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Fottorino, la faute à qui ?


Fottorino, la faute à qui ?

En remettant, le 4 novembre 2010, les clés de la maison Le Monde à ses nouveaux propriétaires, le trio Bergé-Niel-Pigasse allié au groupe de presse espagnol Prisa, Eric Fottorino a rédigé un éditorial qui a fait quelque bruit dans le landerneau médiatique parisien.
Il ne s’est en effet pas contenté de l’exercice classique en ce genre de situation, consistant à rassurer des lecteurs inquiets pour l’avenir de leur quotidien préféré et à se présenter en garant de la continuité éditoriale et éthique du journal qui se veut de référence. Au contraire, il s’est livré à une sévère critique des choix économiques et éditoriaux du Monde depuis la fin des années soixante-dix. Tous ses prédécesseurs en prennent pour leur grade, sans être désignés par leur nom, ce qui est quelque peu hypocrite. Décryptons donc.

Jacques Fauvet est montré du doigt pour son soutien inconditionnel au programme commun de la gauche jusqu’en 1981. André Fontaine se voit reprocher d’avoir imprudemment investi des sommes énormes dans une nouvelle imprimerie, au détriment du renouvellement et de l’amélioration de l’offre éditoriale, notamment le week-end. Mais le plus gros paquet est livré franco de port au duo Colombani-Plenel, aujourd’hui séparé, et faisant désormais site à part sur la toile. « A l’orée des années 2000, Le Monde s’est lancé dans une stratégie d’acquisitions coûteuse et hasardeuse, quand bien même elle a permis de jeter les bases d’un groupe de presse avec des titres prestigieux comme Télérama et Courrier international. Cette politique a trouvé ses limites et, en 2005, Le Monde a dû procéder à une recapitalisation qui a propulsé Lagardère et Prisa dans le capital du groupe (à hauteur respectivement de 17,27 % et de 15,01%). Dès 2002 et 2003, Le Monde avait dû émettre pour 69 millions d’euros d’ORA (obligations remboursables en action) qui ont d’autant grevé son bilan en creusant sa dette future. Au même moment, notre journal s’est installé dans les locaux du boulevard Auguste-Blanqui en payant des loyers considérables. Entre-temps, la vente du patrimoine immobilier des Publications de la Vie catholique et l’aspiration brutale de leurs bénéfices ont rendu difficile l’émergence d’une culture commune. »

Voilà pour la politique consistant à agrandir le périmètre du groupe par l’endettement et la vampirisation d’entreprises prospères comme le groupe Midi Libre et les publications la Vie catholique au profit d’un Monde en déficit chronique. Ce qui fait dire à quelques esprits moqueurs que Minc et Colombani ont suivi le modèle des révolutionnaires de 1789 en s’emparant des biens du clergé pour les transformer en assignats…
Les errements rédactionnels sont cloués au pilori sans ménagements : « Sans remonter trop loin, Le Monde des années 1980 fut sévèrement sanctionné par ses lecteurs pour son soutien inconditionnel au gouvernement et aux idées de l’Union de la gauche. Le fort penchant du Monde en faveur d’Edouard Balladur en 1995 lui fut très préjudiciable. Comme ses écrits exagérément favorables à Nicolas Sarkozy au mitan des années 2000, avant de prendre position pour Ségolène Royal.
Un journal qui s’était un temps donné pour mission de faire trembler le CAC 40, qui a parfois abusivement entretenu la suspicion envers les pouvoirs politique et économique, ne pouvait qu’en payer le prix. Que de leçons données! Que de personnalités injustement malmenées, semoncées voire jugées dans nos colonnes! L’erreur fut souvent de prendre nos excès pour l’expression de l’indépendance, quand ils n’étaient qu’insignifiance.
»

En la matière, Fottorino aurait pu remonter plus loin dans le temps et rappeler au bon souvenir du dernier carré des fidèles du Monde que ce journal, du temps de sa splendeur, entretenait à Pékin un correspondant professant un maoïsme délirant le poussant à se faire le chantre enthousiaste de la Grande révolution culturelle prolétarienne… Il aurait pu également rappeler, que dans leur grande mansuétude, les dirigeants du Monde ont passé l’éponge sur des manquements à l’éthique et des fautes professionnelles graves commises par des journalistes promis ensuite à un bel avenir[1 Je ne donne pas de noms, car il y a prescription]. Ceux-là n’auraient pas tenu plus d’une heure après la découverte de leurs méfaits dans un quotidien équivalent aux Etats-Unis.

Un mea culpa sur la poitrine des autres

Oui, Fottorino a raison, et ce ne sont pas les cris d’orfraie poussés par Jean-Marie Colombani sur le site de L’Express pour fustiger «l’indignité» de son successeur qui pourront effacer ces vérités de fait. Par ailleurs entendre Colombani parler de «combinazione» pour évoquer les circonstances de son éviction de la direction du Monde en 2007 peut prêter à sourire, voire à la franche rigolade quand on connaît ses manœuvres, exposées et dénoncées par son ex-spadassin Alain Rollat[2. Alain Rollat « Ma part du Monde. Vingt-cinq ans de liberté d’expression » Les éditions de Paris] pour torpiller l’élection de Daniel Vernet à la direction du journal, et dynamiter le fauteuil de son prédécesseur Jacques Lesourne… En la matière, Jean Marie Colombani sera audible le jour où il aura rendu public le montant de ses indemnités de départ et celui de la soulte qu’il a exigée, par intermédiaire d’avocats, lors de la revente du groupe Midi Libre…

Mais il ne suffit pas d’avoir raison, encore faut-il être en position légitime pour que cette vérité soit admise par ceux à qui on prétend s’adresser, à plus forte raison quand ce mea culpa s’exerce principalement sur la poitrine des autres. Colombani, et les quelques 75 journalistes du Monde qui ont signé une lettre de protestation contre cet éditorial ont beau jeu de rappeler que pendant que se commettaient les forfaits économiques et journalistiques qu’il dénonce, Eric Fottorino n’avait pas manifesté de désaccords ouverts avec une direction l’ayant promu à des postes de responsabilité importants… Son refuge dans l’écriture de fiction, qui lui a valu quelques beaux succès littéraires, suffisait peut-être à calmer ses doutes et ses colères rentrées…

J’ai eu personnellement la chance de pouvoir quitter ce journal dont je désapprouvais les orientations dictées par Colombani et Plenel, car j’avais l’âge me permettant de partir dans de bonnes conditions. Je l’ai fait sans bruit, parce que j’avais contribué, de ma place, à la mise en œuvre de méthodes de travail contestables, ne serait-ce qu’en évitant de les dénoncer. D’autres se sont esquivés discrètement, gardant par devers eux leurs idées sur ce qu’était devenu leur Monde et ils ont eu raison.

Il existe un «roman d’entreprise», comme il existe un «roman national» qui sert de ciment entre les générations qui se succèdent. Il n’appartient pas à son dépositaire de jouer à l’historien déconstruisant les mythes du passé : à lui de faire l’Histoire, en en écrivant si possible une page honnête, sinon glorieuse, à d’autres de porter sur le passé du journal des jugements qui ne puissent être confondus avec des règlements de compte.



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