Les remous qui agitent la communauté juive depuis la publication de la tribune de Delphine Horvilleur illustrent une longue tradition d’affrontements internes. Ses détracteurs ne lui reprochent pas d’exprimer ses idées, mais de se parer d’une supériorité morale pour les défendre

Des soldats tombent, des familles pleurent leurs morts, Israël lutte pour sa survie – et pendant ce temps, le petit monde juif francophone se déchire sur la tribune d’une femme rabbin. Pas de doute : nous sommes bien au royaume de France. Il est vrai que Delphine Horvilleur n’y est pas allée avec le dos de la cuillère en publiant un texte titré « Gaza/Israël : aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire ». Dans lequel elle estime notamment que la conduite de la guerre à Gaza est « contraire à la morale humaine et à l’éthique juive », et dénonce « des déplacements de population forcés » allant jusqu’à utiliser le terme définitif de « nettoyage ethnique » pour criminaliser l’œuvre de l’armée israélienne. Depuis sa parution, la tribune met le feu aux poudres dans un milieu communautaire grand comme un mouchoir de poche, mais dont les remous résonnent à l’échelle du monde.
Répliques, ripostes…
Sur les boucles WhatsApp des synagogues, les murs Facebook des grands-mères, dans les bulletins confessionnels ou les revues spécialisées, la colère gronde et les contre-arguments fusent. « La masse des juifs supporte patiemment que ces juifs sublimes lui fassent la leçon, mais parfois elle se rebiffe », s’agace le psychanalyste Daniel Sibony dans Tribune Juive, tandis que, toujours dans la même revue, le philosophe Charles Rojzman part aussi au charbon : « Il ne s’agit pas ici de défendre aveuglément un gouvernement. Il s’agit de rappeler que le droit d’Israël à se défendre est non négociable. Et que le rôle du judaïsme, dans cette heure tragique, n’est pas d’accabler son propre peuple pour sauver son image morale. » Dans Actualité juive ; l’avocate Yaelle Scemama questionne habilement : « Quel autre chemin politique et militaire Israël devrait-il emprunter pour en finir définitivement avec le Hamas ? » Un petit florilège assez représentatif de l’indignation suscitée par cette critique émanant d’une personnalité qui se définit comme sioniste, alors que la guerre se poursuit sur le terrain.
Est-ce la première guerre des juifs sur fond de désaccord idéologique ? Loin s’en faut : cette affaire illustre au contraire une longue tradition d’affrontements internes, presque constitutive de cette identité religieuse. Le désaccord n’est pas un accident : c’est un principe structurant de la pensée juive, qui vibre dans les débats les plus contemporains, comme dans son histoire et ses textes bibliques.
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Observons le couple le plus célèbre de l’histoire talmudique : Hillel et Shammaï. Deux sages qui vivaient du temps du Second Temple, devenus les symboles de visions diamétralement opposées des textes. Hillel, venu de Babylone, humble et accueillant, prône une lecture souple, tournée vers l’humain, des lois religieuses. Lorsqu’un païen lui demande de résumer la Torah « sur un pied », il répond : « Ce qui est odieux à toi, ne le fais pas à ton prochain. C’est toute la Torah ; le reste est commentaire. Va et étudie. » Hillel incarne l’ouverture, la pédagogie, la compassion. Une lecture politique dirait qu’Hillel est un juif de gauche.
Shammaï, à l’inverse, incarne la rigueur, la fermeté, le respect strict des règles. Une lecture politisante le dirait de droite. Dans la même anecdote, il repousse le questionneur à coups de règle. Pour lui, la loi ne se résume pas, elle s’applique, point barre. Il représente la discipline, le refus du compromis, l’attachement à la lettre. Leurs écoles – Beit Hillel et Beit Shammaï – s’opposeront durant des générations sur des centaines de points de la vie religieuse : la validité des mariages, les lois de pureté, ou des détails liturgiques comme l’ordre d’allumage des bougies de Hanouka. Beit Hillel allume une bougie de plus chaque soir, pour symboliser la croissance de la lumière ; Beit Shammaï fait l’inverse, en souvenir des offrandes décroissantes du Temple. L’opposition entre Hillel et Shammaï n’est pas une anomalie. Et l’affaire Horvilleur, à sa manière, ne fait que rejouer cette partition ancienne : celle d’un peuple qui pense, débat, se divise – souvent bruyamment –, mais pour qui le désaccord est une forme de vitalité.
Un judaïsme pluriel, entre Tel-Aviv et Jérusalem
Aujourd’hui encore, le judaïsme est traversé par des courants multiples : orthodoxe, libéral, conservateur, et plus récemment encore, la « modern orthodoxy », qui nous vient tout droit des États-Unis. Il existe cinquante nuances de pratiques, de positions, de lectures officielles, non officielles. Cette vitalité se retrouve aussi dans la géographie israélienne : Jérusalem, religieuse, conservatrice, ancrée dans la tradition, contre Tel-Aviv, laïque, libertaire, tournée vers l’avenir. L’une vote à droite, l’autre à gauche. L’une abrite le mur des Lamentations, l’autre, les plus grandes boîtes de nuit du Moyen-Orient et la plus grande Gay Pride du continent asiatique. L’une prie, l’autre danse jusqu’au bout de la nuit. Alors, qui a raison, qui a tort ? Où se trouve l’essence du judaïsme ? En fonction de sa sensibilité, chacun voit midi à sa porte.
Ce qui est constant, en revanche, c’est la violence des affrontements internes. Le juif de gauche et le juif de droite, le juif religieux et l’agnostique, s’exècrent souvent avec une virulence toute particulière. Pourquoi ? Freud appelait cela le narcissisme des petites différences : plus les groupes sont proches, plus ce qui les distingue les rend fous. Les conflits les plus féroces sont fratricides. Et en ce sens, la guerre de chapelle n’est pas propre au judaïsme. Dans le christianisme, elle se décline entre partisans de Vatican II et traditionalistes. Chez les musulmans, les fréristes affrontent les laïques, qui souvent le payent au prix de leur liberté, voire de leur vie.
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Une parole individuelle perçue comme… collective
Mais ce qui distingue peut-être le judaïsme, c’est que même ceux qui ne cherchent pas à porter une parole religieuse sont, malgré eux, considérés comme porte-parole. En 1962, Philip Roth en fait l’expérience. Invité à parler de littérature à la Yeshiva University de New York, l’auteur de Goodbye, Columbus est pris à partie : on l’accuse de « trahir la cause juive », de nourrir l’antisémitisme en caricaturant la famille juive américaine. Roth se défend : il n’écrit pas au nom des juifs, il écrit sur les juifs. Le judaïsme est pour lui une matière littéraire, sa matière propre, pas une bannière idéologique.
C’est peut-être cela qui n’est pas pardonné à Delphine Horvilleur : non de défendre ses idées, mais de le faire au nom d’une vérité religieuse, d’une éthique juive, de se saisir des textes qui sont universels pour faire valoir sa propre sensibilité politique qui, dès lors qu’elle se pare d’une supériorité morale, revient à nier celle des autres.
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