Accueil Édition Abonné Sociétés africaines: l’intérêt général introuvable

Sociétés africaines: l’intérêt général introuvable

Le développement économique se heurte aux allégeances familiales et tribales qui prévalent sur le souci du bien commun


Sociétés africaines: l’intérêt général introuvable
Le quartier d'affaires du Plateau à Abidjan en Côte d'Ivoire, mai 2016. ©AFP or licensors

En Afrique, le développement économique se heurte à des obstacles anthropologiques puissants qui font prévaloir les allégeances familiales et tribales sur le souci du bien commun. Mais les sociétés ne se réformeront paradoxalement qu’en prenant appui sur leurs bases culturelles. 


L’Afrique subsaharienne va-t-elle se moderniser, en entendant par là non seulement un certain progrès économique, mais l’avènement d’une société qui échappe au népotisme, à la corruption, au poids des réseaux d’intérêts et où l’on trouve des institutions, un État, des administrations, une justice, des entreprises, des hôpitaux, des écoles où règnent le respect des règles, l’impartialité des décisions, la récompense du mérite ? Les acteurs du développement, Banque mondiale en tête, appellent depuis des lustres à un changement radical de comportements, en n’étant guère entendus. Mais, ce faisant, ils ne s’intéressent guère à ce qui, malgré tout, fonctionne bien dans ces sociétés, échappe pour l’essentiel aux maux qui dominent par ailleurs. Ils ne se soucient guère d’analyser en profondeur les raisons de ces succès. En fait, il existe déjà, jusque dans les pays qui apparaissent globalement comme les plus en difficulté, des îlots de modernité, d’efficacité et de bonne gouvernance, dont des entreprises remarquables par leur gestion et leurs performances[tooltips content= »Un certain nombre de telles entreprises sont décrites dans L’Afrique des entreprises, publié par le Groupe de l’Agence française de développement, Documentation française, 1998. »]1[/tooltips].

A lire aussi: Zimbabwe: les larmes du « Crocodile »

Comment s’y prennent donc ceux qui arrivent à un tel résultat ? S’appuient-ils sur une véritable révolution culturelle ? Ou tirent-ils plutôt le meilleur parti possible des potentialités des cultures existantes ? Des recherches menées sur le fonctionnement d’entreprises africaines qui tranchent par la qualité de leur fonctionnement montrent que c’est la seconde hypothèse qui est la bonne[tooltips content= »Philippe d’Iribarne, Alain Henry, Le Tiers-monde qui réussit, Odile Jacob, 2003. L’ouvrage est en libre accès sur internet. Les analyses qui suivent sont développées dans cet ouvrage. »]2[/tooltips].

Méfiance et fuite des responsabilités

Certes, toute référence à une spécificité culturelle des pays africains suscite souvent des réactions hostiles. Certains y voient un pur prétexte couvrant un refus d’engager des réformes qui porteraient atteinte aux intérêts de ceux qui profitent du statu quo. D’autres accusent ceux qui évoquent ces spécificités de « culturalisme », voire de racisme. Mais le rôle des cultures n’est nullement une spécificité des pays dits, parfois, « sous-développés ». En fait, le mouvement de modernisation, dans les pays qui ont ouvert la voie, n’a pas été, et de loin, synonyme de standardisation. Leurs institutions politiques sont loin d’être identiques. Leurs droits diffèrent. Il en est de même de leurs méthodes de management. Ces institutions, ces droits, ces méthodes sont fortement marqués par la diversité de leurs cultures politiques[tooltips content= »Philippe d’Iribarne, La Logique de l’honneur : gestion des entreprises et traditions nationales, Paris, Seuil, 1989. »]3[/tooltips]. Ainsi, la manière américaine de concevoir la vie en société et le gouvernement des hommes, les formes de civisme ou de devoir professionnel que l’on rencontre aux États-Unis diffèrent sensiblement de celles qui prévalent en France, en Allemagne ou en Suède. On ne voit pas pourquoi cette adaptation des institutions et des manières de gérer à la diversité des cultures serait moins nécessaire dans les pays en développement.

Pour illustrer la fécondité que peut avoir une prise en compte éclairée et novatrice des cultures, on peut prendre une question qui tient une grande place dans les sociétés d’Afrique subsaharienne et en particulier dans leurs entreprises : l’intensité de la méfiance entre acteurs et les difficultés de fonctionnement qui en résultent. Comment faire en sorte, compte tenu de cette méfiance, que celui qui sanctionne, refuse de promouvoir tel ou tel ou de passer commande à tel fournisseur soit mis à l’abri du ressentiment de ceux qui se sentent mal traités ? Et, corrélativement, comment éviter, chez les managers, une attitude de fuite des décisions ?

Rencontrant une entreprise où ces questions se posaient de manière aiguë, la compagnie d’électricité du Cameroun, nous nous sommes trouvés face à une centralisation extrême, associée, chez les managers de divers niveaux, à une fuite des responsabilités. Chaque responsable de service tendait à renvoyer vers son supérieur les décisions affectant négativement ses subordonnés, par peur de devoir affronter des réactions très négatives, voire violentes, de ceux-ci. « Tout dernièrement on a fait des délégations de pouvoir aux directeurs, notait le directeur général, on leur a donné un pouvoir disciplinaire et, même ça, ils ne l’exercent pas. »

« On préfère rester tranquille. On ne va pas attirer tous les ennuis, les colères sur nous parce qu’on veut bien faire le travail. »

Une telle crainte des rétorsions est associée au fait que l’on est dans un contexte où chacun est perçu comme guidé par ses intérêts et ses sentiments personnels et non par le souci du bon fonctionnement de l’entreprise. Toute décision affectant négativement la situation de quelqu’un est regardée non comme liée à ce souci de l’entreprise, mais comme l’expression de l’attitude de celui qui l’a prise envers celui qui la subit. « Je crois que les gens ont peur de représenter les bourreaux de leur personnel, explique le directeur général. (…) On leur a donné un pouvoir disciplinaire, et même ça, ils ne l’exercent pas. Ils ne veulent pas qu’on dise : “Voilà le méchant, c’est lui qui m’a collé trois jours de mise à pied.” » La prudence qui s’impose est à la mesure de la crainte de mesures de rétorsion. « Les gens ont peur de déplaire à un agent qui est parfois quatre, cinq crans au-dessous d’eux. Pourquoi ? (…) Parce qu’ils pensent que l’agent a une personnalité bien placée. Ça peut lui rapporter des ennuis ou bien dans la famille on va dire : “Voilà le méchant qui n’a pas voulu donner de bonnes notations à telle ou telle personne, qui n’a pas voulu donner de l’avancement, etc.” » Un agent sanctionné peut réagir en contre-attaquant dans le monde du visible – « fausses pannes », « petits sabotages » – ou même de l’invisible : « La sorcellerie, dit un directeur, c’est surtout lorsque les gens se sentent mal jugés alors que l’emploi est fragile. » « Si on a une demande de sanction, confirme un cadre, on transmet à son chef et parfois on vous expose. Alors on préfère rester tranquille. On ne va pas attirer tous les ennuis, les colères sur nous parce qu’on veut bien faire le travail. » Les contrôles sont facilement source de tension. Ainsi les agents chargés de faire des vérifications chez les abonnés se plaignent de ce que, souvent, « on leur lâche les chiens » ou « on les menace avec un gri-gri ou même avec un poignard ».

Comment faire admettre, dans un tel contexte, que des décisions qui nuisent à d’autres, ou du moins ne leur sont pas favorables, n’ont pas été prises par hostilité ou, du moins, par manque de solidarité envers ceux dont elles affectent le sort ?

Une voie qui a prouvé son efficacité est de faire en sorte que ceux qui prennent des décisions affectant négativement le sort d’autres personnes apparaissent contraints d’agir comme ils le font. Celui qui est soumis à une telle contrainte est en position de convaincre ses proches que, s’il refuse leurs sollicitations, c’est parce qu’il ne peut pas faire autrement. Plus les règles sont contraignantes, plus elles relèvent de la lettre et non de l’esprit, moins elles laissent la place à une marge d’interprétation qui ouvre la porte aux intérêts personnels et aux sentiments d’amitié ou d’hostilité envers ceux dont le sort est concerné, plus elles permettent d’échapper aux interprétations négatives. L’élaboration dans plusieurs entreprises de manuels de procédures extrêmement détaillés définissant de manière très stricte les manières de s’y prendre dans chaque circonstance – manuels qui dans d’autres contextes culturels seraient apparus comme d’une lourdeur insupportable – s’est montrée très efficace[tooltips content= »Ce point est développé dans le rapport de la Banque mondiale, Mind, Society, and Behavior, WDR 2015, Spotlight 4, « Using ethnograpy to understand the workplace », p. 144-145 ; texte rédigé par Alain Henry. Le rapport est en accès libre sur internet. »]4[/tooltips].

Mais il ne suffit pas que les règles soient dépourvues d’ambiguïté, il faut que leur application soit étroitement contrôlée et que ceux qui les transgressent ne puissent échapper aux sanctions. Le moindre espace laisserait la place à d’indéfinies interprétations concernant les intentions réelles de celui qui est tenu d’appliquer la règle, comme de celui qui est chargé de sanctionner ceux qui la transgressent. Un rouage essentiel du système de décision est constitué par l’auditeur. Celui-ci n’a pas le pouvoir de dire ce qu’il faut faire, d’arbitrer entre intérêts antagonistes. Il ne tranche pas. Son rôle est de révéler tout écart par rapport au respect des procédures qui encadrent la décision.

Les sanctions, le rôle des expatriés

On peut aussi décomposer de manière très poussée en un ensemble de tâches incombant à des personnes différentes les processus sensibles. De ce fait, aucun acteur n’a la possibilité de favoriser ou de défavoriser à lui seul ceux qui sont affectés par les conséquences d’une décision. Par exemple en gestion clientèle, les procédures peuvent être scindées entre plusieurs agents, lesquels ne relèvent pas d’un même chef local, le premier supérieur maîtrisant l’ensemble de la procédure se trouvant au siège régional, afin « d’éloigner les responsables du terrain » et d’empêcher qu’ils « soient tentés de contourner les procédures ». Les logiciels correspondants, remplis de doubles clés et de contrôles croisés, sont conçus comme de véritables serrures de coffre.

La place durablement occupée par des expatriés dans des postes sensibles constitue également un moyen de s’adapter au contexte. On est dans une société où chacun est, même s’il cherche à y échapper, englué dans un tissu serré de solidarités, d’amitiés, d’inimitiés qui rendent difficile à assumer, et en tout cas difficilement crédible, la prise de décisions impartiales. De telles décisions sont plus faciles à prendre par quelqu’un d’extérieur au jeu d’influences interne à une communauté. On comprend de ce fait le rôle qui paraît indépassable des expatriés. Il ne s’agit pas tant pour eux de transmettre des connaissances que d’être perçu comme ne rentrant pas dans le jeu des pressions familiales, amicales, tribales et autres. S’ils se montrent rigoureux avec constance, évitent soigneusement tout favoritisme, cela peut être interprété, dans leur cas, comme un comportement un peu étrange de « Blanc », difficile à comprendre, mais néanmoins crédible. Quand il s’agit de superviser les recrutements, de résister aux pressions des « amis » ou encore de contrôler l’usage des ressources financières, il est précieux de pouvoir compter sur eux.

Pour limité qu’il soit, cet exemple est révélateur d’un phénomène que l’on rencontre de manière beaucoup plus large dans les entreprises qui constituent des exemples de réussite dans des environnements peu favorables, et pas seulement en Afrique[tooltips content= »Pour sa part, l’ouvrage Le Tiers-monde qui réussit analyse également des cas situés au Mexique, au Maroc et en Argentine. »]5[/tooltips]. Les succès obtenus reposent sur une action volontaire et persistante des responsables pour lutter contre les dérives associées aux formes dominantes de management des pays concernés. Et, simultanément, leur fonctionnement reste à bien des égards profondément traditionnel, pas seulement dans des aspects résiduels, inentamés par l’acquisition de nouveaux outils, mais dans la manière même dont ces outils sont mis en œuvre. Il n’y a pas seulement juxtaposition, ou compromis, entre la dimension moderne et la dimension traditionnelle, mais union intime, comme si les références les plus modernes prenaient chair, à travers toute une alchimie, par l’entremise de formes locales. C’est en prenant sens en fonction de conceptions locales de l’existence que ces références suscitent l’adhésion du personnel qui les met en œuvre de manière efficace, et deviennent un vecteur effectif de succès.

Mars 2018 – #55

Article extrait du Magazine Causeur




Article précédent Empoisonnement au Royaume-Uni: bons baisers de Russie ?
Article suivant Bertrand Cantat: ne confondez pas vengeance et justice !
Directeur de recherche au CNRS. Dernier ouvrage "Le Grand Déclassement", Albin Michel, 2022.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération