Accueil Monde Farhat Mehenni: « 15 ans après, on ne dit toujours pas qui a assassiné mon fils »

Farhat Mehenni: « 15 ans après, on ne dit toujours pas qui a assassiné mon fils »

Entretien avec le fondateur du Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie


Farhat Mehenni: « 15 ans après, on ne dit toujours pas qui a assassiné mon fils »
Ferhat Mehenni, du mouvement pour l'autonomie de la Kabylie (MAK), en août 2009 © AFP STEPHAN AGOSTINI

Ce 18 juin a marqué le triste anniversaire de l’assassinat, à Paris, d’Ameziane, fils de Farhat Mehenni, fondateur du Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie (MAK). Entretien avec le chanteur berbère, 15 ans après les faits.


La thèse terroriste ne fut pas examinée, malgré les menaces que le chanteur disait avoir reçues de la part du puissant général Mohamed Mediène, dit « Toufik », qui dirigeait la DRS (Direction du Renseignement et de la Sûreté) algérienne, les semaines précédant l’assassinat. Il serait peut-être temps de sortir ce dossier qui dort dans les oubliettes de la presse et des chancelleries.

Lina Murr Nehme. En 2004, vous avez publié votre livre, Algérie, la question kabyle. Un mois plus tard, le 18 juin 2004, votre fils Ameziane fut frappé au visage, puis poignardé par deux hommes de type maghrébin. Le drame embarrassa les autorités françaises. Elles choisirent d’éliminer la thèse de l’assassinat politique, pour parler d’un fait divers dû à la boisson. La presse avait d’ailleurs, déclaré qu’il sortait d’un cabaret et que c’était une rixe. D’après la scène décrite par les témoins, cette version ne semble pas vraisemblable. Vous avez vainement tenté d’obtenir la réhabilitation de votre fils. Son assassinat demeure à ce jour inexpliqué…

Farhat Mehenni. Cette version qui travestit un assassinat politique en un fait divers était destinée à éviter une remise en cause des bonnes relations que Chirac entretenait avec Bouteflika auquel il avait rendu visite à Alger, juste un an auparavant. En théorie, aucun pays n’accepte qu’un assassinat politique soit commis sur son territoire par un autre pays. Mais la France qui craignait de perdre un allié confronté à une révolte kabyle depuis avril 2001 et à une tentative de coup d’Etat des généraux, se devait de verser ce crime au compte des pertes et profits pour sauver le soldat Bouteflika.

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Il n’y avait pas eu de rixe. Ameziane (30 ans), était invité par un complice de ses assassins à suivre, dans un café, rue de Clignancourt à Paris, la finale de la coupe d’Europe des nations. Il y avait au moins deux autres personnes à leur table. Ils se seraient quittés un peu tard. Pris d’une fringale, il se dirigea vers un fastfood à côté du célèbre cabaret du Moulin Rouge. Ayant pris son sandwich avec un sachet de frites, il s’était assis sur un banc public juste en face de La Locomotive (La Machine du Moulin Rouge). Il était 1h 45. C’est là qu’il fut frappé au cœur d’un coup de couteau dont la lame faisait 16 cm au minimum. Pour camoufler le crime en rixe, les deux agents lui donnèrent des coups de pied au visage avant de prendre la fuite. Ce fut un touriste australien qui alerta la police pour évacuer mon fils à l’hôpital Bichat où il rendit l’âme tôt le matin.

Toufik m’avait mis en demeure deux ans plus tôt de renoncer à mettre sur pied une organisation politique militant pour une autonomie régionale…

En réalité, il faut être expert pour frapper ainsi au cœur, et réussir du premier coup. Ce qui exclut l’hypothèse de la rixe : ceux qui tuent si bien sont en prison ou du moins, connus de la police après libération. Votre activité politique devait certainement déranger le gouvernement algérien, et vous aviez reçu des menaces quelques semaines avant l’assassinat. Mais ce général Toufik est un Kabyle ! Comment se fait-il que le pouvoir ait fait confiance à Toufik, selon vous, et à d’autres Kabyles ?

Le pouvoir ne coopte un Kabyle que s’il a renié son identité et sa langue, et lorsqu’il a fait preuve de férocité à l’égard de sa communauté d’origine.

Vous avez donc parlé d’un assassinat politique. Mais le gouvernement français a rejeté vos accusations. Vous avez été accusé de partialité.

Le pouvoir algérien a pour tradition de tuer ses opposants. Bennaï Ouali (1956), Abane Ramdane (1958) Khider (1967), Krim Belkacem (1970), Ali Mecili (1987) ont tous été assassinés par lui. Le président Boudiaf fut même assassiné devant les caméras de télévision, et la commission d’enquête conclut à un acte isolé. Encore un peu, elle parlait de suicide !

À l’origine, l’assassinat d’Ameziane Mehenni devait être le mien. Le général Toufik m’avait, deux ans plus tôt, mis en demeure de renoncer à mettre sur pied une organisation politique en faveur de la liberté de la Kabylie. Ne me voyant pas obtempérer, il décida de mettre ses menaces à exécution. Alertés, les services français convoquèrent l’attaché militaire algérien à Paris pour lui signifier qu’ils étaient au courant de leur plan de mon assassinat et qu’ils s’opposaient à ce que ce crime soit commis sur le territoire français. C’est après l’échec de ce plan que le DRS s’est rabattu sur Ameziane.

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Cet assassinat politique avait au moins deux objectifs. Le premier était de me punir d’avoir bravé le terrorisme politique et intellectuel algérien en revendiquant de manière officielle, depuis le 05/06/2001, de distinguer la Kabylie de l’Algérie. Le deuxième qui découle du premier, était un cadeau de réconciliation offert par le général Toufik à Bouteflika, pour sceller leur nouvelle alliance, après leur brouille qui avait, en 2001, provoqué un bain de sang en Kabylie où furent tuées pas moins de 127 personnes.

A l’origine, étudiant en sciences politiques à Alger, (1972-1977), je me suis fait connaître en tant que chanteur berbériste de gauche. Arrêté à 12 reprises et traduit devant la Cour de Sûreté de l’Etat en décembre 1985, j’ai été condamné à 3 ans de prison pour avoir été membre fondateur de la première Ligue Algérienne des Droits de l’Homme. Ensuite, j’ai été, en 1989, membre fondateur d’un parti politique que j’ai quitté en 1995, en plein boycott scolaire que j’avais organisé en Kabylie pour revendiquer l’enseignement de la langue kabyle et la reconnaissance de l’identité amazighe. Ayant été témoin des événements de 2001 durant lesquels les corps de répression avaient tiré sur des manifestants pacifiques en tuant plus de 120 d’entre eux et en en blessant plus de 6000 (dont 1200 furent handicapés à vie), je compris que la Kabylie ne connaîtrait la paix que le jour où elle reprendrait en main son destin. J’ai donc structuré le MAK (Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie) avant de mettre sur pied l’Anavad (le gouvernement provisoire kabyle en exil) le 1er juin 2010. J’en reste président jusqu’à 2022, si du moins ma santé me le permet.

L’arabisation est une « mort »

La lutte des Kabyles a pourtant contraint le pouvoir à faire des concessions. Avant cela, la simple possession d’un alphabet amazighe pouvait mener quelqu’un à la prison, voire à la mort. Les choses ont changé après cette lutte, et malgré la répression du « Printemps Noir ». Le sacrifice de tous ces martyrs, de tous ces handicapés qui sont des martyrs vivants, a obligé le gouvernement à retirer la gendarmerie, et à proclamer l’amazighe « langue officielle » dans la Constitution, tout comme la langue arabe. Et là, il y a bien sûr un jeu de mots, puisque les deux langues ne sont pas à égalité. Le texte est formulé de telle manière que l’arabe semble être la seule langue officielle. Mais le statut de langue officielle de l’amazighe a obligé les autorités à permettre l’enseignement de la culture amazighe. Le statut des Kabyles en général, a également changé. Comme il n’y avait plus ce couvercle pesant sur les Kabyles, ils ont pu faire entendre leur message en-dehors des frontières strictes de la Kabylie. Au Liban, un ami est venu me dire, vers 2002 ou 2003, qu’il avait rencontré un groupe d’Algériens qui disaient ne pas être arabes mais berbères. C’était une information très étonnante pour des Libanais, car la propagande du FLN avait fait identifier les Algériens avec les Arabes. Je crois qu’au début du millénaire, les Français devaient avoir la même idée des Algériens. Le régime usait de répression pour empêcher la majorité du peuple, qui est toujours berbère, de faire connaître son existence et ses particularismes. Pour tuer ces particularismes, le gouvernement a également appliqué des méthodes autoritaires sur le plan de l’éducation : donner à la nouvelle génération une identité arabe par le biais de l’école, et tuer les langues berbères.

C’est exact.

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Vous avez exprimé de la gratitude envers la France car elle vous a permis de vous établir chez elle pour sauver vos enfants de cette arabisation, qui pour vous est « une mort ».

Le rejet de l’arabisation n’est pas celui d’une langue mais d’une politique criminelle. Dans l’absolu, la Kabylie a besoin de toutes les langues susceptibles de servir ses intérêts dans le monde. Je comprends que les lecteurs arabes, ne connaissant pas la Kabylie, soient choqués de voir assimiler l’arabisation à la mort. Pourtant c’est le cas. L’arabisation en Kabylie est une politique culturellement génocidaire. Elle est à la fois domination coloniale et humiliation d’un peuple auquel on interdit sa langue pour lui en imposer une autre. Elle ne vise pas à donner aux Kabyles, un outil linguistique supplémentaire pour son épanouissement mais à les dépersonnaliser !

Pour mieux faire toucher du doigt à vos honorables lecteurs la réalité de ce que nous vivons, je leur propose d’imaginer un instant d’inverser les rôles : les Kabyles, à la tête des pays arabes, menant une politique de kabylisation. Y consentiraient-ils ? Nul peuple au monde n’accepte de se voir dicter une langue qui ne soit pas celle de son choix et de sa propre souveraineté.

Les horreurs commises par le Front Islamique du Salut (FIS), dans les années 1990, ont suscité une résistance morale importante, et c’est alors qu’a émergé le mouvement de rejet de l’arabisation et de l’islamisation auxquels nous assistons en Algérie.

L’arabisation est largement antérieure aux années du terrorisme islamiste. Elle date de la confiscation de l’indépendance par les armées des frontières, venues prendre le pouvoir entre 1962 et 1963. La guerre de Kabylie, menée contre l’Algérie de 1963 à 1965 sous la direction de Hocine Ait Ahmed était déjà l’une des réponses confuses de l’élite kabyle au déni d’existence opposé à la Kabylie. Ce n’est qu’en 1969 que le courant islamiste fut encouragé par Boumediene pour contrer le mouvement amazigh qui fleurissait à l’université d’Alger. La Kabylie laïque et amazighe n’avait jamais fait de place pour l’islamisme et les élections l’ont jusqu’ici toujours confirmé. Le terrorisme islamiste, prônant l’arabisation totale de la Kabylie, a probablement renforcé la conviction des Kabyles d’être en possession d’une langue et de valeurs supérieures à celles du FIS. D’où ses échecs répétés en Kabylie.

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