Perdue dans un sous-bois du Lot, la chapelle de Maraden abrite un chef-d’œuvre: une fresque de Miklos Bokor, artiste juif hongrois rescapé des camps de la mort. Sous ces voûtes romanes, il a peint l’histoire biblique et l’horreur de la Shoah. Grâce à la mobilisation des élus locaux, ce monument ignoré est en passe d’être sauvé. Reportage.
Entre le village de Martel et les Quatre-Routes, dans le Lot, au bout d’une montée caillouteuse, invisible pour ceux qui ne la cherchent pas, se dresse la chapelle de Maraden. Le peintre Miklos Bokor, juif hongrois rescapé des camps de la mort, s’était installé tout près, à Floirac. Dans les années 1994–1995, il s’était mis en tête de travailler dans une chapelle. C’est son maçon, Monsieur Oubreyrie qui trouva une chapelle abandonnée appartenant à une famille de sa connaissance. Dans les ronces, la petite église romane du xiie siècle de 12 mètres de haut, 15 mètres de long et cinq mètres de large. La nef est éclairée à ses deux extrémités par deux fenêtres hautes et étroites. Au sol, creusé dans la roche, un ancien autel funéraire.
Dès qu’il y entre, l’artiste sait que c’est son lieu, que sur ces murs, il peindra ce qu’il doit peindre. Il l’achète en 1996 avec l’aide du musée Jenisch de Vevey. Le maçon était le père de l’actuel maire de Martel, Yannick, qui se souvient avoir aidé son père à la restauration de la nef et à la réfection d’une partie du toit en lauzes. Jeune homme à l’époque, Yannick montait l’eau et le sable à « Monsieur Bokor » pour faire ses couleurs. Il travaillait dur, précise-t-il, c’était un grand bonhomme, sombre et taiseux. Des années après, Yannick Oubreyrie est en première ligne pour sauver la création de Miklos Bokor.
Quand le peintre achète la chapelle, son œuvre est déjà immense. Des centaines de tableaux sont exposés çà et là. Une peinture sur le motif commencée en Hongrie, des figures de paysans et des paysages, car la nature le calme de ses profonds tourments. Ses parents, sa famille et lui-même ont été déportés à Auschwitz, comme la plupart des juifs de Hongrie à partir de 1944. Il avait 17 ans. Sa mère a été assassinée à Auschwitz, son père à Bergen-Belsen. Lui a été transporté de camp en camp jusqu’à Theresienstadt d’où il a été libéré. Il passe ensuite deux ans à l’hôpital. Il s’ennuie. Il dessine. Il reste en Hongrie jusqu’en 1956 puis visite la France.
En 1960, après la mort de son premier fils, il s’installe définitivement à Paris. Il se remarie et a un second enfant, Michel.
Il rejoint la Ruche, dans le 15e arrondissement, et se lie à des artistes. Il expose avec Zoran Mušič, rencontre Paul Celan, échange avec Yves Bonnefoy sur la réalité de l’existence et du vivant, écrit un livre avec le psychanalyste Paul Wiener, hongrois comme lui, « pour en finir avec Hitler[1] », où se pose la question du monstrueux en termes psychotiques. Une autre question termine le livre : quel peut être l’apport des survivants ?
Certains de ses grands tableaux montrent des silhouettes humaines qui chutent, annonçant, tout comme leurs titres, son futur chef-d’œuvre : Qu’avons-nous fait ?, Un homme peut-être ?…
Il découvre le Lot et y achète une maison. Dorénavant, Bokor se partage entre son atelier parisien et Floirac.
Nous sommes sur le causse de Martel. Un pays de pierres et de chênes, une terre rocailleuse, calcaire. La grotte de Pech Merle n’est pas loin, comme celle de Roucadour, qui recèle les figurations pariétales des premiers hommes du Quercy. Cette terre préhistorique, où l’humanité se raconte depuis son origine, est propice au projet de l’artiste. Il veut puiser dans cette force universelle pour inscrire à son tour son empreinte, tout aussi universelle.
À plus de 70 ans, Bokor apprend la technique de la fresque et invente son propre langage. Raphaël Daubet, sénateur du Lot, se souvient de l’atelier du peintre : des cailloux, des galets de toutes formes… Il visitait souvent les Bokor, dont il connaissait le fils. Ensemble, ils allaient pêcher, chasser, cueillir des champignons… Un jour son ami lui a fait découvrir une merveille, cette fameuse chapelle que son père ne montrait à personne. De l’extérieur, Raphaël a vu quatre murs de pierres rustiques bâtis à l’argile et envahis de lierre. Il évoque ce moment dans un magnifique recueil de nouvelles[2] : « Michel tourna la clef dans l’énorme serrure et poussa la lourde porte en chêne, puis me fit signe d’entrer. Le chef-d’œuvre de son père était stupéfiant. J’étais saisi d’effroi. » Avec sa fresque, Bokor a ajouté une couche supplémentaire à l’humanité, affirme le sénateur. « Il continue la préhistoire, on trouve sur cette terre du sable ocre qui, mélangé à la chaux, fait comme un pigment préhistorique. »
Le sénateur Daubet fait également partie des sauveteurs.
Personne ne sort indemne de la visite
Pendant quatre ans, seul entre quatre murs, il laisse ses mains le guider, inventer un langage de formes, de vides, de traits.
Tous les visiteurs rencontrés expriment la même sidération. La Spirale de l’Histoire, titre de la fresque, se lit de droite à gauche, comme l’hébreu.
Sur le mur de droite en entrant, récit de la période biblique : l’Exode, la sortie d’Égypte, Jacob, Abel et Caïn, Amalek, le sacrifice d’Abraham, etc.
En face, sur le mur nord, la Shoah, mot que l’artiste n’a jamais employé. Il disait « ce qui s’est passé ».

Le vertige naît de ce que les murs, celui de la Bible et celui de la Shoah avancent d’un même mouvement, donnant une sensation de continuité et de vie. « Baharta bahaim », enseigne la Torah, « tu choisiras la vie ». Malgré l’horreur, c’est ce qu’a fait Bokor. Toujours habité par les mêmes lancinantes questions : comment créer après la Shoah ? Comment dire l’anéantissement ? Comment réhabiliter l’homme ? Il dit à Yves Bonnefoy : « Longtemps j’ai perdu la définition de l’homme… il me paraît à nouveau que l’essentiel de l’art, ce doit être d’inscrire cet humain dans son siècle. » Cependant Bokor ne veut pas témoigner, ne peint pas avec sa tête, ne réfléchit pas. C’est au-delà. « L’humanité est menacée, rien ne sert de décrire, il faut toucher au plus profond », confie-t-il encore à Bonnefoy. Il choisit la métaphysique pour aller à ce plus profond et au plus haut.
Ses mains
Avant d’entrer, il y a la porte. Deux mains sortent d’une plaque d’airain, paumes tournées vers le visiteur. Ce sont celles de l’artiste, coulées par le forgeron. Elles rappellent la bénédiction des Cohen, les prêtres, qu’on trouve sur des tombes juives. L’écartement des doigts forme les trois barres de la lettre hébraïque shin, dont est dérivé un des noms de Dieu – Shaddai. Bokor le savait-il ?
Comme l’écrit Raphaël Daubet, on est saisi « d’effroi en pénétrant dans la chapelle, c’est un foisonnement de membres, de fémurs, de troncs. Une foule de squelettes désarticulés. Des silhouettes décharnées, levant les bras au ciel, hurlant… » La fresque peinte sur les murs, du sol au plafond, est un vertige d’incisions plus ou moins profondes, de lignes blanches verticales, obliques, horizontales. Une foule en marche obsédante. Du blanc, de l’ocre, du gris, parfois du bleu. Au sol, Bokor a fait du rocher qui tenait lieu d’autel une sépulture symbolique pour ses parents et son fils. Elle est aujourd’hui protégée par une vitre. Il faudrait des pages et des pages pour raconter cette œuvre. Elles ont été écrites par Saralev Hollander, qui a suivi « ces chemins anéantis où nous ne cessons d’aller », titre de son magnifique livre sur Miklos Bokor[3]. Oui, il faut aller avec ce qui a été anéanti. Bokor ne cherche pas à reproduire mais à « réhabiliter la dimension de l’homme dans l’espèce humaine », explique-t-elle. Ici, seulement des corps humains, nulle représentation d’objets, sauf un bonnet, celui que Bokor a lancé à son père à Auschwitz pour qu’il se couvre. « Autzen ab ! » (« Enlevez les bonnets ») : hurlaient les gardiens pendant le comptage. Douleur indicible, Miklos n’a jamais revu son père après ce geste gravé là, dans la pierre, tout comme la silhouette de ses parents, de dos, sur un petit mur d’au revoir, près de la porte, en sortant. Inoubliable.

Le sauvetage
Miklos Bokor meurt en 2019. Son fils, puis sa femme le suivent peu après. En 2023, il n’y a plus d’héritiers directs. La chapelle revient à des petits neveux et nièces qui la mettent en vente au prix de 500 000 euros, prix fixé en fonction de la cote des tableaux de l’artiste. Des fuites sont repérées dans le toit en lauzes. Le chef-d’œuvre risque d’être endommagé. Il faut agir au plus vite. Les héritiers font bâcher la toiture pour 15 000 euros.
Mais une mobilisation s’organise. Pas question de vendre la chapelle à des particuliers ! Le sénateur, le maire et d’autres, des amis de Bokor montent au créneau, alertent la presse et la préfète qui se rend sur les lieux. Autre défenseur de l’œuvre, Charles Soubeyran, critique d’art indépendant, laïque et universaliste, vit là depuis des décennies. Bourru derrière la pipe qu’il ne lâche pas, c’est un acteur important de la vie culturelle de la région. Il crée un collectif et envoie une pétition à la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak, soutenant que la chapelle s’inscrit dans une démarche très ancienne de dénonciation des horreurs de la guerre, comme certaines œuvres de Goya ou le Guernica de Picasso. Grâce à sa notoriété et celle de Raïssa Blankoff, ancienne journaliste et voisine – et, me semble-t-il, la seule juive rencontrée dans cette histoire –, quelques signatures prestigieuses figurent sur la pétition.
Le sénateur Daubet prend notamment attache avec la DRAC (direction régionale des affaires culturelles), le département du Lot et le Mémorial de la Shoah. Sans succès. Des controverses éclatent. Tout le monde a son idée sur l’avenir de la chapelle. Raphaël Daubet n’en démord pas : elle doit appartenir à la collectivité. « Après le 7-Octobre, il est impératif de faire classer la fresque de Bokor au patrimoine national », affirme-t-il. Le maire de Martel, Yannick Oubreyrie, n’en pense pas moins et s’acharne à convaincre son conseil municipal : la chapelle doit appartenir à la commune. Reste à convaincre les héritiers d’abandonner ce prix exorbitant de 500 000 euros. Finalement, les bonnes nouvelles s’enchaînent : Cauvaldor, la communauté de communes, accepte d’être coacquéreur, le prix est fixé à 66 000 euros et le classement au patrimoine national est accepté. La chapelle de Maraden de Miklos Bokor est sauvée grâce à la volonté de quelques-uns, contre l’indifférence ou la bêtise d’autres. Fin septembre, une cérémonie émouvante a réuni au Sénat les responsables du patrimoine et les élus de Martel et du Lot. Il s’agit désormais de faire connaître la chapelle pour financer son entretien. « Nous prévoyons de reproduire la fresque pour l’adosser au musée de Martel, au risque d’atténuer, c’est vrai, la force émotionnelle du lieu quand on est dedans, déclare Yannick Oubreyrie. Nous détenons un chef-d’œuvre, nous le ferons visiter à de petits groupes, notamment de collégiens, ou pendant les Journées du patrimoine, mais pas question de voir débarquer des cars de touristes ! »
Qui sait, peut-être que dans quelques générations, le monde entier connaîtra La Spirale de l’Histoire, ce tatouage funeste de la Shoah qu’un artiste juif revenu des camps a imprimé sur les murs à la manière des hommes préhistoriques.
Pour faire un don à la chapelle de Maraden : « Chapelle de Maraden à Martel », fondation-patrimoine.org.
[1] Miklos Bokor, Paul Wiener, Peut-on en finir avec Hitler ?, L’Harmattan, 2010.
[2] Raphaël Daubet, Vieux pays, Toute Latitude, 2025.
[3] Saralev H. Hollander, Miklos Bokor, la fresque de Maraden : par les chemins anéantis nous ne cessons d’aller, Meridianes, 2022.















