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L’IA menace-t-elle l’écriture?

L’usage scolaire de ChatGPT nous expose à de terribles dangers, prévient le linguiste Alain Bentolila


L’IA menace-t-elle l’écriture?
Lindsay Johnson, professeure d'arts plastiques (à droite), enseigne à ses élèves comment demander de l'aide à ChatGPT pendant un cours d'été à la Roosevelt Middle School, le mercredi 25 juin 2025, à River Forest, près de Chicago dans l’Illinois © Nam Y. Huh/AP/SIPA

L’heure est venue du grand ressassement. ChatGPT est un ennemi mortel.


C’est la nature singulière, originale, imprévisible de l’acte d’écriture que menacent d’effacer aujourd’hui les robots conversationnels comme Chat GPT. N’écrivez plus, ne créez plus ! Nous disent-ils. Recopiez ! N’inventez plus ! Vous feriez de toute façon moins bien, moins riche, moins séduisant. Acceptez l’insigne médiocrité de votre mise en mot singulière et inclinez-vous plutôt devant la quantité impressionnante des data et la puissance stupéfiante des algorithmes qui les sélectionnent et les agencent afin que  vous soit livré un résultat sans aspérités ni surprises.

Masse informe

Surtout, surtout ne rêvez plus « d’inécrit » ; n’imaginez pas que vous puissiez jamais écrire ce que jamais personne n’a écrit, penser ce que jamais personne n’a pensé, transmettre ce que jamais personne n’a transmis. Tout est déjà écrit et stocké ; l’heure est donc venue du grand ressassement. Et si, par un hasard « malencontreux », émergeait de la triste banalité une idée inédite, une proposition originale, une image audacieuse ou une innovation scientifique elle ne serait en aucun cas offerte à la discussion collective, au questionnement et à la critique, alimentant ainsi l’intelligence collective. Elle se fondrait illico dans la masse informe des data prête à être débitée pour combler nos désirs étiquetés. L’espoir de laisser par l’écriture la trace d’une pensée à nulle autre pareille est ainsi dénoncé par cette machine totalitaire.

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Plus grave encore, l’espérance d’une continuité spirituelle défiant notre disparition matérielle, qui est au cœur même de la création de l’écriture, est aujourd’hui menacée. La création de l’écriture a été tardive dans l’histoire de l’humanité (il y a quelques milliers d’années seulement) ; alors même que la construction du langage était depuis longtemps engagée. La nécessité d’assurer une continuité spirituelle ne put en effet se manifester que lorsque l’intelligence humaine osa enfin regarder la mort en face. Par le génie de l’écriture, un être humain décida de confier à un autre, qu’il ne connaissait pas, une trace de son esprit, en espérant que cette trace serait reçue quand lui-même, ne serait plus. C’est donc dans des mots envoyés au plus loin de lui-même que l’Homme trouva la meilleure défense, le meilleur abri contre la « terreur de la dilution ». Lecture et écriture portent ainsi ensemble ce que j’appellerai la « résistance existentielle ». Lire et écrire sont en ce sens absolument indissociables : « lire, c’est répondre  fraternellement à l’appel désespéré de l’écriture ». L’espoir d’une immortalité spirituelle gravée mot après mot, phrase après phrase risque de changer de camp. Il peut passer du côté de la machine et l’Homme démuni risque d’être voué sans recours à la dilution. De ce point de vue, Chat GPT est notre ennemi juré ; il faut le combattre et lui interdire d’écrire et de penser à la place de nos élèves.

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Au voleur !

Lui permettre, sous prétexte de modernité, d’entrer dans les classes, serait accepter que progressivement l’écrit tombe sur les épaules courbées d’élèves inconscients qu’on leur vole ainsi une part essentielle de leur humanité. Ils seront soulagés d’être dispensés de toute attente, de tout délais imposés par un tâtonnement souvent laborieux qui les exaspèrent et pourraient les mettre dans une colère souvent rentrée et paralysante. Pour la plupart, ces élèves rendus fragiles par cette machine infernale, deviendront incapables de faire l’effort de   construire eux-mêmes des réponses par le récit, par le dialogue et par l’argumentation. Savoir, oui ! Apprendre à construire eux-mêmes malgré leurs doutes et leurs inquiétudes, non !Ce « temps de débat interne » ferme et serein qui est nécessaire à la mise en mots écrits d’une réflexion, provoquera chez ces élèves d’un nouveau type la dispersion et la déroute. Ils   vivront cette obligation comme un vide, comme une faille, parce que le doute, l’incertitude et la distance seront devenus pour eux trop douloureux pour pouvoir stimuler l’activité de penser. Au lieu de ressentir l’anxiété légère et normale que provoque naturellement le fait de ne pas avoir encore écrit, c’est une terrible frustration qui les envahira quand il faudra associer, faire des liens, en un mot… écrire contre soi-même et contre l’Autre. Piégés dans un univers où le trivial le dispute au superficiel et le prévisible à l’imprécis, les élèves chemineront sur la voie de la passivité car ils se seront habitués à se contenter de réponses immédiates, évidentes et définitives. Voilà ce que nous promet l’usage scolaire de CHAT GPT.



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linguiste français. Dernière publication "Nous ne sommes pas des bonobos: Je parle donc je suis", mars 2021 Odile Jacob

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