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Jean-Luc Gréau: « Les entreprises se décapitalisent tandis que les actionnaires s’engraissent »

Entretien avec Jean-Luc Gréau, propos recueillis par Gil Mihaely


Jean-Luc Gréau: « Les entreprises se décapitalisent tandis que les actionnaires s’engraissent »
© Soleil

Dans son nouveau livre Le Secret néolibéral, notre collaborateur Jean-Luc Gréau dénonce le cours actuel de la mondialisation. Indépendance des banques centrales, privatisation des profits, mutualisation des pertes : le rapport de forces mondial redevient défavorable aux salariés.


Causeur. Depuis la crise de 2008, vous analysez ce que vous avez appelé dans La Grande Récession (2012) la « grande bifurcation historique ». Elle consiste à confier la régulation des marchés financiers à leurs propres acteurs. Aujourd’hui, avec Le Secret néolibéral, vous en décryptez la matrice idéologique. Commençons par le commencement : qu’est-ce que le vocable néolibéralisme et en quoi est-il différent du libéralisme? 

Jean-Luc Gréau. C’est précisément l’autorégulation du marché par ses propres acteurs qui justifie le nouveau vocable. Et dans Le Secret néolibéral, j’ajoute à mon analyse précédente deux éléments essentiels. Le premier est l’indépendance des banques centrales. Comme s’il s’agissait d’une épidémie, les plus grandes banques centrales, en dehors de l’allemande et de l’américaine, ont été soustraites à la tutelle de l’État. Je rappelle au passage la formule éclairante de Bonaparte au moment de la création de la Banque de France, en 1803 : « Il convient que la banque soit dans la main de l’État, mais n’y soit pas trop. » 

Justement, peut-être l’était-elle trop. En quoi l’indépendance des banques centrales est-elle un problème ? N’est-il pas sage d’éloigner la planche à billets des mains des politiciens, surtout quand on se souvient de l’inflation des années 1970-1980 ? 

Vous avez raison : c’est au nom de la lutte contre le risque d’inflation que ce changement a été mené. Or, au moment où il est intervenu, rien ne le justifiait plus ! Partout en Occident, sauf dans l’Allemagne aux prises avec la réunification, le taux d’inflation était tombé à un son plus bas niveau de l’après-guerre – à peine plus de 2% en France en 1994, date du changement. Et tout risque d’inflation par les salaires était écarté par l’entrée progressive dans le libre-échange mondial, issu des accords de l’OMC signés eux aussi en 1994, la célèbre mondialisation ! La vérité est qu’il s’agit d’une privatisation déguisée des banques centrales, un élément décisif de l’autorégulation financière ! Les banques centrales ont été intégrées au jeu des marchés. Pour faire bref, il ne s’agissait plus pour ces nouvelles banques centrales indépendantes de contrôler le crédit et les prix, mais de garantir la valeur de ces dettes. 

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 Et quel est le deuxième élément nouveau ? 

C’est le « quantitative easing » (QE) assouplissement quantitatif dont la logique a été maladroitement interprétée. Il s’agissait non de créer de la monnaie pour venir au secours des banques et des fonds de placement (l’image de l’hélicoptère larguant des billets), mais de retirer une fraction des emprunts qui engorgeaient les marchés pour les placer en réserve dans les bilans des banques centrales ! 

Il convient de souligner, en conclusion, que c’est sous la direction de banques centrales indépendantes qu’ont été semés les germes des crises financières de 2008, venue des États-Unis, et de 2010, issue des entrailles de la zone euro. On cherchera vainement cette remarque dans l’abondance d’analyses suscitées par ces deux crises d’importance historique. Ce seul fait devrait pourtant nous engager àexaminer la bienfaisance présumée de ce statut d’indépendance. 

 Dans ce contexte, le mot « marché » a-t-il toujours un sens ? Sommes-nous toujours dans une logique capitaliste dans le sens donné à ce terme depuis le xviiie siècle ? 

La logique capitaliste demeure dans la mesure où la concurrence est la règle sur les marchés économiques et incite les entreprises à toujours plus d’innovation et de productivité. Mais un élément nouveau issu du libre-échange mondial étend la concurrence au-delà du champ défini par la qualité des produits et l’efficacité des processus de production : désormais, le coût du travail et de la matière grise importe au moins autant que les efforts qualitatifs. 

 C’est ce que vous appelez dans votre livre la « ligue des employeurs » 

Exactement ! Et la mondialisation l’avait reconstituée à l’échelle planétaire sous la pression discrète, mais impitoyable des grands actionnaires qui n’ont d’autre axiome que la création de valeur pour leur propre bénéfice. Avec la mondialisation, le rapport de forces entre les employés et les employeurs est redevenu défavorable aux premiers, dès lors que les seconds peuvent, à tout moment, délocaliser leurs unités de production. 

Nous sommes donc toujours dans un système de marchés, mais où les acteurs prépondérants des marchés des actions pèsent d’une façon décisive sur la stratégie et la gestion des sociétés cotées. Il suffit de lire les annonces périodiques des directions d’entreprise dès que les résultats sont inférieurs aux attentes des boursiers : « Nous allons réduire nos coûts d’exploitation et nos investissements. » Comme si cela ne suffisait pas, les codes de commerce autorisent désormais le rachat des actions de la société, autrefois prohibé, qui dope mécaniquement le rendement par action. Les entreprises se décapitalisent tandis que les actionnaires s’engraissent. Le système de marché fonctionne bel et bien… à l’envers ! Les actionnaires commandent aux managers, ravalés au rang de commis, qui répercutent la pression des actionnaires sur les salariés et les fournisseurs. 

 Mais cette mondialisation version xxie siècle, couplée avec la révolution numérique, a quand même sorti des centaines de millions des personnes dans le tiersmonde d’une misère noire ! 

Vous ne m’entraînerez pas dans le sophisme et le syllogisme qui sont au tréfonds de votre question ! Le sophisme tout d’abord. L’enrichissement très relatif des classes prolétaires dans les pays dits émergents aurait pu être obtenu sans le concours du libre-échange mondial. Les historiens de la Révolution industrielle montrent comment un pays de 6 à 10 millions d’habitants a pu entrer dans l’histoire économique du monde en s’appuyant sur un marché intérieur protégé par des tarifs douaniers. A fortiori, de grands pays émergents tels que la Chine ou l’Inde auraient pu le faire.

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Et je me dois de souligner deux points laissés de côté par les libre-échangistes. Premier point : les pays émergents ont accès aux techniques de production les plus récentes par le biais des sociétés étrangères qui s’installent chez eux. Ils combinent ainsi forte productivité et bas salaires, une contradiction s’il en est. Deuxième point : ils sont d’autant moins incités à revaloriser les salaires qu’ils entendent maintenir leur avantage comparatif. 

Le syllogisme ensuite. Il suffirait que la France se mette au diapason de l’Allemagne pour effacer notre déficit chronique de compétitivité. Mais cela revient à faire abstraction des différences sociologiques, voire anthropologiques. L’Allemagne s’appuie sur un réseau d’entreprises moyennes performantes, à caractère familial, que la France ne peut pas inventer. Pour embrouiller encore la question, certains économistes ont imaginé une société postindustrielle qui relève du fantasme. Enfin, s’agissant de nous, de l’Italie, de l’Espagne ou de la Grèce, bref de pays qui n’ont pas le même tissu d’entreprises et le même tropisme industriel que l’Allemagne ou les PaysBas, la monnaie unique joue un rôle de souricière. En somme, nous sommes les otages de deux tabous, celui du libre-échange mondial et celui de l’euro. 

 

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Mars 2020 - Causeur #77

Article extrait du Magazine Causeur




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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