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L’échelle sociale inversée


L’échelle sociale inversée
Image d'illustration / Pixabay

Ou comment un confinement berrichon change la liste des « plus beaux métiers » du monde.


À quarante-cinq ans, j’avais réussi ma vie. Je tutoyais des académiciens, je déjeunais, chaque mercredi, avec des avocats d’affaires dans un restaurant où la blanquette se vend au prix du caviar, des patrons de presse me demandaient conseil sur la bonne ligne éditoriale à adopter, il m’arrivait même de prendre le thé chez la veuve d’un capitaine d’industrie. J’avais mon rond de serviette chez un réalisateur césarisé et mon plus proche confident était un ex-haut-magistrat médiatique. J’étais comblé. J’avais même un ami communiste. Mon orgueil rasséréné. Comme dans une chanson d’Aznavour, mes relations étaient « haut placées », « décorées », « influentes », des « gens bien » en vue. Je recevais parfois une lettre manuscrite d’un grand acteur français qui cajolait mon hypocondrie nostalgique. Un soir d’été, avec mon père, nous avions levé les quatre roues d’une Porsche sur une départementale déserte, à des vitesses inavouables, avec le sentiment réconfortant de retomber sur nos pattes. On peut dire que j’avais réussi ma vie. 

La faute du public qui n’a rien compris

Bien sûr, je regrettais quelques insuccès en librairie, mettant ces relatifs échecs sur la pusillanimité des libraires et la bêtise des critiques vendus aux forces progressistes. Mon talent n’était pas en cause. Globalement, j’étais satisfait de moi. Je portais une cravate en tricot à la Jean d’O et un trench à la Bogart par dandysme culturel. Je conservais également d’une jeunesse dorée dans les années 80, des marqueurs générationnels comme cette paire de mocassins Weston et de Vans à damiers qui me rappelaient deux semaines passées à Venice Beach sous l’ère Reagan. Pour prouver que j’étais sur la pente ascendante, que tout me souriait, j’envisageais très sérieusement d’acquérir, à l’automne prochain, une AMC Pacer bicolore, avec l’intérieur façon Tipi et le visage d’un Indien peint sur le capot. La même que conduisait Claude Brasseur dans un film d’Yves Robert. Avec un vieux camarade documentariste, nous venions d’envoyer un projet de série à Netflix qui, sans aucun doute, déclencherait une pluie de dollars sur nos comptes en banque. Le rêve de faire carrière à Hollywood se matérialisait. J’étais sur un petit nuage. Que pouvait-il m’arriver ? J’avais la baraka. 

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La Nation se passe bien de nous

Et puis, un virus venu d’on ne sait où et un confinement berrichon m’ont obligé à revoir le sens de mon existence. M’étais-je trompé sur toute la ligne ? Aurais-je été mystifié ? Le mystère s’épaississait. Vingt-quatre heures après mon installation à la campagne, isolé et désorienté, je devais me rendre à l’évidence que cette vie parisienne ne m’amènerait pas très loin sur les chemins de la ruralité austère. Je faisais l’amer constat de la fragilité de toutes mes relations qui se trouvaient aussi désœuvrées que moi. Nous prenions vaguement conscience collectivement que la Nation se passerait de nous. Elle exigeait qu’on reste chez nous et qu’on se taise, si possible ! Nous pourrions gêner les autres, ceux qui contribuent à l’intérêt général. Tout notre savoir aussi brillant soit-il, était complètement inutile dans la situation actuelle. Nous ne servions à rien. Pour parler et écrire, parader et fantasmer, nous étions des champions. Quant à guérir, nourrir et protéger la population, notre incapacité à agir, était flagrante. Les difficultés ont commencé, dès le deuxième jour, à se faire sentir. Mon automobile datant de 1995 ne voulait pas démarrer. Mes confrères critiques littéraires et mes amis du Barreau ne m’étaient d’aucune aide. À distance, ils étaient intarissables sur les fusions/acquisitions ou les subtilités du Code de la propriété intellectuelle, mais pour réanimer cette batterie, ils étaient démunis. J’ai senti à leur voix que tout ce qui avait construit et structuré leur vie jusqu’à présent, volait en éclats. Leur ignorance en mécanique les plongeait dans un abyme d’incertitudes. Leur incompétence dans les choses du quotidien les blessait au plus profond d’eux-mêmes. Je les mettais devant leur faiblesse pour la première fois. Le doute s’instillait en eux comme l’angoisse de choper cette grippe. Je finis par trouver l’aide d’un copain mécano qui avait quitté l’école à l’âge de quatorze ans. Mon désarroi devant ce moteur récalcitrant l’amusa beaucoup. En trois minutes, il fit redémarrer ma voiture. 

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Morales, pas un bricoleur

Cette journée se poursuivit sur un mode ridicule et très désobligeant pour moi. Car, rien ne fonctionnait dans ma maison. C’est un voisin à la retraite, ancien plombier et grand prince, qui examina mes radiateurs. Je ne pourrais vous décrire ses gestes, ni le nom de ses outils, mais les fluides repartirent dans les tuyaux et la température s’éleva par miracle. En me rendant au supermarché le plus proche, une caissière me tança car j’avais pris quatre plaquettes de beurre, la limite réglementaire étant fixée à trois, elle me regarda comme si j’étais un ignorant. J’avais honte de mon inconsistance. Enfin, je me mis à la recherche d’un carnet de timbres pour ne pas perdre le lien avec mes belles relations. La Poste fermée, le Tabac/Presse dévalisé, mon inquiétude gonflait, je sentais la panique respiratoire s’emparer de moi. Et c’est là que je me rappelais de Christophe, ce camarade de collège, postier admirable, serviteur exemplaire, sportif couronné et lecteur intransigeant. Que je me rassure, il m’enverrait un carnet dans les prochains jours. Morale de cette histoire, que c’est bon et réconfortant d’avoir un bon ami facteur ! 



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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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