inedits »]

C’est une très bonne idée de la part des éditions La Volte que de remettre à notre disposition, à plus de trente ans d’écart, cette vision éminemment prophétique, sous ce beau titre emprunté à une toile de Max Ernst. Il est vrai que Curval se sent, comme beaucoup d’auteurs de SF, l’héritier d’un surréalisme qui colore son écriture et fait de son récit dense et complexe un mauvais rêve auquel on est obligé de croire, envoûté par la multiplicité de détails saisissants ou amusants : armes neurologiques invisibles qui transforment le réel en kaléidoscope mental pour protéger nos frontières ou manie des élites de collectionner les objets les plus dérisoires du monde d’avant, quitte à dépenser des fortunes pour une conserve de petits pois particulièrement rare.

On pourra trouver un peu moins judicieuse l’initiative d’avoir confié la préface à Jean Quatremer qui tire le travail de Curval vers ses propres obsessions européistes. C’est oublier que Philippe Curval, à 86 ans, continue de se définir comme un libertaire, et que dans son « Marcom », il critique une société fermée, certes, mais surtout inégalitaire où certains peuvent vivre, penser, aimer, lire sept fois plus longtemps grâce à des cabines de « temps ralenti » qui équipent de luxueux logements hypersécurisés.

L’Europe du Marcom, selon Curval, au début d’un XXIe siècle qui n’a donc pas connu la chute du Mur ou la fin de l’URSS, est limitée à 13 États. Elle a chassé de son territoire tous les étrangers et vit repliée sur elle-même, économiquement et physiquement coupée du reste du monde. « Le fait était intervenu brutalement : toutes communications par voies aériennes, maritimes ou terrestres avaient été interrompues sans avertissement préalable ; un réseau de défense automatisé d’une sophistication extrême avait été mis en place ; le système en était si perfectionné qu’il n’y avait pas d’exemple connu d’un homme qui l’ait déjoué totalement. Le Marcom était, depuis vingt ans, un monde clos, secret, mystérieux : un grisé sur la carte de la Terre. » Autant dire la Corée du Nord mais version high-tech et avec un marché intérieur florissant…

Cela empêche, en principe, toute intrusion sur son sol, notamment celles des habitants de la ligue des « payvoides », les anciens pays en voie de développement. À l’intérieur de cet espace orwellien, tout et tout le monde est sous contrôle. Les enfants sont enlevés à leurs parents pour être élevés loin d’eux, les aléas météorologiques sont contrôlés, « une coupole invisible protégeait la station balnéaire de Royan des incertitudes du climat », la circulation a lieu sous terre dans de longs tunnels, de sorte que les villes ressemblent désormais à « d’étranges déserts urbains » où rôdent en bandes quelques marginaux sur « le réseau des autoroutes abandonnées, le dangereux domaine des parias, des fous et des révoltés de tous bords » et notamment des Nocturnes qui recherchent avant tout à communiquer comme avant, sans l’intermédiaire de machines.

On sera pour notre part davantage sensible à l’intuition de Curval qui décrit la vie européenne sous le signe d’un cyberautisme généralisé, assez visible aujourd’hui pour qui demande un renseignement à quelqu’un dans la rue et voit d’abord son interlocuteur retirer une oreillette avant de commencer une éventuelle conversation. Les habitants du Marcom, si proches en cela de l’UE, vivent de façon toujours plus solitaire. Leurs appartements aveugles sont le microcosme de tout le territoire européen, lui-même devenu hermétique.

Autre intuition de Curval, c’est la manière dont l’État, faute d’intervenir sur un plan collectif pour assurer la cohésion sociale, s’immisce dans l’intimité et impose des règles de vie toujours plus strictes où toutes les situations de l’existence sont réglées par des permis, jusqu’à l’hygiène corporelle contrôlée par la police ! Si au Marcom « l’inviolabilité des frontières était un dogme essentiel », l’État quant à lui pénètre d’autant plus violemment la vie individuelle qu’une technologie de pointe, sous couvert d’assurer le confort et la sécurité, en permet le contrôle. Des déplacements à la procréation, tout est soumis à autorisation préalable. Votre inconscient lui-même ne vous appartient plus et l’empreinte biologique de votre cerveau doit être vérifiable à tout moment.

Ceux qui contestent le système sont envoyés au Camp, une vaste zone-prison interne au Marcom. C’est, au sein de l’Europe, l’insertion géographique délibérée d’une région où en l’absence de la moindre règle, la liberté individuelle est absolue. Le chaos et la violence qui y règnent doivent convaincre les détenus du bien-fondé du système et les conduire à demander eux-mêmes leur réintégration. D’autres peuvent consulter des « oniromanciens » ou montreurs de rêves, seul groupe pseudo-religieux autorisé au Marcom, qui dans les cryptes des anciennes mosquées explorent l’inconscient pour permettre de visualiser les rêves comme au cinéma, et ce dans une société qui a calibré et colonisé l’imaginaire lui-même.

Dans la grande tradition du roman d’aventures mâtiné de conte philosophique, des personnages vont tenter de passer les frontières, toutes les frontières. Tout le mérite de Curval, dans L’Europe après la pluie, est de montrer qu’il n’est pas de sauveur suprême. Même l’écologie, dont les auteurs de SF de cette époque furent les pionniers, est montrée comme une dictature impitoyable où l’énergie solaire provoque des ravages qui valent bien ceux du nucléaire. Dystopie poétique et désespérée, voilà un grand livre miroir pour les Européens d’aujourd’hui. Le reflet qu’ils y apercevront n’est peut-être pas aussi déformé qu’ils pourraient le penser.[/access]

L’Europe après la pluie, Philippe Curval, La Volte, 2016.

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SOS terriens en détresse

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Dans certains milieux, on trouve que décidément le millésime 1981 ne passe pas. « Annus horribilis » aurait soufflé la Reine Elisabeth II au Prince Philip à l’issue de la cérémonie de mariage du petit Charles. Cette Diana Spencer, était-ce vraiment le bon choix pour un rejeton royal ? Une fille de la campagne, de surcroît native du comté de Norfolk et pourquoi pas des péquenots au Palais de Buckingham. En France, ce n’était guère mieux à la même époque, La danse des canards avait envahi depuis 1980 toutes les ondes et les parquets des bals populaires. L’étiquette n’était plus respectée même sur la planète Oxo ! La droite ne se remettait toujours pas de la vague rose : un florentin à l’Elysée et des cocos dans les ministères. Ça va forcément péter ! Cette série de catastrophes naturelles avait commencé par l’arrivée de JR sur le petit écran. « Dallas et son univers impitoyable » allaient galvaniser les audiences de TF1 et les rêves secrets des entrepreneurs. La concurrence libre, c’est comme une partie de rodéo, disait-on dans les couloirs du CNPF avec des dollars pleins les yeux. Il suffit seulement d’être du bon côté de la corde, précisait-on ironiquement. Et puis, en décembre, dans les salles, le coup de massue : la sortie de « La soupe aux choux » de Jean Girault avec Louis de Funès, Jean Carmet et Jacques Villeret.

Ce Girault n’était, à l’évidence, pas sérieux, un anarcho-cinéaste en puissance qui avait ridiculisé jadis la Gendarmerie et le joli port de Saint-Tropez. Après le képi, il s’attaquait à salir nos belles campagnes à coups de flatulences et d’extraterrestres gloutons. A cette époque-là, on ne parlait pas encore de ruralité ou de choc des mobilités. Les technocrates étaient pourtant à la manœuvre, ils ripolinaient le pays, gommant toutes ses aspérités rétrogrades. L’Europe nous épiait. Il fallait chanter l’hymne de l’expansion économique plutôt que « Douce France ». En adaptant le roman de René Fallet publié en 1980 chez Denoël, Girault a manié des gaz hilarants qui ont fait Pschitt sur grand écran, tout de même trois millions de spectateurs au box-office ! Chiffre respectable qui peut se multiplier par dix avec les innombrables retransmissions télévisées, toujours au cœur de l’été, depuis trente-cinq ans.

La comédie impose un dosage délicat pour exhaler tout son fumet. Le film souffre, à l’évidence, de quelques lourdeurs stylistiques. De Funès, au plus mal dans son masque de cire, manque de souffle et le costume interstellaire de « La Denrée » dans lequel Villeret est boudiné façon Bibendum, n’arrache pas automatiquement les rires. Ça sent le nanar à plein nez et pourtant la présence d’un Carmet cosmique (Le Bombé), à la limite du réel, relève le niveau olfactif de l’ensemble. L’aplomb phénoménal de Marco Perrin enfilant l’habit de ce maire, fou de modernité, déclenche à chaque visionnage un plaisir immense. Sans oublier la partition très subtile de la trop méconnue Christine Dejoux, que les réalisateurs actuels feraient bien de (re)découvrir. Cette actrice ressuscitait Francine, l’épouse du « Glaude » (de Funès) avec une force tranquille et une finesse de jeu que le temps n’a pas altérées. Relire le roman, c’est se plonger dans l’œuvre du seul révolutionnaire pinardier que compte notre pays, originaire de Villeneuve-Saint-Georges en banlieue parisienne mais rattaché viscéralement au département de l’Allier. René Fallet (1927-1983) avait fait du Bourbonnais, l’épicentre du Monde, et de la Besbre, cet affluent de la Loire, la source de son imagination champêtre. Sa « soupe aux choux » a obtenu le Prix Rabelais et, comme presque toute sa production littéraire (Paris au mois d’août, Les vieux de la vieille, le Triporteur, Un idiot à Paris, etc.) a atterri au cinéma.

Le premier chapitre du livre est un constat sans appel sur la désolation de ces provinces abandonnées, Zemmour et Tillinac ont dû s’en inspirer pour écrire leurs essais, trois décennies plus tard : « Au village, donc, il n’y avait plus rien », c’est-à-dire plus de lavoir, plus de curé, plus de facteur à pied ou à bicyclette, plus d’idiot, plus de crottin sur les routes, plus de batteuses, plus de coiffeur, plus de bistrot, plus de petits commerces et modestes professions. Ce village « serait un jour rayé du cadastre et du globe. On le raserait, si nécessaire, pour édifier sur l’emplacement un hyper-supermarché, sous condition que l’idée en paraisse rentable à quelque promoteur » écrivait Fallet, visionnaire devant l’éternel.

>>> Série d’été “Un film, un livre” (1) : Là-bas au Connemara
>>> Série d’été “Un film, un livre” (2) : La cover-girl et le député
>>> Série d’été “Un film, un livre” (13) : Tout est bon dans Marcel Aymé
>>> Série d’été “Un film, un livre” (14) : Le Club des 7 en Auvergne
>>> Série d’été “Un film, un livre” (15) : Tiens, voilà du Boudard!
>>> Série d’été « Un film, un livre » (6) : La cave se rebiffe à Pantruche

La soupe aux choux

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Burkini: pourquoi la bataille juridique ne fait que commencer

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Le Conseil d'Etat à la veille du rendu de sa décision sur l'arrêté de Villeneuve-Loubet (Photo : SIPA.SIPAUSA30157065_000005)
Le Conseil d'Etat à la veille du rendu de sa décision sur l'arrêté de Villeneuve-Loubet (Photo : SIPA.SIPAUSA30157065_000005)

Jean-Christophe Cambadélis, armé de son esprit d’à-propos nous a bien expliqué le but du débat passablement hystérique autour des « arrêtés anti-burkinis » : une opération de diversion pour ne pas « évoquer la réussite gouvernementale sur le chômage » ! On pouvait ne pas avoir vu les choses exactement comme ça et même considérer que ce débat n’était pas inutile. Et estimer aussi que l’hystérisation indiscutable était au départ plutôt du côté des opposants à ces arrêtés, tombant une fois de plus dans le piège qui consiste à traiter par-dessous la jambe les 70 % de Français qui sont opposés au burkini qu’ils voient comme un emblème de cet islamisme radical qui gangrène les cités sous leurs yeux. Un islamisme radical qu’ils estiment, à tort ou à raison, qu’il alimente le djihadisme, mais surtout qu’il propose une France communautarisée dont ils ne veulent pas. C’est un piège, parce que ces gens-là — qui comme chacun sait sont d’horribles beaufs et Dupont Lajoie, même si, comme c’est de plus en plus souvent le cas, ils se prénomment Ahmed, Aïcha ou Rachida — eh bien ces gens-là, ils votent. Et ils ne supportent plus d’être traités de cette façon. Il est probable qu’au mois de mai prochain, cela risque de leur faire tout drôle, aux belles âmes.

L’ordonnance rendue par le Conseil d’État (voir ci-dessous) suspendant le caractère exécutoire d’un arrêté anti-burkini pris par la commune de Villeneuve-Loubet a évidemment été immédiatement instrumentalisée, par les pro-burkini comme une éclatante victoire contre « les heures les plus sombres », et par les opposants malins comme la preuve qu’il n’y avait rien à attendre de la juridiction administrative colonisée par la bien-pensance, et qu’il fallait changer la loi. De cette cacophonie ont émergé comme d’habitude nombre d’énormités qu’il est tout à fait inutile, dans un débat aussi passionnel, d’essayer de réfuter.

Tentons cependant, en répondant à quelques questions et en restant sur le terrain juridique d’apporter des éclaircissements sur le sens de cette décision et sur sa portée. On pourra aussi trouver quelques informations sur le contexte dans un article précédent.

 

  • De quelle procédure était saisi le Conseil d’État, et pourquoi celle-ci a été examinée aussi rapidement alors même que l’arrêté de Villeneuve-Loubet était postérieur à celui de Cannes, qui a mis le feu aux poudres ?

Le recours formé par la Ligue des droits de l’homme était ce qu’on appelle un « référé liberté ». Dès lors que l’on considère qu’une liberté fondamentale a été violée par l’administration, on peut saisir le juge administratif d’une procédure d’urgence à l’occasion de laquelle les délais d’examen sont très courts. Ce n’est pas cette voie qui a été utilisée par les opposants à l’arrêté du maire de Cannes. Le juge des référés du Tribunal administratif de Nice a considéré que l’arrêté, s’il portait atteinte à une liberté publique, était justifié par un risque de troubles à l’ordre public. C’est sur cette interprétation que le Conseil d’État est revenu.

 

  • Le quotidien de référence a immédiatement dit qu’il s’agissait d’un « arrêt de principe » et que par conséquent les 25 autres arrêtés anti-burkini devaient être retirés par les maires qui les avaient pris. Qu’en est-il ?

Ce n’est absolument pas ce que l’on appelle un « arrêt de principe », c’est ce que l’on nomme une « décision d’espèce », la décision prise ne concerne que l’arrêté du maire de Villeneuve-Loubet. Les 25 autres (à ma connaissance) sont toujours exécutoires et produisent leurs effets. Et prétendre que les maires concernés devraient les retirer compte tenu de l’ordonnance Villeneuve-Loubet n’est simplement pas sérieux. Il y a là d’abord l’application du principe du privilège d’exécution d’office attaché aux décisions publiques, tant qu’elles n’ont pas été suspendues ou annulées par le juge, si celles-ci lui sont soumises. Et surtout, le Conseil d’État dans une décision assez banale, a clairement indiqué, en l’accompagnant d’un rappel concis des principes et des textes applicables, que sa décision était prise sur la base d’une appréciation de la situation à Villeneuve-Loubet. Et il résulte de sa méthode que le résultat pourrait être différent s’agissant d’un autre arrêté dans une autre commune. J’ajouterai encore qu’il s’agit d’une « ordonnance de référé », et que celle-ci ne dispose pas de ce que l’on appelle « l’autorité de la chose jugée ». Elle a simplement « force exécutoire » dans sa suspension du caractère exécutoire de l’arrêté. Vous me suivez ? Parce que là on est quand même au cœur de la cuisine judiciaire, et les recettes ne sont pas toujours claires pour le profane. Cela veut dire que si le Tribunal administratif de Nice, lorsqu’il va juger au fond la légalité de l’arrêté de Villeneuve-Loubet, a la même opinion que son propre juge de référé il peut très bien ne pas l’annuler. En appel, la Cour administrative de Marseille peut être du même avis, et le Conseil d’État nouvellement saisi en cassation de l’arrêt aussi, ne suivant pas ainsi son propre juge des référés. Ce n’est pas que cela arrive souvent, mais c’est possible. Alors, moi je veux bien que la messe soit dite, mais il ne faudrait quand même pas exagérer. Nous sommes au début d’une bataille politique et juridique qui risque d’être acharnée.

 

  • Mais alors, qu’est-ce qu’il a raconté le Conseil d’État ?

Il a bien fait son travail. En commençant par rappeler dans ses considérants 4 et 5 quelles étaient les pouvoirs du maire en matière de police municipale, spécialement en matière de « police des baignades ». Et par conséquent sur quelles considérations réglementaires le maire pouvait s’appuyer pour prendre des mesures. Puis que « si le maire est chargé du maintien de l’ordre dans la commune, il doit concilier l’accomplissement de sa mission avec le respect des libertés garanties par les lois ». Et s’il restreint des libertés, il ne peut le faire qu’en considération de « risques avérés d’atteinte à l’ordre public ».
Et imparablement, le Conseil d’État constate « qu’il ne résulte pas de l’instruction (de l’affaire) que des risques de troubles à l’ordre public aient résulté sur les plages de la commune de Villeneuve-Loubet de la tenue adoptée en vue de la baignade par certaines personnes. »
Deux conséquences de cette rédaction, tout d’abord le port du burkini n’est pas en lui-même un trouble à l’ordre public, ce qui ne saurait constituer une surprise ! Ensuite on peut interdire cette tenue, au travers d’un arrêté de portée géographique et de durée limitée, mais dès lors qu’on établit et que l’on rapporte la preuve que le port de celle-ci engendrerait des troubles à l’ordre public. Il est clair que la commune de Villeneuve-Loubet, comme les débats l’ont montré, est montée à l’assaut en « petite tenue »…
On ajoutera une troisième chose c’est que la question de la laïcité n’a strictement rien à faire dans cette histoire. On peut considérer comme c’est mon cas que le burkini est le support d’une conviction religieuse intégriste à combattre, mais savoir que la liberté de conscience, d’opinions et d’expression autorise les militants de cette cause à l’afficher, dès lors que ce n’est pas dans l’espace institutionnel de la puissance publique qui doit, lui, impérativement rester neutre. Ce que n’est pas une plage.

 

  • On peut donc faire n’importe quoi et se livrer à des provocations comme celles de Sisco ou se promener revêtu d’un uniforme SS appelé par dérision nazikini, sur les réseaux ?

Eh bien non justement, ce que rappelle cette ordonnance, c’est que le maintien de l’ordre public permet de limiter les libertés dès lors que cet ordre risque d’être troublé par l’exercice de ces libertés. On peut le faire soit directement par la loi, soit par des décisions prises par ceux qui ont en charge l’ordre public de proximité comme les maires. Les fameuses soupes populaires aux cochons pour SDF ou les apéros saucisson organisés par des identitaires ont été à juste titre interdites car ces actions induisaient des discriminations interdites par la loi et risquaient ensuite de provoquer des troubles. Le Premier ministre, en instrumentalisant les exactions des casseurs dans les manifestations anti loi travail, était déterminé à porter atteinte à la liberté constitutionnelle de manifestation. Ce qui n’a d’ailleurs, pas ému grand monde.
Dans l’affaire de Sisco, ce n’est pas le burkini qui était en cause mais l’étape suivante. D’après les informations disponibles, une famille maghrébine avait « privatisé » une plage pour permettre aux femmes de se baigner (en burqa ?) et agressait ceux qui s’approchaient ou prenaient des photos de l’endroit. Le moins que l’on puisse dire est que l’ordre public en a pris un sacré coup puisqu’il a fallu 70 policiers pour ramener un calme précaire. Je ne sais pas si l’arrêté du maire de Sisco a fait l’objet d’un recours, mais je pense que les débats devant la juridiction administrative ne seraient pas tout à fait de même nature que pour Villeneuve-Loubet.
Quant au nazikini, justement non. Être nazi, négationniste ou antisémite dans sa tête est une liberté de conscience. Ce qui est interdit par la loi c’est l’expression de ces convictions. Et précisément, pour interdire et sanctionner leur affichage par les vêtements, le législateur — en l’occurrence l’exécutif — est intervenu. L’article R 645-1 de la partie réglementaire du code pénal considère comme contravention de 5è classe, c’est-à-dire susceptible d’une peine d’amende, le fait « de porter ou d’exhiber en public un uniforme, un insigne ou un emblème (…) qui ont été portés (…) par les membres d’une organisation déclarée criminelle  en application de l’article 9 du statut du tribunal militaire international annexé à l’Accord de Londres du 8 aôut 1945 » (c’est-à-dire le Tribunal de Nuremberg).

 

  • Donc, pour lutter contre le burkini, il faut une loi ?

Bonne question puisque d’ores et déjà, dans la campagne présidentielle qui a commencé, certains nous promettent un texte de cette nature. D’abord, ce n’est pas contre le burkini qu’il faut lutter, mais contre la progression de cet islam intégriste et anti-républicain. Et traiter son rejet clairement affirmé par le peuple français qui tient à l’unité nationale et mesure bien le côté séparatiste de la démarche intégriste. Donc ce combat est beaucoup plus large : il passe par l’intégration, l’éducation, la pédagogie, mais aussi le refus net du communautarisme et du relativisme culturel. Pour cela, ceux qui ont en charge l’ordre public de proximité, c’est-à-dire les maires, sont bien placés pour en apprécier les enjeux politiques. Et il vaut mieux qu’ils prennent cette question en charge plutôt que de faire comme beaucoup d’entre eux, un clientélisme à base d’accommodements raisonnables.

Burkini, par magazinecauseur

Marcel Aymé, spectateur engagé

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(Photo : Agence de presse Meurisse - Bibliothèque nationale de France - Wikimedia commons - cc)
(Photo : Agence de presse Meurisse - Bibliothèque nationale de France - Wikimedia commons - cc)

Marcel Aymé détestait les vainqueurs, la peine de mort et la bêtise. Marcel Aymé adorait l’enfance, les blouses grises de la laïque et les belles nymphes païennes qui séduisent les jeunes paysans. Marcel Aymé avait un tempérament de droite et des idées de gauche à moins que ce ne soit le contraire. En tout cas, Marcel Aymé a toujours embêté le monde : être inclassable est un crime inexpiable dans un pays cartésien comme le nôtre.

Entre 1933 et 1937, il écrivit des chroniques pour l’hebdomadaire Marianne, lancé par Gaston Gallimard. On parlerait aujourd’hui d’une tendance gauche républicaine. Marianne avait pour ambition de concurrencer deux fleurons de la presse d’extrême droite, Gringoire et Candide et pour Gallimard, c’était le moyen de concilier habilement une niche commerciale et une bonne conscience politique. En 1989, l’éditeur avait eu la bonne idée de demander à Michel Lécureur de réunir les chroniques d’Aymé en un volume et le spécialiste avait choisi un joli titre proustien : Du côté de chez Marianne.

Effectivement, c’est bien un temps perdu qui est au rendez-vous, surtout dans ces petits détails datés qui émaillent les articles de Marcel Aymé  comme dans une chronique consacrée aux sous-vêtements féminins. Pour le reste, ces années-là ne sont pas vraiment drôles. Marcel Aymé comment l’actualité avec son habituel et inimitable sourire crispé et fait affleurer un humour désespéré. On suit ainsi par exemple, semaine après semaine, la montée du nazisme férocement caricaturé dans une chronique de 3 mai 1933, intitulée « Vive la Race ! »

Ce surréalisme discret est le ton dominant de ces chroniques qui ressemblent souvent à des nouvelles, et l’on comprend pourquoi Marcel Aymé fut, dans son œuvre, l’inventeur d’un certain fantastique social assez unique dans notre littérature. Décrivez le quotidien tel qu’il est, l’actualité telle qu’elle se déroule et vous nagerez tout naturellement en pleine absurdité. C’est ce qui donne également à Marcel Aymé journaliste son étonnante clairvoyance. Il n’est certes pas dans Du côté de Marianne un prophète mais il a oublié d’être myope. Il dénonce l’injustice sociale, sans oublier que les pauvres peuvent être aussi des salauds comme dans la formule célèbre de la Traversée de Paris.

L’erreur serait de considérer ces cent huit chroniques comme une banlieue de l’œuvre de Marcel Aymé. Son style, sa désinvolture soignée, son cynisme tempéré par un humanisme ironique sont intacts. On a l’impression, aussi, de regarder un formidable film d’archives : le procès de Violette Nozières, égérie involontaire des surréalistes, le 6 février 1934, l’invasion de l’Ethiopie par les troupes de Mussolini. Des images en noir et blanc un peu accélérées, des silhouettes fragiles, tressautantes, émouvantes.

Du côté de chez Marianne (Gallimard, 1989),  marché Georges Brassens, Paris.

Du côté de chez Marianne

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