Un festival Jean Anouilh ! Léocadia au Lucernaire et Souvenirs d’un jeune homme au Poche-Montparnasse.
Jean Anouilh (1910-1987) revient depuis quelques années – et c’est une bonne nouvelle. Après Eurydice, La Culotte (avec Herrade von Meier, irrésistible héroïne d’Anouilh – entre autres), Pauvre Bitos, et avant, bientôt, Le Bal des voleurs(12 juillet-31 août au Funambule Montmartre), 2 pièces se jouent en ce moment à Paris (nous bougeons peu de Paris, hélas – ou non).
D’abord, Léocadia, au Lucernaire, jusqu’au 27 juillet. Et Jean Anouilh-Souvenirs d’un jeune homme (d’après ses… souvenirs, La Table Ronde, 1987), jusqu’au 9 juillet, au Théâtre de Poche – notre seconde maison. Et les deux sont délicieux.


« C’est très joli la vie, mais cela n’a pas de forme », disait Anouilh qui s’appliqua à lui en donner, en particulier pour nous dans La Répétition ou l’amour puni (un de ses chefs d’œuvre) – où sa lucidité, voire son désenchantement, n’empêchait pas l’enchantement : allez comprendre ! C’est tout Anouilh.
Souvenez-vous. La Répétition, c’était ça – par exemple : « Je m’intéresse assez peu, personnellement, aux confidences. C’est toujours à peu près la même chose et cela ne soulage que celui qui les fait. Vous êtes jeune, vous débarquez au pays de l’amour ; vous devez avoir l’impression d’être une exploratrice, de découvrir des continents… Ne protestez pas, c’est très gentil… Vous apprendrez bien assez vite que la pièce ne comporte que deux ou trois rôles, deux ou trois situations toujours les mêmes – et que, ce qui jaillit irrésistiblement du cœur dans les plus grands moments d’extase, ce n’est qu’un vieux texte éculé, rabâché depuis l’aube du monde, par des bouches aujourd’hui sans dents. On n’invente guère. Jusqu’aux vices qui sont d’une banalité, d’une précision, désespérantes ! Un vrai catalogue, avec les prix courants dans la colonne de droite. Car tout se paie bien entendu. Sodomie : solitude et ulcère indiscret ; éthylisme : ascite et cirrhose ; passion : fatigue ; tendre amour : cher petit cœur brisé. On n’y coupe pas ! »
Si cela n’est pas un morceau de bravoure inoubliable… Par ailleurs, aveu : j’aime beaucoup Anouilh, aussi parce qu’il ponctue comme je le fais, sans fin, avec des tirets, des virgules, des points virgules, etc. Il connaît les ressources de la langue, et il en use. Merci Monsieur Anouilh, ma meilleure excuse.
Mais après cet apéritif pour redire le génie d’Anouilh, revenons à Léocadia, puisque c’est la pièce que l’on a (re)vue en premier.
Toute la fantaisie d’Anouilh s’y trouve. Imaginez : un jeune homme « sombre dans la mélancolie depuis la mort de son grand amour, Léocadia » (rencontrée trois jours avant sa mort, seulement – précision importante pour… « grand » amour).
Une jeune modiste, Amanda, pure, apparemment naïve mais plutôt douée du génie de la candeur, est embauchée par la tante du jeune homme (un prince, comme dans n’importe quel conte de fée) pour jouer le rôle du « souvenir » de Léocadia – il se trouve qu’elle lui ressemble, c’est même pour cela qu’elle a été embauchée.
Elle va jouer « son » rôle (celui de Léocadia), pendant trois jours. Et inventer le sien propre : le 4ème ?
Cela se finit – donc c’est triste. Mais cela se finit « bien » – donc ce n’est pas triste. Quelle idée… géniale : incarner un souvenir, pour lutter contre le mal d’amour, en faire « passer » le souvenir – comme on le dit d’une couleur (pâlie… ou passée).
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Tout est réussi dans ce spectacle : la scénographie si inventive, l’alchimie entre les comédiens de la compagnie Les Ballons rouges (une vraie troupe de – grands, jeunes et moins jeunes – professionnels) – et puis ce texte tellement onirique…
On ne bavardera pas autour de ce spectacle parfait. Une mention spéciale peut-être pour Amanda-Léocadia : Camille Delpech – qui a la fraîcheur, le primesaut et la science de l’héroïne d’Anouilh rêvée. Et une autre pour la trop méconnue Valérie Français, dans le rôle de la tante extravagante – régal.
Celles-et-ceux qui ont aimé La Belle époque, le si romanesque et romantique film de Nicolas Bedos, aimeront ce moment – où tout est réuni : délicatesse, poésie, humour. Et, non pas « absurde » – mais rêverie.
Au Théâtre de Poche, ce sont les Souvenirs d’Anouilh (titre : La Vicomtesse d’Eristal n’a pas reçu son balai mécanique) qui sont mis en scène, joués par Gaspard Cuillé (ou Emmanuel Gaury) et Benjamin Romieux, de la Compagnie du Colimaçon – celle-là même qui monta avec succès (un an à l’affiche, 2023-2024), Eurydice.
La mise en scène ? Le contraire du « divertissement » (qui di-vertit, sens strict) : un bureau, deux chaises – et deux Anouilh qui se font face (mais pas seulement…). Ce sont surtout les deux Anouilh qui nous ont requis.
Cela commence, pour le jeune Bordelais, au service des Réclamations des Grands Magasins du Louvre. Vocation ratée, donc – d’ailleurs son chef le lui dira : « C’est dommage, Anouilh, car vous aviez l’étoffe d’un bon réclamateur. »
Puis c’est une expérience – brève aussi – dans une agence de publicité (« concepteur-rédacteur ») où il rencontre (quand même) Jacques Prévert, Paul Grimault, Georges Neveux et Jean Aurenche.
Il écrit Humulus le muet (que nous ne connaissons pas mais dont le « résumé », sur scène, fait mourir de rire), une première version du Bal des voleurs – et L’Hermine (1931, Théâtre de l’Œuvre, 1932), avec Pierre Fresnay : premier succès – avant Le Voyageur sans bagage (1936, Mathurins-Pitoëff, 1937).
Puis il y a la guerre (et Eurydice en 1942 à l’Atelier, Antigone en 1944), le cinéma, Louis Jouvet, etc. Les Mémoires du jeune homme Anouilh se terminent avec la création d’Antigone, l’évocation du rôle de Georges Pitoëff (« un génie »), d’André Barsacq, un presque frère pour Anouilh. Etc.
Avouons que l’on était un peu circonspect, à propos d’une mise en scène de ces souvenirs : les souvenirs, il vaut mieux les lire, pensions-nous. Assister à un long monologue qui égrène les étapes d’une vie… Pas gagné.
Nous avions tort : la mise en scène, les effets musicaux, les lumières, et surtout, les deux comédiens – le soir où nous étions, c’était Gaspard Cuillé et Benjamin Romieux – sont exceptionnels. Si drôles, si accordés, si complices et espiègles ! À croire, après Léocadia, qu’Anouilh procure du talent à quiconque s’y colle. C’est faux : les deux acteurs, comme la troupe de Léocadia, sont simplement mémorables. Deux occasions exceptionnelles de voir et d’écouter Anouilh, son humour, sa tendresse, son humanité.
Une « précision » à propos du rôle d’Anouilh pendant la guerre. Note ami Stéphane Barsacq ne manque jamais de dire ce que son aïeul d’origine juive, André Barsacq (1909-1973) – directeur du Théâtre de l’Atelier et metteur en scène d’Anouilh, d’Aymé, etc. -, a dû à la protection d’Anouilh, pendant la guerre.
Voilà pour les donneurs de leçons. Qui fatiguent terriblement, surtout lorsque leurs leçons sont erronées – et occultent celles-et-ceux qui ont eu, alors, une souplesse enviable. N’est-ce pas Sartre, Beauvoir, Duras, Blanchot, etc. ? L’époque était ce qu’elle était : difficile, compliquée, grise, dangereuse. Héroïque, pas toujours. A sa manière, à sa mesure, Anouilh fut « du côté » de ces gens qui ont fait ce qu’ils ont pu, et toujours le bien : Stéphane Barsacq, qui a une mémoire d’éléphant (euphémisme), ne manque jamais de le mentionner – et il a raison. Fin de la « précision ».
Une ultime (autre précision) – quand même : nous n’arbitrerons pas entre les deux pièces : « rien de commun » (comme disait José Corti, sa devise) – sinon Anouilh. Donc, rien à perdre. D’un côté le côté biographique, fantaisiste et drôle, mais aussi déclaration d’amour au théâtre ; de l’autre, l’œuvre, invitation funambulesque au voyage (amoureux). A vous de voir. Aucun risque d’un côté comme de l’autre. Qui aime Anouilh sera conquis par l’une – et l’autre.
NB. Nous étions un jeune homme (oui, déjà), nous avions lu L’Hurluberlu ou le réactionnaire amoureux – et avions beaucoup aimé : cette pièce est si drôle, elle aussi. A-t-elle vieilli ? Je ne sais pas, je ne l’ai pas relue. Une de ces deux compagnies s’en saisira-t-elle ? Nous aimerions beaucoup. La suite ? À venir. Comme son nom l’indique (sourire).
Toute l’œuvre de Jean Anouilh est disponible (en principe) à La Table Ronde, en poche (collection La Petite Vermillon) ou en édition originale.
Léocadia, de Jean Anouilh, mise en scène de David Legras, Théâtre du Lucernaire (53, rue Notre-Dame des Champs 75006 Paris – 01 45 44 57 34). Jusqu’au 27 juillet – 1H30.
Jean Anouilh, souvenirs d’un jeune homme, jusqu’au 9 juillet, au Théâtre de Poche-Montparnasse (75006). Tél. : 0145445021. Uniquement le mardi et le mercredi à 19H. Durée : 1H10.
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