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Education: pour une régionalisation générale des concours, des mutations et des salaires

Les augmentations nationales sont une illusion démagogique...


Education: pour une régionalisation générale des concours, des mutations et des salaires
Les ministres Clement Beaune, Bruno Le Maire et Pap Ndiaye, Paris, 14 juillet 2022 © Stephane Lemouton-POOL/SIPA

Pap Ndiaye, ministre de l’Education, annonce de mirobolantes augmentations de salaire pour 2023: le futur président n’a-t-il pas promis, pendant sa campagne, près de 10% d’augmentation ? De quoi faire grincer les dents de ceux qui pensent que les enseignants, tous des paresseux, sont déjà surpayés. Notre chroniqueur, qui a enseigné durant 45 ans dans des terroirs fort divers, met les choses au point et plaide pour une régionalisation totale du système.


Les salaires de départ et d’arrivée dans l’enseignement sont médiocres, à des années-lumière de ceux de nos homologues européens proches (et contrairement à des légendes tenaces, les profs allemands ou luxembourgeois, qui touchent deux à trois fois le salaire d’un enseignant français, ne travaillent pas davantage), et les perspectives d’amélioration sont lointaines et hypocrites. Qui croit qu’un enseignant débutant nommé à Paris, Bagneux ou Le Vésinet peut s’y loger avec un salaire de départ inférieur à 2000 € par mois, quand le prix de location d’un deux-pièces atteint facilement les 1000€ mensuels ? Quel propriétaire consentirait à louer son bien à un salarié qui gagne à peine deux fois le prix du loyer de son boui-boui ?

Un enseignant nommé à Paris ou dans les communes proches est donc condamné à se loger dans un rayon de 50 kms. Comme bien des gens, objecte le lecteur. Oui — sauf que le salarié du privé (qui à niveau égal touche 12 à 21% de plus qu’un enseignant) a un seul lieu d’exercice, alors qu’il est fréquent qu’un prof enseigne sur deux, voire trois établissements non contigus. Ces temps de transport démesurés (une heure et demie aller, autant au retour) nuisent à l’efficacité des uns et des autres. Et vu le niveau de confort et de sécurité des transports en commun…

Je tire ces chiffres du rapport établi en 2021 par le sénateur (gauchiste, bien sûr) Gérard Longuet. Il révèle en même temps que « les enseignants français ont perdu entre 15 et 25% de rémunération au cours des vingt dernières années » — une baisse qui touche principalement les profs en milieu et fin de carrière, explique Capital — autre publication d’extrême-gauche…

C’est dans le même magazine que vous trouverez la promesse de Pap Ndiaye d’augmenter les salaires en 2023 : « La hausse de rémunération sera composée de deux parts », a précisé le ministre. « La première sera non conditionnée et s’appliquera à tous les enseignants. Ce qui implique de passer le salaire de départ des jeunes au-dessus des 2 000 euros nets. » Ce qu’avait déjà promis Amélie de Montchalin au mois d’avril : la ministre de la Transformation et de la Fonction publique affirmait dans « Audition publique » que la promesse de revalorisation de 10% des salaires des enseignants à compter de 2023 viendrait bien « en plus » des surplus de rémunération liés à certaines missions.

Pour la deuxième, elle sera « conditionnée à des tâches nouvelles. Il s’agit de mieux rémunérer les enseignants, et d’ajouter un bonus pour ceux qui voudront aller plus loin ».

Et moi qui pensais que le travail normal d’un enseignant consistait à amener chaque élève au plus haut de ses capacités… Le ministre devra nous expliquer quelles initiatives merveilleusement pédagogiques il attend de ses ouailles.

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Parallèlement, le point d’indice, bloqué par la droite et la gauche depuis 2010, sera augmenté de 3,5%. Une hausse qui est très loin de compenser l’inflation, note sans rire et sans exagérer le syndicat SE-UNSA.

Je signale aux grincheux qu’ils trouveront l’ensemble des rémunérations des enseignants sur le site de ce syndicat. Ils apprendront qu’un agrégé débutant, après trois ou quatre ans d’exercice, gagne aujourd’hui moins de 2 000€ par mois.

Mais les chiffres bruts et secs ne signifient rien. Si l’on veut calculer la perte de rémunération d’un enseignant par rapport au début des années 1980, il faut comparer non les sommes brutes, mais ce que l’on pouvait s’offrir avec cette rémunération. Attention, ça va piquer les yeux.

Entre 1982 et 1986, agrégé itinérant, j’ai exercé dans divers lycées de la couronne parisienne — à Versailles, aux Ulis, à Montgeron, à L’Isle-Adam, à Corbeil-Essonnes enfin. Je me logeais donc à Paris, afin de pouvoir rayonner au gré des mutations.

J’avais trouvé un cinq-pièces rue de Rivoli, dans un bel immeuble post-haussmanien du côté du Châtelet, étage élevé, ascenseur et concierge. Je gagnais à l’époque (après trois ans d’ENS et sept ans d’exercice) 15 000 francs par mois — et je consacrais le tiers de cette somme à me loger.
Vous avez bien lu : avec 5000F par mois, on louait alors un cinq-pièces au Châtelet. Le même, aujourd’hui, coûte près de 4000€ par mois. Soit, selon l’indice de conversion de l’euro en francs, 26 000 francs. Cinq fois plus.

Nous avons connu depuis 40 ans une inflation fort modérée, qui me permet de comparer l’incomparable. Les 5000F de 1982 constituaient le tiers de mon salaire. Un enseignant aujourd’hui devrait, à ce compte, gagner cinq fois plus que les 2000€ que la libéralité du ministère lui alloue.

Ah, mais nous touchons une prime spéciale logement (ou vie chère). Pas tous, et parfois pas du tout. Les villes sont rattachées à trois zones, et selon que vous exercez çà ou là, vous toucherez une prime variant de 0% à 3% de votre salaire. Tous les détails sur le site du SGEN (non syndiqué, je ne fais de pub à personne et à tout le monde).

Soit, sur une ville comme Marseille (même indice que Paris), pour une agrégée à l’échelon 3, qui entre dans sa quatrième année d’enseignement, un don mirobolant de 72€, ce qui lui permet de dépasser légèrement 2000€ par mois et de s’offrir 7 pétards de plus pour oublier sa situation. Pas vraiment de payer un loyer d’ami à 800€ par mois, pour deux pièces. Heureusement qu’elle ne vit pas seule, elle ne pourrait pas l’acquitter. Déjà qu’elle a du mal à mettre de l’essence dans sa voiture pour aller bosser sur deux établissements des Quartiers Nord distants l’un de l’autre d’une douzaine de kilomètres et injoignables en transports en commun sinon en repassant chaque fois par le centre-ville…

Emmanuel Macron et son nouveau ministre Pap Ndiaye visitent une école primaire à Marseille, 2 juin 2022 © Ian Hanning/SIPA

Quand je pense qu’autrefois les instituteurs étaient logés sur place par contrat, et qu’ils ont trouvé intelligent de renoncer à cette faveur pour avoir la joie de s’appeler « professeur des écoles »… Aucune augmentation de salaire ne suit l’augmentation des prix de l’habitat. Un couple d’amis, profs de LP dans les années 1970, se faisait construire une maison aux Issambres pour y passer l’été. Aujourd’hui…

C’est cela, l’augmentation des prix, et pas autre chose.

Alors, posons franchement le problème.
Les augmentations nationales sont une illusion démagogique. Selon l’endroit où vous enseignez, non seulement vous ne faites pas le même métier (ai-je fait le même métier dans un collège rural, des ZEP de grande couronne, un lycée technique montpelliérain ou des CPGE ? Non, bien sûr : la première qualité d’un prof est une infinie adaptation darwinienne, et ça ne s’apprend pas, figurez-vous), mais vous ne devez pas être rémunéré de la même façon.

A lire ensuite, Sadri Fegaier: Inflation: oui, les patrons français doivent faire un geste!

Dans La Fabrique du crétin — Vers l’apocalypse scolaire, je proposais de régionaliser les concours — avec la possibilité pour un même enseignant d’en passer trois ou quatre dans des zones géographiques différentes : après tout, au XIXe siècle, on pouvait se présenter à la députation dans plusieurs circonscriptions, et ça ne gâchait pas la démocratie. Les mutations se passeraient alors dans la zone concernée, en fonction du rang au concours, parce que franchement, la viviparité n’est pas un critère pédagogique. Et les rémunérations suivraient les conditions d’existence locale — étant entendu que Paris est plus cher que Guéret… Si le jacobinisme, auquel j’ai longtemps adhéré, ne fournit plus le beurre, ni l’argent du beurre, autant devenir girondin.


De quoi faire hurler des syndicats nationaux, je sais bien. L’Education nationale vit sur une fiction, héritée du plan Langevin-Wallon à la Libération : un seul corps de la maternelle à l’Université. Mais nous ne faisons pas le même boulot, nous ne le faisons pas de la même manière, nous ne vivons pas dans des lieux comparables — ou de très loin. C’est en fonction des réalités qu’il faut rémunérer les gens — et pas seulement dans l’Education, la condition enseignante ne m’a servi qu’à illustrer un propos bien plus général. Il faut en finir avec les fictions commodes qui unifient le salaire horaire partout en France, alors que les conditions de vie dans certains « territoires », comme on dit, sont dantesques.

Monsieur le Ministre, vous voulez que des enseignants travaillent en Seine-Saint-Denis ? Payez-les six fois plus que ceux qui travaillent dans la Creuse ou la Haute-Loire. Il n’y a pas de hasard ni de miracle : vous voulez susciter des vocations, régionalisez l’offre, et rémunérez en conséquence. Après tout, un soudeur-plongeur sur une plate-forme pétrolière au Quatar gagne 15 000€ par mois. Croyez-moi, enseignez dans les banlieues oubliées de Dieu et des hommes mérite au moins autant.

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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