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Le crépuscule des Etats sans nation


Le crépuscule des Etats sans nation

La Syrie, un Etat sans nation comme tout le Moyen-Orient sauf Israël

« La nation, comme l’individu, est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouement. »
Ernest Renan

Sanglantes, les révolutions arabes, que le monde occidental saluait encore récemment, témoignent de l’absence d’unité du monde arabo-musulman et de la brutalité dont font preuve ses dirigeants. En Tunisie, le « changement » vient d’aboutir à l’agression de plusieurs Français, y compris d’un parlementaire de confession musulmane ; en Libye, nous avons appris l’assassinat de l’ambassadeur des Etats-Unis et de plusieurs diplomates américains. Au Proche-Orient, les révolutions attestent que le glas a sonné pour les Etats sans nation, artificiellement créés par les puissances européennes au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Shmuel Trigano écrivait très justement que les médias sont dans l’inexactitude lorsqu’ils affirment que le dictateur syrien, Bachar al-Assad, massacre « son peuple ». La nation syrienne n’a jamais vu le jour. Alaouite, Assad est, en réalité, en lutte contre des peuplades rivales. De multiples communautés composent la Syrie : les Alaouites, les Sunnites, les Chiites, les Kurdes, les Bédouins et les Druzes. Il en va de même au sein du Royaume de Jordanie où habitent, sous la tutelle de la monarchie hachémite, Arabes de Palestine, Sunnites et Bédouins. C’est aussi le cas de l’Egypte où dix millions de Coptes vivent désormais sous l’oppression des Frères musulmans et du Liban, peuplé de diverses composantes ethniques et religieuses en conflit permanent. L’Irak est également divisé entre Chiites, Kurdes, Sunnites et Chrétiens orientaux. En définitive, le seul Etat-nation de la région est Israël. Etabli en 1948, il revendique aujourd’hui son héritage culturel tout en se positionnant sur la scène internationale en tant qu’Etat souverain.

Exit les humanités classiques !

Initiés à l’aube du XVIème siècle par les puissances européennes, les projets coloniaux s’institutionnalisèrent dès 1919 au sein de la Société des Nations (SDN). Si l’objectif de maintien de la paix de la SDN semblait humaniste, la gestion des territoires et des peuples, par le biais des mandats, trahissait des visées impérialistes au service des intérêts des puissances victorieuses. Depuis les Accords Sykes-Picot conclus en 1916 entre Londres et Paris pour délimiter les frontières de l’Arabie britannique et de la Syrie française, les choix des gouvernements anglais et français plongèrent le Proche-Orient dans un désastre social. Si, en plus de leurs intérêts économiques, les Français cherchaient à véhiculer les valeurs propres à l’Etat-nation, les Anglais s’intéressaient surtout aux ressources naturelles de la région.

Fils du Chérif Hussein de la Mecque, Fayçal, qui revendiquait à la suite de son père la souveraineté de la Syrie, fut chassé de Damas par les Français en 1920. Pour calmer son mécontentement, il fut installé, un an plus tard, sur le trône d’Irak, nouveau royaume placé sous l’administration britannique. Rappelons qu’en 1915, le Chérif Hussein s’était livré à des négociations avec les Britanniques : pour avoir fomenté une révolte arabe contre les Ottomans, les Anglais lui attribuaient des territoires. Selon le haut-commissaire britannique, Henry McMahon, « il n’était aucun endroit (…) notable (…) situé plus au sud que Damas qui fut d’une importance vitale pour les Arabes. »[2. Daniel Pipes, « Les revendications des Musulmans sur Jérusalem », Middle East Quarterly, septembre 2001.] Tout se jouait entre Damas, Bagdad et La Mecque ainsi qu’en atteste la correspondance engagée en 1915 entre McMahon et le Chérif Hussein. La Syrie était alors promise à Hussein. Ainsi, le sort de la Syrie, et non celui de la Palestine, fut scellé à deux reprises par les Anglais : en 1915 dans la Lettre McMahon et en 1916 dans les Accords Sykes-Picot. Le ministre des Affaires étrangères, Lord Balfour, pouvait, de ce fait, garantir en 1917 aux sionistes la création d’un Etat juif en Palestine.

Abdallah, autre fils du Chérif Hussein, devint en 1921 émir de Transjordanie, territoire aux frontières dessinées par les Anglais sur une partie montagneuse de la Palestine. L’article 25 du mandat britannique permettait d’ailleurs aux Anglais de « retarder ou de suspendre » l’application des mesures prévues par le texte mandataire dans les territoires se trouvant à l’est du Jourdain (cas du territoire transjordanien devenu Royaume de Jordanie) s’ils les considéraient « inapplicables par suite des conditions locales. » La raison en fut dévoilée en septembre 1922 : en vertu de l’article 25, les Anglais déclarèrent inapplicables à la Transjordanie le préambule du mandat britannique relatif à la Déclaration Balfour de 1917 et toutes les dispositions concernant le foyer juif en Palestine. L’Etat palestinien était-il né ?
De nouvelles frontières internationalement reconnues furent ainsi tracées sans tenir compte des aspirations des populations locales[3. On ne peut attendre des Etats, écrit Antoine Sfeir à ce propos, « qu’ils agissent selon les seuls principes humanistes, mais il faut souligner combien les choix motivés par la seule exploitation et marqués par le dénigrement des individus ont mené au désastre économique et social qui pèse aujourd’hui encore sur les relations internationales.» cf. Vers l’Orient compliqué, Grasset, 2006]. Jusqu’à présent, les peuples de la région avaient toujours vécu à l’intérieur de limites territoriales, plus ou moins mouvantes, appartenant à un Empire romain, perse, byzantin, arabe ou ottoman. De sorte que les nationalistes arabes n’accordèrent aucune légitimité à ce partage à l’européenne. Né à la fin du 19ème siècle sous l’impulsion des Chrétiens du Mont Liban, le nationalisme arabe prônait en effet la constitution d’un Etat arabe unitaire. Ce découpage territorial fut toutefois maintenu en raison de l’autorité des classes dirigeantes.

À l’aube d’un nouveau Proche-Orient ?

Progressivement, la politique des grandes puissances engendra des conflits identitaires et religieux durables : ériger des Etats sans nation contribua à façonner des peuples en mal d’identité, « tiraillés entre une histoire millénaire qui semble s’être figée et une modernité à laquelle ils restent étrangers. », explique Antoine Sfeir. L’idéologie de la nation se distingue ainsi de celle de l’Etat[4. Charles Chaumont, « Le droit des peuples à témoigner d’eux-mêmes », Annuaire du Tiers Monde, 1975-1976.] comme en témoigne la création des Etats du Proche-Orient. Les Etats libanais, syrien et égyptien, pour ne citer qu’eux, paraissent aujourd’hui déliquescents face à des communautés en lutte les unes contre les autres mais aussi contre l’Etat censé les représenter. L’idée de nation, concept unificateur, étant absente, la cohésion sociale nécessaire à l’équilibre étatique fait également défaut.
À l’exception d’Israël, les Etats proche-orientaux n’ont pas pu introduire au sein de leur système politique la notion de citoyenneté. Le modèle démocratique n’a, dès lors, pas pu éclore malgré l’introduction du suffrage universel en Iran, en Arabie Saoudite ou en Irak. Mais peut-on réduire la démocratie au seul suffrage universel ? Comment bâtir un Etat reposant sur des valeurs démocratiques lorsque les citoyens en sont absents, s’interroge Antoine Sfeir ?

Les bouleversements actuels du monde arabo-musulman laissent à penser qu’une nouvelle cartographie se dessine. Shmuel Trigano avance l’idée de la naissance d’un Etat-nation Kurde dont la population homogène a l’avantage de partager la même religion, la même langue et la même culture. Celui-ci pourrait mordre sur les frontières actuelles de la Syrie, de la Turquie, de l’Iran et de l’Irak. Cet Etat pourrait également naître à l’issue de frappes israéliennes contre l’Iran, offensive qui déboucherait probablement sur une révolution populaire. En Israël, certains proposaient d’aider les Kurdes de Turquie pour riposter aux agressions de Recep Erdogan à la suite de l’épisode de la flottille. Seul frein à cette politique : l’appartenance de la Turquie à l’OTAN. Pour leur part, les Américains avaient songé à un démantèlement de l’Irak et à l’instauration d’un territoire kurde – riche en pétrole- plus autonome voire indépendant au nord du pays afin de pénaliser les proches de l’ancien dictateur Saddam Hussein. Si Assad parvenait toutefois à se maintenir au pouvoir, une partition de la Syrie entre Alaouites, Sunnites et Kurdes serait toujours possible. Quoiqu’il advienne, Israël n’échappera pas à son destin : il devra se défendre contre un monde arabo-musuman tiraillé entre des intérêts et des aspirations de plus en plus contradictoires.

*Image : Ralph Peters



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est titulaire d'un master de sciences politiques (Université Jean Moulin, Lyon III) et d'un LL.M. en droit international (Université de Montréal).

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