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Le burkini cette chausse-trappe

Manifestation contre l'interdiction du burkini à Anvers en Belgique (Photo : SIPA.00769473_000007)

Les inventeurs du burkini ne cachent pas qu’il résulte du croisement « oxymorique » de la burqa et du bikini. De l’enfermement et de la libération. Si la filiation avec le bikini, ce symbole de la liberté des mœurs, n’a rien de visible, en revanche, le nom, autant que la chose, font indiscutablement du burkini une adaptation light de la burqa. Or celle-ci est indiscutablement le symbole visible et ostentatoire des mœurs islamistes les plus radicales et les plus oppressives. Il en résulte que la burqa est le symbole d’une culture qui est en guerre contre la nôtre.

Dans une France qui vit dans le souvenir et sous la menace d’attentats islamistes, l’apparition du burkini dans l’espace public a été perçue à juste titre comme un premier pas vers la banalisation de la burqa et donc comme une provocation islamiste.

Reste la question délicate : comment une démocratie libérale peut-elle réagir à cette provocation qui teste sa capacité de défense immunitaire ? Elle a le choix entre deux attitudes pires l’une que l’autre.

La première serait de ne pas réagir du tout, en application du principe selon lequel chacun est libre de s’habiller comme il le veut dans l’espace public pourvu qu’il ne trouble pas l’ordre et la tranquillité : son apparence ne regarderait pas les autres, qui n’auraient donc pas droit de regard sur elle. Dans ce cas, au nom du principe masochiste « faites chez nous comme chez vous, on s’en accommodera », notre société ouvrirait la voie à d’autres exigences tout aussi  contraires aux mœurs et coutumes qui forment sa culture, c’est-à-dire son identité.

Cette option suicidaire n’a que l’apparence du libéralisme. Car la liberté qui est au cœur des sociétés ouvertes doit se défendre contre ses ennemis, au motif que ses principes et son art de vivre non seulement relèvent de son choix souverain, mais aussi parce que nos mœurs et coutumes valent mieux que la culture archaïque et oppressive qu’on leur oppose. Un peu de progressisme nous protège d’un relativisme décérébré.

L’idée d’interdire tous les signes d’appartenance religieuse dans l’espace public est aberrante

L’autre option, tout aussi nocive, serait d’interdire le burkini et ses variantes au nom d’une loi générale sans avoir les justifications pour le faire. L’idée d’interdire tous les signes d’appartenance religieuse dans l’espace public est aberrante. Elle est une violation absolue de la laïcité qui doit protéger la libre manifestation de toutes les convictions dans l’espace public, dans la société civile. De plus, elle noie le poisson de l’islamisme radical et agressif en l’immergeant dans l’océan de toutes les religions qu’elle mettrait sur le même plan.

La laïcité d’aujourd’hui n’a pas besoin de  se défendre contre l’empiètement des religions : elle n’est remise en question et agressée que par l’islamisme conquérant. Les autres religions présentes en France se sont acculturées à la culture française, à la démocratie libérale. Elles se sont sécularisées.

On peut certes trouver hors de l’islam des femmes qui se conforment à des traditions archaïques et qui se baignent habillées de pied en cap comme leurs arrière-grands-mères. Sur une page publique, le spectacle donné par des femmes ultra-orthodoxes pourrait irriter des modernistes intolérants, mais on n’a pas le droit d’interdire ce qui ne nous plaît pas, s’il n’est pas associé à un danger.

Il est donc bien difficile de savoir comment réagir de façon adéquate à une offensive située sur le plan des mœurs.

On peut au moins tirer une leçon de l’échec. Ce qui a manqué aux arrêtés pris par les maires, et ce qui a conduit à l’annulation par le Conseil d’État de celui de Villeneuve-Loubet, c’est de s’en être tenu dans l’exposé des motifs au lien dans l’opinion publique entre un symbole évoquant la burqa et les attentats islamistes.

Les maires ont préféré alléguer le soi-disant conflit entre la laïcité et des comportements relevant d’une religion dans l’espace public. Par peur de stigmatiser, ils n’ont pas voulu nommer l’islamisme. Encore un effort pour bien énoncer ce que nous défendons et contre quoi.

Burkini, par magazinecauseur

Syrie: Poutine sur les traces de Pharaon

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Vladimir Poutine. Sipa. Reportage n°AP20290930_000002.

Même si la survie de l’Etat islamique s’explique essentiellement par le jeu des puissances régionales, qu’il s’agisse de l’Iran, de la Turquie ou de l’Arabie Saoudite, force est de constater que les limites territoriale de ce proto-Etat peuvent être utilement rapprochée des Empires qui se succédèrent à l’aube de l’histoire au Moyen-Orient.

En premier lieu, la mainmise de l’Iran sur le sud de l’Irak n’est pas sans rappeler l’antique complémentarité entre le foyer de l’Elam, à mi-chemin entre plaine et montagne, et la riche plaine de Mésopotamie dans laquelle fleurit la civilisation de Sumer. Dotée en abondance de naphte et de céréales, Sumer importe des montagnes iraniennes le bois, la pierre et les métaux indispensable à la construction de sa civilisation très avancée. Plus tard, la conquête perse de la Babylonie préservera ce foyer majeur de civilisation et l’incorporera à l’Empire. Les liens actuels entre l’Iran et la partie chiite de l’Irak, s’enracinent par conséquent dans une complémentarité vieille de cinq milliers d’années, la plaine mésopotamienne ayant inventé l’agriculture au moment où le piémont iranien domestiquait moutons et chèvres. Il n’est donc pas négligeable de constater que l’antique territoire de Sumer, partie la plus avancée de la Babylonie, échappe aujourd’hui au contrôle de l’Etat islamique au profit de l’Iran.

Dans sa forme actuelle, le territoire de l’Etat islamique correspond à celui de la civilisation d’Akkad, située plus au nord de Sumer, et qui la supplantera entre le XXIVe et le XXIIe siècles avant Jésus-Christ.
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Le territoire d’Akkad, restreint à la Mésopotamie, n’a jamais réussi à trouver un débouché sur les mers occidentales et il y a fort à parier pour que la chute de l’Etat islamique ressemble à celle de cette civilisation. En revanche, le rêve de l’Etat islamique est de devenir une seconde Assyrie, balayant, depuis le cœur des terres, le rivage syrien et formant un empire étendu au cœur du Moyen-Orient, capable de projeter des forces jusqu’à l’Egypte ou l’Anatolie lointaines. Il est en effet à noter que l’Assyrie, même après avoir été détruite, connut plusieurs renaissances, notamment sous la forme d’un empire néo-assyrien.

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Si nous déplaçons notre regard plus à l’ouest, il apparaît que les velléités néo-ottomanes de la Turquie, cherchant à déborder des montagnes anatoliennes pour conquérir le piémont syrien, s’enracinent elles aussi dans une histoire très anciennes. L’histoire de l’Empire indo-européen Hittite, qui se construisit au cœur de l’Anatolie avant de mener une offensive éclair contre la Syrie du nord en est un exemple éclatant. Le contrôle d’Alep, représentait alors déjà un enjeu stratégique de premier plan. Pour contrer le danger Hittite, les cités marchandes syriennes s’appuyèrent sur une puissance militaire de premier plan : celle de l’Egypte de Ramsès II dont la contre-offensive militaire préfigura celle de la Russie contemporaine. Après s’être combattus lors de la bataille de Qadesh (1274 av. J-C), Égyptiens et Hittites finirent par trouver un compromis.

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La permanence des complémentarités géopolitiques comme des lignes de fractures pourrait relever de l’effet d’optique si elle n’était corroborée par l’empilement des fortifications sur des micro-territoires circonscrits. Négliger l’archéologie de ces espaces revient par conséquent à s’interdire toute capacité à contrer efficacement l’Etat islamique. Vladimir Poutine, qui l’a bien compris, pourra préparer ses prochaines opérations cartes en mains, tout en fumant tout à son aise les cigares du Pharaon.

Le burkini, un coup de poignard dans notre imaginaire

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(Photo : SIPA.00766561_000001)

La plage a pris, depuis qu’elle a été mise à la mode au début du XXème siècle, une importance considérable dans l’imaginaire occidental et spécialement français. Les « trains de plaisir » de 1936 l’ont fait découvrir aux masses laborieuses du Front populaire, Mai 68 l’a trouvée sous les pavés du Quartier latin, la mairie de Paris transforme chaque année à grands frais les quais en station balnéaire. Nombre de films ont pour cadre le joli sable au bord des flots qui procure tant de bonheur et tant d’émois, de La Plage de Danny Boyle aux Petits Mouchoirs, très utiles quand on pleure sur la médiocrité du cinéma français actuel.

La dénudation des baigneurs sur la plage n’est pas du tout le geste anodin qu’on pourrait croire. La nudité a terrassé chez nous la pudeur, chrétienne ou bourgeoise,  au terme d’un processus tout à fait logique. Se mettre nu devant les flots, ce n’est pas seulement affirmer sa liberté, c’est aussi se dépouiller des conventions et oublier les catégories sociales puisque entre un PDG et le plus modeste de ses employés en maillot de bain la différence s’efface. Les différences politiques et la plupart des différences religieuses ne se voient pas davantage : la plage impose une trêve aux oppositions qui pourraient nourrir des conflits, la plage est un lieu de paix. Les femmes et les hommes diffèrent bien sûr au premier coup d’œil, mais les unes et les autres estiment qu’ils ont le même droit à une place au soleil, et la même part de peau à lui offrir, pour peu que ces dames enfilent un monokini.

On pourrait ricaner de cet hédonisme occidental enduit de crème solaire et dénué de spiritualité, et on aurait grandement tort. De même que les Grecs de l’Antiquité furent selon Nietzsche « profonds à force d’être superficiels », la symbolique de la dénudation sur la plage est beaucoup plus riche qu’il n’y paraît. Se déshabiller devant la mer, c’est rechercher (sans le savoir, évidemment) une innocence paradisiaque puisque la nudité était la tenue vestimentaire imposée par Dieu à Adam et Eve. Se déshabiller devant la mer, c’est revendiquer l’amitié d’un Dieu aimant qui n’est pas encore punisseur. Pas le moindre bout de tissu pour gêner le rayonnement de l’amour de Dieu sur ses créatures. En ce sens, on peut dire sans paradoxe que le nudisme est l’une des activités humaines les plus chargées de spiritualité, et que la nudité totale est le terme logique de la dénudation à l’occidentale. Les ascètes de l’hindouisme qui s’assemblent en foules impressionnantes pour la Kumba Melah au confluent du Gange et de la Yamuna  nous rappellent que se mettre nu, c’est aussi  se dépouiller des vanités de ce monde.

Se déshabiller devant la mer, c’est aussi revendiquer l’amitié et la proximité du monde. Pas le moindre bout de tissu pour empêcher le vent, le soleil et la mer de me toucher. « Elle est retrouvée, quoi ? L’éternité. C’est la mer alliée avec le soleil », nous dit Rimbaud. Or quelle meilleure métaphore de l’éternité qu’un coucher de soleil admiré depuis la plage de Soulac ou celle de Malibu (je choisis à dessein des plages tournées vers l’Ouest) ?

Se déshabiller devant la mer, même pour celles et ceux qui ne ressemblent pas vraiment à la Vénus de Milo ou à l’Apollon du Belvédère, c’est affirmer à la suite de la statuaire grecque que le corps humain est beau, que son effacement sous les vêtements est une absurdité esthétique. Son dévoilement n’est pas une exhibition, c’est au contraire mais une ostension de la dignité humaine et du prix inestimable de chacun des corps humains.

La Bible nous parle de la nudité paradisiaque, les statues grecques nous parlent d’humanisme, et pour compléter ce cocktail fondateur de l’Occident, on pourrait ajouter que la pudeur chrétienne n’a jamais été si intraitable que cela. Beaucoup de peintres fort chrétiens et fort homosexuels ont exalté en même temps leur foi et leur orientation sexuelle en peignant de beaux et jeunes saint Sébastien nus et percés des flèches d’un amour à la fois mystique et charnel. Et ce n’est pas renier l’amour du Christ que de dire que certaines représentations de sa nudité sur la croix lui donnent de jolis pectoraux et de jolis abdominaux. Bref, les relations du christianisme et de la nudité occuperaient des bibliothèques de thèses (des millions de mégabits), celles d’une autre religion centrée plus à l’est tiennent en une courte et sèche phrase de condamnation (½ bit).

Autre chose. Les Anglo-Saxons qui ricanent de cette polémique franco-française et se scandalisent de voir des policiers verbaliser à Nice certaines femmes dans certaine tenue feraient bien de méditer sur le troisième terme de la devise républicaine, « fraternité ». La citoyenneté française est plus exigeante parce qu’elle est plus généreuse. Quel citoyen de Manchester d’origine britannique se sent moralement obligé d’éprouver de la fraternité envers les citoyens d’origine pakistanaise de sa ville ? Aucun, je présume. La réception dans la nationalité française implique que l’on demande au nouveau frère de ne pas afficher tout à coup sa différence par une tenue exotique. Que cette conception française de la nationalité soit peut-être utopique et finalement dangereuse, c’est un autre problème. En attendant, on peut dire que la polémique sur le burkini est tout ce qu’on veut, sauf frivole et inutile.

Burkini, par magazinecauseur

Bienveillant comme un juppéiste en campagne

Chatou le 27 août (Photo : SIPA.00769471_000026)

Un sentier bordé d’une végétation sauvage et qui longe la Seine, l’église Notre-Dame de l’Assomption qui domine tranquillement le fleuve, quelques villas élégantes du début du vingtième siècle… Chemin faisant, entre la gare RER de Chatou et l’île des impressionnistes où se tient le meeting de rentrée d’Alain Juppé, je pense au si beau film d’Olivier Assayas, L’Heure d’été, et à sa tendre mélancolie. Il ne manque que quelques notes d’Eric Satie et j’achèverais, dans un soupir caniculaire, mon cinéma intérieur.

Ici ou là, à mesure qu’on se rapproche du lieu de l’événement, je croise quelques militants en bermuda, polo de marques et mocassins souples. Pas de doute, nous sommes à droite. Un premier panneau, format A4 indique enfin, et avec timidité, le rassemblement. Aucun bruit au loin, aucune sono furieuse. Quand j’arrive enfin dans le parc qui accueille la réunion, je découvre une pelouse jaunie et déserte, des tables non débarrassées où traînent des assiettes en plastique et quelques restes de paella diversement appréciée.

J’arrive sans doute au pire moment, vers 14h. Le soleil est agressif, il n’y a pas un souffle d’air, les discours n’ont pas commencé, les militants – pour lesquels la journée a commencé tôt – ont trouvé refuge sous des arbres, donnant involontairement à leur rassemblement une allure de fête achevée – avant même d’avoir commencé. Je me dis que c’est un fiasco, et en sentant mon dos noyé de sueur, me revient l’expression désuète : c’est un four ! Je mettrai du temps à corriger cette impression étrange, à découvrir que de bosquets en coins d’ombre, un bon petit millier de militants font une pause au milieu d’un meeting que la météo a transformé en épreuve physique. Un Perrier frais à la main, je vais des uns aux autres, observant de loin le coin presse où, délaissant leurs hôtes, une vingtaine de journalistes semblent transcrire fiévreusement toutes ces propositions pour la France que les ateliers du matin ont dû exprimer, comme il est d’usage dans ces réunions pré-électorales.

Un discours qui n’écorche pas, ne blesse pas, n’électrise pas

J’aborde un couple venu spécialement de Châteauroux. La dame a l’élégance un peu affirmée, revendiquée de qui a fait son chemin dans l’existence et me fait penser au personnage de Marlène, interprété par Nathalie Baye, dans le film de Frédéric Mermoud, Moka. Elle témoigne de sa joie d’être ici « où tout commence enfin ». Persifleur, je propose l’adverbe « timidement » et face à ses beaux yeux étonnés, je précise : « Tout commence timidement, non ? » Elle me rassure d’un bel éclat de rire : « Oh non, vous allez voir ! Il y a les J.A.J. [prononcer comme les J.M.J., et non comme jaja…, ndlr], les Jeunes avec Juppé. Et puis Jean-Pierre Raffarin… »

Une demie-heure après, l’ancien Premier ministre de Jacques Chirac est effectivement annoncé. Dans un gentil sarcasme, le speaker évoque l’homme de la formule virile « la pente est raide mais la route est droite ». Ma voisine pose sa main, à plat, entre gorge et poitrine, puis applaudit frénétiquement. Tel est le charme des réunions de famille où l’ironie des uns n’abolit pas la tendre gratitude des autres, et où tout cela se mêle, instinctivement, superbe, tribal façon « nous nous sommes tant aimés ».

Les fâmeux J.A.J. viendront après en la personne de Marine Cazard, bachelière de 19 ans venue, au micro, déclarer sa flamme au candidat en nous rappelant avec fierté son âge. Elle a la bonne idée de ne pas insister et l’assemblée la remercie de chaleureux applaudissements. Dommage qu’aucun candidat n’ait l’audace d’un « les vieilles avec Juppé » ce qui aurait, à l’évidence, un autre panache, et qui sait ? Une autre vérité.

Vient enfin l’homme du jour, le candidat, celui autour duquel sont réunies toutes ces personnes venues des quatre coins de France. Alain Juppé fait un discours sobre et sérieux, modéré, dont il n’y a pas grand-chose à retenir sinon qu’il n’écorche pas, ne blesse pas, n’électrise pas. Rien de nouveau sous le soleil écrasant de cette fin août. L’affirmation, peut-être un peu trop revendiquée, un chouïa plus communicante que communicative, d’une force tranquille face aux coups bas à venir et aux débats enflammés qui traversent une société française meurtrie.

Tout le monde est le bienvenu… dans la maison du Seigneur

On applaudit fort au message d’apaisement à l’égard de nos compatriotes musulmans, dont – comme chacun sait.. on vous le dit et on vous le répète – l’immense majorité, etc. Pas un mot sur l’angoissant silence de cette majorité silencieuse, à vue de nez peu présente à la réunion, et qui ne demande, nous dit-on, qu’à vivre en paix. Les militants que j’interrogerais après, m’ont semblé plus pressés d’affirmer ce postulat haut et fort, de leur propre place, depuis ce sentiment, très intériorisé, d’incarner l’autorité légitime et qui caractérise la droite et le centre – et quels que soient les démentis que la démocratie et la démographie leur opposent… – que de l’entendre des intéressés eux-mêmes, peuple vivant, réel. De ce point de vue, il y a ceux qui croient, avec Juppé, et ceux qui voudraient bien, ne demandent qu’à croire, mais ne sauraient s’en remettre à la seule espérance. Avec des militants de tous âges (mais pas tout à fait de toutes conditions), nous échangeons là-dessus, dans des discussions serrées. Je comprends à quel point ces primaires de la droite épousent les vrais débats et les clivages du pays.

Mais chez Juppé, on accueille bien les mécréants et les sceptiques. De ce point de vue, les militants sont vrais. Ils ne jouent pas un rôle. Paisibles et tolérants, ils le sont pour de bon. Viendrait-on de Causeur, mensuel qui titra « Juppé, le pire d’entre nous ? », on est tout de même le bienvenu… dans la maison du Seigneur. L’un d’entre eux me demandera même, en guise d’au-revoir, que nous continuions « à décaper ». Les asticoterait-on sur leur irénisme qu’ils ne se démonteraient pas, désireux moins de convaincre que d’accueillir, de maintenir ouverte la porte du dialogue, comme on dit chez nous. Au catholique que je suis, ce message parle, pénétrant. Il m’incommode et me ravit comme une main sur l’épaule non sollicitée. Il sera leur force, et peut-être leur faiblesse, dans cette campagne.

Après avoir discuté avec une vingtaine d’entre eux, je quitte ces lieux comme enveloppé, serein, léger, apaisé – presque malgré moi. Telle est la puissance du groupe qui ne mobilise pas que sur un programme, mais aussi autour d’un inconscient culturel, voire religieux. J’ai cinquante ans et, sur le chemin du retour qui longe la Seine, dans la végétation sauvage, l’ex-scout que je suis a des souvenirs de feux de camp, de serments et de serrements fraternels. Je souris de ces souvenirs, de leur pertinence têtue, subjective.

Je les aime bien ces juppéistes. Ils incarnent cette part généreuse, bienveillante, d’une droite française dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas toujours été indigne. Ils sont cette France qui n’a pas mérité ce qu’on dit d’elle dans les journaux d’ici ou d’ailleurs. Ils sont les miens. Les nôtres. Mais dans le RER qui me ramène à Paris, un bref échange d’amabilités entre voyageurs – dont certains n’entendaient peut-être pas faire partie de cette majorité qui voudrait tant vivre en paix – me rappelle au réel. Adieu feux de camp, bonjour Taser. C’est le propre des dimanches à la campagne (eussent-ils lieu un samedi) et ce qui fait leur enchantement – n’être qu’une parenthèse.

Burkini: pourquoi Vallaud-Belkacem trahit Valls

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Najat Vallaud-Belkacem et Manuel Valls. Sipa. Numéro de reportage : 00754761_000001 .

Jamais, jusque-là, on n’avait entendu la ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem se livrer au moindre écart de langage pouvant donner à penser qu’elle éprouvait le plus petit doute relatif à la politique menée par ses patrons, François Hollande à l’Elysée et Manuel Valls à Matignon. Sage comme une image au premier rang de la classe ministérielle, elle sait pratiquer à merveille la langue de bois version souriante pour vendre au public les mesures, lois et décrets, qu’elle est censée incarner dans les diverses fonctions ministérielles qui lui furent confiées. Son passage comme porte-parole du gouvernement Ayrault a laissé un souvenir mitigé aux journalistes accrédités, qui n’appréciaient que moyennement son style qui ne se permettait pas la moindre variation par rapport au script établi en haut lieu…

Cela donne d’autant plus de relief à sa prise de distance, formulée au micro d’Elkabbach sur Europe 1, avec les déclarations de Manuel Valls soutenant les maires ayant pris des arrêtés anti-burkini sur les plages de leur commune. Pour Najat Vallaud-Belkacem, il s’agirait là d’une « dérive »  attentatoire aux libertés publiques.

La diversité tranquille

Najat, jusque-là, c’est la « diversité » tranquille, bien élevée, loin de la flamboyance d’une Christine Taubira, ou du culot politique et mondain sulfureux d’une Rachida Dati. Depuis quelques années, le courant passait plutôt bien avec Manuel Valls, qui avait appris à la connaître dans le « clan Royal » de l’élection présidentielle de 2007, puis dans les affrontements internes du PS entre Ségolène Royal et Martine Aubry consécutifs à la défaite contre Nicolas Sarkozy. Peu importait alors au Premier ministre que sa pensée politique ne manifeste ni originalité, ni la moindre once d’autonomie dans les domaines de sa compétence  ministérielle, il suffisait qu’elle vende au mieux les idées concoctées dans les cabinets et les administrations. Des «ABCD de l’égalité» à la désastreuse réforme du collège, elle s’applique avec zèle à vendre de la marchandise quelque peu avariée, toujours avec un sourire enjôleur…

Tant de loyauté fayotte se devait d’être récompensée, sous la forme d’un parachute politique de qualité, pour le cas où la présidentielle, puis les législatives de 2017, se révèlent catastrophiques pour la gauche, une hypothèse que le plus optimiste des socialistes ne se permet plus d’écarter. Ayant commencé sa vie politique à Lyon comme petite main de Gérard Collomb, sénateur-maire de cette ville, elle visait, pour atterrir en douceur et rebondir, la circonscription de Villeurbanne, fief socialiste quasi inexpugnable de la métropole lyonnaise. Accordé ! À l’Elysée (où son époux Boris Vallaud exerce les fonctions de secrétaire général adjoint), à Matignon et à Solférino, on trouve l’idée géniale. L’incommode Gérard Collomb, porte drapeau de la « droite » du PS et potentat local depuis des lustres prenant de l’âge, Najat, de son bastion villeurbannais, deuxième ville en population de la métropole, était ainsi positionnée pour reprendre le leadership de la gauche régionale…

Un scrutin très communautarisé

Il est inutile d’ajouter que ledit Gérard Collomb n’apprécia que modérément ce dispositif, le fit savoir, et se déclara soutien indéfectible d’Emmanuel Macron, au point même de caresser l’idée de faire de ce dernier son éventuel successeur ! Au regard du dernier scrutin législatif dans cette circonscription de Villeurbanne, celui de 2012, où la candidate PS Pascale Crozon obtenait 43% des voix au premier tour et 62% au second, l’affaire semblerait bien engagée pour la ministre, en dépit des bâtons que son ex-mentor Collomb ne devrait pas manquer de lui mettre dans les roues.

Sauf que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts du Rhône et de la Saône depuis cette élection de maréchal acquise dans la foulée de l’accession de François Hollande à l’Elysée. La mémoire politique villeurbannaise se souvient de quelques raclées subies par les socialistes lorsque, sur le plan national, le PS est au fond du trou, comme ce fut le cas en 1958, avec la vague gaulliste, et en 1993, lorsque le PS se retrouva réduit à 70 députés sur les bancs de l’Assemblée, et que Villeurbanne envoya le RPR Marc Fraysse siéger au Palais Bourbon. La sociologie politique de la circonscription est particulière : un mélange de vieux fond ouvrier, aujourd’hui majoritairement retraité votant sans défaillir PS ou PS, de bobos attirés par le campus universitaire de La Doua, le plus important de la région, et des quartiers anciennement ouvriers de HLM où dominent les populations issues de l’immigration. A cela il faut ajouter la principale communauté juive de l’agglomération lyonnaise, dont les membres sont bien représentés au sein de la municipalité de gauche (PS, PC et PRG), mais dont le vote lors des scrutins nationaux penche de plus en plus vers la droite pour des raisons liées à la politique ambiguë du PS dans le conflit israélo-palestinien. L’extrême gauche et les Verts, exclus de la majorité municipale, ne feront aucun cadeau à Najat, trop hollandienne à leurs yeux.

Pour compliquer encore l’enjeu de ce scrutin, la candidate LR de la circonscription est l’avocate Emmanuelle Haziza, 32 ans, ancienne collaboratrice de Jean-François Copé, bien implantée à Villeurbanne dont elle est originaire, ce qui va « communautariser » le scrutin à l’excès, vu que Mme Haziza ne cache pas ses attaches avec la communauté juive. Si elle veut sortir de la nasse qui lui est tendue, Najat Vallaud-Belkacem doit absolument mobiliser l’électorat de culture et de tradition musulmane, traditionnellement abstentionniste, ce qui promet une campagne pleine de sous-entendus et de coups tordus. Avec une inconnue, celle de la possibilité ou non du maintien au second tour du candidat FN, en constante progression dans les scrutins locaux depuis 2012, et qui séduit principalement les « petits blancs » demeurés dans les quartiers à majorité immigrés, qui votaient naguère à gauche…

Ce contexte explique, en grande partie, la transgression de Najat, que sa non-élection à Villeurbanne renverrait, pour longtemps, au néant politique. Cela n’exclut pas, bien entendu, qu’elle soit sincèrement persuadée d’avoir raison contre Manuel Valls dans l’affaire du burkini, mais on eût aimé qu’elle manifeste sa différence en d’autres circonstances… Lorsque que l’on accuse les auteurs d’arrêtés anti-burkini de visées électoralistes, il est préférable d’avoir, au préalable, balayé devant sa porte ! Tout cela vaut, naturellement pour la « trahison » d’un autre vallsiste de premier rang, le sénateur Luc Carvounas, qui a tenu des propos similaires à ceux de la ministre de l’Education.

Or, d’après nos confrères du Parisien, l’élu du Val-de-Marne souhaite échanger l’an prochain son siège de sénateur contre celui de député de la circonscription d’Alfortville-Vitry, où le poids des électeurs de culture musulmane est loin d’être négligeable. Dans la débâcle annoncée, c’est chacun pour soi.

Burkini, par magazinecauseur

Grand-Guignol dans la 42e rue

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Bien connu des amateurs de cinéma fantastique et horrifique, Frank Henenlotter n’a pourtant pas été, à ce jour, adoubé par la majorité des cinéphiles comme certains maîtres du genre (Craven, Carpenter, Hooper…). Pourtant, à l’instar de Joe Dante ou de John Landis, il fait partie de ces réalisateurs cinéphiles, biberonnés aux séries B et Z des années 50/60 qui ont cherché, par la suite, à perpétuer cet esprit du cinéma d’exploitation.

En 1982, le cinéaste n’a que 32 ans et signe avec Basket case un beau fleuron du cinéma gore et grand-guignolesque. Henenlotter narre les aventures de frères siamois séparés dans leur enfance. L’un a un visage tout à fait normal tandis que l’autre est une sorte d’entité monstrueuse, homme tronc pourvu de mains griffus et de dents particulièrement tranchantes. Duane traîne donc son frère siamois dans une malle en osier et les deux élaborent un plan pour se venger des médecins qui les ont, autrefois, séparés…

Le film s’inscrit dans la lignée du cinéma d’exploitation gore d’Hershell Gordon Lewis (Blood feast) avec des scènes sanglantes assez marquantes : doctoresse au visage ravagé par des bistouris, corps coupé en deux à la scie circulaire sans oublier la scène assez hallucinante où le monstre tue la petite amie de son frère et la « viole ». Henenlotter en rajoute dans les jets d’hémoglobine et les apparitions de la créature. Avouons d’ailleurs que les effets de « stop-motion » utilisés pour faire bouger le monstre ont un peu vieilli et que la bestiole est plus risible qu’effrayante. Mais l’humour noir est une dimension essentielle du film, à l’image de ce moment où le frère siamois se cache… dans la cuvette des toilettes. Quand il en ressort, on songe d’ailleurs à une scène que l’on retrouvera dans Street Trash puisque la créature a un peu la même tête que le clochard qui « fond » sur son trône. Anecdote amusante : on trouve au générique de Basket case (assistant au son) un certain… Jimmy Muro, le futur réalisateur de Street Trash.

L’aspect horrifique du film, aussi amusant soit-il, n’est cependant pas ce qu’il y a de plus intéressant dans Basket case. Ce qui fait toujours sa force, 35 ans après sa réalisation, c’est l’ancrage réaliste du récit. Henenlotter, à l’instar de Lustig et Ferrara, est un cinéaste new-yorkais adepte des bas-fonds et de la 42e rue. Il nous plonge donc dans l’univers interlope d’un hôtel borgne où l’on croise des prostituées et toute sorte de marginaux.

Ce décor, c’est également celui de Frankenhooker, hilarante variation autour du thème de Frankenstein. Parce qu’il voit un beau jour sa fiancée se faire découper en morceau par une tondeuse qu’elle venait d’offrir à son père, le jeune Jeffrey Franken décide de réfléchir à un moyen de recomposer le cadavre et de lui redonner vie.

Le film débute comme une satire à la Tim Burton de l’existence dans les petites banlieues pavillonnaires. Jeffrey, à l’instar des héros de Basket case et de Brain damage, nourrit une sorte de créature monstrueuse (un cerveau avec un œil) sans que cela ne semble choquer quiconque. De la même manière, sa fiancée prétend qu’elle va épouser… son frère, inscrivant une nouvelle fois le film dans la thématique des liens compliqués du sang.

Mais très vite, le film retrouve l’univers sordide des bas-fonds new-yorkais lorsque le petit provincial décide, pour reconstituer sa bien-aimée, de récolter des morceaux de prostituées. On ne s’étonnera pas, entre parenthèses, que Frank Henenlotter ait intégré la « galaxie Glickhenhaus » (producteur du film) puisqu’on retrouve cet ancrage réaliste dans les rues de la grosse pomme.

Mais contrairement aux thrillers urbains de l’auteur de Blue jean cop, Frankenhooker est un film d’horreur complètement délirant, alliant les caractéristiques criardes du cinéma d’exploitation (érotisme agressif, horreur sanglante…) et l’hommage sincère au grand classique de James Whale La Fiancée de Frankenstein.

Pour récupérer des pièces de choix, Jeffrey invente une nouvelle sorte de crack qui fait littéralement exploser ceux qui en consomment. Comme dans Brain damage, Henelotter file la métaphore sur les effets ravageurs de la drogue pour en proposer une version grand-guignolesque.

Suite aux multiples démembrements des filles de joie, Jeffrey joue les apprentis sorciers et tente d’assembler les morceaux. Là encore, Henenlotter ne recule jamais devant l’humour le plus noir, notamment lorsque son héros lime un pied garni d’oignons ! La résurrection d’Elizabeth donne lieu à des scènes très drôles puisque la comédienne, Patty Mullen, s’en donne à cœur joie dans les mimiques grotesques, quelque part entre la (fameuse) fiancée de Frankenstein et Nina Hagen. L’une des scènes les plus représentatives du cinéma d’Henenlotter est celle où elle se retrouve dans le métro new-yorkais au milieu d’une faune abasourdie. Dans ce court moment, le cinéaste prouve à la fois son penchant coupable pour le Grand-Guignol et l’horreur carnavalesque (sa galerie de prostituées hystériques est vraiment très drôle) mais aussi pour un ancrage réaliste dans les bas-fonds sordides de New-York.

D’une certaine manière, ses créatures monstrueuses sont de la même famille que tous les freaks qui peuplent les rues de la ville : prostituées, drogués, pervers, marginaux, doux rêveurs… Et c’est cet attachement à cette petite communauté de dingues qui fait le prix de l’œuvre délirante de Frank Henenlotter…

Basket case (1982) et Frankenhooker (1990) de Frank Henenlotter, Éditions Carlotta Films, sortie en DVD le 24 août 2016.

Basket Case-The Trilogy [Import]

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Orage sur Jacksonville en Floride (Photo : SIPA.AP21738120_000002)

Il y a deux manières de lire Sans retour de Matthew Klein, roman noir de facture parfaite qui a déjà le mérite de nous reposer un peu de la mode envahissante du « nature writing » qui gagne aussi la France et qui veut que la moindre histoire policière se déroule dans des décors grandioses et cruels, forcément cruels où des rednecks se massacrent à coup de pelle autour d’un mobile home entre deux lampées de ouisquie plus ou moins frelaté.

La première manière est de le lire comme la chute méthodique d’un homme ordinaire confronté à ses démons et la seconde de voir une critique au scalpel d’un certain capitalisme, l’auteur sachant de quoi il parle puisque Matthew Klein a longtemps été un de ces petits surdoués de la Silicon Valley qui ont créé quelques start-up aussi ingénieuses qu’inutiles où l’on invente des applis pour des smartphones et que l’on revend le tout à un géant de l’économie numérique avant qu’elles ne deviennent obsolètes.

Sans retour raconte l’histoire de Jimmy Thane, ancien cadre dirigeant qui a beaucoup trop bu, beaucoup trop joué et à l’occasion a tâté de la came, passant de son bureau climatisé où il bossait quinze heures par jours aux piaules sordides où on se pique à l’héro et où on fume du crack avec des prostituées maigres aux bras aussi troués que la mémoire. Un soir où sa femme n’était pas là, Jimmy, encore dans les vapes, a finalement laissé son fils de quatre ans se noyer dans la baignoire au lieu de le surveiller. Devenu tricard sur le marché de l’emploi, dévasté par le drame et enfin désintoxiqué, il retrouve une dernière chance en devenant une espèce de redresseur de boites en difficulté pour le compte d’un ancien copain de fac qui s’occupe des investissements d’un fond de capital risque.

Quand il arrive un lundi matin très tôt, sur un parking de Floride devant les locaux de Tao Software LLC, il ne va pas mettre longtemps à comprendre qu’il est face à une mission impossible. Il a sept semaines pour redresser cette entreprise où personne ne bosse plus vraiment, où les projets comme celui d’un logiciel de reconnaissance faciale, s’enlisent  faute de volonté et de compétence. Heureusement, sa femme l’a suivi. Elle est restée avec lui après la mort de leur enfant, ce que Jimmy trouve miraculeux mais ne comprend pas, d’autant plus qu’elle est étrangement distante.

Dans la plus pure tradition du roman noir, Jimmy, homme ordinaire va se retrouver assez vite confronté à des catastrophes en cascades et va peu à peu comprendre qu’on ne lui demande pas de sauver la boite mais plutôt de couvrir du blanchiment d’argent pour la compte de la maffia russe. On craint le pire pour lui d’autant plus que le roman s’est ouvert en prologue sur une scène de torture insoutenable dont on ne connaît pas les protagonistes.

Dans Sans retour si personne n’a l’air de ce qu’il est, y compris Jimmy, et que le lecteur, même habitué au polar, sera complètement surpris par le retournement final, il y a aussi un vrai plaisir à voir comment Matthew Klein peint la vie en entreprise aux Etats-Unis. Il faut lire la scène où se prépare entre Jimmy et un avocat spécialisé le plan de licenciement d’une partie du personnel. On apprendra ainsi, contrairement aux idées reçues, qu’il est plus compliqué de licencier aux USA qu’en France, et encore plus depuis la loi El Khomri. S’il n’y a pas de syndicats et de salariés protégés, il faudra par exemple éviter de licencier trop de Noirs, ou de quinquas, ou de femmes pour éviter les procès systématiques de recours collectif pour discrimination. Et on verra aussi que Jimmy Thane, malgré tout ses problèmes, y compris d’identité, a une certaine lucidité sur le système qu’il sert puisqu’il donne la meilleure définition qui soit des rapports sociaux dans une économie de marché : « S’il existait une bombe à neutrons capitaliste, une arme susceptible de désintégrer les salariés tout en préservant les brevets, les investisseurs n’hésiteraient pas à s’en servir maintenant, au milieu de cette sale de repos. »

La race des seigneurs

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Photo de couverture de "Poupe" de François Cérésa.

Les pères d’avant, ceux des Trente Glorieuses, avaient une allure, une ampleur, un parfum d’insolence et de solennité, quelque chose d’inaccessible. Leur classe naturelle nous intimidait autant qu’elle nous fascinait. Leur vocation première n’était pas encore de se substituer aux mères, de les imiter maladroitement ou de respecter les normes (f)rigides de la parité. Le politiquement correct ne régissait pas les rapports dans l’intimité des familles. Tous les caractères pouvaient s’exprimer librement sans susciter l’opprobre et l’indignation. Nous vivions à l’ère des individualités fortes, l’insignifiance était considérée comme un crime impardonnable.

A la sortie de l’école, nous n’aurions pas supporté la vision d’un paternel faussement jeune et singeant une proximité impudique, voire pathétique. Nos pères savaient se tenir dans leurs costumes en flanelle et leurs cravates en tricot. La mode du « papa-copain » forcément irresponsable n’avait pas déferlé sur notre pays. Un bon père, c’était une figure, une légende, un mythe, une muraille dont les failles apparentes nous émouvaient. Ils étaient fermes et enjoués, charmeurs et injustes, on butait, sans cesse, contre eux. Ils étaient notre Eldorado et notre armure. Sans leur protection et leur rigueur, nous aurions lamentablement sombré. Notre destin passerait donc par leur éducation quitte à en baver durant l’adolescence. Cette lutte nous faisait grandir en dépit de ce que pensent les psychologues du compromis et du refoulement. Comment tricher avec des hommes qui liftaient la balle aussi perfidement que Guillermo Vilas, filaient à 200 km/h sur les routes de campagne à la manière de Jean Ragnotti et que dire de leurs silences à la Lino Ventura. Ils nous tétanisaient surtout les jours où le facteur déposait un bulletin dans la boîte aux lettres. Ces pères-là avaient des audaces d’enfants qui ont connu le dénuement. Leurs splendides défauts donnaient du mordant, du cachet, de la flamboyance à leur immense qualité d’âme. Ils ne se comportaient pourtant pas en citoyens modèles, loin de là.

Tant mieux, ils ne nous bassinaient pas avec des théories apprises sur les bancs de la faculté. Leurs gestes étaient sûrs ; leurs paroles rares et leur aura immense. « Poupe », le père de François Cérésa faisait partie de cette génération d’Italiens qui, à force de travail, s’était taillé une place au soleil dans une société française pourtant si inégalitaire. Comme tant d’autres enfants d’immigrés, il avait redonné du lustre à la France d’après-Guerre sans pleurnicher. « Mon père adorait les travaux » martèle Cérésa pour montrer cette force inébranlable, cette foi dans la construction. Ces Italiens ont réussi à monter des boîtes à faire pâlir d’envie une promotion d’HEC pétrie de technicité et de mollesse d’action. Ils n’ont pas compté leurs heures et ne se sont jamais pris pour des victimes. Ils avaient le sens de l’honneur et du devoir, une époque décidément révolue. On se demande parfois de quelle planète ils venaient. En quittant l’école juste après le certif’, ils écrivaient sans faute, calculaient au centième près et leur niveau de culture générale donnerait aujourd’hui des complexes aux palanquées de BAC + 6, 7 ou 8 ! Face à ces géants, « nous sommes des avortons » déplore Cérésa, fils à jamais inconsolable. Poupe aux Editions du Rocher est une splendide stèle littéraire à ce héros anonyme disparu à un âge respectable. La douleur se moque du nombre des années. Un récit plein de larmes et d’allégresse à l’image de son auteur, indomptable combattant, journaliste ombrageux et nostalgique.

On aime le style fulgurant de Cérésa. Il cogne sans relâche. Son désespoir, il ne le susurre pas, il le crie avec une virtuosité sans égal. Comme souvent dans ses livres, il ne se donne pas le beau rôle, il charge sa barque pour faire briller celle de « Poupe », vedette hors-concours. « Il existe plusieurs vies. La première, c’est l’enfance. On ne s’en remet jamais » écrit-il dans un élan de tendresse. En cette rentrée littéraire, il faut absolument lire ce témoignage poignant, une façon de nager au-dessus du cloaque ambiant. Qui refuserait de jouer au tennis avec son père, d’apprendre à skier, de partager sa passion pour les ténébreuses Lancia, de manger, de boire, de rire, d’apercevoir l’ombre de Boudard, Nucéra et même celle de Jean Daniel ? Nous sommes tous des enfants tristes.

Poupe, François Cérésa, Editions du Rocher (sortie le 1er septembre).

L’Europe des damnations

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Philippe Curval (Photo : Jean-Luc Vallet)

En France, contrairement à ce qui se passe dans le monde anglo-saxon, la SF n’a jamais baigné dans l’optimisme prométhéen de pères fondateurs tels que van Vogt ou Asimov. Au contraire, la technologie a toujours été considérée avec méfiance comme dans Ravage de Barjavel qui, en 1943, imaginait notre monde plongé dans une immense catastrophe après la disparition de l’électricité. Dans les années 1960 et 1970, la SF française se distingue même par une véritable acuité politique qui transforme le genre, comme le néo-polar de Manchette à la même époque, en une littérature de critique sociale tirant avec insistance des sonnettes d’alarme sur des cauchemars possibles, voire probables. Que l’on songe à Jean-Pierre Andrevon par exemple, Michel Jeury ou encore Gérard Klein. Philippe Curval appartient à cette mouvance : on réédite aujourd’hui en un seul volume, sous le titre L’Europe après la pluie, trois romans – Cette chère humanité, Le dormeur s’éveillera-t-il ? et En souvenir du futur – qu’il consacra entre 1979 et 1983 à l’avenir de notre cher vieux continent.[access capability= »lire_inedits »]

C’est une très bonne idée de la part des éditions La Volte que de remettre à notre disposition, à plus de trente ans d’écart, cette vision éminemment prophétique, sous ce beau titre emprunté à une toile de Max Ernst. Il est vrai que Curval se sent, comme beaucoup d’auteurs de SF, l’héritier d’un surréalisme qui colore son écriture et fait de son récit dense et complexe un mauvais rêve auquel on est obligé de croire, envoûté par la multiplicité de détails saisissants ou amusants : armes neurologiques invisibles qui transforment le réel en kaléidoscope mental pour protéger nos frontières ou manie des élites de collectionner les objets les plus dérisoires du monde d’avant, quitte à dépenser des fortunes pour une conserve de petits pois particulièrement rare.

On pourra trouver un peu moins judicieuse l’initiative d’avoir confié la préface à Jean Quatremer qui tire le travail de Curval vers ses propres obsessions européistes. C’est oublier que Philippe Curval, à 86 ans, continue de se définir comme un libertaire, et que dans son « Marcom », il critique une société fermée, certes, mais surtout inégalitaire où certains peuvent vivre, penser, aimer, lire sept fois plus longtemps grâce à des cabines de « temps ralenti » qui équipent de luxueux logements hypersécurisés.

L’Europe du Marcom, selon Curval, au début d’un XXIe siècle qui n’a donc pas connu la chute du Mur ou la fin de l’URSS, est limitée à 13 États. Elle a chassé de son territoire tous les étrangers et vit repliée sur elle-même, économiquement et physiquement coupée du reste du monde. « Le fait était intervenu brutalement : toutes communications par voies aériennes, maritimes ou terrestres avaient été interrompues sans avertissement préalable ; un réseau de défense automatisé d’une sophistication extrême avait été mis en place ; le système en était si perfectionné qu’il n’y avait pas d’exemple connu d’un homme qui l’ait déjoué totalement. Le Marcom était, depuis vingt ans, un monde clos, secret, mystérieux : un grisé sur la carte de la Terre. » Autant dire la Corée du Nord mais version high-tech et avec un marché intérieur florissant…

Cela empêche, en principe, toute intrusion sur son sol, notamment celles des habitants de la ligue des « payvoides », les anciens pays en voie de développement. À l’intérieur de cet espace orwellien, tout et tout le monde est sous contrôle. Les enfants sont enlevés à leurs parents pour être élevés loin d’eux, les aléas météorologiques sont contrôlés, « une coupole invisible protégeait la station balnéaire de Royan des incertitudes du climat », la circulation a lieu sous terre dans de longs tunnels, de sorte que les villes ressemblent désormais à « d’étranges déserts urbains » où rôdent en bandes quelques marginaux sur « le réseau des autoroutes abandonnées, le dangereux domaine des parias, des fous et des révoltés de tous bords » et notamment des Nocturnes qui recherchent avant tout à communiquer comme avant, sans l’intermédiaire de machines.

On sera pour notre part davantage sensible à l’intuition de Curval qui décrit la vie européenne sous le signe d’un cyberautisme généralisé, assez visible aujourd’hui pour qui demande un renseignement à quelqu’un dans la rue et voit d’abord son interlocuteur retirer une oreillette avant de commencer une éventuelle conversation. Les habitants du Marcom, si proches en cela de l’UE, vivent de façon toujours plus solitaire. Leurs appartements aveugles sont le microcosme de tout le territoire européen, lui-même devenu hermétique.

Autre intuition de Curval, c’est la manière dont l’État, faute d’intervenir sur un plan collectif pour assurer la cohésion sociale, s’immisce dans l’intimité et impose des règles de vie toujours plus strictes où toutes les situations de l’existence sont réglées par des permis, jusqu’à l’hygiène corporelle contrôlée par la police ! Si au Marcom « l’inviolabilité des frontières était un dogme essentiel », l’État quant à lui pénètre d’autant plus violemment la vie individuelle qu’une technologie de pointe, sous couvert d’assurer le confort et la sécurité, en permet le contrôle. Des déplacements à la procréation, tout est soumis à autorisation préalable. Votre inconscient lui-même ne vous appartient plus et l’empreinte biologique de votre cerveau doit être vérifiable à tout moment.

Ceux qui contestent le système sont envoyés au Camp, une vaste zone-prison interne au Marcom. C’est, au sein de l’Europe, l’insertion géographique délibérée d’une région où en l’absence de la moindre règle, la liberté individuelle est absolue. Le chaos et la violence qui y règnent doivent convaincre les détenus du bien-fondé du système et les conduire à demander eux-mêmes leur réintégration. D’autres peuvent consulter des « oniromanciens » ou montreurs de rêves, seul groupe pseudo-religieux autorisé au Marcom, qui dans les cryptes des anciennes mosquées explorent l’inconscient pour permettre de visualiser les rêves comme au cinéma, et ce dans une société qui a calibré et colonisé l’imaginaire lui-même.

Dans la grande tradition du roman d’aventures mâtiné de conte philosophique, des personnages vont tenter de passer les frontières, toutes les frontières. Tout le mérite de Curval, dans L’Europe après la pluie, est de montrer qu’il n’est pas de sauveur suprême. Même l’écologie, dont les auteurs de SF de cette époque furent les pionniers, est montrée comme une dictature impitoyable où l’énergie solaire provoque des ravages qui valent bien ceux du nucléaire. Dystopie poétique et désespérée, voilà un grand livre miroir pour les Européens d’aujourd’hui. Le reflet qu’ils y apercevront n’est peut-être pas aussi déformé qu’ils pourraient le penser.[/access]

L’Europe après la pluie, Philippe Curval, La Volte, 2016.

Le burkini cette chausse-trappe

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Manifestation contre l'interdiction du burkini à Anvers en Belgique (Photo : SIPA.00769473_000007)
Manifestation contre l'interdiction du burkini à Anvers en Belgique (Photo : SIPA.00769473_000007)

Les inventeurs du burkini ne cachent pas qu’il résulte du croisement « oxymorique » de la burqa et du bikini. De l’enfermement et de la libération. Si la filiation avec le bikini, ce symbole de la liberté des mœurs, n’a rien de visible, en revanche, le nom, autant que la chose, font indiscutablement du burkini une adaptation light de la burqa. Or celle-ci est indiscutablement le symbole visible et ostentatoire des mœurs islamistes les plus radicales et les plus oppressives. Il en résulte que la burqa est le symbole d’une culture qui est en guerre contre la nôtre.

Dans une France qui vit dans le souvenir et sous la menace d’attentats islamistes, l’apparition du burkini dans l’espace public a été perçue à juste titre comme un premier pas vers la banalisation de la burqa et donc comme une provocation islamiste.

Reste la question délicate : comment une démocratie libérale peut-elle réagir à cette provocation qui teste sa capacité de défense immunitaire ? Elle a le choix entre deux attitudes pires l’une que l’autre.

La première serait de ne pas réagir du tout, en application du principe selon lequel chacun est libre de s’habiller comme il le veut dans l’espace public pourvu qu’il ne trouble pas l’ordre et la tranquillité : son apparence ne regarderait pas les autres, qui n’auraient donc pas droit de regard sur elle. Dans ce cas, au nom du principe masochiste « faites chez nous comme chez vous, on s’en accommodera », notre société ouvrirait la voie à d’autres exigences tout aussi  contraires aux mœurs et coutumes qui forment sa culture, c’est-à-dire son identité.

Cette option suicidaire n’a que l’apparence du libéralisme. Car la liberté qui est au cœur des sociétés ouvertes doit se défendre contre ses ennemis, au motif que ses principes et son art de vivre non seulement relèvent de son choix souverain, mais aussi parce que nos mœurs et coutumes valent mieux que la culture archaïque et oppressive qu’on leur oppose. Un peu de progressisme nous protège d’un relativisme décérébré.

L’idée d’interdire tous les signes d’appartenance religieuse dans l’espace public est aberrante

L’autre option, tout aussi nocive, serait d’interdire le burkini et ses variantes au nom d’une loi générale sans avoir les justifications pour le faire. L’idée d’interdire tous les signes d’appartenance religieuse dans l’espace public est aberrante. Elle est une violation absolue de la laïcité qui doit protéger la libre manifestation de toutes les convictions dans l’espace public, dans la société civile. De plus, elle noie le poisson de l’islamisme radical et agressif en l’immergeant dans l’océan de toutes les religions qu’elle mettrait sur le même plan.

La laïcité d’aujourd’hui n’a pas besoin de  se défendre contre l’empiètement des religions : elle n’est remise en question et agressée que par l’islamisme conquérant. Les autres religions présentes en France se sont acculturées à la culture française, à la démocratie libérale. Elles se sont sécularisées.

On peut certes trouver hors de l’islam des femmes qui se conforment à des traditions archaïques et qui se baignent habillées de pied en cap comme leurs arrière-grands-mères. Sur une page publique, le spectacle donné par des femmes ultra-orthodoxes pourrait irriter des modernistes intolérants, mais on n’a pas le droit d’interdire ce qui ne nous plaît pas, s’il n’est pas associé à un danger.

Il est donc bien difficile de savoir comment réagir de façon adéquate à une offensive située sur le plan des mœurs.

On peut au moins tirer une leçon de l’échec. Ce qui a manqué aux arrêtés pris par les maires, et ce qui a conduit à l’annulation par le Conseil d’État de celui de Villeneuve-Loubet, c’est de s’en être tenu dans l’exposé des motifs au lien dans l’opinion publique entre un symbole évoquant la burqa et les attentats islamistes.

Les maires ont préféré alléguer le soi-disant conflit entre la laïcité et des comportements relevant d’une religion dans l’espace public. Par peur de stigmatiser, ils n’ont pas voulu nommer l’islamisme. Encore un effort pour bien énoncer ce que nous défendons et contre quoi.

Burkini, par magazinecauseur

Syrie: Poutine sur les traces de Pharaon

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Vladimir Poutine. Sipa. Reportage n°AP20290930_000002.
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Vladimir Poutine. Sipa. Reportage n°AP20290930_000002.

Même si la survie de l’Etat islamique s’explique essentiellement par le jeu des puissances régionales, qu’il s’agisse de l’Iran, de la Turquie ou de l’Arabie Saoudite, force est de constater que les limites territoriale de ce proto-Etat peuvent être utilement rapprochée des Empires qui se succédèrent à l’aube de l’histoire au Moyen-Orient.

En premier lieu, la mainmise de l’Iran sur le sud de l’Irak n’est pas sans rappeler l’antique complémentarité entre le foyer de l’Elam, à mi-chemin entre plaine et montagne, et la riche plaine de Mésopotamie dans laquelle fleurit la civilisation de Sumer. Dotée en abondance de naphte et de céréales, Sumer importe des montagnes iraniennes le bois, la pierre et les métaux indispensable à la construction de sa civilisation très avancée. Plus tard, la conquête perse de la Babylonie préservera ce foyer majeur de civilisation et l’incorporera à l’Empire. Les liens actuels entre l’Iran et la partie chiite de l’Irak, s’enracinent par conséquent dans une complémentarité vieille de cinq milliers d’années, la plaine mésopotamienne ayant inventé l’agriculture au moment où le piémont iranien domestiquait moutons et chèvres. Il n’est donc pas négligeable de constater que l’antique territoire de Sumer, partie la plus avancée de la Babylonie, échappe aujourd’hui au contrôle de l’Etat islamique au profit de l’Iran.

Dans sa forme actuelle, le territoire de l’Etat islamique correspond à celui de la civilisation d’Akkad, située plus au nord de Sumer, et qui la supplantera entre le XXIVe et le XXIIe siècles avant Jésus-Christ.
akkad
Le territoire d’Akkad, restreint à la Mésopotamie, n’a jamais réussi à trouver un débouché sur les mers occidentales et il y a fort à parier pour que la chute de l’Etat islamique ressemble à celle de cette civilisation. En revanche, le rêve de l’Etat islamique est de devenir une seconde Assyrie, balayant, depuis le cœur des terres, le rivage syrien et formant un empire étendu au cœur du Moyen-Orient, capable de projeter des forces jusqu’à l’Egypte ou l’Anatolie lointaines. Il est en effet à noter que l’Assyrie, même après avoir été détruite, connut plusieurs renaissances, notamment sous la forme d’un empire néo-assyrien.

assyrie

Si nous déplaçons notre regard plus à l’ouest, il apparaît que les velléités néo-ottomanes de la Turquie, cherchant à déborder des montagnes anatoliennes pour conquérir le piémont syrien, s’enracinent elles aussi dans une histoire très anciennes. L’histoire de l’Empire indo-européen Hittite, qui se construisit au cœur de l’Anatolie avant de mener une offensive éclair contre la Syrie du nord en est un exemple éclatant. Le contrôle d’Alep, représentait alors déjà un enjeu stratégique de premier plan. Pour contrer le danger Hittite, les cités marchandes syriennes s’appuyèrent sur une puissance militaire de premier plan : celle de l’Egypte de Ramsès II dont la contre-offensive militaire préfigura celle de la Russie contemporaine. Après s’être combattus lors de la bataille de Qadesh (1274 av. J-C), Égyptiens et Hittites finirent par trouver un compromis.

hittites

La permanence des complémentarités géopolitiques comme des lignes de fractures pourrait relever de l’effet d’optique si elle n’était corroborée par l’empilement des fortifications sur des micro-territoires circonscrits. Négliger l’archéologie de ces espaces revient par conséquent à s’interdire toute capacité à contrer efficacement l’Etat islamique. Vladimir Poutine, qui l’a bien compris, pourra préparer ses prochaines opérations cartes en mains, tout en fumant tout à son aise les cigares du Pharaon.

Le burkini, un coup de poignard dans notre imaginaire

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(Photo : SIPA.00766561_000001)
(Photo : SIPA.00766561_000001)

La plage a pris, depuis qu’elle a été mise à la mode au début du XXème siècle, une importance considérable dans l’imaginaire occidental et spécialement français. Les « trains de plaisir » de 1936 l’ont fait découvrir aux masses laborieuses du Front populaire, Mai 68 l’a trouvée sous les pavés du Quartier latin, la mairie de Paris transforme chaque année à grands frais les quais en station balnéaire. Nombre de films ont pour cadre le joli sable au bord des flots qui procure tant de bonheur et tant d’émois, de La Plage de Danny Boyle aux Petits Mouchoirs, très utiles quand on pleure sur la médiocrité du cinéma français actuel.

La dénudation des baigneurs sur la plage n’est pas du tout le geste anodin qu’on pourrait croire. La nudité a terrassé chez nous la pudeur, chrétienne ou bourgeoise,  au terme d’un processus tout à fait logique. Se mettre nu devant les flots, ce n’est pas seulement affirmer sa liberté, c’est aussi se dépouiller des conventions et oublier les catégories sociales puisque entre un PDG et le plus modeste de ses employés en maillot de bain la différence s’efface. Les différences politiques et la plupart des différences religieuses ne se voient pas davantage : la plage impose une trêve aux oppositions qui pourraient nourrir des conflits, la plage est un lieu de paix. Les femmes et les hommes diffèrent bien sûr au premier coup d’œil, mais les unes et les autres estiment qu’ils ont le même droit à une place au soleil, et la même part de peau à lui offrir, pour peu que ces dames enfilent un monokini.

On pourrait ricaner de cet hédonisme occidental enduit de crème solaire et dénué de spiritualité, et on aurait grandement tort. De même que les Grecs de l’Antiquité furent selon Nietzsche « profonds à force d’être superficiels », la symbolique de la dénudation sur la plage est beaucoup plus riche qu’il n’y paraît. Se déshabiller devant la mer, c’est rechercher (sans le savoir, évidemment) une innocence paradisiaque puisque la nudité était la tenue vestimentaire imposée par Dieu à Adam et Eve. Se déshabiller devant la mer, c’est revendiquer l’amitié d’un Dieu aimant qui n’est pas encore punisseur. Pas le moindre bout de tissu pour gêner le rayonnement de l’amour de Dieu sur ses créatures. En ce sens, on peut dire sans paradoxe que le nudisme est l’une des activités humaines les plus chargées de spiritualité, et que la nudité totale est le terme logique de la dénudation à l’occidentale. Les ascètes de l’hindouisme qui s’assemblent en foules impressionnantes pour la Kumba Melah au confluent du Gange et de la Yamuna  nous rappellent que se mettre nu, c’est aussi  se dépouiller des vanités de ce monde.

Se déshabiller devant la mer, c’est aussi revendiquer l’amitié et la proximité du monde. Pas le moindre bout de tissu pour empêcher le vent, le soleil et la mer de me toucher. « Elle est retrouvée, quoi ? L’éternité. C’est la mer alliée avec le soleil », nous dit Rimbaud. Or quelle meilleure métaphore de l’éternité qu’un coucher de soleil admiré depuis la plage de Soulac ou celle de Malibu (je choisis à dessein des plages tournées vers l’Ouest) ?

Se déshabiller devant la mer, même pour celles et ceux qui ne ressemblent pas vraiment à la Vénus de Milo ou à l’Apollon du Belvédère, c’est affirmer à la suite de la statuaire grecque que le corps humain est beau, que son effacement sous les vêtements est une absurdité esthétique. Son dévoilement n’est pas une exhibition, c’est au contraire mais une ostension de la dignité humaine et du prix inestimable de chacun des corps humains.

La Bible nous parle de la nudité paradisiaque, les statues grecques nous parlent d’humanisme, et pour compléter ce cocktail fondateur de l’Occident, on pourrait ajouter que la pudeur chrétienne n’a jamais été si intraitable que cela. Beaucoup de peintres fort chrétiens et fort homosexuels ont exalté en même temps leur foi et leur orientation sexuelle en peignant de beaux et jeunes saint Sébastien nus et percés des flèches d’un amour à la fois mystique et charnel. Et ce n’est pas renier l’amour du Christ que de dire que certaines représentations de sa nudité sur la croix lui donnent de jolis pectoraux et de jolis abdominaux. Bref, les relations du christianisme et de la nudité occuperaient des bibliothèques de thèses (des millions de mégabits), celles d’une autre religion centrée plus à l’est tiennent en une courte et sèche phrase de condamnation (½ bit).

Autre chose. Les Anglo-Saxons qui ricanent de cette polémique franco-française et se scandalisent de voir des policiers verbaliser à Nice certaines femmes dans certaine tenue feraient bien de méditer sur le troisième terme de la devise républicaine, « fraternité ». La citoyenneté française est plus exigeante parce qu’elle est plus généreuse. Quel citoyen de Manchester d’origine britannique se sent moralement obligé d’éprouver de la fraternité envers les citoyens d’origine pakistanaise de sa ville ? Aucun, je présume. La réception dans la nationalité française implique que l’on demande au nouveau frère de ne pas afficher tout à coup sa différence par une tenue exotique. Que cette conception française de la nationalité soit peut-être utopique et finalement dangereuse, c’est un autre problème. En attendant, on peut dire que la polémique sur le burkini est tout ce qu’on veut, sauf frivole et inutile.

Burkini, par magazinecauseur

Bienveillant comme un juppéiste en campagne

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Chatou le 27 août (Photo : SIPA.00769471_000026)

Un sentier bordé d’une végétation sauvage et qui longe la Seine, l’église Notre-Dame de l’Assomption qui domine tranquillement le fleuve, quelques villas élégantes du début du vingtième siècle… Chemin faisant, entre la gare RER de Chatou et l’île des impressionnistes où se tient le meeting de rentrée d’Alain Juppé, je pense au si beau film d’Olivier Assayas, L’Heure d’été, et à sa tendre mélancolie. Il ne manque que quelques notes d’Eric Satie et j’achèverais, dans un soupir caniculaire, mon cinéma intérieur.

Ici ou là, à mesure qu’on se rapproche du lieu de l’événement, je croise quelques militants en bermuda, polo de marques et mocassins souples. Pas de doute, nous sommes à droite. Un premier panneau, format A4 indique enfin, et avec timidité, le rassemblement. Aucun bruit au loin, aucune sono furieuse. Quand j’arrive enfin dans le parc qui accueille la réunion, je découvre une pelouse jaunie et déserte, des tables non débarrassées où traînent des assiettes en plastique et quelques restes de paella diversement appréciée.

J’arrive sans doute au pire moment, vers 14h. Le soleil est agressif, il n’y a pas un souffle d’air, les discours n’ont pas commencé, les militants – pour lesquels la journée a commencé tôt – ont trouvé refuge sous des arbres, donnant involontairement à leur rassemblement une allure de fête achevée – avant même d’avoir commencé. Je me dis que c’est un fiasco, et en sentant mon dos noyé de sueur, me revient l’expression désuète : c’est un four ! Je mettrai du temps à corriger cette impression étrange, à découvrir que de bosquets en coins d’ombre, un bon petit millier de militants font une pause au milieu d’un meeting que la météo a transformé en épreuve physique. Un Perrier frais à la main, je vais des uns aux autres, observant de loin le coin presse où, délaissant leurs hôtes, une vingtaine de journalistes semblent transcrire fiévreusement toutes ces propositions pour la France que les ateliers du matin ont dû exprimer, comme il est d’usage dans ces réunions pré-électorales.

Un discours qui n’écorche pas, ne blesse pas, n’électrise pas

J’aborde un couple venu spécialement de Châteauroux. La dame a l’élégance un peu affirmée, revendiquée de qui a fait son chemin dans l’existence et me fait penser au personnage de Marlène, interprété par Nathalie Baye, dans le film de Frédéric Mermoud, Moka. Elle témoigne de sa joie d’être ici « où tout commence enfin ». Persifleur, je propose l’adverbe « timidement » et face à ses beaux yeux étonnés, je précise : « Tout commence timidement, non ? » Elle me rassure d’un bel éclat de rire : « Oh non, vous allez voir ! Il y a les J.A.J. [prononcer comme les J.M.J., et non comme jaja…, ndlr], les Jeunes avec Juppé. Et puis Jean-Pierre Raffarin… »

Une demie-heure après, l’ancien Premier ministre de Jacques Chirac est effectivement annoncé. Dans un gentil sarcasme, le speaker évoque l’homme de la formule virile « la pente est raide mais la route est droite ». Ma voisine pose sa main, à plat, entre gorge et poitrine, puis applaudit frénétiquement. Tel est le charme des réunions de famille où l’ironie des uns n’abolit pas la tendre gratitude des autres, et où tout cela se mêle, instinctivement, superbe, tribal façon « nous nous sommes tant aimés ».

Les fâmeux J.A.J. viendront après en la personne de Marine Cazard, bachelière de 19 ans venue, au micro, déclarer sa flamme au candidat en nous rappelant avec fierté son âge. Elle a la bonne idée de ne pas insister et l’assemblée la remercie de chaleureux applaudissements. Dommage qu’aucun candidat n’ait l’audace d’un « les vieilles avec Juppé » ce qui aurait, à l’évidence, un autre panache, et qui sait ? Une autre vérité.

Vient enfin l’homme du jour, le candidat, celui autour duquel sont réunies toutes ces personnes venues des quatre coins de France. Alain Juppé fait un discours sobre et sérieux, modéré, dont il n’y a pas grand-chose à retenir sinon qu’il n’écorche pas, ne blesse pas, n’électrise pas. Rien de nouveau sous le soleil écrasant de cette fin août. L’affirmation, peut-être un peu trop revendiquée, un chouïa plus communicante que communicative, d’une force tranquille face aux coups bas à venir et aux débats enflammés qui traversent une société française meurtrie.

Tout le monde est le bienvenu… dans la maison du Seigneur

On applaudit fort au message d’apaisement à l’égard de nos compatriotes musulmans, dont – comme chacun sait.. on vous le dit et on vous le répète – l’immense majorité, etc. Pas un mot sur l’angoissant silence de cette majorité silencieuse, à vue de nez peu présente à la réunion, et qui ne demande, nous dit-on, qu’à vivre en paix. Les militants que j’interrogerais après, m’ont semblé plus pressés d’affirmer ce postulat haut et fort, de leur propre place, depuis ce sentiment, très intériorisé, d’incarner l’autorité légitime et qui caractérise la droite et le centre – et quels que soient les démentis que la démocratie et la démographie leur opposent… – que de l’entendre des intéressés eux-mêmes, peuple vivant, réel. De ce point de vue, il y a ceux qui croient, avec Juppé, et ceux qui voudraient bien, ne demandent qu’à croire, mais ne sauraient s’en remettre à la seule espérance. Avec des militants de tous âges (mais pas tout à fait de toutes conditions), nous échangeons là-dessus, dans des discussions serrées. Je comprends à quel point ces primaires de la droite épousent les vrais débats et les clivages du pays.

Mais chez Juppé, on accueille bien les mécréants et les sceptiques. De ce point de vue, les militants sont vrais. Ils ne jouent pas un rôle. Paisibles et tolérants, ils le sont pour de bon. Viendrait-on de Causeur, mensuel qui titra « Juppé, le pire d’entre nous ? », on est tout de même le bienvenu… dans la maison du Seigneur. L’un d’entre eux me demandera même, en guise d’au-revoir, que nous continuions « à décaper ». Les asticoterait-on sur leur irénisme qu’ils ne se démonteraient pas, désireux moins de convaincre que d’accueillir, de maintenir ouverte la porte du dialogue, comme on dit chez nous. Au catholique que je suis, ce message parle, pénétrant. Il m’incommode et me ravit comme une main sur l’épaule non sollicitée. Il sera leur force, et peut-être leur faiblesse, dans cette campagne.

Après avoir discuté avec une vingtaine d’entre eux, je quitte ces lieux comme enveloppé, serein, léger, apaisé – presque malgré moi. Telle est la puissance du groupe qui ne mobilise pas que sur un programme, mais aussi autour d’un inconscient culturel, voire religieux. J’ai cinquante ans et, sur le chemin du retour qui longe la Seine, dans la végétation sauvage, l’ex-scout que je suis a des souvenirs de feux de camp, de serments et de serrements fraternels. Je souris de ces souvenirs, de leur pertinence têtue, subjective.

Je les aime bien ces juppéistes. Ils incarnent cette part généreuse, bienveillante, d’une droite française dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas toujours été indigne. Ils sont cette France qui n’a pas mérité ce qu’on dit d’elle dans les journaux d’ici ou d’ailleurs. Ils sont les miens. Les nôtres. Mais dans le RER qui me ramène à Paris, un bref échange d’amabilités entre voyageurs – dont certains n’entendaient peut-être pas faire partie de cette majorité qui voudrait tant vivre en paix – me rappelle au réel. Adieu feux de camp, bonjour Taser. C’est le propre des dimanches à la campagne (eussent-ils lieu un samedi) et ce qui fait leur enchantement – n’être qu’une parenthèse.

Burkini: pourquoi Vallaud-Belkacem trahit Valls

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valls najat burkini carvounas
Najat Vallaud-Belkacem et Manuel Valls. Sipa. Numéro de reportage : 00754761_000001 .
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Najat Vallaud-Belkacem et Manuel Valls. Sipa. Numéro de reportage : 00754761_000001 .

Jamais, jusque-là, on n’avait entendu la ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem se livrer au moindre écart de langage pouvant donner à penser qu’elle éprouvait le plus petit doute relatif à la politique menée par ses patrons, François Hollande à l’Elysée et Manuel Valls à Matignon. Sage comme une image au premier rang de la classe ministérielle, elle sait pratiquer à merveille la langue de bois version souriante pour vendre au public les mesures, lois et décrets, qu’elle est censée incarner dans les diverses fonctions ministérielles qui lui furent confiées. Son passage comme porte-parole du gouvernement Ayrault a laissé un souvenir mitigé aux journalistes accrédités, qui n’appréciaient que moyennement son style qui ne se permettait pas la moindre variation par rapport au script établi en haut lieu…

Cela donne d’autant plus de relief à sa prise de distance, formulée au micro d’Elkabbach sur Europe 1, avec les déclarations de Manuel Valls soutenant les maires ayant pris des arrêtés anti-burkini sur les plages de leur commune. Pour Najat Vallaud-Belkacem, il s’agirait là d’une « dérive »  attentatoire aux libertés publiques.

La diversité tranquille

Najat, jusque-là, c’est la « diversité » tranquille, bien élevée, loin de la flamboyance d’une Christine Taubira, ou du culot politique et mondain sulfureux d’une Rachida Dati. Depuis quelques années, le courant passait plutôt bien avec Manuel Valls, qui avait appris à la connaître dans le « clan Royal » de l’élection présidentielle de 2007, puis dans les affrontements internes du PS entre Ségolène Royal et Martine Aubry consécutifs à la défaite contre Nicolas Sarkozy. Peu importait alors au Premier ministre que sa pensée politique ne manifeste ni originalité, ni la moindre once d’autonomie dans les domaines de sa compétence  ministérielle, il suffisait qu’elle vende au mieux les idées concoctées dans les cabinets et les administrations. Des «ABCD de l’égalité» à la désastreuse réforme du collège, elle s’applique avec zèle à vendre de la marchandise quelque peu avariée, toujours avec un sourire enjôleur…

Tant de loyauté fayotte se devait d’être récompensée, sous la forme d’un parachute politique de qualité, pour le cas où la présidentielle, puis les législatives de 2017, se révèlent catastrophiques pour la gauche, une hypothèse que le plus optimiste des socialistes ne se permet plus d’écarter. Ayant commencé sa vie politique à Lyon comme petite main de Gérard Collomb, sénateur-maire de cette ville, elle visait, pour atterrir en douceur et rebondir, la circonscription de Villeurbanne, fief socialiste quasi inexpugnable de la métropole lyonnaise. Accordé ! À l’Elysée (où son époux Boris Vallaud exerce les fonctions de secrétaire général adjoint), à Matignon et à Solférino, on trouve l’idée géniale. L’incommode Gérard Collomb, porte drapeau de la « droite » du PS et potentat local depuis des lustres prenant de l’âge, Najat, de son bastion villeurbannais, deuxième ville en population de la métropole, était ainsi positionnée pour reprendre le leadership de la gauche régionale…

Un scrutin très communautarisé

Il est inutile d’ajouter que ledit Gérard Collomb n’apprécia que modérément ce dispositif, le fit savoir, et se déclara soutien indéfectible d’Emmanuel Macron, au point même de caresser l’idée de faire de ce dernier son éventuel successeur ! Au regard du dernier scrutin législatif dans cette circonscription de Villeurbanne, celui de 2012, où la candidate PS Pascale Crozon obtenait 43% des voix au premier tour et 62% au second, l’affaire semblerait bien engagée pour la ministre, en dépit des bâtons que son ex-mentor Collomb ne devrait pas manquer de lui mettre dans les roues.

Sauf que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts du Rhône et de la Saône depuis cette élection de maréchal acquise dans la foulée de l’accession de François Hollande à l’Elysée. La mémoire politique villeurbannaise se souvient de quelques raclées subies par les socialistes lorsque, sur le plan national, le PS est au fond du trou, comme ce fut le cas en 1958, avec la vague gaulliste, et en 1993, lorsque le PS se retrouva réduit à 70 députés sur les bancs de l’Assemblée, et que Villeurbanne envoya le RPR Marc Fraysse siéger au Palais Bourbon. La sociologie politique de la circonscription est particulière : un mélange de vieux fond ouvrier, aujourd’hui majoritairement retraité votant sans défaillir PS ou PS, de bobos attirés par le campus universitaire de La Doua, le plus important de la région, et des quartiers anciennement ouvriers de HLM où dominent les populations issues de l’immigration. A cela il faut ajouter la principale communauté juive de l’agglomération lyonnaise, dont les membres sont bien représentés au sein de la municipalité de gauche (PS, PC et PRG), mais dont le vote lors des scrutins nationaux penche de plus en plus vers la droite pour des raisons liées à la politique ambiguë du PS dans le conflit israélo-palestinien. L’extrême gauche et les Verts, exclus de la majorité municipale, ne feront aucun cadeau à Najat, trop hollandienne à leurs yeux.

Pour compliquer encore l’enjeu de ce scrutin, la candidate LR de la circonscription est l’avocate Emmanuelle Haziza, 32 ans, ancienne collaboratrice de Jean-François Copé, bien implantée à Villeurbanne dont elle est originaire, ce qui va « communautariser » le scrutin à l’excès, vu que Mme Haziza ne cache pas ses attaches avec la communauté juive. Si elle veut sortir de la nasse qui lui est tendue, Najat Vallaud-Belkacem doit absolument mobiliser l’électorat de culture et de tradition musulmane, traditionnellement abstentionniste, ce qui promet une campagne pleine de sous-entendus et de coups tordus. Avec une inconnue, celle de la possibilité ou non du maintien au second tour du candidat FN, en constante progression dans les scrutins locaux depuis 2012, et qui séduit principalement les « petits blancs » demeurés dans les quartiers à majorité immigrés, qui votaient naguère à gauche…

Ce contexte explique, en grande partie, la transgression de Najat, que sa non-élection à Villeurbanne renverrait, pour longtemps, au néant politique. Cela n’exclut pas, bien entendu, qu’elle soit sincèrement persuadée d’avoir raison contre Manuel Valls dans l’affaire du burkini, mais on eût aimé qu’elle manifeste sa différence en d’autres circonstances… Lorsque que l’on accuse les auteurs d’arrêtés anti-burkini de visées électoralistes, il est préférable d’avoir, au préalable, balayé devant sa porte ! Tout cela vaut, naturellement pour la « trahison » d’un autre vallsiste de premier rang, le sénateur Luc Carvounas, qui a tenu des propos similaires à ceux de la ministre de l’Education.

Or, d’après nos confrères du Parisien, l’élu du Val-de-Marne souhaite échanger l’an prochain son siège de sénateur contre celui de député de la circonscription d’Alfortville-Vitry, où le poids des électeurs de culture musulmane est loin d’être négligeable. Dans la débâcle annoncée, c’est chacun pour soi.

Burkini, par magazinecauseur

Grand-Guignol dans la 42e rue

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Bien connu des amateurs de cinéma fantastique et horrifique, Frank Henenlotter n’a pourtant pas été, à ce jour, adoubé par la majorité des cinéphiles comme certains maîtres du genre (Craven, Carpenter, Hooper…). Pourtant, à l’instar de Joe Dante ou de John Landis, il fait partie de ces réalisateurs cinéphiles, biberonnés aux séries B et Z des années 50/60 qui ont cherché, par la suite, à perpétuer cet esprit du cinéma d’exploitation.

En 1982, le cinéaste n’a que 32 ans et signe avec Basket case un beau fleuron du cinéma gore et grand-guignolesque. Henenlotter narre les aventures de frères siamois séparés dans leur enfance. L’un a un visage tout à fait normal tandis que l’autre est une sorte d’entité monstrueuse, homme tronc pourvu de mains griffus et de dents particulièrement tranchantes. Duane traîne donc son frère siamois dans une malle en osier et les deux élaborent un plan pour se venger des médecins qui les ont, autrefois, séparés…

Le film s’inscrit dans la lignée du cinéma d’exploitation gore d’Hershell Gordon Lewis (Blood feast) avec des scènes sanglantes assez marquantes : doctoresse au visage ravagé par des bistouris, corps coupé en deux à la scie circulaire sans oublier la scène assez hallucinante où le monstre tue la petite amie de son frère et la « viole ». Henenlotter en rajoute dans les jets d’hémoglobine et les apparitions de la créature. Avouons d’ailleurs que les effets de « stop-motion » utilisés pour faire bouger le monstre ont un peu vieilli et que la bestiole est plus risible qu’effrayante. Mais l’humour noir est une dimension essentielle du film, à l’image de ce moment où le frère siamois se cache… dans la cuvette des toilettes. Quand il en ressort, on songe d’ailleurs à une scène que l’on retrouvera dans Street Trash puisque la créature a un peu la même tête que le clochard qui « fond » sur son trône. Anecdote amusante : on trouve au générique de Basket case (assistant au son) un certain… Jimmy Muro, le futur réalisateur de Street Trash.

L’aspect horrifique du film, aussi amusant soit-il, n’est cependant pas ce qu’il y a de plus intéressant dans Basket case. Ce qui fait toujours sa force, 35 ans après sa réalisation, c’est l’ancrage réaliste du récit. Henenlotter, à l’instar de Lustig et Ferrara, est un cinéaste new-yorkais adepte des bas-fonds et de la 42e rue. Il nous plonge donc dans l’univers interlope d’un hôtel borgne où l’on croise des prostituées et toute sorte de marginaux.

Ce décor, c’est également celui de Frankenhooker, hilarante variation autour du thème de Frankenstein. Parce qu’il voit un beau jour sa fiancée se faire découper en morceau par une tondeuse qu’elle venait d’offrir à son père, le jeune Jeffrey Franken décide de réfléchir à un moyen de recomposer le cadavre et de lui redonner vie.

Le film débute comme une satire à la Tim Burton de l’existence dans les petites banlieues pavillonnaires. Jeffrey, à l’instar des héros de Basket case et de Brain damage, nourrit une sorte de créature monstrueuse (un cerveau avec un œil) sans que cela ne semble choquer quiconque. De la même manière, sa fiancée prétend qu’elle va épouser… son frère, inscrivant une nouvelle fois le film dans la thématique des liens compliqués du sang.

Mais très vite, le film retrouve l’univers sordide des bas-fonds new-yorkais lorsque le petit provincial décide, pour reconstituer sa bien-aimée, de récolter des morceaux de prostituées. On ne s’étonnera pas, entre parenthèses, que Frank Henenlotter ait intégré la « galaxie Glickhenhaus » (producteur du film) puisqu’on retrouve cet ancrage réaliste dans les rues de la grosse pomme.

Mais contrairement aux thrillers urbains de l’auteur de Blue jean cop, Frankenhooker est un film d’horreur complètement délirant, alliant les caractéristiques criardes du cinéma d’exploitation (érotisme agressif, horreur sanglante…) et l’hommage sincère au grand classique de James Whale La Fiancée de Frankenstein.

Pour récupérer des pièces de choix, Jeffrey invente une nouvelle sorte de crack qui fait littéralement exploser ceux qui en consomment. Comme dans Brain damage, Henelotter file la métaphore sur les effets ravageurs de la drogue pour en proposer une version grand-guignolesque.

Suite aux multiples démembrements des filles de joie, Jeffrey joue les apprentis sorciers et tente d’assembler les morceaux. Là encore, Henenlotter ne recule jamais devant l’humour le plus noir, notamment lorsque son héros lime un pied garni d’oignons ! La résurrection d’Elizabeth donne lieu à des scènes très drôles puisque la comédienne, Patty Mullen, s’en donne à cœur joie dans les mimiques grotesques, quelque part entre la (fameuse) fiancée de Frankenstein et Nina Hagen. L’une des scènes les plus représentatives du cinéma d’Henenlotter est celle où elle se retrouve dans le métro new-yorkais au milieu d’une faune abasourdie. Dans ce court moment, le cinéaste prouve à la fois son penchant coupable pour le Grand-Guignol et l’horreur carnavalesque (sa galerie de prostituées hystériques est vraiment très drôle) mais aussi pour un ancrage réaliste dans les bas-fonds sordides de New-York.

D’une certaine manière, ses créatures monstrueuses sont de la même famille que tous les freaks qui peuplent les rues de la ville : prostituées, drogués, pervers, marginaux, doux rêveurs… Et c’est cet attachement à cette petite communauté de dingues qui fait le prix de l’œuvre délirante de Frank Henenlotter…

Basket case (1982) et Frankenhooker (1990) de Frank Henenlotter, Éditions Carlotta Films, sortie en DVD le 24 août 2016.

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Orage sur Jacksonville en Floride (Photo : SIPA.AP21738120_000002)

Il y a deux manières de lire Sans retour de Matthew Klein, roman noir de facture parfaite qui a déjà le mérite de nous reposer un peu de la mode envahissante du « nature writing » qui gagne aussi la France et qui veut que la moindre histoire policière se déroule dans des décors grandioses et cruels, forcément cruels où des rednecks se massacrent à coup de pelle autour d’un mobile home entre deux lampées de ouisquie plus ou moins frelaté.

La première manière est de le lire comme la chute méthodique d’un homme ordinaire confronté à ses démons et la seconde de voir une critique au scalpel d’un certain capitalisme, l’auteur sachant de quoi il parle puisque Matthew Klein a longtemps été un de ces petits surdoués de la Silicon Valley qui ont créé quelques start-up aussi ingénieuses qu’inutiles où l’on invente des applis pour des smartphones et que l’on revend le tout à un géant de l’économie numérique avant qu’elles ne deviennent obsolètes.

Sans retour raconte l’histoire de Jimmy Thane, ancien cadre dirigeant qui a beaucoup trop bu, beaucoup trop joué et à l’occasion a tâté de la came, passant de son bureau climatisé où il bossait quinze heures par jours aux piaules sordides où on se pique à l’héro et où on fume du crack avec des prostituées maigres aux bras aussi troués que la mémoire. Un soir où sa femme n’était pas là, Jimmy, encore dans les vapes, a finalement laissé son fils de quatre ans se noyer dans la baignoire au lieu de le surveiller. Devenu tricard sur le marché de l’emploi, dévasté par le drame et enfin désintoxiqué, il retrouve une dernière chance en devenant une espèce de redresseur de boites en difficulté pour le compte d’un ancien copain de fac qui s’occupe des investissements d’un fond de capital risque.

Quand il arrive un lundi matin très tôt, sur un parking de Floride devant les locaux de Tao Software LLC, il ne va pas mettre longtemps à comprendre qu’il est face à une mission impossible. Il a sept semaines pour redresser cette entreprise où personne ne bosse plus vraiment, où les projets comme celui d’un logiciel de reconnaissance faciale, s’enlisent  faute de volonté et de compétence. Heureusement, sa femme l’a suivi. Elle est restée avec lui après la mort de leur enfant, ce que Jimmy trouve miraculeux mais ne comprend pas, d’autant plus qu’elle est étrangement distante.

Dans la plus pure tradition du roman noir, Jimmy, homme ordinaire va se retrouver assez vite confronté à des catastrophes en cascades et va peu à peu comprendre qu’on ne lui demande pas de sauver la boite mais plutôt de couvrir du blanchiment d’argent pour la compte de la maffia russe. On craint le pire pour lui d’autant plus que le roman s’est ouvert en prologue sur une scène de torture insoutenable dont on ne connaît pas les protagonistes.

Dans Sans retour si personne n’a l’air de ce qu’il est, y compris Jimmy, et que le lecteur, même habitué au polar, sera complètement surpris par le retournement final, il y a aussi un vrai plaisir à voir comment Matthew Klein peint la vie en entreprise aux Etats-Unis. Il faut lire la scène où se prépare entre Jimmy et un avocat spécialisé le plan de licenciement d’une partie du personnel. On apprendra ainsi, contrairement aux idées reçues, qu’il est plus compliqué de licencier aux USA qu’en France, et encore plus depuis la loi El Khomri. S’il n’y a pas de syndicats et de salariés protégés, il faudra par exemple éviter de licencier trop de Noirs, ou de quinquas, ou de femmes pour éviter les procès systématiques de recours collectif pour discrimination. Et on verra aussi que Jimmy Thane, malgré tout ses problèmes, y compris d’identité, a une certaine lucidité sur le système qu’il sert puisqu’il donne la meilleure définition qui soit des rapports sociaux dans une économie de marché : « S’il existait une bombe à neutrons capitaliste, une arme susceptible de désintégrer les salariés tout en préservant les brevets, les investisseurs n’hésiteraient pas à s’en servir maintenant, au milieu de cette sale de repos. »

La race des seigneurs

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Photo de couverture de "Poupe" de François Cérésa.
Photo de couverture de "Poupe" de François Cérésa.

Les pères d’avant, ceux des Trente Glorieuses, avaient une allure, une ampleur, un parfum d’insolence et de solennité, quelque chose d’inaccessible. Leur classe naturelle nous intimidait autant qu’elle nous fascinait. Leur vocation première n’était pas encore de se substituer aux mères, de les imiter maladroitement ou de respecter les normes (f)rigides de la parité. Le politiquement correct ne régissait pas les rapports dans l’intimité des familles. Tous les caractères pouvaient s’exprimer librement sans susciter l’opprobre et l’indignation. Nous vivions à l’ère des individualités fortes, l’insignifiance était considérée comme un crime impardonnable.

A la sortie de l’école, nous n’aurions pas supporté la vision d’un paternel faussement jeune et singeant une proximité impudique, voire pathétique. Nos pères savaient se tenir dans leurs costumes en flanelle et leurs cravates en tricot. La mode du « papa-copain » forcément irresponsable n’avait pas déferlé sur notre pays. Un bon père, c’était une figure, une légende, un mythe, une muraille dont les failles apparentes nous émouvaient. Ils étaient fermes et enjoués, charmeurs et injustes, on butait, sans cesse, contre eux. Ils étaient notre Eldorado et notre armure. Sans leur protection et leur rigueur, nous aurions lamentablement sombré. Notre destin passerait donc par leur éducation quitte à en baver durant l’adolescence. Cette lutte nous faisait grandir en dépit de ce que pensent les psychologues du compromis et du refoulement. Comment tricher avec des hommes qui liftaient la balle aussi perfidement que Guillermo Vilas, filaient à 200 km/h sur les routes de campagne à la manière de Jean Ragnotti et que dire de leurs silences à la Lino Ventura. Ils nous tétanisaient surtout les jours où le facteur déposait un bulletin dans la boîte aux lettres. Ces pères-là avaient des audaces d’enfants qui ont connu le dénuement. Leurs splendides défauts donnaient du mordant, du cachet, de la flamboyance à leur immense qualité d’âme. Ils ne se comportaient pourtant pas en citoyens modèles, loin de là.

Tant mieux, ils ne nous bassinaient pas avec des théories apprises sur les bancs de la faculté. Leurs gestes étaient sûrs ; leurs paroles rares et leur aura immense. « Poupe », le père de François Cérésa faisait partie de cette génération d’Italiens qui, à force de travail, s’était taillé une place au soleil dans une société française pourtant si inégalitaire. Comme tant d’autres enfants d’immigrés, il avait redonné du lustre à la France d’après-Guerre sans pleurnicher. « Mon père adorait les travaux » martèle Cérésa pour montrer cette force inébranlable, cette foi dans la construction. Ces Italiens ont réussi à monter des boîtes à faire pâlir d’envie une promotion d’HEC pétrie de technicité et de mollesse d’action. Ils n’ont pas compté leurs heures et ne se sont jamais pris pour des victimes. Ils avaient le sens de l’honneur et du devoir, une époque décidément révolue. On se demande parfois de quelle planète ils venaient. En quittant l’école juste après le certif’, ils écrivaient sans faute, calculaient au centième près et leur niveau de culture générale donnerait aujourd’hui des complexes aux palanquées de BAC + 6, 7 ou 8 ! Face à ces géants, « nous sommes des avortons » déplore Cérésa, fils à jamais inconsolable. Poupe aux Editions du Rocher est une splendide stèle littéraire à ce héros anonyme disparu à un âge respectable. La douleur se moque du nombre des années. Un récit plein de larmes et d’allégresse à l’image de son auteur, indomptable combattant, journaliste ombrageux et nostalgique.

On aime le style fulgurant de Cérésa. Il cogne sans relâche. Son désespoir, il ne le susurre pas, il le crie avec une virtuosité sans égal. Comme souvent dans ses livres, il ne se donne pas le beau rôle, il charge sa barque pour faire briller celle de « Poupe », vedette hors-concours. « Il existe plusieurs vies. La première, c’est l’enfance. On ne s’en remet jamais » écrit-il dans un élan de tendresse. En cette rentrée littéraire, il faut absolument lire ce témoignage poignant, une façon de nager au-dessus du cloaque ambiant. Qui refuserait de jouer au tennis avec son père, d’apprendre à skier, de partager sa passion pour les ténébreuses Lancia, de manger, de boire, de rire, d’apercevoir l’ombre de Boudard, Nucéra et même celle de Jean Daniel ? Nous sommes tous des enfants tristes.

Poupe, François Cérésa, Editions du Rocher (sortie le 1er septembre).

L’Europe des damnations

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Philippe Curval (Photo : Jean-Luc Vallet)
Philippe Curval (Photo : Jean-Luc Vallet)

En France, contrairement à ce qui se passe dans le monde anglo-saxon, la SF n’a jamais baigné dans l’optimisme prométhéen de pères fondateurs tels que van Vogt ou Asimov. Au contraire, la technologie a toujours été considérée avec méfiance comme dans Ravage de Barjavel qui, en 1943, imaginait notre monde plongé dans une immense catastrophe après la disparition de l’électricité. Dans les années 1960 et 1970, la SF française se distingue même par une véritable acuité politique qui transforme le genre, comme le néo-polar de Manchette à la même époque, en une littérature de critique sociale tirant avec insistance des sonnettes d’alarme sur des cauchemars possibles, voire probables. Que l’on songe à Jean-Pierre Andrevon par exemple, Michel Jeury ou encore Gérard Klein. Philippe Curval appartient à cette mouvance : on réédite aujourd’hui en un seul volume, sous le titre L’Europe après la pluie, trois romans – Cette chère humanité, Le dormeur s’éveillera-t-il ? et En souvenir du futur – qu’il consacra entre 1979 et 1983 à l’avenir de notre cher vieux continent.[access capability= »lire_inedits »]

C’est une très bonne idée de la part des éditions La Volte que de remettre à notre disposition, à plus de trente ans d’écart, cette vision éminemment prophétique, sous ce beau titre emprunté à une toile de Max Ernst. Il est vrai que Curval se sent, comme beaucoup d’auteurs de SF, l’héritier d’un surréalisme qui colore son écriture et fait de son récit dense et complexe un mauvais rêve auquel on est obligé de croire, envoûté par la multiplicité de détails saisissants ou amusants : armes neurologiques invisibles qui transforment le réel en kaléidoscope mental pour protéger nos frontières ou manie des élites de collectionner les objets les plus dérisoires du monde d’avant, quitte à dépenser des fortunes pour une conserve de petits pois particulièrement rare.

On pourra trouver un peu moins judicieuse l’initiative d’avoir confié la préface à Jean Quatremer qui tire le travail de Curval vers ses propres obsessions européistes. C’est oublier que Philippe Curval, à 86 ans, continue de se définir comme un libertaire, et que dans son « Marcom », il critique une société fermée, certes, mais surtout inégalitaire où certains peuvent vivre, penser, aimer, lire sept fois plus longtemps grâce à des cabines de « temps ralenti » qui équipent de luxueux logements hypersécurisés.

L’Europe du Marcom, selon Curval, au début d’un XXIe siècle qui n’a donc pas connu la chute du Mur ou la fin de l’URSS, est limitée à 13 États. Elle a chassé de son territoire tous les étrangers et vit repliée sur elle-même, économiquement et physiquement coupée du reste du monde. « Le fait était intervenu brutalement : toutes communications par voies aériennes, maritimes ou terrestres avaient été interrompues sans avertissement préalable ; un réseau de défense automatisé d’une sophistication extrême avait été mis en place ; le système en était si perfectionné qu’il n’y avait pas d’exemple connu d’un homme qui l’ait déjoué totalement. Le Marcom était, depuis vingt ans, un monde clos, secret, mystérieux : un grisé sur la carte de la Terre. » Autant dire la Corée du Nord mais version high-tech et avec un marché intérieur florissant…

Cela empêche, en principe, toute intrusion sur son sol, notamment celles des habitants de la ligue des « payvoides », les anciens pays en voie de développement. À l’intérieur de cet espace orwellien, tout et tout le monde est sous contrôle. Les enfants sont enlevés à leurs parents pour être élevés loin d’eux, les aléas météorologiques sont contrôlés, « une coupole invisible protégeait la station balnéaire de Royan des incertitudes du climat », la circulation a lieu sous terre dans de longs tunnels, de sorte que les villes ressemblent désormais à « d’étranges déserts urbains » où rôdent en bandes quelques marginaux sur « le réseau des autoroutes abandonnées, le dangereux domaine des parias, des fous et des révoltés de tous bords » et notamment des Nocturnes qui recherchent avant tout à communiquer comme avant, sans l’intermédiaire de machines.

On sera pour notre part davantage sensible à l’intuition de Curval qui décrit la vie européenne sous le signe d’un cyberautisme généralisé, assez visible aujourd’hui pour qui demande un renseignement à quelqu’un dans la rue et voit d’abord son interlocuteur retirer une oreillette avant de commencer une éventuelle conversation. Les habitants du Marcom, si proches en cela de l’UE, vivent de façon toujours plus solitaire. Leurs appartements aveugles sont le microcosme de tout le territoire européen, lui-même devenu hermétique.

Autre intuition de Curval, c’est la manière dont l’État, faute d’intervenir sur un plan collectif pour assurer la cohésion sociale, s’immisce dans l’intimité et impose des règles de vie toujours plus strictes où toutes les situations de l’existence sont réglées par des permis, jusqu’à l’hygiène corporelle contrôlée par la police ! Si au Marcom « l’inviolabilité des frontières était un dogme essentiel », l’État quant à lui pénètre d’autant plus violemment la vie individuelle qu’une technologie de pointe, sous couvert d’assurer le confort et la sécurité, en permet le contrôle. Des déplacements à la procréation, tout est soumis à autorisation préalable. Votre inconscient lui-même ne vous appartient plus et l’empreinte biologique de votre cerveau doit être vérifiable à tout moment.

Ceux qui contestent le système sont envoyés au Camp, une vaste zone-prison interne au Marcom. C’est, au sein de l’Europe, l’insertion géographique délibérée d’une région où en l’absence de la moindre règle, la liberté individuelle est absolue. Le chaos et la violence qui y règnent doivent convaincre les détenus du bien-fondé du système et les conduire à demander eux-mêmes leur réintégration. D’autres peuvent consulter des « oniromanciens » ou montreurs de rêves, seul groupe pseudo-religieux autorisé au Marcom, qui dans les cryptes des anciennes mosquées explorent l’inconscient pour permettre de visualiser les rêves comme au cinéma, et ce dans une société qui a calibré et colonisé l’imaginaire lui-même.

Dans la grande tradition du roman d’aventures mâtiné de conte philosophique, des personnages vont tenter de passer les frontières, toutes les frontières. Tout le mérite de Curval, dans L’Europe après la pluie, est de montrer qu’il n’est pas de sauveur suprême. Même l’écologie, dont les auteurs de SF de cette époque furent les pionniers, est montrée comme une dictature impitoyable où l’énergie solaire provoque des ravages qui valent bien ceux du nucléaire. Dystopie poétique et désespérée, voilà un grand livre miroir pour les Européens d’aujourd’hui. Le reflet qu’ils y apercevront n’est peut-être pas aussi déformé qu’ils pourraient le penser.[/access]

L’Europe après la pluie, Philippe Curval, La Volte, 2016.