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La France en français !


La formulation d’« identité nationale » partait d’une bonne intention, s’il s’agissait de réveiller en France un sentiment national − qui n’est pas seulement perturbé par les fantasmes dus à l’immigration, mais bien autant, sinon plus, par l’américanisation de l’Europe dans son ensemble et de la France en particulier. Cependant, le mode opératoire de l’enquête (les préfets) n’était pas très heureux et devait, de toute évidence, inquiéter quelques âmes sensibles de la gauche tartuffiante.

Si la notion d’identité crée un malaise ou une méfiance, c’est sans doute qu’elle est perverse, non par nature mais par l’ambiguïté de son usage : nul, hélas, ne mettait en doute l’identité des déportés du Vel d’Hiv. Il ne s’agissait pas alors de revendiquer une identité menacée, par réflexe de légitime défense, mais de la subir par oppression.

Jean-Marie Domenach a pu écrire avec pertinence : « Identité est un mot détestable ; son étymologie (idem) laisse croire qu’il existe au principe de la nation un socle immuable qui nous définit et nous oblige à nous identifier à lui, comme si, au-delà des siècles, nous pouvions entrer dans la peau et dans l’esprit de ceux qui, sans le savoir, forgeaient cette identité. Michelet disait personnalité et il avait raison, car une personne n’existe qu’en mouvement, par un constant travail de soi sur soi et par la façon dont elle se nourrit d’autrui. Rien n’est plus contraire à cette histoire de la France que cette conception identitaire, alors qu’elle fut, le plus souvent, missionnaire et assimilatrice.»[1. Regarder la France, éd. Perrin, 1997.] Je sais bien qu’il est aujourd’hui mal vu d’être missionnaire ou assimilateur, et que l’on sait de moins en moins raisonner en histoire selon les critères de chaque époque. Ainsi fut pourtant la République. On peut bien rejeter le passé, ce n’est parfois qu’une ruse pour le reproduire. Notre actuel discours sur les droits de l’homme est-il autre chose qu’une réitération de notre tradition missionnaire et assimilatrice − voire colonisatrice, comme nos brillantes expéditions en Irak, en Afghanistan et en Libye pourraient le suggérer ?[access capability= »lire_inedits »]

Notre bon vieux Littré donne du mot identité cinq définitions, dont on ne retiendra que celle qui vient en dernier : « Conscience qu’une personne a d’elle-même ». Qu’un mot ait beaucoup d’acceptions fait sans doute sa richesse d’expression, mais c’est aussi un piège qui facilite les amalgames, dès lors qu’il est utilisé dans des polémiques intellectuelles ou politiques. La polysémie, c’est soit Brocéliande avec tous ses charmes, soit un terrain miné. Et il n’est que de s’arrêter au cinquième sens donné par Littré pour rendre raison à Jean-Marie Domenach : cette conscience qu’une personne a d’elle-même, il est beaucoup mieux dit d’elle par le terme de personnalité ; et cela vaudrait aussi bien par extension pour tous ceux qui seraient apparentés ou liés par telle ou telle appartenance, communauté d’origine, de vie ou de destin. Dans son inoubliable Tableau de la géographie de la France[2. Préfacé par Pierre George, Éd. de la Table Ronde, La Petite Vermillon, 1994.] écrit en 1903, Paul Vidal de La Blache écrit : « Ce mot de personnalité appartient au domaine et au vocabulaire de la géographie humaine. Il correspond à un degré de développement déjà avancé de rapports généraux. Ce degré a été atteint de bonne heure par la France. […] Notre pays est de ceux qui ont pris le plus anciennement figure. […] Comment un fragment de surface terrestre qui n’est ni péninsule, ni île, et que la géographie physique ne saurait considérer proprement comme un tout, s’est-il élevé à l’état de contrée politique, et est-il devenu enfin une patrie ? »

Une personnalité existe par elle-même ; une identité est plaquée, ou subie ; lorsqu’elle réagit par peur, elle donne d’elle-même l’image de l’agressivité, alors qu’elle révèle un état d’infériorité − et que cet état d’infériorité soit réel ou imaginaire, le sentiment qui inspire la réaction de peur est le même. Il est étrange que l’on ait détourné de son sens grec le mot phobie qui n’a jamais signifié « haine » mais « peur ». A-t-il jamais été intelligent de faire des lois contre les peurs qu’éprouvent nos contemporains ?

Il peut apparaître que ce que l’on dénomme si volontiers crispation identitaire nous conduise à altérer, de nous-mêmes, notre propre liberté. Dans le discours dominant d’aujourd’hui, le rapport entre droits de l’homme et droits des peuples n’est pas éclairci. Tirés excessivement vers le droit de l’individu, les droits de l’homme, dont on a oublié qu’ils étaient aussi ceux du citoyen, ne tiennent plus compte de certains droits élémentaires des peuples, tels que le droit à leur langue. Les crispations qui s’ensuivent ne peuvent être traitées à la légère, par des diabolisations réciproques. Il n’y a jamais eu, dans la longue histoire de l’humanité, de droit absolu, puisque même le droit à la vie n’a pas toujours été considéré comme tel, et l’est de moins en moins au vu de certaines lois. Il convient de mettre en forme les antagonismes − surtout eux.

En regard d’une identité qui peut se révéler prison de l’être, le vrai nom de la personnalité et de la liberté de l’être réside dans sa souveraineté et je préfère ici laisser la parole à Alain Finkielkraut : « La notion de souveraineté ne mérite aucunement de tomber dans l’indignité, […] la souveraineté a donné sa chance politique à la nation et, dans la nation, à la démocratie. Destituer aujourd’hui la souveraineté au nom de l’empire du Bien ou de la morale universelle, cela ne peut conduire qu’à mettre les États faibles sous la férule d’un club très fermé d’États puissants. Les premiers sont surveillés, jugés et, au besoin, corrigés par une humanité réduite aux seconds. »[3. Une Voix vient de l’autre rive, Éd. Gallimard, 2000.]

Demandons-nous comment sortir de tant d’ambiguïtés savamment entretenues, de cette pathologie de l’esprit démocratique qui dérive vers une sorte de nirvana où l’abolition de toutes les frontières, c’est-à-dire de toutes les limites, ne conduit plus qu’à dialoguer avec soi-même et à se répéter sans fin, et sans rire ; où la « transparence » qui attente au secret des êtres et aux mystères du monde ne nous fait donner que sur le vide.

Lors d’une enquête préliminaire, il est apparu que les Français mettaient en tête, à 80%, de leurs caractéristiques d’identité nationale… la langue française, avant la République, avant la laïcité, avant le drapeau, avant la Marseillaise, par ordre décroissant.

Ce résultat ne fait que souligner l’erreur de ceux qui, dans les sphères paradoxales du gouvernement, dénigrent la langue française au point de prétendre imposer l’usage de l’anglo-américain dans l’enseignement supérieur. Ce qui au demeurant est parfaitement illégal au regard de la loi du 4 août 1994 sur l’emploi de la langue française, ainsi que de l’article 2 de notre Constitution qui stipule que le français est la langue de la République.

Ne s’est-il pas trouvé un ministre assez inculte pour contrarier le sentiment de 80% des Français en prétendant que la langue française leur aurait été imposée en 1539 par l’édit de Villers-Cotterêts ? Il est un peu fort de confondre François Ier et l’abbé Grégoire puisque, comme chacun sait ou devrait savoir, l’édit de François Ier avait pour but essentiel de substituer l’usage du français à celui du latin dans les juridictions du royaume. On voit à tout cela que la passion de « l’identité nationale » affichée par le chef de l’État est assez peu partagée par certains de ses ministres.

De longue date, on n’a plus guère de nouvelles de la Délégation à la langue française, héritière d’un éphémère Commissariat général créé par François Mitterrand et massacré par Michel Rocard, ce grand dadais. Le pouvoir a décidément trop d’idées ; elles se bousculent et s’enchevêtrent au point que personne ne s’y retrouverait s’il n’y avait des opposants obsessionnels pour donner, par leurs propos agressifs, un semblant d’existence à des contestations tout aussi puériles. Prétendre qu’il n’y aucun lien entre l’identité nationale, telle qu’elle angoisse aujourd’hui les Français et leurs dirigeants, et l’immigration, telle qu’on l’éprouve actuellement, est d’une parfaite mauvaise foi − à moins que ce ne soit une manœuvre pour faire oublier l’américanisation de nos élites ? Et prétendre qu’il n’y a pas de « Français de souche » est évidemment infantile, sinon qui suis-je, puisqu’il me faudrait remonter à cinq générations pour me trouver une aïeule piémontaise ?

Les idéologues de l’ « écologie politique » devraient peut-être s’aviser que, si la langue française est tenue par les Français comme la première caractéristique de leur identité, elle est de ce fait même une signalée caractéristique de leur environnement mais, aussi, un incontestable héritage de leur existence dans le monde. Quant à l’Europe, elle n’a pas d’identité dès lors que des hommes politiques influençables en ont récusé les racines chrétiennes, ou si l’on veut judéo-chrétiennes, pourtant consubstantielles à son histoire, laquelle ne saurait être considérée comme un facteur d’usure que par des observateurs frivoles.[/access]

Février 2012 . N°44

Article extrait du Magazine Causeur



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est écrivain, ancien Commissaire général de la langue française. Dernier ouvrage paru : Juin 40 ou les paradoxes de l’honneur, CNRS éditions, 2010.

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