Un entracte à la mode israélienne…
Vivre en Israël, c’est vivre sans le savoir, chaque jour, chaque heure, le livre ouvert de la grande Histoire. Dans l’histoire récente, c’est la guerre déclenchée par la journée du 7-Octobre qui incarne le mieux ce phénomène. Cette journée-là, chaque habitant peut en dérouler le fil heure par heure. Du moment où la première alerte aura retenti, sur les coups de six heures du matin, jusqu’au coucher et bien au-delà, dans les jours suivants. Depuis le 7-Octobre, la perception du temps s’est brouillée. Une année ne ressemble plus vraiment à une année. Elle semble compter double, triple ou alors, à l’inverse, ne plus compter du tout. Nos vies ont perdu l’insouciance qu’elles faisaient semblant d’avoir. Nos projets ont été balayés par une crise de sens. Nos croyances ont vacillé, certains ont changé de bord politique, d’autres sont revenus au pays après une longue expatriation, tandis que certains ont quitté le pays pour trouver un peu de répit.
D’une guerre à une autre
Tels des ouvriers de l’ombre, les Israéliens sont les acteurs inconscients d’une pièce qui s’écrit au-dessus de leurs têtes. Des exploits les plus éclatants aux gestes les plus discrets, tout concourt à soutenir ce collectif, que l’on disait si fragmenté avant le 7-Octobre, et qui pourtant tient encore.
À la guerre du 7-Octobre qui n’est pas encore finie, à la douleur des otages qui sont encore retenus, au deuil des victimes civiles et militaires qui n’a pas de durée, s’est ajoutée « la guerre des douze jours » avec l’Iran.
À peine une semaine après le cessez le feu officiel, nos villes affichent encore des dégâts importants. Nos quotidiens sont encore perturbés, pris dans une sorte de confusion entre un semblant de normalité et une impossibilité d’y parvenir réellement. Un grand nombre de personnes a été déplacé, leurs appartements sont dévastés, leurs commerces ont fermé, leurs vies séparées entre le jour d’avant le bombardement et le jour d’après. Et pourtant, il faut donner à la vie le moyen de l’emporter sur le chaos.
La date avait été posée bien avant cette guerre.
Il s’agissait pour moi et la troupe de comédiens à laquelle j’appartiens de se rendre dans une petite ville située entre Tel Aviv et Ashdod.
Ce soir-là marquerait la fin d’année pour une communauté de bénévoles, réunis pour l’occasion de notre venue. Le buffet était dressé, la scène ornée d’un grand rideau noir, installé pour le spectacle.
Ils nous avaient choisis pour animer cette soirée car notre spécificité est de pratiquer un théâtre d’improvisation dit théâtre playback, qui met en scène les histoires vécues et racontées.
Nous arrivons sur place, nous aiguisons nos voix, nos gestes, nos esprits, nous nous échauffons pour affuter nos outils émotionnels, pour qu’ils s’accrochent à chaque histoire, à chaque détail, et pour que l’histoire partagée, racontée, porte en elle la résonnance la plus universelle possible.
Vera monte sur scène, elle nous remercie d’être venus. Cela fait un mois que nous n’avons pas joué. Un mois que nous sommes privés d’entrainement tandis qu’eux, ces retraités transformés en bénévoles, n’ont pas chômé. Les besoins de la population civile ont explosé, il faut redoubler d’efforts auprès des populations vulnérables, visiter les personnes âgées à domicile, veiller aux troubles émotionnels des enfants, surveiller les signes de post-trauma…
La lumière se tamise, nous nous asseyons sur les chaises disposées sur la scène et nous nous rendons présents aux histoires.
Rina brode chaque jour avec son groupe des poupées anti-stress pour enfants et adultes. De petites poupées qu’on peut glisser dans un sac ou dans sa poche, et qu’on peut toucher pour trouver du réconfort quand on se trouve dans les abris.
Sultana lit des contes aux enfants, un moment privilégié pour préserver leur imaginaire.
Rose-Hélène anime un groupe de bénévoles qui vont visiter les personnes âgées à domicile. Les alertes à répétition ont aggravé leur isolement. Elles se coupent du monde et n’ont même plus la force de descendre et de monter les escaliers menant aux abris publics.
Rempart invisible
À travers ces visages, leurs prénoms, et leurs histoires, c’est la colonne vertébrale du pays qui se dresse devant nous. Ce rempart invisible, tissé au sein de la société civile, reste pourtant largement ignoré.
Au cœur de leurs histoires mêlées, on parvient à entendre ce qui ne se dit pas, ou alors si bas, une fatigue profonde, une tension diffuse, fruit de cette guerre, que dis-je, de ces guerres simultanées qui s’additionnent et mettent à mal notre santé mentale individuelle et collective.
Investis d’une responsabilité immense, nous nous levons. Nous allons jouer sans préparation, sans concertation, à travers un simple échange de regard, leurs histoires, mais en allant au-delà de leurs mots.
Noa, Amir, Oren et moi, plongeons dans le jeu. La mission est folle, mais elle nous venge de ces semaines sans art, sans joie. L’hébreu me vient, accolé à mon accent français indélébile, il est l’enfant que j’appelle dans le noir, à la rescousse, pour me traduire de l’intérieur.
Les histoires s’incarnent devant leurs yeux de vieux enfants.
Ils rient, ils pleurent.
Nous entrons dans leurs vies, dans la force de ce qu’ils ont su énoncer. Dans la confusion de leurs sentiments, l’épuisement, l’espoir, les traumatismes.
Je me sens soudain légère, j’oublie mon hébreu bancal, j’oublie mes approximations de jeu et de langage, je me détache de ce qui me manque pour faire honneur à ce qui existe, ici et maintenant, sur cette scène communale.
Nous sommes leurs vies. Nous donnons des couleurs, des voix à ces soldats de l’ombre.
L’improvisation s’envole.
Elle prend une tournure amusante, nos inconscients forment au-dessus de nos têtes des scénarios inattendus qui nous dépassent.
Nous retrouvons la puissance qui nous avait quittée.
La joie du jeu. La légèreté de la voix créative qui nous ressource et nous porte vers l’avant.
Et puis, soudain, une fuite, l’énergie de la salle qui s’en va.
Une agitation, quelque chose qui se dissipe, qui nous retire brutalement l’attention de la salle.
Je me risque à tourner la tête, je veux comprendre.
Ils ouvrent en hâte leurs sacs, leurs téléphones vibrent de partout, leurs doigts glissent sur les écrans.
Leurs regards sont désolés.
C’est l’appel auquel nous n’avons pas le droit de manquer.
C’est l’alerte.
Nous l’avions déjà oubliée.
Car ici, il suffit d’une semaine de répit pour que nos esprits résilients parviennent déjà à ensevelir des souvenirs douloureux.
Nous n’avons plus de public.
La salle s’est brutalement vidée. Ils se sont levés dans le calme comme un seul homme, celui que les épreuves de l’Histoire leur ont appris à devenir.
Les vieux s’agrippent aux plus jeunes. Les déambulateurs s’arrêtent en haut des marches. Nous descendons tous, spectateurs et acteurs unis dans un même sort, un même silence. Certains nous sourient, nous remercient déjà. « C’était beau », « vous êtes Française ? », « tout ça, sans préparation ».
L’intensité de ce qui vient de se dérouler me parcourt et m’extraie encore de cette scène, somme toutes banale.
Et puis, nous remontons vers la salle. Le spectacle reprend. Il avait seulement été mis sur pause. Je m’en amuse. Un entracte à la mode israélienne. Et sans mot, nos yeux disent ce que nos bouches taisent : la guerre n’est toujours pas finie.