Accueil Édition Abonné Ahmed al-Charaa au Forum de Doha: un an après la chute du régime syrien, le pari fragile de la normalisation

Ahmed al-Charaa au Forum de Doha: un an après la chute du régime syrien, le pari fragile de la normalisation


Ahmed al-Charaa au Forum de Doha: un an après la chute du régime syrien, le pari fragile de la normalisation
Doha, Qatar, 6 décembre 2025 © IMAGO/NOUSHAD THEKKAYIL/SIPA

Au Qatar, le président syrien autoproclamé a exécuté un habile numéro d’équilibriste.


L’histoire aime les symboles et les espoirs dans une période très agitée. Surtout quand cela concerne le Moyen-Orient. Celui qui s’est joué le 6 décembre 2025, au Forum de Doha, n’en manque pas. Pour la dernière édition de 2024, la chute brutale du régime de Bachar al-Assad avait bouleversé un Moyen-Orient en pleine reconfiguration, accélérant une transition forcée et chaotique. Cela fait aujourd’hui exactement un an que Damas a basculé. Et c’est précisément maintenant que le nouveau président de transition syrien, Ahmed al-Charaa, a choisi de prendre la parole au Qatar, sous les caméras d’un forum devenu l’une des scènes diplomatiques centrales du monde arabe. La présence de cet ancien djihadiste, reconverti en dirigeant que la communauté internationale juge désormais fréquentable, résume les paradoxes d’une Syrie en reconstruction et d’un ordre régional qui tente d’éviter une énième implosion.

La visite inédite d’un président toujours en quête de respectabilité internationale

Rarement récemment un dirigeant n’aura incarné à ce point la possibilité, ou l’illusion, d’une métamorphose politique. Ahmed al-Charaa, poussé au pouvoir dans le sillage de l’effondrement du régime Assad, traîne un passé que nul ne peut ignorer. Ancien combattant radicalisé à l’époque des guerres confessionnelles, il a pourtant réussi un tour de force diplomatique : apparaître aujourd’hui comme un président de transition crédible, présentable, presque consensuel. Sa venue au Forum de Doha, ce Davos du Moyen-Orient qui accueille chefs d’État, milliardaires, stratèges et négociateurs internationaux, illustre cette stratégie de légitimation. Le Qatar, qui a patiemment mûri depuis une décennie un rôle d’arbitre régional, lui offre une tribune et un cadre susceptibles de sceller sa transformation politique. En l’invitant, les organisateurs du forum ont fait plus que reconnaître un nouveau pouvoir : ils ont assumé de miser sur la capacité de ce président atypique à maintenir la Syrie hors du chaos, fût-ce temporairement.

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Une Syrie en transition, entre fractures internes et influences étrangères

La Syrie que dirige al-Charaa n’a rien d’un État stabilisé, à tout le moins il n’a pas basculé dans le chaos. La transition est profonde, incertaine, traversée par des tensions anciennes et de nouvelles rancœurs. Les minorités druzes et chrétiennes ont payé le prix fort de décennies de guerre, oscillant entre marginalisation, oppression et représailles. Leur place dans la Syrie nouvelle reste une équation délicate, tant les blessures sociales et confessionnelles demeurent ouvertes. À cela s’ajoute le poids évident des puissances extérieures, qui continuent à peser sur l’avenir du pays. Le Qatar et la Turquie sont les deux soutiens majeurs du président de transition, non seulement pour l’appui à la mécanique politique interne, mais aussi pour la stabilisation sécuritaire et économique. Sans cet appui, la Syrie risquerait de retomber dans le cycle des factions armées et des zones d’influence incontrôlées. La réalité est claire : l’autorité d’al-Charaa repose autant sur sa capacité à imposer une discipline politique en interne que sur l’équilibre qu’il parvient à maintenir entre ses alliés régionaux, tout en gardant à distance l’Iran, la Russie et les résidus de l’ancien appareil baasiste.

Les messages du président: apaisement, calculs régionaux et gestion du dossier israélien

Dans son discours à Doha, Ahmed al-Charaa a tenté de s’adresser à plusieurs audiences en même temps : la communauté internationale, les pays arabes, ses alliés, ses adversaires et surtout Israël. La question israélienne demeure l’un des nœuds de la transition syrienne. Tel-Aviv exige depuis plusieurs semaines la démilitarisation totale de la zone frontalière, au minimum jusqu’à la ligne de désengagement de 1974, arguant que toute reconstruction syrienne doit s’accompagner d’une garantie de sécurité absolue. Le président syrien, conscient que la viabilité de son régime dépend de sa capacité à éviter un nouveau front militaire, a adopté à Doha une ligne pragmatique. Il a assuré vouloir restaurer un État de droit souverain tout en évitant les provocations régionales. Il a également affirmé que la nouvelle Syrie ne sera plus un terrain de guerre par procuration et qu’un mécanisme de désescalade, soutenu par le Qatar et discuté discrètement avec Washington, pourrait offrir une sortie honorable au différend avec Israël. Ce discours n’efface ni les zones d’ombre ni les doutes. Il reflète toutefois une stratégie : tenir ensemble des exigences contradictoires, rassurer les puissances qui veulent une Syrie contrôlable et envoyer des signaux à Israël sans affaiblir sa propre légitimité déjà fragile… Tout en ménageant l’ancien allié russe du régime précédent et en accueillant les Américains à bras ouverts !

Si la présence d’Ahmed al-Charaa au Forum de Doha marque un tournant symbolique dans la transition syrienne, elle souligne surtout l’extrême volatilité d’un pays qui tente de renaître sous tutelle régionale et sous le regard méfiant de ses voisins. La normalisation est un pari, la stabilisation un défi, et l’acceptabilité internationale un processus fragile. Reste à savoir si le nouveau président syri­en est l’artisan d’une rupture réelle ou simplement le visage temporaire d’un équilibre encore instable.




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Docteur en sciences politiques, consultant et chercheur en géopolitique, collaborateur scientifique CNAM Paris, directeur de l’IGE (Institut Geopolitique Européen). Consultant médias.

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