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Empoisonnement au Royaume-Uni: bons baisers de Russie ?

L'affaire est digne d'un James Bond, le glamour en moins


Empoisonnement au Royaume-Uni: bons baisers de Russie ?
Le Premier ministre britannique, Theresa May, s'est rendue à Salisbury sur les lieux où Sergueï Skripal et sa fille ont été empoisonnés, mars 2018. SIPA. AP22178652_000006

« La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme », disait Churchill. Dans le monde semé d’embûches et grevé d’incertitudes du XXIe siècle, la fiction dépasse souvent la réalité et avec la Russie en plein retour sur la scène internationale, les amateurs de romans d’espionnage, ne vont pas être déçus. Le 4 mars, les chaînes de radio britanniques se mirent soudain à diffuser en boucle un flash d’information énigmatique selon lequel un homme et une femme venaient d’être découverts gisant dans un état grave sur un banc dans un jardin public de Salisbury après avoir absorbé une substance inconnue. Certains auditeurs se demandèrent sur le coup si on les prenait pour des idiots (la drogue ayant tué 3744 personnes en Angleterre et au Pays de Galles pour la seule année 2016, les morts par overdose sont malheureusement légion parmi les sujets de sa Gracieuse majesté !), tout en subodorant que cette information cachait certainement une réalité beaucoup plus sinistre.

Peu à peu le halo de brume se dissipa autour de cet événement mystérieux et le pays tout entier entra alors dans un techno-thriller dont il n’est toujours pas ressorti à ce jour. Car l’heure est grave, gravissime même. Les deux personnes s’avèrent être Sergueï Skripal, 66 ans, ex-colonel du service de renseignement militaire russe (GRU) et sa fille Youlia, 33 ans. Ils ont tous deux été victimes d’une tentative de meurtre par l’administration d’un agent neurotoxique de qualité militaire développé par l’Union soviétique à partir des années 1970: le Novitchok.

500 personnes touchées

Le Novitchok est indétectable et, comme le déclarait à la chaîne britannique Sky News International, le 13 mars, l’un de ses inventeurs, le scientifique russe spécialiste des armes chimiques, Vil Mirzyanov (aujourd’hui réfugié aux Etats-Unis), il s’agit du neurotoxique le plus dangereux au monde, dix fois plus puissant que le VX, l’agent neurotoxique utilisé dans l’assassinat du demi-frère du dictateur nord-coréen Kim Jong-un en 2017 à l’aéroport de Kuala Lumpur. Quelques traces sur la peau suffisent à bloquer le fonctionnement d’une enzyme qui assure la communication avec les muscles, ce qui entraîne pour la victime une perte de conscience, des convulsions, la paralysie et la mort par suffocation ou par arrêt cardiaque. Les séquelles sont irréversibles. Il existe bien des antidotes telles que l’atropine, mais celles-ci doivent être injectées immédiatement après l’exposition au poison. Les chances de survie des victimes sont donc réduites.

Sur le terrain, 21 personnes – dont l’officier de police Nick Bayley – ont subi des séquelles directes de cette attaque. 500 personnes ayant fréquenté les lieux visités (un restaurant, un pub, un centre commercial) par les victimes sont également concernées. Les autorités leur ont conseillé, plusieurs jours après l’attaque (ce qui a soulevé un tollé dans l’opinion publique), de laver leurs vêtements en machine et de nettoyer « avec des lingettes pour bébés » leur téléphone portable et autres accessoires, qu’ils portaient lors de leur exposition à l’agent innervant, d’où le désarroi et l’angoisse observés actuellement chez les personnes contactées par les autorités.

Des cordons sanitaires ont été mis en place et vont le rester pendant plusieurs semaines. Dans ce comté du Sud-Ouest de l’Angleterre, qui abrite de nombreux terrains militaires, le laboratoire gouvernemental de Porton Down, spécialisé dans la recherche sur les armes chimiques a été mis à contribution dans l’analyse des prélèvements. Près de 200 personnels militaires ont été déployés sur le terrain pour prêter main forte aux forces de police et récupérer des véhicules, dont la BMW bordeaux de Skripal, et des objets potentiellement contaminés. Le 10 mars 2018, ces forces ont étendu les opérations de décontamination au cimetière de la ville où les tombes de l’épouse de Sergueï Skripal, morte officiellement d’un cancer en 2012, et celle de son fils disparu dans des conditions suspectes en 2017, ont été scellées.

Au « bon » souvenir de Litvinenko…

Le colonel Skripal est arrivé en 2010 en Grande-Bretagne dans le cadre d’un échange de 4 agents doubles russes ayant travaillé au profit des Etats-Unis et du Royaume-Uni[tooltips content= »Tom PARFITT; Matthew WEAVER; Richard NORTON-TAYLOR: Spy swap: US and Russia hand over agents in full media glare, The Guardian, 9 juillet 2010. Les 3 autres agents qui firent l’objet de cet échange étaient Alexandre Zaporojski, Igor Soutiaguine et Guennadi Vassilenko. »]1[/tooltips] contre 10 agents dormants débusqués par le FBI sur le territoire américain, où ils travaillaient pour le compte de la Russie. Lors de sa libération, Skripal purgeait, depuis 2006, une peine de 13 ans de travaux forcés dans un camp de prisonniers en Mordovie. Il avait été condamné pour avoir, sur une période de dix ans, dévoilé au service britannique de renseignements extérieurs MI-6 (sous le nom de code « Forthwith »), les identités d’agents russes opérant en Europe occidentale. Il aurait reconnu avoir perçu 100 000 dollars en contrepartie. Installé en Angleterre, Sergueï Skripal continuait de collaborer avec le MI-6.

La vigoureuse réaction des autorités britanniques dans cette affaire s’explique indubitablement par le traumatisme engendré – chez les décideurs britanniques et dans l’opinion publique très choquée – par l’assassinat au polonium-210, un radionucléide hautement radioactif, de l’ancien officier de renseignement russe (naturalisé britannique) Alexandre Litvinenko[tooltips content= »Alex GOLDFARB; Marina LITVINENKO, Meurtre d’un dissident, Robert Laffont, Paris, 2007. »]2[/tooltips], en 2006 par deux de ses anciens collègues du service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (FSB), Andreï Lougovoï et Dimitri Kovtoun. Gravement irradié, Litvinenko perdit tous ses cheveux en une semaine. Il vomissait sans cesse. Son taux de globules blancs s’effondra, ses reins et son cœur cessèrent de fonctionner. Il mourut dans de grandes souffrances.

L’attaque, qui s’était déroulée à l’hôtel Millenium de Londres, avait entraîné la contamination radioactive de plusieurs lieux de la capitale et exposé ainsi le public à de graves risques d’irradiation[tooltips content= »Comme le décrit l’ancien correspondant à Moscou du quotidien The Guardian, Luke Harding dans son ouvrage: A Very Expensive Poison: the Definitive Story of the Murder of LitvinenkoGuardian Faber, Londres, 2016. »]3[/tooltips]. A titre d’exemples, une serviette de toilette maculée de polonium-210 avait été jetée dans la colonne vide-linge de l’hôtel répandant ainsi la radioactivité dans le bâtiment. Deux avions de British Airways portaient des traces de radioactivité. Et que dire du bar où Litvinenko ingéra le poison glissé dans une tasse de thé vert et de la chambre d’hôpital où il décéda d’un arrêt cardiaque le 23 novembre 2006 ! A noter que le polonium-210 est un isotope très rare qui ne peut être produit que par un laboratoire gouvernemental.

Le Brexit n’existe plus

En réponse à l’empoisonnement de Skripal et de sa fille, le Premier ministre britannique Theresa May, considérant la Russie « coupable », a annoncé, le 14 mars 2018, l’expulsion de 23 diplomates russes, identifiés comme des espions opérant clandestinement sur le territoire britannique. De plus, le gouvernement va préparer une nouvelle législation visant à protéger le pays contre les activités hostiles menées par des Etats étrangers et envisager de nouvelles mesures dans le domaine du contre-espionnage. Par ailleurs, des amendements anti-corruption seront ajoutés au projet de loi, Theresa May considérant qu’ « il n’y pas de place pour les élites corrompues » au Royaume-Uni. Les ressortissants russes seront désormais soumis à des contrôles plus stricts avant leur entrée dans le pays. Une mise en garde a été énoncée concernant les déplacements de ressortissants britanniques en Russie. Il n’y aura ni représentants du gouvernement, ni membres de la famille royale présents lors du Mondial de football en juin 2018 en Russie.

Le ministre de la défense a annoncé un investissement de 54 millions d’euros de plus pour la création d’un nouveau centre de recherche sur les armes chimiques ainsi que la vaccination contre l’anthrax pour les militaires, ce qui permettra de les déployer sur le terrain en cas d’attaque chimique.

L’affaire a pris une tournure nouvelle et une envergure inattendue lorsque Theresa May a demandé (et obtenu) le soutien des Alliés du Royaume-Uni dans l’OTAN et celui de l’Union européenne (UE). Les Etats-Unis, la France, l’Allemagne ont fait un communiqué commun assurant le Royaume-Uni de leur soutien. Les Etats-Unis vont appliquer des sanctions à l’encontre de l’oligarque, Evgueni Prigojine, et à 19 ressortissants russes indésirables soupçonnés notamment d’interférences dans les élections de 2016 et de cyberattaques. Les mesures de contre-espionnage seront renforcées. Le Secrétaire général de l’OTAN a exprimé, quant à lui, sa préoccupation et son soutien. Une résolution a été déposée par le Royaume-Uni au Conseil de sécurité des Nations unies (dont il est un des 5 membres permanents), sans beaucoup d’espoir d’aboutir toutefois, car la Russie va certainement apposer son veto. Enfin, l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) apportera son expertise.

Le triomphe de Poutine sur l’Etat de droit ?

Du côté russe, à quelques jours du scrutin présidentiel du 18 mars 2018, les autorités ont répondu par le sarcasme, crié à la provocation et nié toute implication, ce qui a conduit à une escalade verbale. Le 15 mars, le ministre de la Défense britannique, Gavin Williamson, excédé, a demandé à la Russie de « se taire et de partir ». A la Chambre des communes, les débats vont bon train et Theresa May peut se réjouir d’un consensus quasi général (à l’exception de Jeremy Corbyn, le leader travailliste, qui a appelé au maintien du dialogue avec la Russie) sur la nécessité de maintenir un cap de fermeté.

Pour sa défense, la Russie a fait savoir qu’elle n’était pas le seul Etat à posséder le Novitchok. Mais les apparences témoignent contre elle car, dès 1995, le scientifique Vil Mirzianov avait révélé que la Russie avait secrètement continué à mettre au point des armes chimiques de type Novitchok, dont la substance dite A-232 ultra-létale. Il fut emprisonné pour ces révélations[tooltips content= »The Breathing Dead and Cement Children, Phoenix Source Publishers, 1995, pp.196-197. »]4[/tooltips]. On note aussi que lors de l’échange d’agents dont fit partie Skripal en 2010, le président Poutine avait promis la mort des traîtres. En outre, en 2016, au terme d’une longue enquête sur l’implication supposée de l’Etat russe dans l’assassinat d’Alexandre Litvinenko, le gouvernement britannique avait demandé l’extradition du principal auteur de l’assassinat, Andreï Lougovoï. Le régime russe non seulement n’a jamais accédé à cette demande, mais Lougovoï a été décoré par le président Poutine pour services rendus à la patrie. Il est actuellement député à la Douma. On note également, au fil des dernières années, 14 cas de morts suspectes sur le sol britannique, dans lesquelles les soupçons pèsent lourdement sur le régime russe, dont celle, dans des circonstances inexpliquées, le 13 mars 2018, de Nicolaï Glouchkov, ami de l’oligarque Boris Berezovski, qui avait été retrouvé pendu en 2013.

Dans ce contexte terrifiant, les interrogations fusent : Skripal et sa fille vont-ils s’en sortir ? Y aura-t-il d’autres cibles ? Mais finalement la question la plus importante est posée : Vladimir Poutine, qui vient d’être réélu, doit-il resserrer son contrôle sur ses services de renseignement ? Enfin, sur un plan symbolique, le fait que l’attaque chimique ait eu lieu non loin de la cathédrale de Salisbury où repose la Magna Carta, à savoir l’un des textes fondateurs des démocraties modernes et de l’Etat de droit contemporain, augure bien mal de l’avenir de l’Occident.

 



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Analyste géopolitique (Russie, Turquie), auteur et spécialiste en relations internationales et en études stratégiques.

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