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Heureux comme Dieu en France

A la recherche de l'esprit français


Heureux comme Dieu en France
Le psychanalyste Jean-Pierre Winter © Hannah Assouline

Causeur consacre un grand dossier à l’esprit français dans son nouveau numéro. Voici une contribution de Jean-Pierre Winter.


Mon père, issu d’une nombreuse famille de Juifs hongrois, dont la totalité avait été exterminée par les nazis, en réchappa, puis fut fait prisonnier par les soviétiques venus « libérer » la Hongrie. Détenu dans un camp quelque part en Union Soviétique, il s’échappa, revint dans sa Transylvanie natale, récupéra dans l’appartement ou la maison de ses parents un objet et traversa l’Europe à pied, entièrement démuni, sauf de cet objet, pour arriver enfin, en passant par l’Allemagne, en France. Pourquoi en France ? D’où procédait cette fixation sur la France, sinon de cette idée que bien des Juifs d’Europe centrale, à partir du XIXe siècle tenaient pour une certitude : Heureux comme Dieu en France.

Y croyait-il ? En tout cas suffisamment pour traverser toute l’Europe avec cet objet lourd, venir s’y installer sans en parler la langue, lui-même parlant une langue sans racines connues, le hongrois, à ses risques et périls, mais convaincu qu’il n’y avait pour lui, comme pour d’autres Juifs de son époque, nul autre lieu où se rendre.

Ma mère, Juive hongroise ayant échappé aussi aux persécutions mais venue s’installer toute petite en France pendant l’entre-deux guerres, y était-elle venue pour les mêmes raisons, Heureux comme Dieu en France ?

Cet adage provient probablement du fait que seule la France avait émancipé collectivement les Juifs, aux XVIIIe et XIXe siècles. Mais était-ce si vrai ? En ce qui me concerne, issu de la deuxième génération, né en France, mais porteur d’un passeport de réfugié sur lequel il était écrit « tous pays, sauf la Hongrie », je me suis coulé dans la langue française comme si elle avait été ma langue maternelle de toute éternité. L’esprit français pour moi, et pour beaucoup d’autres, c’était, et c’est encore, la langue française. J’en connu les premiers éblouissements quand au collège on me fit apprendre par cœur des passages entiers de Racine, cet auteur classique dont le théâtre incarnait pour moi la beauté de la poésie française, et qui était aussi l’un des rares auteurs classiques à ne jamais proférer d’antisémitisme et à avoir même puisé dans la Bible hébraïque la source de deux de ses pièces, Esther et Athalie. Racine, quel nom prédestiné !

La langue française, je l’ai habitée, et elle m’a habité, comme elle a possédé Proust, Albert Cohen, Joseph Kassel… L’esprit français, c’est la finesse, les nuances, les contradictions, les aberrations, quand elle est tour à tour simple, évocatrice, équivoque, et en même temps pleine de pièges qu’il faut sans cesse contourner, avec une orthographe qui inclut ce que le hongrois sans racines connues, n’inclue pas, c’est-à-dire une grande partie de son étymologie et donc de son Histoire.

L’esprit français, ce ne sont pas seulement des valeurs, ce ne sont pas des idéaux auxquels s’identifier de force, des « rentrez-vous ça dans la tête », ce sont des successions de convictions qui découlent du fait qu’on pratique sa langue, et qu’il n’est pas possible, la pratiquant, de s’égarer, dans des excès collectifs, bien que, et c’est là sa contradiction majeure, la France incarne l’Universalité, qui s’exprime dans les Droits de l’Homme et du Citoyen, par exemple, et dans les révolutions les plus extrêmes. Heureux comme Dieu en France, c’était aussi cette contradiction qui voulait que, avec l’affaire Dreyfus, on pouvait entendre que ce peuple de France était capable de se déchirer, soit pour condamner à tort, soit pour réhabiliter un simple Juif dont l’histoire allait marquer pour toujours celle non seulement du judaïsme, mais de la France, celle du sionisme, en même temps que l’histoire des plus grands antisémites que la Terre ait connus.

Donc heureux, plus ou moins. Mais revenons à mon père. Quel était cet objet qu’il était venu récupérer au fin fond de la Transylvanie, et qu’il portait avec lui direction Paris ? Ou plus exactement direction le Sentier où, apprenant le yiddish que les Hongrois ne parlaient pas, il croyait qu’il apprenait le français. C’était Les Misérables de Victor Hugo, traduit en hongrois. Pourquoi cet ouvrage était-il dans cette famille, pourquoi cet ouvrage avait-il survécu à la Shoah et aux persécutions soviétiques, au fin fond de la Transylvanie, dans une famille de Juifs probablement orthodoxes ? C’est toute l’énigme qui résume à la fois la particularité et l’universalité de la langue française, si bien incarnée dans cet ouvrage de l’immortel Victor Hugo, héritier des Lumières.



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est psychanalyste. Il est l’auteur de plusieurs livres dont Transmettre (ou pas), Albin Michel 2012

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