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Delphine Horvilleur, l’action au filtre de la réflexion

"Vivre avec nos morts", Grasset, 2021


Delphine Horvilleur, l’action au filtre de la réflexion
Delphine Horvilleur © J F Paga – Grasset

Dans Vivre avec nos morts, la philosophe et rabbin s’interroge sur la pratique du judaïsme face à la mort.


Delphine Horvilleur a publié depuis 2013 plusieurs livres dans lesquels elle décrypte des questions très actuelles à partir de son métier de rabbin. Elle n’hésite pas à s’appuyer sur sa culture judaïque pour apporter, lorsque c’est possible, des réponses ou des débuts de réponses, avec une humilité que les religions monothéistes enseignent rarement à leurs adeptes. Elle recourt souvent à l’exégèse, c’est-à-dire qu’elle prend ses exemples dans les grands textes du judaïsme, qui l’ont formée, mais aussi dans la littérature laïque, conservant ainsi dans son propos un aspect vivant et immédiat qui séduit le lecteur. Dans ses Réflexions sur la question antisémite (Grasset, 2020), elle s’appuyait bien sûr sur des passages de la Bible, tout en interrogeant aussi certains textes de fiction de Sartre. Dans le livre qu’elle vient de publier, Vivre avec nos morts, elle vise à une même promptitude textuelle, qui éclaire d’une lumière pénétrante ce qu’on pourrait appeler sa pratique du judaïsme à propos de l’événement dérangeant de la mort.

Parcours atypique

Pour comprendre ce que recherche intimement Delphine Horvilleur, il faudrait revenir quelques instants sur son parcours atypique, qui mêle une propension certaine pour l’action à un besoin constant et essentiel de réflexion, en priorité celle que procure le judaïsme. Delphine Horvilleur est née dans les années 70 à Nancy, d’une famille pour partie originaire d’Europe centrale.

Que peut nous apporter une religion, dans une société sécularisée?

Ses grands-parents sont des rescapés des camps. À l’âge de 17 ans, elle part à Jérusalem étudier la médecine, exerce divers métiers (dont celui de mannequin), puis revient à Paris où elle suit des cours de journalisme au Celsa. Elle travaille ensuite à France 2, en poste à Jérusalem, puis à RCJ, où elle est correspondante à New-York. C’est là qu’elle entreprend une formation de rabbin, avec les plus grandes sommités américaines. Elle-même devient rabbin en 2008, membre de l’organisation juive libérale « Judaïsme en Mouvement ». Ces éléments biographiques montrent incontestablement une grande variété d’approches, avec comme point de convergence, au milieu de l’action, la qualité de la pensée.

Familles en deuil et travail du rabbin

Dans Vivre avec nos morts, Delphine Horvilleur aborde directement son travail de rabbin. Elle relate le deuil des familles, tous très différents, les demandes qui lui sont faites en vue des obsèques. On essaie toujours de mettre la mort à distance, y compris dans cette période de crise sanitaire que nous traversons. Le rabbin est là pour voir la disparition en face, et tenter de lui donner un sens ‒ redoutable mission ! Ainsi, à l’enterrement d’Elsa Cayat, la « psy » de Charlie Hebdo, Delphine Horvilleur est présentée aux assistants comme un « rabbin laïc » par la sœur de la défunte. C’est le prix, sans doute, pour faire intervenir, comme elle l’écrit, « les mots de la tradition juive que, moi, rabbin, j’avais la charge de porter ce jour-là ». Une autre fois, elle doit expliquer à un petit garçon où se trouve désormais son frère, prénommé Isaac, qui vient de mourir.

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Il lui faut lutter, admet-elle, contre « la vacuité des mots ». Elle racontera avec douceur à l’enfant la légende du sacrifice d’Isaac, dans la Bible, persuadée qu’au fond « personne ne sait parler de la mort ». Ou encore, aux obsèques de Simone Veil, quand l’hommage est rendu dans la cour des Invalides, et que les deux fils de l’ancienne ministre demandent à Delphine Horvilleur de réciter le kaddish en présence du Grand Rabbin de France ; « ils trouvaient important, note-t-elle, que la parole d’une femme puisse accompagner leur prière ».

Que peut aujourd’hui apporter une religion?

Delphine Horvilleur, dans ce livre, nous raconte bien d’autres histoires, souvent étonnantes, comme celle de cette très vieille femme juive new-yorkaise qui assiste, de son vivant, à ses propres funérailles. C’est l’occasion pour elle, au cours de ces récits, de distiller de nombreuses informations sur sa religion, sans se priver d’intercaler çà et là, entre un commentaire savoureux sur la Bible ou un autre, plus énigmatique, sur le Talmud, une bonne blague juive qui lui paraît particulièrement significative. Il reste qu’en effet, Delphine Horvilleur, si imprégnée de judaïsme soit-elle, ne pense pas que la foi représenterait une protection absolue, notamment contre la mort. Il persistera évidemment toujours du doute, de l’indicible, du mystère. Dans un chapitre où elle évoque, de manière très inspirée, la figure de Moïse, elle écrit de lui que « celui qui a vu Dieu face à face et ne peut certainement pas douter de son existence, cet homme-là est précisément celui qui refuse de mourir, et dont la peur de disparaître est la plus puissante ». Voilà qui semble l’interroger beaucoup, et on la comprend.

Tout au long de Vivre avec nos morts, Delphine Horvilleur ne pose au fond qu’une question : que peut nous apporter une religion, dans une société sécularisée, où les vieilles croyances de la Tradition sont la plupart du temps remisées au grenier ? Elle essaie d’y répondre, avec sincérité, avec cœur, en abordant, il faut le souligner à nouveau, le problème par son versant le plus dramatique, la mort. Entreprise courageuse, mais combien nécessaire, comme l’indique l’attitude anxieuse des vivants face à leurs chers disparus.

Avec Amos Oz

Delphine Horvilleur a par ailleurs préfacé une très belle conférence de l’écrivain israélien Amos Oz, Jésus et Judas, datant de 2017, qui paraît en même temps chez Grasset. Amos Oz y commente avec verve son roman Judas (2016). Il est selon moi toujours très enrichissant d’aborder la religion chrétienne par le côté juif, sinon judaïque, surtout lorsqu’on a affaire, comme avec Amos Oz, à un observateur aussi pointu, connaissant parfaitement les Évangiles. Delphine Horvilleur en profite donc pour écrire un court texte sous forme de lettre à ce romancier qu’elle aime et lit depuis toujours.

Elle est ici particulièrement touchée par le thème choisi, la traîtrise, avec le personnage emblématique de Judas. Amos Oz, comme avant lui Borges, tente de réhabiliter Judas. Une telle remise en perspective ne peut que parler à une femme rabbin comme Delphine Horvilleur, qui a souvent été l’objet de critiques sexistes ou autres. Elle écrit ceci, évoquant son propre anticonformisme : « Je serais ainsi traîtresse à la tradition, telle que certains la figent, en osant porter le titre de rabbin, illégitime pour mon sexe, en interrogeant les héritages et les interprétations pétrifiées. »

Ce que nous donne à entendre Delphine Horvilleur, en somme, sous la bienveillante protection du grand Amos Oz, c’est sans doute une véritable leçon, non de mort, mais de vie. Par les temps qui courent, c’est un luxe suprême.

Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation.Éd. Grasset.

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Amos Oz, Jésus et Judas. Traduit de l’anglais par Sylvie Cohen. Préface de Delphine Horvilleur. Éd Grasset.

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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