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Jacqueline de Ribes, une reine proustienne

"Divine Jacqueline" de Dominique Bona, Gallimard, 2021


Jacqueline de Ribes, une reine proustienne
Jacqueline de Ribes, Milan, mars 1961 © Farabola/Leemage

C’est une silhouette, un profil, un nom. Des bals de Venise aux défilés new-yorkais en passant par les salons parisiens, Jacqueline de Ribes est l’un des derniers témoins, l’une des dernières incarnations de ce qu’on appelait naguère le « grand monde ». Une existence loin du commun.


Quel travail ! Et quelle ambiance ! On ne peut pas dire que Dominique Bona ait ménagé sa peine. Son modèle, pour ce nouveau portrait, couronnement de son art de biographe – à la fois cursif, élégant, généreux, précis, renseigné (et récapitulé en 2019 dans un joli livre Mes vies secrètes (Folio), où l’on croise Zweig, Gary, Camille Claudel, Berthe Morisot, Michel Mohrt, etc.) –, son modèle, donc, cette fois : Jacqueline de Ribes (née en 1929 – on a quelque scrupule, aveu d’un vieux reste de civilisation, à mentionner son âge).

Inconnue du grand public mais connue du milieu

« C’est un grand danger que d’avoir un trop bel habit ou un trop beau profil. On risque de ne pas exiger de soi autre chose. Il en est qui naissent avec un visage triomphal et même si leur âme est servile, ils ont quelque chance de dominer. D’autres naissent presque sans visage, mais leur âme est “trône ou domination”. Leur mérite alors est grand parce qu’ils ont tout à faire, même à se faire un visage » : Jacqueline de Ribes, douée d’un profil incommensurable, n’a pas couru le « grand danger » qu’évoque Jouhandeau dans De l’abjection. Quant à la servilité de son âme : on repassera. Mais ces mots pourraient être l’alphabet – ou la grammaire – de la vie de Jacqueline de Ribes.

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Inconnue du grand public, styliste célébrée (« J. R. Paris New York », 1983-1995), modèle d’innombrables couturiers, étoile (elle n’aime pas le mot « icône », vulgaire) d’un monde révolu et proustien à loisir, arbitre des élégances, reine d’un presque siècle – où l’on croise à ses débuts (et à sa fin, à lui) Étienne de Beaumont (son grand-oncle, ami de Proust et modèle du comte d’Orgel de Radiguet), le décorateur esthète Charles de Beistegui à Groussay ou à Venise (le fameux « bal du siècle », 1951, 1 000 invités), Alexis de Redé (le « bal oriental », 1969), sa meilleure amie Marie-Hélène de Rothschild (le « bal Proust », château de Ferrières, 1971), Christian Dior, Truman Capote (elle est un des Cygnes de la cinquième avenue réputés proches de Capote, avec Audrey Hepburn et Marella Agnelli), Diana Vreeland et Anna Wintour (les iconiques directrices du Harper’s Bazaar), Luchino Visconti (qui la rêvait en Oriane de Guermantes ; avant de mourir), le jeune Pierre Cardin, Valentino (qui la qualifie de « dernière reine de Paris »), Warhol (qui la surnomme en 1982 « the quintessential vicomtess ») et, dans les années 1980-1990, Yves Saint-Laurent (soutien et ami indéfectible de son Oriane) ou Jean-Paul Gaultier (sa collection printemps-été 1999, Divine Jacqueline, lui est dédiée), voire à la fin et jusqu’au bout, Jean d’Ormesson, bien sûr. On aurait pu faire beaucoup plus long pour les présentations (évoquer les dîners placés en l’honneur de Georges Pompidou, de Valéry Giscard d’Estaing ou de Jean-Marie Rouart) – difficilement plus court. On n’a mentionné ni la noblesse espagnole ni la noblesse italienne, à peine la High Society américaine, avatar de la Café Society du début du siècle – avant que la jet-set ne mette fin à cet art de vivre : alors, c’est Brigitte Bardot qui sera la reine. Bref. On a fait… bref.

La seule muse française du cinéma et de la mode

Sachez, quand même, que les soirées et les bals mythiques se succèdent, que toute la « Haute » est invitée, que les photographes sont triés sur le volet (Doisneau, Cecil Beaton, Richard Avedon, Irving Penn, etc.), que l’on est tantôt à Saint-Moritz et tantôt à Ibiza, que cela ressemble au Bottin mondain et que c’est… la vie de Jacqueline de Ribes : un festival, jusque dans les années 1990. Après, la santé se dégrade, les affaires périclitent, les enterrements se succèdent – à commencer par celui de sa mère, Paule de Beaumont (traductrice d’Hemingway et introductrice en France de Tennessee Williams ; rivale et peu maternelle, blessure non cicatrisée), et de son époux, Édouard de Ribes (banquier qui codirigeait, avec le père de Jacqueline, la banque Rivaud, créée par le grand-père maternel de Jacqueline et liquidée après un scandale financier à la fin des années 1990), qui l’accompagna de 1948 à 2013. Les 100 dernières pages sont crépusculaires : on vend les collections de bijoux, les robes (600), les tableaux, les meubles : fin d’une époque ? Non. Fin d’un monde : « Je suis celle par qui tout finit » (sic). Les civilisations sont mortelles, la civilisation – cette science – aussi. Relire Alice Coffin.

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Dominique Bona a choisi (très bien) son entrée – et sa sortie. Entrée (premier chapitre) : les cent cinquante ans du Harper’s Bazaar, le soir du 19 avril 2017. À New York, sur la façade de l’Empire State Building défilent les photographies de Lauren Bacall, d’Audrey Hepburn, de Marylin, de Liz Taylor… et de Jacqueline de Ribes – qui a l’insigne honneur d’être la seule Française parmi cette dizaine de muses du cinéma et de la mode. La photographie est un des chefs-d’œuvre de Richard Avedon : on y voit le profil magnifique, le visage nu de Jacqueline de Ribes – écho parfait de la Néfertiti du musée de Berlin. Sortie (antépénultième chapitre) : sa consécration comme styliste – avec l’exposition en novembre 2015 au Costume Institute du Metropolitan Museum of Art(MET) de New York. Son titre ? « Jacqueline de Ribes – The Art of Style ». Seule l’exposition « Yves Saint-Laurent » (1983) aura attiré plus de monde.

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Voilà. Le rideau tombe. Gatsby, c’est fini : « Je ne possédais pas les deux trucs supérieurs – le grand magnétisme animal ou l’argent. Mais j’avais les deux trucs juste en dessous, la beauté et l’intelligence. Aussi ai-je toujours eu la meilleure fille. » C’est dans les Carnets de Francis Scott Fitzgerald. Jacqueline de Ribes n’a pas eu la « meilleure fille », mais deux enfants (Élisabeth et Jean) et un grand amour – son époux, et quelques passions. En revanche, et c’est suffisamment rare pour être mentionné : outre le narcissisme considéré comme un des beaux-arts, elle avait les quatre « trucs ». Ce que Dominique Bona atteste à l’envi dans sa biographie majuscule dont la délicatesse (y compris dans un tangible dépit – qui lira comprendra), la subtilité et la pudeur honorent ses modèles Stefan Zweig et André Maurois.

Dominique Bona, Divine Jacqueline, Gallimard, 2021.

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Juin 2021 – Causeur #91

Article extrait du Magazine Causeur