Accueil Édition Abonné Comment Mohammed VI a lutté contre l’entrisme islamiste

Comment Mohammed VI a lutté contre l’entrisme islamiste

Analyse du « système immunitaire » marocain


Comment Mohammed VI a lutté contre l’entrisme islamiste
Abdel-Ilah Benkiran et son épouse, Washington, août 2014 © MIKE THEILER/NEWSCOM/SIPA

Au Maroc, les accords d’Abraham et le Covid ont eu raison de l’islamisme politique. Pour l’instant.


Printemps 2011. Une révolte populaire inédite ébranle l’ensemble des pays arabes. Née sur les réseaux sociaux, elle n’épargne pas le Maroc. A une constante près toutefois : au royaume chérifien, pas de manifestations monstres, pas de répression sanglante, pas de chute du régime, pas de guerre civile. Car Mohammed VI réagit promptement. En quelques mois, il modifie la constitution, dissout le parlement et convoque des élections anticipées. Son peuple a le sentiment d’avoir été entendu.

PJD : un petit tour et puis s’en va

Le 25 novembre, les urnes parlent. Avec 107 sièges sur 395, le Parti de la justice et du développement (PJD) s’impose comme la première force du pays. Prenant acte de cette percée spectaculaire, le roi n’a d’autre choix que de nommer Abdel-Ilah Benkiran, secrétaire général de la formation islamiste, comme Premier ministre. Et d’accorder plusieurs portefeuilles gouvernementaux importants à d’autres membres du mouvement autrefois interdit. La participation au pouvoir  des intégristes musulmans durera une décennie.

Car en 2021, patatras. Lors de nouvelles législatives, le PJD perd les trois quarts de ses suffrages et ne parvient à maintenir que 13 députés à la chambre basse. Le voilà redevenu un acteur très secondaire de l’opposition. Que s’est-il passé ? Comment expliquer une telle débâcle politique alors que le Maroc donne l’impression d’avoir plutôt progressé durant ces dix ans ?

Pour comprendre ce fiasco, il convient de resituer le PJD. Ses premiers succès remontent aux années 80 quand le Maroc connaît une vague conservatrice aussi puissante que silencieuse. Sans aller jusqu’à vouloir renverser la monarchie, une part importante de la population exprime alors de plus en plus son souhait de revenir à la tradition arabe et musulmane. Porte-parole de cette aspiration plus identitaire que révolutionnaire, le PJD s’oppose au moule habituel, technocratique et occidentalisé, des élites marocaines. Autres caractéristiques : il se méfie des revendications berbères, rejette l’hégémonie de la francophonie et s’inspire des méthodes d’organisation et d’encadrement des Frères Musulmans sans toutefois s’y affilier officiellement.

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Israël, le déchirement

Pour toutes ces raisons, le PJD n’a jamais été dans les petits papiers du pouvoir ni de l’establishment marocain au sens large. Le roi, progressiste au sens noble du terme, s’en méfie. La haute administration et les milieux économiques, colbertistes et francisés, sont hostiles à un parti qui n’a pas leurs références mentales.

En 2011, le PJD est donc prévenu : il n’est attendu par personne en haut lieu. Il devra cohabiter. Exercice d’autant plus délicat qu’il arrive certes en tête des élections, mais sans décrocher la majorité absolue, mode de scrutin proportionnel oblige. Son seul avantage à vrai dire est sa légitimité populaire. Il y a en effet alors, sans le moindre doute, un fort désir de PJD au Maroc. La société est moins libérale que dix ou vingt ans auparavant. Une évolution visible à l’œil nu ne serait-ce que par l’extension du port du voile. Les socialistes ont déçu (1998-2007), les islamistes incarnent le changement.

Reculades

Sauf que, à l’épreuve des responsabilités, le PJD se liquéfie en réalité presque aussitôt. Une fois aux affaires, face à l’hostilité polie de l’appareil d’Etat, les islamistes sont constamment forcés de se coucher. Chaque bras de fer ou presque est perdu et se solde par une reculade. En coulisse, le parti perd de son autorité au fur et à mesure qu’il apparaît sur le devant de la scène. Lorsque la pandémie de Covid survient, le processus est déjà achevé : les islamistes, pourtant officiellement au pouvoir, ne contrôlent plus rien, au point d’être contraints de céder toute la gestion de la crise à l’administration et au Palais. Les derniers à encore y croire sont complètement déniaisés lorsque le premier ministre Saad Eddine El Othmani, membre du PJD, signe l’accord de normalisation entre le Maroc et Israël fin 2020. Une scène de science-fiction.

Les islamistes ont manqué de préparation. Ils n’ont pas formé les cadres qui auraient pu mettre en œuvre leur politique et défendre leurs intérêts au sein du système. Comme des amateurs, ils se sont laissés déposséder des rares marges de manœuvre qui leur étaient concédées. Ainsi, au terme d’une crise au sein de sa coalition gouvernementale, ils perdent dès 2016 les portefeuilles clefs de l’économie et des finances, du commerce extérieur et de l’industrie au profit du RNI, le Rassemblement national des indépendants, un parti de notables pro-business, pro-Occident et pro-Palais.

Le piège se referme alors complètement. Les grands chantiers qui font la fierté des Marocains sont mis au crédit du Palais car le roi les a inspirés. Le PJD se retrouve de facto à la tête du ministère des mauvaises nouvelles et de l’immobilisme. Sous ses auspices, l’âge limite de la retraite est repoussé et les subventions accordées à certains produits de première nécessité sont allégées. Au lieu d’être copilote à côté d’un commandant de bord réticent, il est la voix nasillarde qui annonce aux passagers que les sandwiches sont payants et que la climatisation est en panne.

A lire aussi: Londres: tout, sauf froisser l’exquise sensibilité du Hezbollah

La punition électorale de 2021 est certes sévère mais parfaitement justifiée. Elle est fêtée dans tout ce que le pays compte de cercles « modernistes », mais est-ce totalement une bonne nouvelle ?

L’échec du PJD est aussi l’échec de la classe politique dans son ensemble. Pour les Marocains, les élus ne servent plus à rien puisque que tout ce qui avance dans le pays est à leurs yeux inspiré par le Palais et mis en œuvre par les hommes du Roi. Au fond il y a renoncement à l’idée même de démocratie : « rien de bon » ne peut venir d’en-bas. La preuve en est la disparition du débat d’idées. Aujourd’hui dans le pays on ne veut plus entendre parler d’idéologie mais de nombre de Mégawattheures installés. L’époque appartient à l’Etat profond et aux hommes d’affaires venus gérer tel ou tel dossier technico-commercial : le solaire, le dessalement de l’eau, la Coupe du Monde de 2030 etc.  L’horizon collectif est encombré de grues et de poussière d’engins.

Aux pouvoir, le PJD n’a pas seulement liquéfié son capital politique, il a liquidé la politique au Maroc.

La vraie bonne nouvelle, incontestable celle-là, est que la société marocaine n’est pas compatible avec un parti islamiste classique. Elle est trop schizophrène pour cela. Elle veut en même temps l’islam et la modernité, la solidarité avec le peuple palestinien et l’amitié avec les juifs marocains, que l’on reçoit comme des vieux cousins perdus de vue depuis des lustres. Elle est peut-être marocaine avant d’être arabe et islamique, cela lui donne une immunité, fragile, relative certes mais qui marche pour l’instant.




Article précédent Despentes glissante
Article suivant Le crépuscule des nations: Israël, la France et l’effacement des identités

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération