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Une soupe et au lit!

L'éditorial de mai d'Elisabeth Lévy


Une soupe et au lit!
La journaliste Elisabeth Lévy © Eric Fougère

Plusieurs maires ont annoncé leur intention de mettre en place un couvre-feu pour les mineurs de moins de 13 ans.


C’est la dernière mode à droite. Contre la violence des jeunes, on a trouvé la solution : leur interdire de sortir de chez eux. De Gabriel Attal à Marion Maréchal en passant par Gérald Darmanin et Robert Ménard, le couvre-feu pour les mineurs se porte en bandoulière. Gérald Darmanin a ouvert le bal à Pointe-à-Pitre, Robert Ménard a embrayé, en édictant un couvre-feu pour les moins de 13 ans, de 23 heures à 6 h 30 dans trois quartiers de Béziers, suivi par le maire de Nice, Christian Estrosi. Même à Causeur, les forces de la réaction gagnent du terrain. À l’issue d’un joyeux pugilat, le camp de la liberté, emmené par votre servante, a été mis en minorité. Et à gauche, le braillomètre est plutôt mou du genou. Alexis Corbière parle du Béziers de son enfance où il pouvait jouer à l’ombre des lampadaires, L’Huma fustige les maires antijeunes, quelques associations biterroises manifestent contre les idées d’extrême droite, la Ligue des droits de l’homme rumine des poursuites. Mais le cœur n’y est pas. Peut-être parce que les électeurs, eux, approuvent massivement – d’après un sondage 67 % des Français, et 80 % des électeurs de droite sont favorables à la généralisation d’un couvre-feu pour les mineurs à partir de 23 heures afin « d’éloigner les jeunes de la délinquance ». On se demande pourquoi on n’y avait pas pensé plus tôt.

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L’argument sans appel des partisans du couvre-feu, c’est qu’il est frappé au coin du bon sens. Qui peut s’opposer au bon sens – sinon les idéologues qui, depuis des décennies, s’emploient à maquiller le désastre ? Et pourtant. On pense à cette blague où un philosophe français dit à un confrère anglais : « Votre système est formidable en pratique. Mais en théorie ? » Eh bien, même si le couvre-feu était formidable en pratique, ce qui reste à démontrer, il n’en demeurerait pas moins dangereusement liberticide en théorie.

En prime, nous acceptons d’en rabattre sur nos libertés fondamentales pour un résultat des plus incertains. Sauf à être assorti de véritables sanctions, cette règle à dormir debout a peu de chances de dissuader les premiers concernés, c’est-à-dire les racailles qui pourrissent la vie de leurs cités. Certes, la main de mon cher Ménard ne tremblera pas. À Béziers, des parents devront récupérer leurs chers bambins au commissariat. Fort bien, et après ?

Je vous entends rouspéter. Des enfants de 13 ans n’ont rien à faire le soir dans la rue. Ça ressemble à une évidence, même si elle souffre de nombreuses exceptions. L’objectif concret, qui est de ne plus voir dans nos rues des jeunes incontrôlables, est légitime. Ce qui pose problème, c’est qu’on prétende y arriver en édictant des mesures générales de privation de liberté. Que celles-ci soient aussi populaires inquiète à défaut d’étonner – cela fait longtemps que les Français, avides de protection, ont pour la liberté un goût modéré.

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Qu’on ne se méprenne pas, je n’ai pas la moindre compassion pour ces jeunes privés de sortie. Si on m’écoutait, on interdirait les enfants au restaurant, ou au moins on leur interdirait d’y parler[1]. Blague à part, il est vrai que les enfants, qui ne jouissent pas d’une pleine autonomie, ne sont pas titulaires des mêmes droits que les adultes, même si à 12 ou 13 ans, on bénéficie déjà d’une certaine liberté d’aller et venir. L’instauration de couvre-feux n’en est pas moins un terrible aveu d’impuissance publique : faute de pouvoir venir à bout des fauteurs de troubles, on décrète un confinement général. Au passage, cette punition collective prive des adultes responsables de leur autorité parentale. Cela rappelle ces féministes suédoises qui avaient inventé une arme radicale contre les violeurs : interdire aux hommes de sortir. On pourrait aussi fermer les magasins pour juguler l’inflation ou les bistrots pour éradiquer l’alcoolisme.

Qu’il faille recourir à l’État pour imposer ce qui devrait relever de normes sociales intériorisées par tous est symptomatique du délabrement de nos fondations collectives. À ce compte-là, il faudra un jour des lois pour imposer le port de chaussures, le brossage de dents ou le vousoiement des inconnus. Alors qu’on a exigé de l’Etat qu’il devienne notre mère, on lui demande désormais de se substituer aux parents défaillants, autrement dit d’être le dernier refuge d’une puissance paternelle qu’on s’acharne à destituer partout ailleurs. Ordonner à un ado de rester dans sa chambre et lui demander s’il veut être une fille ou un garçon, c’est une double injonction qui peut rendre fou. On ne redressera pas la France en sacrifiant la liberté à l’ordre. Du reste, si les sujets du roi Charles aiment tant la liberté, c’est peut-être qu’elle procure encore plus de satisfactions en pratique qu’en théorie.


[1] Que personne ne me balance au Parquet, je blague. Quoique.

Mai2024 – Causeur #123

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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