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Les déliaisons dangereuses


Photo : DR

Perruque poudrée et visage fardé, il avance masqué, poussé par le désir irrésistible d’emporter la victoire escomptée. Il fait encore un pas, il lui suffit encore d’un souffle, d’un mot et le corps désiré, drapé dans la vertu, s’effondre pourtant dans un élan de faiblesse amoureuse. C’est le triomphe du libertin. Prise dans les insoupçonnables et fatals stratagèmes de la manipulation sentimentale, sa victime est conquise. Ce ballet des corps qui se retiennent ou qui se livrent, qui composent ou qui se décomposent, qui dominent ou qui s’abandonnent, dans un froissement de tissus ou suivant le tracé d’une plume sulfureuse, revient hanter la mémoire du spectateur qui avait été séduit par la virtuosité du duo Glenn Close et John Malkovich, interprétant le couple de libertins le plus célèbre de la littérature : la machiavélique Marquise de Merteuil et le redoutable Vicomte de Valmont.

Même si John Malkovich répète que ça fait plus de vingt ans qu’il n’a pas vu le film de Stephen Frears, il semble pourtant avoir été à tout jamais marqué par la scène finale où la Marquise démasquée, publiquement humiliée, se démaquille devant son miroir, laissant couler sur son visage, pas encore défiguré par la petite vérole, les larmes de son orgueil bafoué. Ce geste d’effacement, rendu inoubliable par la tension palpable que seule la présence charismatique de Glenn Close était parvenue à faire ressentir, a visiblement frappé John Malkovich. Lui aussi, il démaquille la blancheur du masque hypocrite, mais moins pour dissimuler la noirceur du vice que pour peinturlurer d’un rouge clownesque le visage des acteurs de cette tragédie devenue, sous sa direction, une caricature outrancière et faussement subversive du jeu libertin.
Comme la guerre en dentelle est bien trop ringarde pour être encore jouée en costume d’époque, Malkovich met en scène, sur les planches du Théâtre de l’Atelier, une version kitch des Liaisons dangereuses qui repose sur les techniques éculées du théâtre contemporain avec un anachronisme qui dépoussière et un grotesque qui ridiculise.

Ainsi, les loques disparates du style vestimentaire du XVIIIe siècle se greffent sur des déguisements dignes des pires soirées à thème. Un Valmont, accoutré comme le cow boy des anciennes publicités Marlboro et une Merteuil, au look d’une entraîneuse de boite échangiste, paradent, comme s’il s’agissait d’un défilé du « libertin pride ». Toutefois, cette amazone du cul n’a ni fouet ni menotte. Elle porte simplement un jean noir recouvert par le panier de la robe sans la robe dont la structure est incomplète.
Parce que Malkovich préfère déstructurer au lieu de transposer. Il prend plaisir à s’enfoncer dans le délire du mélangisme bigarré d’un no man’s land historique, où l’esprit cool du modernisme libertaire avilit l’esthétisme aristocratique. Ainsi, le Chevalier de Danceny, en vrai djeune, a droit au gilet brodé et au bonnet de rappeur. Puis, pour rajouter au mauvais goût, Malkovich verse dans le « pan pan cucu », mais sans chapeau pointu, en s’amusant à jouer avec d’absurdes stéréotypes bien trop prévisibles pour y voir une once d’originalité. Ainsi, l’ingénue Cécile de Volange ne peut que faire virevolter son tutu rose, la sucette Chupa-chups n’étant pas très loin !

Mais alors qu’on s’attendrait à entendre la voix aigue de Madonna s’égosillant à chanter Like a virgin, Malkovich se prend pour Jean-Luc Godard et la musique du Mépris s’élève religieusement dans la salle, comme si le remord de présenter une adaptation aussi médiocre retentissait dans la mélodie si élégiaque. Ou bien alors c’est à se demander si ce recours au dolorisme musical ne serait pas simplement utilisé pour faire ressentir l’émotion que les acteurs sont bien incapables de communiquer.
Enfin, le détail choc qui remporte la palme du n’importe quoi, c’est bien évidemment l’apparition de la sacro-sainte tablette Ipad. C’est la botte secrète de Malkovich dévoilée sur toutes les affiches de la pièce. Le papier est remplacé par l’écran, la lettre par l’email, le billet par le texto comme si l’immédiateté de la correspondance numérique ne bouleversait rien.

Mais le plus surprenant c’est que Malkovich semble confondre le suivi d’une correspondance qui implique l’échange avec un ou plusieurs destinataires avec la tenue personnelle d’un journal intime. Alors que Laclos établit un subtil parallélisme entre l’éducation sexuelle et l’art de correspondre, à aucun moment le spectateur ne voit Danceny et Cécile lire ou écrire. Seul Valmont fait joujou avec son Ipad. Certaines féministes y pourraient d’ailleurs voir le signe d’un phallocrate vindicatif souhaitant minimiser le rôle central de la Marquise l’ultime détentrice des filets de la manipulation perverse !Et au-delà de ce contresens s’ajoute la profanation puisqu’en infantilisant les armes de la séduction, Malkovich discrédite la puissance de l’écrit.

L’apparition de l’Ipad se fait au moment de l’entrée en scène de la courtisane, Émilie, qui débarque simplement revêtue d’un simple voile noir transparent. Double effet de surprise, double pseudo outrage ! C’est la fameuse scène où Valmont se sert du dos de sa maîtresse comme pupitre pour rédiger la lettre à Mme de Tourvel, où les élans de son cœur sont décrits avec les mêmes mots que les élans de son corps. L’érotisme des deux corps lovés, partiellement recouverts d’un drap dont les plis suggèrent l’ardeur de l’amour consommé, fait place à l’étalage vulgaire de la baise mécanique qui mériterait un Hot d’Or.

Malkovich a donc perdu toute la finesse de son rôle de séducteur pour adopter la lourdeur du metteur en scène contemporain, croyant heurter la pudibonderie d’apparat des bonnes âmes en faisant comme si la pudeur était toujours la norme dans notre société du déballage à tout va.



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