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Hongrie : le pouvoir confisqué


Photo : Európa Pont

Professeur de Droit public, Frédéric Rouvillois a estimé nécessaire d’intervenir dans les colonnes de Causeur pour prendre la défense de la nouvelle constitution hongroise, selon lui victime d’une campagne de désinformation de la part des « bonnes âmes » de Washington, Bruxelles et Strasbourg « qui se déchaînent contre les sorcières de Budapest ». Bien que non juriste, mais résident de longue date en Hongrie, je souhaiterais soumettre ici quelques remarques et objections à ses propos.
Pour commencer, j’éprouve un certain étonnement à l’entendre parler de « haine » et de « chasse aux sorcières » pour prendre la défense d’un homme et d’un régime auxquels sont adressés ces mêmes reproches. J’ignore si Frédéric Rouvillois s’est rendu en Hongrie. Mais il a certainement eu écho de ce qui s’y passe depuis 18 mois. Je ne vais pas revenir sur une liste qui serait bien trop longue et que, de toute façon, nous commençons à connaître par coeur. Aussi me contenterai-je de répondre aux arguments avancés par l’auteur.

Commençons par la question de la légitimité de la nouvelle constitution. Contrairement à ce que laisse entrendre Frédéric Rouvillois, aucun mandat n’a été donné par le peuple à Viktor Orbán pour mettre en chantier un nouveau texte. Lors de la campagne électorale de 2010, mise à part une rapide allusion à un amendement formulée entre les deux tours, il n’en avait jamais été question. Et quant au fameux questionnaire adressé aux 8 millions d’électeurs, y manquait la principale question, à savoir : « Souhaitez vous ou non une nouvelle constitution ? » Pire encore, sur ces 8 millions d’électeurs intérrogés, seuls 11% ont pris la peine de répondre. On peut, certes, y voir, comme Frédéric Rouvillois, un franc succès. Pour ma part quand 89% des citoyens ne répondent pas, j’y vois plutôt un échec. Et puisqu’il prétendait agir au nom du peuple, pourquoi Viktor Orbán a-t-il donc refusé de soumettre le texte à un référendum qui lui aurait évité bien des critiques ultérieures?

Enfin, son projet de constitution a été élaboré en l’absence des grands partis d’opposition, hors extrême droite, comme s’il s’agissait d’une simple loi. Les experts (juristes, historiens, sociologues) aussi bien que les acteurs majeurs de la société civile (syndicats, groupements professionnels, associations) ont eux aussi été tenus à l’écart. Quoi qu’en dise Frédéric Rouvillois, ce texte partisan ne répond nullement au besoin urgent de combler un quelconque vide constitutionnel. C’est à se demander si M. Rouvillois a lu la précédente constitution qui, certes, remonte à 1949, mais dont le contenu a été largement remanié en 1989 puis maintes fois amendé, notamment pour intégrer les standards de l’Union européenne. D’ailleurs, presque tous les constitutionnalistes hongrois s’accordent à reconnaître qu’elle fonctionnait très bien.

Concernant le texte stricto sensu et son préambule (« Profession de foi nationale »), l’auteur passe sous silence un aspect essentiel : cette nouvelle et curieuse conception de la nation qui fait passer l’ethnie magyare par dessus l’Etat. Concrètement, cela permet d’accorder la nationalité et le droit de vote à des ressortissants d’autres pays d’origine hongroise (les 2,8 millions de descendants de Hongrois qui vivent dans les Etats voisins). Mais le texte ne s’arrête pas là. Le principe de la primauté de l’ethnie est confirmé (art. D) par cette phrase troublante : « Mue par le principe d’une nation hongroise unie, la Hongrie porte la responsabilité du sort des Hongrois vivant hors de nos frontières ». Solennellement, la Hongrie empiète ainsi sur la souveraineté des Etats voisins ! Et, pour enfoncer le clou, le texte fait directement allusion au traité de Trianon : « Notre nation disloquée en morceaux dans les tourmentes du siècle dernier ». Le projet est donc clairement affiché : revenir un siècle en arrière pour contourner, sinon renégocier, les accords qui suivirent la Première Guerre mondiale… Par contre, tout une période, du 19 mars 1944 au 2 mai 1990, se voit subitement rayée de l’Histoire hongroise. La Hongrie a une mémoire décidément bien sélective.

Côté institutions, l’arbre de la Loi fondamentale cache une forêt de trente lois organiques votées au pas de course. Ainsi, la Cour constitutionnelle voit ses domaines de compétence sensiblement réduits et ne pourra plus intervenir sur des questions aussi fondamentales que le budget, la fiscalité et les prestations sociales (du moins tant que le taux de la dette publique ne passera pas au-dessous des 50% inscrits dans la nouvelle constitution). Sa saisine est désormais interdite aux personnes privées ou morales et, pour les élus, elle se voit limitée à un groupe de députés qui représenterait au minimum 25% des sièges, ce qui de fait empêche l’opposition dy recourir. Le nombre de ses membres vient même d’être élargi de 11 à 15 ans et la durée de leur mandat allongée de 9 à 12 ans. Et, puisque les membres de cette institution sont nommés par la majorité qualifiée (2/3) de l’Assemblée nationale, soit en l’état actuel des choses, par la coalition gouvernementale, la majorité assure sa suprématie au sein de la Cour lors de la prochaine législature.

Dans la même veine, le nouveau Conseil budgétaire – composé de proches du gouvernement – se voit accorder un droit de veto illimité sur le budget voté par le Parlement. Si le Parlement, suite à ce veto, ne parvient pas à voter un budget modifié, il pourra alors être dissout par le Président de la République. Ce « bétonnage »(pour reprendre le terme adopté en Hongrie) est assumé sans pudeur par Viktor Orbán lui-même qui a ouvertement déclaré vouloir laisser sa trace dans l’histoire hongroise en bloquant toute nouvelle initiative sur plusieurs décennies !
Je ne m’attarderai pas sur les points de détail que sont la suppression des médiateurs en charge de la Protection des données et des Minorités ou la consécration constitutionnelle du caractère incompressible de la condamnation à perpétuité.

Contrairement au professeur Rouvillois, je ne pense pas que « L’équilibre des pouvoirs semble largement assuré avec les immenses prérogatives détenues par l’Assemblée nationale ». Car, en l’occurrence, le président du conseil (Viktor Orbán) contrôle une Assemblée nationale entièrement sous sa coupe. Quant au président de la République élu par le Parlement, autant dire qu’il a été désigné par Viktor Orbán, les deux tiers des votants suivant à la lettre ses consignes. Je reconnais qu’il s’agit là d’un cas de figure exceptionnel, une majorité des deux tiers étant un fait rarissime. Mais dans la configuration actuelle, le législatif et l’éxécutif sont bel et bien concentrés dans les mains d’un seul homme qui tente par ailleurs de faire main basse sur l’autorité judiciaire. Parler de ”pouvoirs” au pluriel me fait sourire. De Pouvoir, je n’en vois qu’un seul.

A l’Assemblée nationale, ce temple de la démocratie censé être le haut lieu du débat public, un nouveau règlement, qui accélère les procédures de vote et limite au strict minimum l’intervention des groupes, supprime toute possibilité de débat. Ainsi, tout porte à croire que pour Orbán, la démocratie se réduit au seul gouvernement de sa majorité. Il évacue en outre une dimension essentielle de l’Etat de droit : les libertés inaliénables et les conditions favorables au débat critique et à la possibilité d’un changement de majorité. Bref, Orbàn a confisqué le pouvoir à son profit. Jadis démocratie populaire, puis démocratie tout court, la Hongrie glisse de plus en plus vers la dictature d’une majorité, ce qui ne me semble pas un exemple à suivre, n’en déplaise au Professeur Rouvillois.



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Diplômé des Langues'O (russe, hongrois, polonais), Pierre Waline est spécialiste de l'Europe centrale et orientale. Il vit a Budapest où il co-anime entre autres une émission de radio.

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